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Date : 20231005


Dossier : IMM-2574-22

Référence : 2023 CF 1332

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MUNEEB ULLAH SHAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen du Pakistan âgé de 36 ans. En septembre 2017, il a obtenu le statut de réfugié, car il craignait avec raison d’être persécuté du fait de son orientation sexuelle. Le 1er avril 2019, le demandeur a obtenu le statut de résident permanent au Canada.

[2] Le 23 août 2019, il est retourné au Pakistan avec son passeport pakistanais, qui lui avait été délivré en 2015. Il y est resté jusqu’au 5 octobre 2019, puis, toujours muni de son passeport pakistanais, il s’est rendu à Dubaï avant de revenir au Canada le 31 octobre 2019.

[3] Le 24 septembre 2020, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a demandé à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de constater la perte d’asile du demandeur au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) parce qu’il s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité.

[4] Dans une décision datée du 1er mars 2022, la SPR a accueilli la demande du ministre. Par application du paragraphe 108(3) de la LIPR, le constat a été assimilé au rejet de la demande d’asile.

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la décision doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable.

[6] Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec le demandeur.

[7] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la décision de la SPR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Pour être raisonnable, la décision « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). La cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et références omis). En revanche, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux-ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136). Avant d’infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[8] Le critère pour déterminer si le demandeur a perdu l’asile du fait qu’il se réclame de nouveau de la protection de son pays est bien établi. L’alinéa 108(1)a) de la LIPR prévoit que le demandeur n’a pas qualité de réfugié « [s]’il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité ». Pour conclure que le demandeur avait perdu l’asile, la SPR devait être convaincue qu’il avait agi volontairement, qu’il avait l’intention, de par ses actes, de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan et qu’il avait effectivement obtenu cette protection (Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 au para 6).

[9] Par ailleurs, « il existe une présomption selon laquelle les réfugiés qui acquièrent des passeports délivrés par leur pays de nationalité et les utilisent pour se rendre dans ce pays ou dans un pays tiers ont eu l’intention de se réclamer de la protection de leur pays de nationalité » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au para 63). Lorsqu’ils retournent dans leur pays de nationalité, cette présomption est encore plus forte, « car non seulement ils se placent sous la protection diplomatique pendant leur voyage, mais ils confient également leur sécurité aux autorités gouvernementales à leur arrivée » (ibid).

[10] Comme la Cour d’appel fédérale l’a également déclaré au paragraphe 65 de l’arrêt Galindo Camayo, cette présomption est réfutable. Il incombe au réfugié de produire une preuve suffisante pour réfuter la présomption lorsqu’elle est invoquée (ibid). Pour ce qui est de la SPR, elle doit procéder à une évaluation individualisée de tous les éléments de preuve dont elle dispose, y compris les éléments de preuve produits par le réfugié quant à sa connaissance réelle et à son intention pour déterminer si la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité a été réfutée (Galindo Camayo, aux para 66 et 71). La SPR devrait notamment tenir compte des facteurs suivants : le fait que la personne est retournée dans son pays d’origine en sachant parfaitement que cela pouvait mettre en péril son statut de réfugié; les attributs personnels de la personne tels que son âge, son éducation et son niveau de connaissance; le fait que l’agent persécuteur soit le gouvernement de son pays ou un acteur non étatique; la raison du voyage (le voyage dans le pays d’origine pour des raisons impérieuses comme la maladie grave d’un membre de la famille n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite à des amis); la personne a pris des précautions pendant son séjour dans le pays dont elle a la nationalité (Galindo Camayo, au para 84).

[11] De manière plus générale, la Cour d’appel fédérale a souligné que le critère de perte de l’asile sur constat « ne devrait pas être appliqué de manière mécanique ou par cœur » (Galindo Camayo, au para 83). « Tout au long de l’analyse, l’accent doit être mis sur la question de savoir si le comportement du réfugié, ainsi que les déductions qui peuvent en être tirées, peut indiquer de manière fiable que le réfugié avait l’intention de renoncer à la protection du pays d’asile » (ibid).

[12] Devant la SPR, le demandeur a expliqué qu’il était retourné au Pakistan parce que son fils de cinq ans (qui vit au Pakistan avec sa mère) était gravement malade. Il croyait que son fils risquait de mourir. Le demandeur a également déclaré qu’il a pris des mesures pour éviter ses agents de persécution pendant qu’il était au Pakistan. Il n’est pas retourné dans son village natal, où il était le plus à risque, et il est resté chez un ami à Islamabad. Bien que la SPR ait conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que le fils du demandeur était aussi malade que le demandeur le croyait, elle ne semble pas avoir douté du fait que le demandeur croyait honnêtement que son fils était gravement malade ou qu’il avait pris des mesures de précaution lorsqu’il était au Pakistan.

[13] La SPR a conclu que le demandeur était volontairement retourné au Pakistan parce que les éléments de preuve « n’appui[yai]ent pas une conclusion selon laquelle [sa] présence [...] au Pakistan était absolument nécessaire aux soins de son fils ». En effet, il y avait d’autres personnes au Pakistan qui pouvaient aider à prendre soin du fils du demandeur.

[14] À mon avis, la SPR a adopté une interprétation déraisonnablement étroite des circonstances qui pouvaient appuyer l’argument du demandeur selon lequel ses actes n’étaient pas volontaires. Comme l’a déclaré le juge Pamel au paragraphe 44 de la décision Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 8 [Ahmad], concernant la question de savoir si la présence d’une partie dans son pays était « absolument nécessaire », la SPR a fait « exactement ce que la Cour, dans l’arrêt Camayo, a cherché à éviter relativement à l’évaluation de l’intention subjective, à savoir qu’elle a omis d’examiner dans quelle mesure les motifs de M. Ahmad étaient, du point de vue de celui-ci, impérieux ». Selon moi, cette conclusion s’applique également en l’espèce. (Il se trouve que dans l’affaire Ahmad, le commissaire de la SPR qui a rendu la décision qui faisait l’objet du contrôle judiciaire est le même que celui qui a rendu la décision dans l’affaire qui nous occupe.)

[15] La décision de la SPR est également déraisonnable sur un deuxième point fondamental.

[16] Invoquant les motifs suivants, la SPR a conclu que le demandeur (qui était l’intimé devant la SPR), avait eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan :

Je considère que l’intimé admet qu’il savait que, en tant que réfugié au sens de la Convention fuyant la persécution au Pakistan, il n’était pas censé s’y rendre. Le fait qu’une personne sache qu’elle n’est pas censée faire quelque chose et qu’elle le fasse quand même signifie manifestement que cet acte était intentionnel, surtout en l’absence de circonstances exceptionnelles rendant l’acte involontaire. Comme il a été mentionné ci-dessus, après examen de la preuve objective d’ordre médical, et compte tenu de la disponibilité des membres de la famille à soutenir autrement les soins du fils de l’intimé, la croyance subjective de l’intimé, à savoir que l’état de santé de son fils l’a obligé à retourner au pays, est insuffisante pour réfuter la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection de l’État.

[17] Après avoir pris acte du témoignage du demandeur selon lequel il avait pris des mesures de précaution pendant son séjour au Pakistan, la SPR a examiné l’exposé circonstancié du demandeur dans son formulaire Fondement de la demande d’asile pour expliquer pourquoi il était exposé à un risque au Pakistan. La SPR a ensuite déclaré ce qui suit : « Ce sont toutes de bonnes raisons de fuir le Pakistan et de n’y retourner en aucune circonstance. Par conséquent, sa décision de retourner au Pakistan, malgré ses préoccupations en matière de sécurité, appuie une conclusion selon laquelle il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays. »

[18] À mon avis, cette analyse est déraisonnable parce qu’elle ne traite jamais vraiment de l’intention du demandeur de se réclamer à nouveau de la protection du Pakistan. Elle confond plutôt cette question avec celle de savoir si le demandeur savait qu’il ne devait pas retourner au Pakistan parce qu’il y serait exposé à un risque. Ces deux questions sont logiquement et factuellement distinctes. Le fait que le demandeur soit retourné au Pakistan sachant qu’il serait exposé à un risque ne signifie pas qu’il savait également que cela pourrait compromettre son statut de réfugié au Canada (parce qu’il pourrait être considéré comme s’étant réclamé de nouveau de la protection du Pakistan). L’analyse erronée de la SPR ne constitue pas un fondement raisonnable permettant de conclure que le demandeur avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan.

[19] Dans le passage cité plus haut au paragraphe 16, la SPR confond également deux questions distinctes concernant la notion de volonté. Si le fait pour le demandeur de retourner au Pakistan muni de son passeport pakistanais était un acte involontaire, rien ne permettrait de déduire qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Pakistan. En revanche, même si les circonstances propres au comportement du demandeur ne rendaient pas les actes de ce dernier involontaires, ces circonstances pourraient tout de même être pertinentes pour déterminer s’il a accepté de son plein gré la protection du Pakistan. Comme la Cour d’appel fédérale l’a mentionné au paragraphe 84 de l’arrêt Galindo Camayo, « le voyage dans le pays de nationalité pour une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole ». La SPR n’a pas tenu compte de cette nuance. Au lieu de cela, elle a simplement conclu que, puisque le demandeur n’avait pas établi que ses actes étaient involontaires, il n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays d’origine.

[20] Il convient, pour être juste envers le commissaire de la SPR, que ce dernier n’a pas pu compter sur l’arrêt Galindo Camayo de la Cour d’appel fédérale, car celui-ci a été rendu un mois après la décision faisant l’objet du présent contrôle. Néanmoins, il ne fait aucun doute que la question de savoir si la décision est raisonnable doit être examinée à la lumière des principes énoncés dans l’arrêt Galindo Camayo (ainsi que l’arrêt Vavilov, bien entendu). Pour cette raison, je suis convaincu que la décision de la SPR ne peut résister à l’examen. L’affaire doit être réexaminée.

[21] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUDGMENT DANS LE DOSSIER IMM-2574-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 1er mars 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2574-22

 

INTITULÉ :

MUNEEB ULLAH SHAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Nadia Bakhtiari

 

Pour le demandeur

 

Margherita Braccio

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nadia Bakhtiari

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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