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Date : 20231005

Dossier : IMM-3159-22

Référence : 2023 CF 1328

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 5 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

SAEED JAMALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur a présenté une demande de permis de travail au titre du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). Par voie de décision datée du 28 mars 2022, un agent à l’ambassade du Canada à Ankara, en Turquie, a refusé d’accorder le permis de travail.

[2] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a soutenu que la décision de l’agent devrait être annulée au motif qu’elle est déraisonnable selon les principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653. De plus, le demandeur a prétendu que la décision de l’agent devrait être annulée au motif qu’elle n’est pas équitable sur le plan procédural.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande doit être rejetée.

I. Événements à l’origine de la présente demande

[4] Le demandeur est citoyen de l’Iran. Il est un professionnel des technologies de l’information (TI) possédant des années d’expérience dans le domaine. Il travaille au service des TI d’une banque en Iran.

[5] Le 4 août 2021, le demandeur a demandé un permis de travail au titre de l’alinéa 205a) du RIPR et du Programme de mobilité internationale du gouvernement fédéral, qui s’adresse aux entrepreneurs et aux travailleurs autonomes souhaitant lancer et exploiter une entreprise au Canada.

[6] Le demandeur proposait la création d’une entreprise de consultation en TI dans la région de Vancouver. Sa demande comportait un plan d’entreprise et des observations écrites de son avocat.

[7] La demande a été examinée par un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) à Edmonton. Le 23 août 2021, l’agent a consigné des notes dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) et a acheminé la demande à l’ambassade à Ankara en vue d’un examen plus approfondi du plan d’entreprise et des documents financiers présentés par le demandeur, ainsi que de la vérification des compétences linguistiques de celui-ci.

[8] Un agent à Ankara a examiné le dossier et a inscrit ce qui suit dans le SMGC le 28 mars 2022 :

[traduction]

Le demandeur a présenté une demande en tant qu’entrepreneur proposant la création d’Infotronic Computer Solutions Inc., entreprise de consultation en services de TI dans l’industrie de la conception de systèmes informatiques et de services connexes.

Selon le plan d’entreprise, un investissement initial de 138 600 $CAN sera requis. Le demandeur a produit des relevés bancaires faisant état d’un solde s’établissant à quelque 150 000 $CAN. Selon ces éléments, je ne suis pas convaincu que l’entreprise proposée représenterait une dépense raisonnable.

Les estimations des ventes semblent reposer uniquement sur la part de marché moyenne réalisable; elles sont toutefois élevées, ayant été établies à plus de 299 000 $ la première année avec un petit effectif consistant en un ingénieur en informatique et un programmeur. Les hypothèses quant aux ventes ne sont pas étayées par des contrats ou des clients potentiels et semblent reposer sur des conjectures.

Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas convaincu que les exigences relatives à la dispense de l’étude d’impact sur le marché (EIMT) sont remplies ni que le demandeur a présenté un plan d’entreprise viable qui représenterait un avantage important pour le Canada.

[9] Par voie de lettre datée du 28 mars 2022, l’agent a rejeté la demande de permis de travail parce que le demandeur n’avait pas démontré qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour au titre du paragraphe 200(1) du RIPR.

II. Analyse

[10] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a demandé que la Cour annule la décision de l’agent au motif qu’elle est déraisonnable ou qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

[11] De plus, le demandeur a demandé que la Cour rende une ordonnance obligeant le décideur à lui délivrer un permis de travail d’une durée d’au moins un an, ou renvoie l’affaire à un autre décideur pour une nouvelle décision suivant des instructions.

A. La décision était‐elle raisonnable?

(1) Norme de contrôle

[12] Ainsi que l’ont convenu les parties, la norme de contrôle applicable à la décision rendue sur le fond par l’agent est celle de la décision raisonnable. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable consiste en une évaluation respectueuse et rigoureuse de la question de savoir si une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13 et 15. Les motifs du décideur constituent le point de départ du contrôle; ils doivent être interprétés de façon globale et contextuelle et lus en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 91 à 97, 103, 105, 106 et 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 28 à 33, 61; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 aux para 8, 59 à 61, 66.

[13] Les erreurs que comporte une décision, ou les préoccupations qu’elle soulève, ne justifient pas toutes une intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov, au para 100. Les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires, mais être suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Société canadienne des postes, au para 33; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157, [2022] 1 RCF 153, au para 13.

[14] À moins de circonstances exceptionnelles, il n’appartient pas à la Cour d’approuver ou de rejeter la décision faisant l’objet du contrôle ni d’apprécier à nouveau le bien-fondé de la décision ou la preuve : Vavilov, aux para 125 et 126 ; Mason, au para 62.

[15] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75, 100.

(2) La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[16] Les observations écrites du demandeur portaient à l’origine sur le bien-fondé de la demande de permis de travail en faisant valoir que le demandeur était admissible à un permis de travail dans la catégorie C11 au titre de l’alinéa 205a) du RIPR. Le demandeur a soutenu que l’entreprise proposée était viable et représenterait un [traduction] « avantage important » pour le Canada, qu’il avait l’expérience et les compétences voulues pour soutenir l’entreprise et qu’il avait pris des mesures préliminaires pour mettre en œuvre le plan d’entreprise.

[17] Dans ses observations formulées devant la Cour, le demandeur a expliqué les raisons pour lesquelles il était en désaccord avec les conclusions de l’agent figurant dans les notes consignées au SMGC, notamment en ce qui concernait les fonds disponibles qui seraient investis et les recettes provenant des ventes estimées pour l’entreprise au Canada. Comme en font état les observations écrites du demandeur :

  • a)En ce qui concerne l’affirmation de l’agent selon laquelle l’investissement ne représentait pas une dépense raisonnable, le demandeur a soutenu que l’agent avait fondamentalement mal interprété les preuves ou avait omis de les prendre en compte. Le demandeur a souligné qu’il détenait des comptes bancaires et des biens en Iran, représentant au total plus de 2 millions de $CAN. Il avait [traduction] « les moyens d’investir 138 600 $CAN dans l’entreprise au Canada », étant donné qu’il avait mûrement réfléchi à chaque élément du plan d’entreprise pour en assurer la réussite au Canada. Par conséquent, l’agent n’a pas pu fonder sa décision sur les preuves;

  • b)En ce qui concerne les affirmations de l’agent concernant les estimations de ventes élevées et reposant sur des conjectures pour la première année de l’entreprise, avec un petit effectif, et le fait que les hypothèses n’étaient pas étayées par des contrats ou des clients potentiels, le demandeur a prétendu qu’il prévoyait que l’entreprise croîtrait dans ses cinq premières années en raison de la forte demande en services de TI chez les entreprises canadiennes. Ainsi, l’entreprise engendrerait des revenus en heures facturables et mènerait des activités visant à attirer et fidéliser des clients et devait [traduction] « atteindre la rentabilité rapidement dans chaque année visée ». L’entreprise se distinguera des autres acteurs de l’industrie grâce aux marchés à créneau;

  • c)Contrairement à la conclusion de l’agent selon laquelle les exigences relatives à la dispense de l’EIMT n’étaient pas remplies, et que le demandeur n’avait pas présenté un plan d’entreprise viable représentant un avantage important pour le Canada, le demandeur a affirmé qu’il remplissait les exigences applicables à une dispense de l’EIMT pour un permis de travail dans la catégorie C11, et il a expliqué en quoi son investissement de 138 600 $ et son plan d’entreprise les remplissaient.

[18] Comme on peut le constater, les observations formulées par le demandeur sur ces questions visaient essentiellement à réitérer le bien-fondé de sa demande de permis de travail. La Cour ne peut effectuer un examen quant au bien-fondé en contrôle judiciaire, à moins de circonstances exceptionnelles, et il n’y en a pas en l’espèce : Vavilov, aux para 83 et 125.

[19] Après avoir appliqué les principes faisant appel à la déférence énoncés dans l’arrêt Vavilov, j’estime que les conclusions de l’agent selon lesquelles le demandeur n’a pas produit un plan d’entreprise viable qui représenterait un avantage important pour le Canada et que l’investissement ne représentait pas une dépense raisonnable, avec les conclusions connexes au sujet du plan d’entreprise, étaient dans l’ensemble transparentes, intelligibles et justifiées en ce sens qu’elles respectaient les contraintes factuelles dans le dossier de preuve.

[20] En particulier, je ne suis pas convaincu que l’agent s’était fondamentalement mépris sur le contenu du plan d’entreprise et sur les observations que le demandeur a présentés avec sa demande de permis de travail, ou qu’il n’en a pas tenu compte : Vavilov, au para 126. En premier lieu, il était loisible à l’agent de conclure que l’investissement proposé de 138 600 $ par le demandeur ne représentait pas une dépense raisonnable. Le demandeur n’a pas contesté l’affirmation selon laquelle ses relevés bancaires faisaient état d’un solde de quelque 150 000 $. Il a soutenu devant la Cour qu’il avait [traduction] « les moyens d’investir 138 600 $CAN dans l’entreprise au Canada » (non souligné dans l’original). Il n’a pas renvoyé aux documents sous-jacents concernant des biens en Iran ou la valeur de ceux-ci, et il n’a pas soutenu (par exemple) qu’il avait en fait plus de 2 millions de $ disponibles et prêts à investir dans l’entreprise proposée. Il n’a pas démontré que l’agent avait tiré une conclusion qui justifie l’intervention de la Cour.

[21] En second lieu, il était aussi loisible à l’agent de conclure que les documents présentés par le demandeur contenaient des estimations des ventes élevées et fondées sur des conjectures pour la première année de l’entreprise et des hypothèses non étayées par des contrats ou des clients potentiels. Le demandeur n’a pas renvoyé à des preuves de contrats ou de clients réels ou potentiels pour l’entreprise proposée. En fait, les observations formulées par le demandeur ne contestaient pas les affirmations de l’agent en faisant ressortir des contradictions avec telle ou telle autre preuve, mais soutenaient que l’agent aurait dû tirer une conclusion différente sur la foi d’arguments selon lesquels les projections quant aux recettes produites par les ventes se concrétiseraient. Là encore, la Cour n’a aucun motif pour modifier les conclusions de l’agent.

[22] En me fondant sur ces deux conclusions et mon examen du dossier (y compris le plan d’entreprise), j’estime qu’il était raisonnablement loisible à l’agent de conclure, dans l’ensemble, que le demandeur n’avait pas présenté un plan d’entreprise viable qui représenterait un avantage important pour le Canada, aux fins de l’alinéa 205a) du RIPR : Vavilov, aux para 101 et 126.

[23] Enfin, dans ses observations écrites, le demandeur a soutenu que la décision de l’agent de refuser la demande de permis de travail était arbitraire puisque, en ce qui concerne les documents qu’il a présentés à l’appui de la demande, l’agent ne pouvait pas conclure qu’il ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour autorisé au titre du paragraphe 200(1) du RIPR. Ce n’est pas mon avis. J’estime qu’il était loisible à l’agent de tirer cette conclusion suivant le dossier en l’espèce, étant donné la conclusion selon laquelle l’investissement proposé ne représenterait pas une dépense raisonnable et les conclusions connexes aux termes de l’alinéa 205a).

[24] Pour les motifs qui précèdent, après avoir appliqué les principes établis dans l’arrêt Vavilov, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la décision de l’agent était déraisonnable.


B. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[25] Si une question d’équité procédurale se pose dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour établit si la procédure utilisée par le décideur était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris la nature des droits fondamentaux en cause et les conséquences pour la ou les personnes concernées. Même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle ne s’applique, la Cour procède au contrôle selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte : (Hussey c Bell Mobilité Inc, 2022 CAF 95, au para 24; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 RCF 271, au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121, aux para 54 et 55. La Cour doit être convaincue que l’obligation d’équité procédurale a été remplie : Rebello c Canada (Justice), 2023 CAF 67, au para 10; Koch c Borgatti (Succession), 2022 CAF 201, au para 40.

[26] Le demandeur estime qu’il aurait dû bénéficier d’un niveau élevé d’équité procédurale.

[27] Le demandeur a avancé de nombreux arguments à l’égard de prétendus manquements à l’équité procédurale en invoquant les cinq facteurs non exhaustifs énoncés dans l’arrêt Baker. Ces facteurs, qui sont utilisés pour définir l’obligation d’équité procédurale dans une situation donnée, sont les suivants : la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir; la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit le décideur; l’importance de la décision pour les personnes visées; les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; le tribunal doit prendre en considération et respecter le choix de procédure fait par le décideur : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 22 à 28.

[28] Selon la jurisprudence constante de la Cour, dans le contexte administratif d’une demande de permis de travail, les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker portent à croire que le degré d’équité procédurale à accorder est généralement peu élevé : voir p. ex. Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 635, au para 21; Sulce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1132, au para 10; Grusas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 733, aux para 34 et 63. Je ne suis pas convaincu que les circonstances en l’espèce justifient que la Cour s’écarte de sa jurisprudence.

[29] Les arguments avancés sur les prétendus manquements à l’équité procédurale peuvent être regroupés ainsi par souci de commodité :

  • 1)Des retards dans le traitement de la demande de permis de travail;

  • 2)L’utilisation de l’outil Chinook;

  • 3)Les motifs de décision étaient vagues et non pertinents;

  • 4)L’omission d’offrir la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent à l’égard de sa demande;

  • 5)L’agent a tiré des « conclusions déguisées quant à la crédibilité »;

  • 6)La décision était empreinte de partialité.

[30] Au sujet de ces questions, j’ai pu lire plusieurs décisions récentes dans lesquelles les mêmes arguments, ou des arguments très similaires, ont été avancés dans le contexte de demandes de permis de travail au titre du Programme de mobilité internationale : voir Haghshenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 464, aux para 20, 22 à 26; Raja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 719 aux para 22, 28 à 42; Ardestani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 874, aux para 23 à 32; Zargar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 905, aux para 9 à 16; Shirkavand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1022, aux para 10 à 23.

[31] Après avoir pris en compte les questions et les circonstances de manière indépendante en l’espèce, j’ai tiré les mêmes conclusions que mes collègues. J’aborderai ces éléments un à un.

(1) Retards dans le traitement de la demande de permis de travail

[32] Le demandeur a soutenu qu’il avait attendu plus de sept mois après le dépôt de sa demande de permis de travail avant qu’une décision ne soit rendue, tandis que pour d’autres demandes présentées au cours de la même période, l’attente avait été de [traduction] « deux ou trois mois ». Le demandeur a renvoyé aux échéanciers inscrits dans les [traduction] « lignes directrices » d’IRCC en vertu desquelles sa demande aurait dû être admissible à un traitement en deux semaines. Il a soutenu qu’il avait une attente raisonnable que sa demande de permis de travail fût tranchée dans un délai raisonnable [traduction] « étant donné les pratiques et les temps de traitement antérieurs pour les demandes similaires présentées au titre du programme dans la même période ». Le demandeur a inclus dans ses observations écrites une liste de permis de travail déjà approuvés et leur date d’approbation.

[33] Ces observations ne sauraient être retenues. Le demandeur n’a présenté aucune preuve dans la présente demande faisant état des pratiques antérieures d’IRCC, des temps de traitement réels relatifs aux demandes de permis de travail, voire des preuves faisant état des dates de présentation et d’approbation des demandes de permis de travail incluses dans ses observations écrites. Sans preuve appropriée pour les étayer, ces arguments ne peuvent pas être pris en compte.

[34] Le défendeur a produit des preuves par affidavit dans la présente demande afin de répondre à la position du demandeur, qui décrivaient le cheminement des demandes de permis de travail après leur réception par IRCC et les temps de traitement au bureau d’Ankara pendant la période en cause (sur lesquels ont influé le traitement prioritaire des demandes provenant de ressortissants afghans et de l’Ukraine). Le demandeur n’a contre-interrogé aucun des deux auteurs des affidavits et n’a formulé aucune observation écrite à l’encontre de l’admissibilité ou du contenu des affidavits.

[35] À l’audience, le demandeur s’est plaint que les affidavits étaient incorrects et trompeurs (ou pire encore, constituaient du [traduction] « parjure », allégation que j’examinerai ci-après) et que les auteurs n’avaient aucune connaissance personnelle de sa demande de permis de travail étant donné qu’aucun d’entre eux n’était l’agent qui a rendu la décision.

[36] Ces observations ne sauraient être retenues.

[37] En premier lieu, l’un des affidavits produits par le défendeur était simplement constitué de deux documents d’IRCC en tant que pièces. Le demandeur a prétendu que l’un des affidavits comportait la mauvaise version d’un document du Programme de mobilité internationale (daté de 2017) – soit une version qui ne s’appliquait pas au moment de la présentation de la demande de permis. Il n’a toutefois déposé aucun élément de preuve pour contredire l’affidavit ou pour produire le document du Programme de mobilité internationale censé être le bon devant la Cour. À l’audience, l’avocat s’est reporté à sa propre lettre, produite avec la demande, et à une note en bas de page dans la lettre contenant un hyperlien menant à la nouvelle version du document. Je souligne que cela ne constitue pas un élément de preuve approprié : Canada (Procureur général) c Kattenburg, 2020 CAF 164, au para 32; voir aussi l’article 82 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106, et l’arrêt Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, 2013 CAF 261, au para 19. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas en quoi des changements apportés au document sur le Programme de mobilité internationale auraient influé sur le traitement ou l’issue de la demande de permis de travail de ce demandeur en particulier. Cette demande a été présentée en août 2021, et la décision a été rendue en mars 2022, soit avant la prétendue mise à jour du document sur le Programme de mobilité internationale, en novembre 2022. Pour cette raison, je ne suis pas en mesure de comprendre en quoi l’affidavit déposé par le défendeur contiendrait une erreur.

[38] En deuxième lieu, les deux affidavits produits par le défendeur visaient à fournir des renseignements pour contrer les allégations du demandeur au sujet de manquements allégués à l’équité procédurale. Les auteurs des affidavits n’ont pas prétendu avoir une connaissance personnelle de la demande de permis de travail du demandeur – en fait, l’un des affidavits le mentionnait expressément et expliquait que l’agent qui avait rendu la décision contestée avait été affecté temporairement au bureau d’Ankara pour apporter son aide en raison du nombre élevé de demandes. Cet affidavit expliquait également, expressément après un examen des inscriptions dans le SMGC se rapportant à la demande de permis de travail du demandeur, le cheminement du dossier dans le processus suivi par IRCC. Dans ces circonstances, la Cour peut apprécier les éléments de preuve, et aucune inférence défavorable ne devrait être tirée à l’égard du défendeur. De plus, rien n’empêche l’admission des affidavits dans la présente demande puisque leur contenu entrait dans l’une des deux ou les deux exceptions énoncées dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada (les exceptions concernant les informations générales et concernant l’équité procédurale) : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, aux para 19 et 20; Andrews c Alliance de la fonction publique du Canada, 2022 CAF 159, aux para 18 et 19).

[39] En troisième lieu, le demandeur était aussi en désaccord avec une affirmation formulée dans l’un des affidavits selon laquelle la demande de permis de travail présentée par le demandeur n’était pas admissible au traitement accéléré – affirmation qui a été qualifiée de [traduction] « parjure » pendant l’argumentation. J’estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce d’établir si la demande de permis de travail était admissible ou non au traitement accéléré, parce que rien ne prouve qu’il y a eu une injustice ou un préjudice qui justifierait l’intervention de la Cour. Je soulignerais aussi que l’explication contenue dans l’affidavit se rapportait à l’équité du processus suivi par IRCC (question qui a été soulevée pour la première fois dans la présente demande).

[40] Enfin, le demandeur n’a pas démontré que les échéanciers inscrits dans les documents d’IRCC étaient exécutoires ou qu’ils créaient des échéances fermes. Le demandeur n’a produit aucun élément de preuve ni formulé aucune observation démontrant que les échéanciers étaient des réalités suffisamment claires, nettes et explicites pour étayer une attente raisonnable de sa part à l’égard de la demande de permis de travail qu’il a soumise : Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504, au para 68; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559, au para 95; Baker, au para 26; Shirkavand, aux para 17 et 18.

[41] Voir aussi la décision Haghshenas, aux para 22 et 23; Raja, aux para 34 à 38; Ardestani, au para 25; Zargar au para 12.

(2) Utilisation de l’outil Chinook

[42] Le demandeur affirme que les motifs fournis par l’agent reposaient sur l’utilisation de l’outil Chinook. Dans ses observations écrites, le demandeur a décrit l’outil Chinook comme un outil de traitement élaboré par IRCC pour que les agents procèdent à l’examen du volume élevé de demandes, à l’appréciation des renseignements figurant au dossier, à la prise de décision et à la production de notes dans une fraction du temps qu’il fallait auparavant pour traiter le même nombre de demandes. Le demandeur a soutenu qu’il faudrait [traduction] « supposer » que l’examen de son dossier n’avait pas bénéficié [traduction] « d’un apport humain suffisant » et qu’il y avait eu [traduction] « un manque de contrôle proprement dit des décisions générées ».

[43] Les arguments avancés par le demandeur sont hypothétiques. Le demandeur n’a pas produit d’éléments de preuve à l’appui de sa position ou concernant ce que fait ou ne fait pas le logiciel Chinook. Il ne suffit pas d’alléguer ou de supposer que l’examen de sa demande a souffert d’un [traduction] « apport humain » insuffisant ou qu’il y avait eu [traduction] « un manque de contrôle proprement dit », et le dossier n’étaye pas ces arguments en l’espèce. Les preuves sont insuffisantes pour conclure que l’utilisation apparente de l’outil Chinook a entraîné le moindre manquement à l’équité procédurale pour le demandeur en l’espèce. Voir la décision Haghshenas, aux para 22 et 24; Raja, aux para 28 à 30; Ardestani, au para 26; Zargar, au para 12; Shirkavand, aux para 12 et 14.

(3) Allégations de motifs de décision vagues et non pertinents

[44] Le demandeur a soutenu que les motifs donnés dans la lettre de l’agent datée du 28 mars 2022 étaient vagues et non pertinents étant donné le temps et les ressources consacrées par le demandeur à établir le plan d’entreprise et à constituer en société une entreprise au Canada. Il a prétendu que les motifs doivent aller au-delà de la simple [traduction] « case cochée ». Il a affirmé qu’IRCC ne lui a pas donné les motifs sous-tendant la décision, ce qui représentait une [traduction] « omission fondamentale ». IRCC n’a fourni des motifs de décision détaillés qu’après la présentation de sa demande de contrôle judiciaire.

[45] Le demandeur soutient essentiellement que les notes consignées dans le SMGC, et non pas la lettre de décision datée du 28 mars 2022, renfermaient le fond du raisonnement de l’agent pour expliquer en quoi son plan d’entreprise ne répondait pas aux critères relatifs à la délivrance d’un permis de travail, et qu’il n’avait pas reçu les notes consignées dans le SMGC en même temps que la lettre de décision.

[46] La Cour a statué à maintes reprises que les notes figurant dans le SMGC font partie intégrante de la décision d’un agent : voir p. ex. la décision Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 954, au para 9; Mohammadzadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 75, au para 5; Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 150, au para 19. Il est légitime que les notes consignées dans le SMGC ne figurent pas dans la lettre de décision. Le demandeur peut demander une copie des notes consignées dans le SMGC au titre de l’article 9 des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Le juge Brown l’a expliqué en ces termes dans la décision Haghshenas :

[traduction]

[25] Le demandeur a aussi déploré ne pas avoir reçu les notes consignées dans le SMGC avec la lettre de décision. Cette affirmation n’est pas fondée. Il est bien établi que le défendeur n’est pas tenu de fournir aux demandeurs l’ensemble du dossier de travail des agents avec la lettre de décision. C’est logique parce que certains de ces dossiers peuvent être volumineux. Si un demandeur souhaite consulter l’ensemble du dossier de travail, sous forme électronique ou autre, il doit le demander : Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1696 :

[44] Premièrement, il est bien établi que les motifs d’une décision figurant dans les notes de l’agent dans le SMGC font partie intégrante de la décision d’un décideur administratif : Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1298 aux para 21-23; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1428 au para 2.

[45] Deuxièmement, si le demandeur n’était pas satisfait des motifs de la décision contenus dans la lettre de refus, il lui incombait de demander plus de précisions au titre de l’article 9 des Règles en matière d’immigration, plutôt que de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en invoquant l’insuffisance des motifs : Marine Atlantic Inc c Canadian Merchant Service Guild, 2000 CanLII 15517 (CAF) aux para 4-8; Hayama c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1305 au para 15.

[46] Je souligne qu’il s’agit de la loi depuis plus de deux décennies.

[47] Ces éléments sont suffisants pour trancher les arguments avancés par le demandeur à ce sujet. Voir aussi la décision Raja, aux para 31 à 33.

(4) Pas de possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent

[48] Le demandeur a prétendu qu’il n’avait pas eu de possibilité réelle de répondre aux préoccupations de l’agent concernant sa demande. Il a soutenu qu’après avoir présenté une demande qui répondait aux critères d’admissibilité pour l’obtention d’un permis de travail au titre du Programme de mobilité internationale, il aurait dû avoir la possibilité de répondre aux préoccupations d’IRCC avant qu’une décision finale ne soit rendue quant à sa demande de permis de travail.

[49] Le raisonnement énoncé dans la lettre de décision de l’agent et dans les notes consignées dans le SMGC se rapportait directement à l’application par l’agent des critères énoncés au paragraphe 200(1) et à l’alinéa 205a) du RIPR. Il est bien établi qu’un agent n’est pas tenu, par devoir d’équité procédurale, d’aviser un demandeur de lacunes, de faiblesses ou d’autres préoccupations par rapport à l’application des critères établis dans le RIPR : voir p. ex. la décision Masam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 751, au para 11; Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001, au para 37; Sulce, aux para 10, 11 et 16.

[50] Il peut être inéquitable sur le plan procédural de ne pas demander de renseignements complémentaires à un demandeur si les préoccupations de l’agent ne découlent pas de l’application des critères énoncés dans le règlement, mais qu’elles portent sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis par le demandeur : Sulce, au para 11. Aucune de ces circonstances ne s’applique en l’espèce.

[51] Le demandeur n’a pas démontré de manquement à l’équité procédurale sur ce motif.

(5) Allégations de « conclusions voilées quant à la crédibilité »

[52] Le demandeur a soutenu que l’agent a tiré des [traduction] « conclusions voilées quant à la crédibilité » et, en fait, qu’il ne croyait pas qu’il était un authentique demandeur de permis de travail. Ce n’est pas mon avis. Rien dans les notes consignées dans le SMGC ne porte à croire que l’agent avait des doutes quant à la crédibilité de la demande de permis de travail, du plan d’entreprise ou d’une quelconque information justificative. Suivant la prémisse des observations formulées par le demandeur dans la présente instance, l’agent a rejeté la demande de permis de travail parce qu’elle ne répondait pas aux critères prescrits dans le RIPR.

[53] Voir également la décision Haghshenas, au para 20; Ardestani, aux para 29 à 31; Zargar, au para 13; Shirkavand, aux para 21 et 22).

(6) Allégations de partialité

[54] Le demandeur a affirmé que l’agent avait donné une [traduction] « impression de partialité » en rejetant sa demande de permis de travail au motif de l’objet de sa visite, en dépit des preuves quant à ses antécédents de voyage et à sa capacité de retourner en Iran à la fin de son séjour temporaire.

[55] L’argument de partialité avancé par le demandeur ne peut être retenu. Les preuves figurant au dossier n’atteignent pas le seuil élevé que doit franchir le demandeur pour démontrer une crainte raisonnable de partialité – à savoir si une personne raisonnable et bien renseignée, qui serait au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes et qui étudierait la question de façon réaliste et pratique, penserait qu’il est vraisemblable que le décideur, consciemment ou non, ne tranchera pas la question de manière équitable : Gulia c Canada (Procureur général), 2021 CAF 106, au para 17; Younis c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CAF 49, aux para 35 à 37; Committe for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, à la p 394. Voir également la décision Haghshenas, au para 26; Raja, aux para 39 à 42; Ardestani, au para 32; Zargar, au para 15; Shirkavand, aux para 19 et 20.

(7) Conclusion relative aux allégations de manquement à l’équité procédurale

[56] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que l’agent l’avait privé de son droit à l’équité procédurale dans le traitement de sa demande de permis de travail.

III. Allégations formulées à l’audience devant la Cour

[57] À l’audience devant la Cour, l’avocat du demandeur a formulé des observations de vive voix contestant la véracité et l’intégrité des éléments de preuve présentés dans les deux affidavits produits par le défendeur. L’avocat est allé jusqu’à affirmer qu’un des affidavits constituait [traduction] « du parjure », en raison d’une prétendue erreur commise en joignant la mauvaise version d’un document. De plus, comme il a été souligné précédemment, l’autre affidavit contenait une affirmation selon laquelle la demande de permis de travail n’était pas admissible au traitement accéléré, affirmation que l’avocat du demandeur a également qualifiée de [traduction] « parjure » pendant la contre-réplique, apparemment parce que la demande (selon l’avocat du demandeur) était bel et bien admissible au traitement accéléré.

[58] Le défendeur a fait remarquer que ces accusations n’avaient pas été formulées avant l’audience et que le demandeur n’avait pas procédé à un contre-interrogatoire au sujet des affidavits. Il a soutenu que les affidavits ne contenaient aucun élément trompeur.

[59] Je suis du même avis que le défendeur. Je ne relève aucun fondement valable pour les accusations de parjure. Je déplore que ces questions n’aient pas été clarifiées ou réglées entre les avocats avant l’audience du 18 mai 2023. Le temps n’a pas manqué pour ce faire, étant donné que le défendeur a déposé l’affidavit auquel était joint le document sur le Programme de mobilité internationale en juin 2022 et l’affidavit sur le traitement des demandes en avril 2023.

IV. Conclusion

[60] Par conséquent, la demande est rejetée.

[61] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et les circonstances se rapportant à la présente demande n’en soulèvent aucune.

[62] Aucuns dépens n’ont été demandés.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3159-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. La demande est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3159-22

INTITULÉ :

SAEED JAMALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MAI 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A.D. LITTLE

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Afshin Yazdani

POUR LE DEMANDEUR

Jocelyn Espejo-Clarke

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

YLG Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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