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Date : 20231005


Dossier : IMM-8033-22

Référence : 2023 CF 1334

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2023

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

SHUAIB IDLE OMAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a annulé son statut de réfugié en vertu de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SPR a conclu que le demandeur avait fait des présentations erronées concernant sa citoyenneté et son identité et qu’il était non pas Shuaib Idle Omar, un citoyen de la Somalie, mais plutôt un citoyen kényan nommé Daudi Mohamed Abdallah [M. Abdallah].

[2] J’accueillerai la demande au motif que la SPR a commis une erreur en annulant le statut de réfugié du demandeur en se fondant uniquement sur des comparaisons des photos du demandeur et de M. Abdallah et qu’elle n’a pas examiné et apprécié la preuve à l’appui de l’identité et de la citoyenneté somaliennes du demandeur.

II. Contexte

[3] Le demandeur prétend qu’il est citoyen de la Somalie, et qu’il est né à Afgoye, en Somalie, le 12 avril 1996. Il déclare être entré au Canada le 8 juillet 2016 au moyen d’un passeport frauduleux au nom de Hussein Farah. La demande d’asile du demandeur a été accueillie en 2016 parce que sa crainte de persécution aux mains d’al-Chabab a été jugée fondée.

[4] En octobre 2020, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a présenté, au titre de l’article 109 de la LIPR, une demande d’annulation du statut de réfugié du demandeur au motif que le demandeur avait fait des présentations erronées sur son identité, sa citoyenneté et ses antécédents personnels en demandant l’asile. Selon le ministre, le demandeur était en fait M. Abdallah, un citoyen kényan qui a présenté une demande de permis d’études pour fréquenter le Collège international du Manitoba et qui est entré au Canada le 23 avril 2016, des semaines avant le 8 juillet 2016, date à laquelle le demandeur a affirmé être arrivé.

[5] Le ministre a affirmé par ailleurs que, en faisant des présentations erronées sur un fait important ou une réticence sur ce fait, le demandeur a empêché le tribunal initial de la SPR de procéder à une analyse éclairée et exacte de son identité et de sa crédibilité, et d’évaluer si sa crainte était fondée à l’égard du pays de référence approprié (c.-à-d. le Kenya).

[6] La SPR a accueilli la demande du ministre et a annulé le statut de réfugié du demandeur, concluant que, selon la prépondérance des probabilités, l’asile avait été accordé à la suite de présentations erronées du demandeur concernant son identité et sa citoyenneté somalienne. Le tribunal a déclaré qu’il y avait des « éléments de preuve crédibles et dignes de foi » permettant d’établir que la véritable identité du demandeur était M. Abdallah.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[7] Les parties soulèvent deux questions préliminaires. Premièrement, le défendeur demande une ordonnance modifiant l’intitulé de la cause de manière à désigner le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à titre de défendeur plutôt que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Deuxièmement, le demandeur conteste l’admissibilité de l’affidavit de Brandon Goncalves, déposé par le défendeur. Je traite de ces deux questions dans mon analyse ci-après.

[8] La question déterminante concernant le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la SPR a commis une erreur en annulant le statut de réfugié du demandeur. Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable : Otabor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 830 aux para 17‐19; Bafakih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 689 aux para 19-23; Abdulrahim c Canada (Sécurité public et Protection civile), 2020 CF 463 aux para 11-12.

[9] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un type de contrôle rigoureux visant à déterminer si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 12‐13, 15, 99. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Les motifs d’un décideur ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection; il faut plutôt les interpréter de façon globale et contextuelle pour comprendre le fondement sur lequel repose la décision : Vavilov, aux para 91, 97.

[10] Le demandeur soulève également une question au sujet de la communication de renseignements, soutenant qu’il a demandé à la SPR de lui communiquer les techniques d’enquête du ministre. Il affirme que le tribunal a manqué à l’équité procédurale en ne traitant pas sa demande. À titre subsidiaire, le demandeur soutient que le ministre a l’obligation de communiquer proactivement les techniques d’enquête utilisées. Selon le demandeur, le défaut du ministre de communiquer proactivement ces renseignements [traduction] « aurait dû amener la SPR à conclure que les éléments de preuve relatifs à la comparaison des photos n’étaient pas admissibles » : mémoire supplémentaire du demandeur, au para 89. Comme j’ai conclu que la décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié du demandeur est déraisonnable, je n’ai pas à examiner ces arguments.

IV. Analyse

A. Questions préliminaires

1) Le défendeur qu’il convient de désigner est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

[11] Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que le défendeur qu’il convient de désigner dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié au titre de l’article 109 de la LIPR est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

[12] Bien que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit principalement chargé de l’application de la LIPR, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile assume la responsabilité administrative relativement à certains aspects précis : LIPR, art 4(1), 4(2). Nonobstant ce partage des responsabilités, le gouverneur en conseil peut, par décret, préciser lequel des ministres est visé par une disposition particulière de la LIPR ou peut les désigner comme assumant une responsabilité conjointe : LIPR, art 4(3). Comme il est énoncé dans le Décret précisant les responsabilités ministérielles pour l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (TR/2015-52) [le Décret], le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est désigné à titre de ministre responsable aux fins du paragraphe 109(1) de la LIPR : Décret, art 2.

[13] La désignation du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à titre de défendeur dans la présente affaire est conforme à l’alinéa 303(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Un demandeur doit désigner à titre de défendeur toute personne « directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande ». À titre de ministre responsable de présenter à la SPR une demande d’annulation du statut de réfugié au titre du paragraphe 109(1) de la LIPR, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est « directement touché » par la réparation recherchée dans la présente demande, à savoir le renvoi de la demande d’annulation à un autre commissaire de la SPR pour examen.

[14] Dans une affaire récente relative au contrôle judiciaire d’une décision concernant la perte de l’asile en vertu de l’article 108 de la LIPR, et d’une décision concernant l’annulation du statut de réfugié en vertu de l’article 109, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile a été ajouté à titre de défendeur, en plus du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration déjà désigné. Selon la juge Fuhrer, étant donné la responsabilité antérieure du ministre au titre de l’article 109 de la LIPR, il convenait de le désigner à titre de défendeur : Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1071 au para 11. Dans la présente affaire, la seule décision en litige est l’annulation du statut de réfugié du demandeur en vertu de l’article 109. De ce fait, les deux ministres ne sont pas désignés comme il se doit à titre de défendeurs conjoints.

2) L’affidavit n’est pas admissible

[15] Le demandeur conteste l’admissibilité de l’affidavit de Brandon Goncalves, l’agent d’audience représentant le ministre devant la SPR [l’affidavit de M. Goncalves], qui expose en détail les techniques d’enquête utilisées dans la présente affaire. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’affidavit apporte de nouveaux éléments de preuve qui se rapportent au fond de l’affaire et n’est visé par aucune des exceptions à la règle générale selon laquelle des éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au décideur ne sont pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 au para 8; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20b).

[16] Il convient de souligner que, dans une autre affaire, le juge Favel a également refusé d’admettre un affidavit du même agent d’audience, qui avait tenté de présenter des éléments de preuve après l’audience au sujet de techniques d’enquête : Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 671 [Ali] aux para 13-18. Par souci d’équité, le défendeur a admis que l’affidavit de M. Goncalves n’est pas admissible et ne peut être utilisé pour déterminer si la décision de la SPR est raisonnable. L’affidavit de M. Goncalves est donc radié du dossier, et la Cour n’en a pas tenu compte pour rendre la présente décision.

B. La décision de la SPR est déraisonnable

[17] La décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié du demandeur est déraisonnable pour deux motifs principaux. Premièrement, le raisonnement du tribunal selon lequel le demandeur et M. Abdallah sont la même personne est inadéquat et n’est pas justifié. Deuxièmement, le tribunal a commis une erreur du fait qu’il n’a pas examiné ni apprécié la preuve du demandeur à l’appui de son identité et de sa citoyenneté somaliennes.

1) Le raisonnement de la SPR est inadéquat

[18] La SPR a conclu que le demandeur et M. Abdallah « sont une seule et même personne » d’après « une observation minutieuse et approfondie des traits faciaux de l’intimé pendant l’audience », ainsi qu’une comparaison des photos du demandeur et de M. Abdallah.

a) Comparaisons des photos

[19] La SPR a le droit de comparer des photos à des fins d’identité et n’a pas besoin d’avoir recours au témoignage d’un expert, mais la prudence s’impose : Hirsi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 843 au para 26 [Hirsi]; Arafa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 238 au para 23 [Arafa]; Barre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1078 au para 70 [Barre]; Gedi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 318 [Gedi] au para 19. La Cour a fait observer que les décideurs doivent être particulièrement attentifs au risque de préjugé racial inconscient ou implicite lorsqu’ils s’appuient sur des impressions subjectives au sujet de similitudes dans les traits faciaux : Hirsi, au para 27; Arafa, aux para 23, 25; Barre, au para 70.

[20] Fait important, les observations de la SPR concernant les similitudes entre les photos du demandeur et de M. Abdallah sont formulées dans un seul paragraphe, même si ces similitudes ont été le facteur déterminant dans la décision de la SPR de faire droit à la demande d’annulation du ministre :

[24] Le tribunal fait remarquer que, dans l’examen des photos, il n’y a pas deux photos identiques de la personne, compte tenu des différences liées à l’éclairage, à la mise au point de l’appareil photo, aux angles de l’appareil photo et au photographe. Le tribunal a examiné les traits faciaux des deux personnes dans les nombreuses photos et il conclut qu’ils présentent une ressemblance frappante et convaincante avec ceux visibles sur les photos de l’intimé. À titre d’exemple, l’espacement des yeux, l’arcade nasale, les oreilles et le menton sont les mêmes. Le tribunal a aussi constaté que la forme et le contour des lèvres sont semblables et distinctifs, tout comme la naissance des cheveux dans les photos, et note que les oreilles distinctives sont au même niveau. Surtout, il y a une cicatrice ou une marque de naissance distinctive sous l’œil gauche de l’intimé qui est visible sur les photos et qui l’était pendant l’audience. D’après l’examen des photos, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que l’intimé est la même personne que celle représentée dans les photos d’Abdallah.

[21] Je rejette l’argument du défendeur selon lequel la SPR a relevé des [traduction] « détails précis et distinctifs sur l’apparence du demandeur » : mémoire supplémentaire du défendeur, au para 59. Au contraire, j’estime que les observations de la SPR, énoncées dans l’extrait ci-dessus, sont de nature générale et superficielle. Dire simplement que les traits faciaux d’une personne sont « distinctifs » sans autres qualificatifs ne suffit pas.

[22] Lorsqu’une décision est susceptible d’avoir des répercussions importantes ou de causer un préjudice grave, les motifs du décideur doivent adéquatement « refléter ces enjeux » : Vavilov, au para 133; Ali, au para 29; Barre, au para 78. Dans l’affaire qui nous occupe, les motifs de la SPR ne reflètent pas les enjeux de taille que représente l’annulation du statut de réfugié du demandeur. Il incombait à la SPR d’étayer, par des motifs justifiables, transparents et intelligibles, sa conclusion selon laquelle le demandeur et M. Abdallah étaient la même personne. Le caractère insuffisant des motifs de la SPR à l’appui de sa conclusion relative à l’identité est encore plus frappant du fait qu’elle a apprécié les autres éléments de preuve alors qu’elle avait déjà décidé que la véritable identité du demandeur était celle de M. Abdallah, comme il est expliqué en détail ci-après.

[23] Enfin, bien que cela ne soit pas déterminant, la phraséologie identique utilisée par le même commissaire de la SPR dans la présente affaire et dans l’affaire Hirsi pour comparer les traits faciaux me laisse perplexe. Dans la décision Hirsi, la SPR a également annulé le statut de réfugié du demandeur, car elle a conclu, d’après une comparaison des photos, que M. Hirsi était un citoyen kényan, et non pas un citoyen somalien, comme il le prétendait.

[24] Dans la décision Hirsi, la SPR a utilisé les mêmes termes que ceux utilisés en l’espèce pour décrire les similitudes des traits faciaux des deux personnes et pour conclure qu’il s’agissait de la même personne. En particulier, le raisonnement de la SPR dans la présente affaire, reproduit au paragraphe 20 ci-dessus, reprend les mêmes termes que ceux de la décision Hirsi, qui sont soulignés dans l’extrait suivant :

[traduction]

[19] La SPR a examiné les traits faciaux de la personne dans les photos de M. Dukow et elle a conclu qu’ils présentent une « ressemblance frappante et convaincante » avec ceux visibles sur les photos du demandeur. La SPR a conclu que « l’espace entre les yeux, l’arête du nez, les oreilles et le menton [étaient] les mêmes » et elle a constaté que « la forme et le contour des lèvres [étaient] similaires et distinctifs, tout comme la ligne de contour de la chevelure sur les photos ». Les oreilles étaient « à la même hauteur par rapport aux yeux ». [Non souligné dans l’original.]

[25] La formulation presque identique utilisée par la SPR dans ces deux cas souligne la nature très générale de son analyse relative à la comparaison des photos et l’absence de personnalisation, ce qui mine le caractère raisonnable de l’analyse. L’adoption d’une approche générale pour comparer des photos est incompatible avec le besoin de faire preuve de prudence étant donné la grande subjectivité que fait intervenir la comparaison de traits faciaux, particulièrement chez des personnes d’origine ethnique semblable : Hirsi, au para 27; Arafa, aux para 23, 25; Barre, au para 70; Gedi, au para 19.

b) L’observation du demandeur par la SPR pendant l’audience

[26] En ce qui concerne l’observation du demandeur par la SPR pendant l’audience, je fais remarquer qu’il s’agissait d’une audience virtuelle plutôt qu’en personne. Bien que la SPR ait reconnu les limites liées « à l’éclairage, à la mise au point de l’appareil photo, aux angles de l’appareil photo et au photographe » dans la comparaison de photos, le tribunal n’a reconnu aucune limite inhérente à l’observation des traits faciaux d’une personne pendant une audience virtuelle. De telles limites peuvent inclure la qualité de la caméra, la qualité de la diffusion vidéo et/ou de la connexion Wi-Fi et l’éclairage. La SPR aurait dû tenir compte des répercussions possibles de ces facteurs au moment de tirer des conclusions relatives à l’identité fondées sur une audience virtuelle.

[27] D’ailleurs, un examen des transcriptions révèle que la connexion Internet du demandeur était mauvaise et l’image s’est figée à au moins trois reprises pendant la brève audience virtuelle. Pourtant, le tribunal de la SPR n’a pas reconnu l’incidence, le cas échéant, de ces difficultés technologiques sur sa capacité de bien observer les traits faciaux du demandeur ou n’en a pas tenu compte. À mon avis, cela jette un doute sur la déclaration de la SPR selon laquelle elle a observé de façon minutieuse et approfondie les traits faciaux du demandeur pendant l’audience.

[28] De plus, la SPR n’a pas expliqué la façon dont son observation des traits faciaux du demandeur pendant l’audience est prise en considération dans sa comparaison des photos du demandeur et de M. Abdallah. L’analyse critique du juge Little concernant la même approche que celle adoptée par la SPR dans la décision Hirsi s’applique également à la présente affaire :

[traduction]

[37] Dans les motifs de la SPR, il est mentionné que le commissaire a fait une « observation attentive et approfondie » des traits faciaux du demandeur pendant l’audience. Toutefois, les observations en personne, par la SPR, ne figuraient pas dans son évaluation comparative des deux personnes. Sa conclusion était expressément fondée sur sa comparaison des photos. Le fait que la SPR ait ainsi observé le demandeur en personne, sans autre commentaire, explication ou comparaison avec la photo de M. Dukow vient confirmer le besoin de fournir des motifs suffisants et transparents pour étayer la décision de la SPR concernant l’identité. [Non souligné dans l’original.]

2) La SPR a commis une erreur du fait qu’elle n’a pas examiné les documents à l’appui du demandeur

[29] À l’appui de son identité et de sa citoyenneté somalienne, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve : i) un passeport somalien délivré à Nairobi, au Kenya, le 23 février 2022; et ii) un certificat de naissance somalien délivré à Nairobi le 22 février 2023. Le demandeur a également présenté un affidavit d’un garant, un citoyen somalien qui a déclaré qu’il connaissait le demandeur et sa famille en tant que citoyens somaliens. Selon le demandeur, un garant devait établir son identité somalienne en vue d’obtenir son passeport et son certificat de naissance.

[30] La SPR a commis une erreur du fait qu’elle n’a pas examiné ni apprécié ces documents à l’appui et qu’elle a fondé sa conclusion relative à l’identité uniquement sur les similitudes qu’elle a constatées entre les photos du demandeur et de M. Abdallah.

a) La SPR n’a pas évalué l’authenticité des pièces d’identité délivrées à l’étranger

[31] La SPR n’a pas soulevé ni appliqué la présomption d’authenticité du passeport et du certificat de naissance somaliens. Les documents censés avoir été délivrés par une autorité étrangère sont présumés authentiques, à moins qu’il existe un motif valide de douter de leur authenticité : Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 760 au para 20 [Farah]; Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 576 au para 85 [Liu]; Jele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 24 au para 40 [Jele]; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1133 au para 10 [Chen].

[32] La Cour a déclaré à maintes reprises que la prévalence de versions frauduleuses de certains types de documents officiels n’est pas un motif valable, en soi, pour conclure qu’un document particulier n’est pas authentique : Liu, au para 88; Chen, aux para 10-14; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 157 aux para 53-54; Cheema c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 224 au para 7. Il doit plutôt y avoir des éléments de preuve démontrant que le document particulier en question n’est pas authentique, tels que des irrégularités qui apparaissent à la face même du document : Jele, au para 45. Dans la décision Liu, le juge Norris énonce des exemples de motifs valables qui suffiraient pour réfuter la présomption d’authenticité : Liu, au para 87.

[33] De plus, les circonstances dans lesquelles les documents étrangers sont obtenus sont pertinentes quant à leur authenticité : Shakil Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 156 au para 8; Bagire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 816 aux para 24-26; Sunday c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 266 au para 16.

[34] Contrairement à la jurisprudence établie, la SPR n’a pas examiné s’il y avait des motifs valables de douter de l’authenticité du passeport et du certificat de naissance, s’appuyant plutôt sur des déclarations générales dans le cartable national de documentation [le CND] au sujet de la « fraude généralisée ». La SPR a également omis d’examiner les circonstances dans lesquelles les documents ont été obtenus, et ce, bien que le demandeur ait fourni des éléments de preuve détaillés quant au processus d’obtention de ces documents.

[35] De plus, la SPR a mal interprété l’information contenue dans le CND au sujet des passeports somaliens et a conclu qu’ils ne sont généralement pas acceptés comme étant des pièces « d’identité » légitimes. Dans la décision Farah, le juge Zinn a examiné les mêmes éléments de preuve sur les conditions dans le pays que ceux sur lesquels s’est appuyée la SPR dans la présente affaire, et il a conclu que [traduction] « les passages cités concernent les passeports qui sont inacceptables en tant que “titres de voyage” et non en tant que pièces d’identité » : Farah, au para 23.

3) La SPR n’a pas examiné la fiabilité et la crédibilité de l’affidavit du garant

[36] La SPR a aussi commis une erreur du fait qu’elle n’a pas examiné la fiabilité et/ou la crédibilité de l’affidavit du garant. Elle a écarté l’affidavit et, par extension, le passeport et le certificat de naissance somaliens du demandeur parce que celui-ci avait des « antécédents de présentations erronées [...] devant la Commission ». Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que cela équivaut à un raisonnement circulaire. Le tribunal s’était clairement fait une opinion, à savoir que le demandeur avait menti lorsqu’il a affirmé qu’il était somalien, puis il s’est appuyé sur cette conclusion pour écarter l’affidavit. Dans le même ordre d’idées, les motifs de la SPR ne satisfont pas aux exigences de transparence, de justification et d’intelligibilité.

[37] Je rejette les arguments du défendeur portant qu’il était raisonnable de la part de la SPR de n’avoir accordé aucun poids à l’affidavit parce qu’il n’a pas été produit sous serment, ne contient que quatre paragraphes significatifs et fournit peu de détails à l’appui : mémoire supplémentaire du défendeur, aux para 64-65. La SPR n’a pas évalué la crédibilité, la fiabilité et la valeur probante de l’affidavit du garant, et le défendeur ne peut pas offrir des explications après coup pour compléter les motifs exposés par la SPR : Vavilov, au para 97; Ali, au para 29; Montero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 776 au para 30.

V. Conclusion

[38] Compte tenu de ce qui précède, la décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié du demandeur en vertu de l’article 109 de la LIPR est déraisonnable et elle ne peut être maintenue. La demande sera accueillie, la décision de la SPR sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour décision.

[39] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8033-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 26 juillet 2022 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour décision.

  3. L’intitulé de la cause est modifié de façon à ce que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné à titre de défendeur.

  4. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Anne M. Turley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8033-22

INTITULÉ :

SHUAIB IDLE OMAR c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 SEPTEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TURLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Lina Anani

POUR LE DEMANDEUR

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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