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Date : 20231016


Dossier : IMM-7387-22

Référence : 2023 CF 1376

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2023

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

MOHAMMED MANNAN SHAREEF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté sa demande de permis de travail ouvert pour un époux. L’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour avoir fait une présentation erronée sur un fait important quant aux refus de visa antérieurs par les États-Unis, ou une réticence sur ce fait.

[2] Dans le cadre de la présente demande, les parties ont déposé des affidavits « contradictoires » quant au formulaire de demande d’un permis de travail que le demandeur a présenté en mars 2020, ce qui a essentiellement entraîné la Cour dans un conflit lié à la crédibilité. Le demandeur affirme avoir répondu [traduction] « Oui » à la question posée dans le formulaire de demande : [traduction] « Vous a-t-on déjà refusé un visa ou un permis, interdit l’entrée ou demandé de quitter le Canada ou tout autre pays ou territoire? » En revanche, le défendeur affirme que le formulaire présenté par le demandeur indiquait la réponse [traduction] « Non » à cette question.

[3] À mon avis, il n’est pas nécessaire que je détermine quel formulaire de demande le demandeur a déposé en mars 2020. En fait, il incombait à l’agent de tenir compte de cette question fondamentale dans son examen de l’admissibilité du demandeur. D’après les éléments de preuve versés au dossier, il est évident que l’agent a été informé de l’allégation du demandeur selon laquelle il avait déposé un formulaire de demande dans lequel il avait répondu par l’affirmative à la question concernant les refus de visa antérieurs. L’agent aurait dû examiner cette question de front et donner au demandeur l’occasion de s’expliquer avant de le déclarer interdit de territoire au Canada pendant cinq ans.

[4] J’accueillerai la présente demande, parce que la décision de l’agent est à la fois déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural, du fait qu’il n’a pas vérifié l’allégation du demandeur selon laquelle il avait divulgué les refus de visa antérieurs dans son formulaire de demande.

II. Contexte

A. La demande de permis de travail

[5] En mars 2020, le demandeur, un citoyen indien, a déposé une demande de permis de travail, afin d’accompagner son épouse pendant la durée de ses études au Canada. Il s’agissait de la deuxième demande de permis de travail présentée par le demandeur. Sa demande précédente, déposée en octobre 2019, avait été rejetée en raison de doutes sur l’authenticité de la relation matrimoniale.

[6] Le demandeur déclare avoir répondu [traduction] « Oui » à la question concernant les refus de visa antérieurs dans le formulaire de demande qu’il avait présenté en mars 2020. Le formulaire de demande qu’il prétend avoir présenté indique en outre ce qui suit : [traduction] « Dans ma dernière demande, j’ai donné des précisions sur les refus d’un visa F-1 par les États-Unis et de deux visas de résident temporaire par le Canada. Aussi, mon visa d’époux à charge a été refusé le 22 octobre 2019, au titre du sous-alinéa 205c)(ii) ». De plus, dans sa lettre d’accompagnement du 4 mars 2020, le demandeur a expliqué qu’un visa de visiteur canadien et la prolongation de visa américain qu’il avait demandés avaient été refusés.

[7] Le 17 juillet 2020, un agent des visas a envoyé une lettre d’équité procédurale au demandeur, pour l’informer de ses doutes quant au fait qu’il n’avait pas répondu véridiquement aux questions, contrairement au paragraphe 16(1) de la LIPR. Plus précisément, cette lettre mentionnait que le demandeur n’avait pas divulgué ses [traduction] « demandes antérieures présentées aux États-Unis ni les rejets de ces demandes ».

[8] Le 31 juillet 2020, le demandeur a répondu en expliquant qu’il ignorait qu’il devait répéter les renseignements qu’il avait divulgués dans sa première demande en 2019 [la lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale]. Voici ce qu’il a déclaré :

[traduction]

Dans la deuxième demande que j’ai présentée en mars 2020, j’ai donné très brièvement des renseignements dans les formulaires de demande et mentionné la dernière demande de 2019. Comme j’ai cru qu’il fallait que je sois précis dans ma déclaration d’intention, j’ai finalement mentionné chaque élément pour donner des précisions sur l’alinéa 205(2)c) du Règlement, sans expliquer les raisons de mes refus antérieurs.

[9] Après avoir examiné la réponse du demandeur à la lettre d’équité procédurale, un agent des visas a conclu qu’elle [traduction] « n’expliqu[ait] pas de manière satisfaisante l’absence de divulgation dans la demande en cours ». L’agent a également conclu que [traduction] « le demandeur [pouvait] être interdit de territoire au Canada au titre de l’article 40 de la LIPR, pour fausse déclaration », et, le 6 août 2020, l’affaire a été renvoyée à un gestionnaire de l’unité pour examen et décision définitive.

[10] Selon le demandeur, comme ils ont été sans nouvelles pendant un an et demi, son épouse a fait une demande d’accès à l’information et obtenu les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC]. Ayant découvert que sa demande avait été transmise à un gestionnaire de l’unité en raison de soupçon quant à une fausse déclaration et qu’aucune décision n’avait encore été prise, le demandeur a retenu les services d’un consultant en immigration.

[11] Le demandeur déclare que le consultant en immigration a déposé une lettre datée du 17 février 2022, dans laquelle il y avait des observations relatives à l’équité procédurale (y compris des éléments de preuve), pour dissiper les doutes de l’agent des visas quant à la fausse déclaration. Comme la décision n’avait pas encore été prise, le consultant a demandé que les observations soient examinées par l’agent chargé de l’examen de l’affaire.

[12] Parallèlement, le consultant a envoyé une lettre dans laquelle il fournissait des renseignements à jour sur le statut de l’épouse du demandeur, à savoir que celle-ci détenait désormais un permis de travail postdiplôme. Par conséquent, le demandeur demandait un permis de travail en tant qu’époux accompagnant une personne titulaire d’un permis de travail. Si la réception de cette lettre est inscrite dans les notes du SMGC, les autres observations relatives à l’équité procédurale n’y sont pas consignées.

[13] Dans un courriel du 28 mai 2022, le demandeur s’est informé de l’état de sa demande de permis de travail et a mentionné qu’il avait envoyé d’autres observations relatives à l’équité procédurale : [traduction] « J’ai présenté d’autres observations relatives à la lettre d’équité procédurale et des documents mis à jour. Toutefois, cela fait cinq mois que j’ai présenté ma dernière demande, et je n’ai toujours pas reçu de réponse de la part d’IRCC. »

[14] Par une lettre du 7 juillet 2022, l’agent a rejeté la demande de permis de travail du demandeur et a conclu que ce dernier était interdit de territoire pour fausse déclaration pendant une période de cinq ans, au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. L’agent n’a pas mentionné les autres observations du demandeur relatives à l’équité procédurale dans les notes du SMGC ni dans la lettre du 7 juillet 2022.

B. Le différend relatif à la question de savoir quel formulaire de demande a été déposé en mars 2020

[15] En réponse à la demande d’autorisation du demandeur, le défendeur conteste le fait que le demandeur a présenté le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative, en mars 2020. Le défendeur a déposé l’affidavit souscrit le 2 décembre 2022 par Han Duan, gestionnaire de l’Unité des étudiants et des travailleurs au Haut-commissariat du Canada à New Delhi, en Inde. M. Duan a joint un formulaire de demande de permis de travail différent et a affirmé qu’il s’agissait de celui que le demandeur avait déposé en mars 2020. Ce formulaire indique la réponse [traduction] « Non » à la question de savoir si le demandeur s’était déjà vu refuser un visa.

[16] Dans son affidavit, M. Duan déclare également que le formulaire indiquant la réponse [traduction] « Oui », versé au dossier de demande du demandeur, a été fourni comme élément joint à la lettre du demandeur en réponse à la lettre d’équité procédurale en juillet 2020 seulement. Dans son affidavit, M. Duan n’évoque pas la lettre d’accompagnement que le demandeur affirme avoir jointe à son formulaire de demande en mars 2020 ni les observations relatives à l’équité procédurale présentées par le consultant en immigration et datées du 17 février 2020.

[17] Le demandeur a déposé un affidavit souscrit le 10 juillet 2023, en réponse à celui de M. Duan. Le demandeur affirme qu’il ignorait la provenance du formulaire de demande indiquant la réponse négative : [TRADUCTION] « J’ai également vu la pièce censée être le formulaire de demande que j’avais envoyé, dans lequel aucun refus n’était indiqué. J’ignore totalement la provenance du formulaire joint à l’affidavit souscrit par l’agent des visas. »

[18] Le 15 février 2023, le défendeur a déposé un dossier certifié du tribunal qui comprenait la lettre d’accompagnement du demandeur datée du 4 mars 2020 et le formulaire de demande indiquant la réponse [traduction] « Oui », que le demandeur prétend avoir présenté. Le 17 février 2023, le défendeur a ensuite présenté un dossier certifié modifié du tribunal comprenant ces documents, ainsi que le formulaire de demande indiquant la réponse [traduction] « Non », lequel, comme le défendeur l’affirme, aurait été déposé par le demandeur en mars 2020. Les autres observations relatives à l’équité procédurale n’ont pas été versées au dossier certifié du tribunal ni au dossier certifié modifié du tribunal.

III. Question en litige et norme de contrôle

[19] À mon avis, la question déterminante est l’omission de l’agent de tenir compte des observations et des éléments de preuve pertinents lorsqu’il a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour avoir faire une fausse déclaration quant à ses antécédents de refus de visa. Cette question soulève à la fois des questions sur le caractère raisonnable et l’équité procédurale.

[20] Comme l’a énoncé la Cour suprême, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85. Une décision ne devrait être infirmée que si elle souffre de « lacunes graves à un point tel » qu’elle ne satisfait pas aux exigences de « justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100. En outre, la cour de justice « doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100.

[21] Lorsqu’il y a des allégations de manquement à l’équité procédurale, aucune norme de contrôle n’est appliquée, mais l’exercice de révision de la Cour est « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte » : Association canadienne du contreplaqué et des placages de bois dur c Canada (Procureur général), 2023 CAF 74 au para 57; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54. Lorsque la cour de révision apprécie si l’équité procédurale a été respectée, elle doit se demander si la « procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » : CCP, au para 54.

[22] Comme je l’ai mentionné à l’audience, j’ai constaté que l’état du dossier certifié du tribunal ainsi que celui du dossier certifié modifié du tribunal était préoccupant. L’état de désorganisation de ces dossiers a nui à l’examen par la Cour de la présente affaire. Les deux dossiers étaient mal organisés : les documents n’étaient pas classés dans le bon ordre. Par exemple, le déposant du défendeur allègue que le formulaire de demande indiquant la réponse [traduction] « Oui » a été présenté avec la lettre du demandeur en réponse à la lettre d’équité procédurale. Or, ce formulaire est classé séparément dans le dossier certifié du tribunal et le dossier certifié modifié du tribunal. Dans les deux dossiers, le formulaire de demande précède la lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale et le formulaire de demande indiquant la réponse [traduction] « Non ».

[23] Comme la Cour l’a déjà déclaré, le défendeur « est maître du dossier présenté à la Cour » : Parveen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 7833 (CF), [1999] ACF no 660 (QL) au para 9. Il incombait donc au défendeur de garantir que la Cour dispose d’un dossier précis et complet.

IV. Analyse

A. L’agent a omis d’examiner les formulaires de demande contradictoires

[24] Une conclusion de fausse déclaration au sens du paragraphe 40(1) de la LIPR entraîne des conséquences graves, à savoir une interdiction de territoire au Canada pendant cinq ans : Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1741 au para 25; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1284 au para 24; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 273 au para 13. Il incombait à l’agent d’examiner les formulaires de demande contradictoires figurant au dossier et de donner au demandeur la possibilité de s’expliquer, avant de conclure qu’il avait fait une présentation erronée sur ses antécédents de refus de visa et qu’il était interdit de territoire au Canada.

[25] Le défendeur n’a soulevé la différence entre les formulaires de demande que dans le cadre du contrôle judiciaire. Comme je l’ai mentionné précédemment, le défendeur a déposé un affidavit par lequel il contestait le fait que le demandeur avait présenté son formulaire indiquant la réponse affirmative en mars 2020. Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur allègue en outre que le demandeur a fait une présentation erronée quant au formulaire de demande qu’il avait initialement présenté à la Cour :

[traduction]

36. Dans sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a fait une présentation erronée quant au formulaire de demande qu’il avait initialement présenté. Dans le formulaire de demande sur papier qu’il a initialement présenté au centre de réception des demandes de visa, le demandeur avait omis de divulguer les refus de visa antérieurs. Comme élément joint à sa réponse à la lettre d’équité procédurale, le demandeur a présenté un deuxième formulaire de demande dans lequel il avait divulgué les refus de visa antérieurs. Le demandeur a inclus le deuxième formulaire dans son dossier de demande, en prétendant qu’il s’agissait du formulaire de demande qu’il avait initialement présenté au centre de réception des demandes de visa, ce qui est trompeur. Le demandeur avait l’obligation de fournir des renseignements précis dans son dossier de demande présenté à la Cour.

[Non souligné dans l’original.]

[26] Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel le demandeur a induit la Cour en erreur. Selon la preuve dont dispose la Cour, le demandeur a toujours affirmé qu’en mars 2020, il avait présenté le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative. Ce n’est que lorsque la présente affaire a été portée devant la Cour que le demandeur a constaté l’existence du formulaire de demande indiquant la réponse négative. Le demandeur affirme qu’il ignore la provenance du formulaire.

[27] Selon le dossier certifié modifié du tribunal et l’affidavit du défendeur, les deux formulaires de demande figuraient dans le dossier dont disposait l’agent. Par conséquent, la Cour ne peut que conclure que l’agent était au courant de l’existence des deux formulaires de demande différents en cause, mais n’a pas informé le demandeur de cette question, ou qu’il a simplement fait fi de ces éléments de preuve. Dans les deux cas, l’agent a commis une erreur en omettant d’examiner la divergence entre les deux formulaires de demande, et cette erreur vicie la décision.

[28] Le déposant du défendeur affirme que le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative n’a été présenté par le demandeur qu’en juillet 2020, en tant que pièce jointe à sa lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale. Vu la désorganisation du dossier certifié du tribunal, la Cour ne peut déterminer quand le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative a été présenté. Dans le dossier certifié du tribunal et le dossier certifié modifié du tribunal, le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative est classé séparément et précède la lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale ainsi que le formulaire de demande indiquant la réponse négative. Quoi qu’il en soit, même si le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative a été présenté avec la lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale, l’agent aurait dû se rendre compte que le demandeur s’appuyait sur un formulaire de demande différent et aurait dû examiner la divergence à ce moment-là.

[29] En outre, la lettre du demandeur en réponse à la lettre d’équité procédurale indique clairement qu’il avait mentionné certains refus de visa antérieurs dans son formulaire de demande de mars 2020 :

[traduction]

Dans la deuxième demande que j’ai présentée en mars 2020, j’avais donné très brièvement des renseignements dans les formulaires de demande et mentionné la dernière demande de 2019. Comme j’ai cru qu’il fallait que je sois précis dans ma déclaration d’intention, j’ai finalement mentionné chaque élément pour donner des précisions sur l’alinéa 205(2)c) du Règlement, sans expliquer les raisons de mes refus antérieurs.

[Non souligné dans l’original.]

[30] Cette déclaration combinée au fait que le demandeur avait joint le formulaire de demande indiquant la réponse affirmative à sa lettre en réponse à la lettre d’équité procédurale aurait dû attirer l’attention de l’agent sur une divergence ou une contradiction dans les éléments de preuve. Si la position du demandeur était incompatible avec les documents dont l’agent disposait, plus précisément, le formulaire de demande et les renseignements qui y étaient divulgués, l’agent aurait dû tenir compte de ces éléments de preuve. La jurisprudence établit clairement qu’un décideur est tenu d’examiner les éléments de preuve pertinents qui pourraient contredire ses conclusions : Begum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 409 au para 81; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 15.

[31] De plus, bien qu’un décideur ne soit pas tenu de mentionner chaque élément de preuve ou chaque argument portant sur une question en litige, plus les éléments de preuve non mentionnés sont importants, plus la Cour est disposée à inférer que l’agent a omis de manière déraisonnable d’en tenir compte : Vavilov, aux para 125-127. En l’espèce, les éléments de preuve négligés concernant le formulaire de demande présenté par le demandeur étaient capitaux pour déterminer si le demandeur avait fait une présentation erronée quant à ses antécédents de refus de visa.

[32] Bien que cette erreur suffise à elle seule à annuler la décision de l’agent, j’examine ci-après deux autres erreurs dans la décision de l’agent.

B. L’agent a omis d’examiner la lettre d’accompagnement du demandeur datée du 4 mars 2020

[33] La preuve concernant la lettre d’accompagnement du demandeur datée du 4 mars 2020 soulève également un doute. Le défendeur et son déposant ont affirmé que le formulaire de demande cochant la réponse [traduction] « Oui » n’était pas celui que le demandeur avait présenté en mars 2020; toutefois, ni l’un ni l’autre n’ont mentionné la lettre d’accompagnement du demandeur, et cela, en dépit du fait qu’elle a été incluse dans le dossier certifié du tribunal et le dossier certifié modifié du tribunal.

[34] Vu que la lettre faisait partie du dossier certifié du tribunal, elle est présumée avoir été présentée à l’agent à un moment donné, avant qu’il prenne sa décision. Toutefois, le dossier ne donne aucune indication quant à la date de réception de cette lettre, ce qui démontre davantage les difficultés rencontrées par la Cour pour examiner la décision de l’agent, du fait de l’état du dossier.

[35] Fait à noter, la lettre d’accompagnement mentionne certains refus de visa antérieurs :

[traduction]

J’aimerais mentionner que l’exploration de pays et l’acquisition d’expérience professionnelle occidentale font partie de mes passe-temps et que ce sont justement les raisons pour lesquelles j’ai présenté une demande de visa de résident temporaire au Canada, laquelle a été rejetée. Je travaille pour mon compte, et c’est la raison pour laquelle j’explore le monde : je peux ainsi transposer cette expérience professionnelle occidentale unique à mes entreprises et la mettre à profit dans mon pays d’origine. J’ai présenté une demande de prolongation de visa aux États-Unis, qui a été rejetée, et j’ai fourni des précisions à ce sujet dans ma dernière demande.

[Non souligné dans l’original.]

[36] Peu importe la date à laquelle la lettre d’accompagnement a été présentée, l’agent aurait dû en tenir compte. Si la lettre d’accompagnement a été présentée en mars 2020, comme le prétend le demandeur, l’agent aurait dû examiner si la divulgation de certains refus de visa dans cette lettre était suffisante pour conclure que le demandeur n’avait pas l’intention d’induire en erreur les autorités de l’immigration au sujet de ses antécédents de refus de visa. Compte tenu de la pertinence de ces divulgations possibles pour la conclusion de fausse déclaration, l’agent aurait dû tenir compte de cet élément dans sa décision sur l’interdiction de territoire.

[37] La Cour a jugé qu’un agent doit prendre en considération l’ensemble d’une demande de visa pour déterminer s’il y a eu une fausse déclaration, pour l’application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR : Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 784 au para 16; Koo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 931 [Koo] au para 29. Lorsqu’un demandeur divulgue le bon renseignement dans une autre partie de son formulaire de demande, cela milite contre une conclusion de fausse déclaration : Lamsen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 815 aux para 23-25; Berlin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1117 au para 20; Koo, au para 23.

[38] En revanche, si la lettre d’accompagnement a été présentée à une date ultérieure, elle soulève les mêmes questions que celles mentionnées précédemment concernant la lettre du demandeur en réponse à la lettre d’équité procédurale. La lettre d’accompagnement aurait dû attirer l’attention de l’agent sur l’allégation du demandeur selon laquelle il avait divulgué ses refus de visa antérieurs. Au lieu de simplement faire fi de la lettre d’accompagnement, l’agent aurait dû vérifier cette allégation.

C. L’agent n’a pas examiné les autres observations du demandeur relatives à l’équité procédurale

[39] L’agent a également commis une erreur en omettant d’examiner les autres observations du demandeur relatives à l’équité procédurale, avant de rendre une décision sur l’admissibilité de ce dernier. Les observations du consultant en immigration ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal ou dans le dossier certifié modifié du tribunal, mais le demandeur en a fait mention dans son courriel du 28 mai 2022, par lequel il s’informait de l’état de sa demande de permis de travail. Fait à noter, ce courriel fait partie du dossier certifié du tribunal et du dossier certifié modifié du tribunal, ce qui signifie qu’il a été présenté à l’agent.

[40] Si les observations du consultant en immigration du 17 février 2022 n’avaient pas été reçues, le courriel du demandeur de mai 2022 aurait dû donner à penser à l’agent que le dossier était incomplet. Du fait qu’il n’a pas demandé de précisions au demandeur au sujet de ces observations supplémentaires, l’agent a violé le droit du demandeur à l’équité procédurale : Bizimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 288 au para 27.

V. Conclusion

[41] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de l’agent était à la fois déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural. L’agent n’a pas vérifié l’allégation du demandeur selon laquelle il avait divulgué ses refus de visa antérieurs, les formulaires de demande contradictoires versés au dossier et les observations additionnelles du demandeur relatives à l’équité procédurale. Par conséquent, la décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[42] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7387-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie;

  2. La décision de l’agent, datée du 7 juillet 2022, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Anne M. Turley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7387-22

INTITULÉ :

MOHAMMED MANNAN SHAREEF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS
DU JUGEMENT :


LA JUGE TURLEY

 

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS
DU JUGEMENT :



LE 16 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Hana Marku

POUR LE DEMANDEUR

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Katina Hunter Sutcliffe

Hunter Sutcliffe Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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