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Date : 20231024


Dossier : IMM-6212-21

Référence : 2023 CF 1407

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

ZHENG, XICHI

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Xichi Zheng, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 23 août 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté sa demande d’asile présentée au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la demande.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la Chine. Le demandeur et son épouse travaillaient comme pisciculteurs sur une terre qu’ils louaient au gouvernement local.

[4] En janvier 2017, le gouvernement local a avisé le demandeur et son épouse qu’il les exproprierait de la terre en mars 2017 et qu’il leur offrirait une indemnité fixe. Le demandeur estimait que l’indemnité était insuffisante.

[5] Le demandeur a ensuite commencé à se réunir avec d’autres personnes touchées dans la collectivité, et ils ont préparé une lettre pour faire valoir leur point de vue. Ils ont également rencontré le maire de la municipalité pour protester contre le traitement qu’ils subissaient. Le demandeur et le groupe ont rendu visite au directeur adjoint du bureau foncier national pour contester le traitement qu’ils subissaient, mais ils ont été informés que la situation relevait de la compétence du gouvernement local.

[6] Les 4 et 5 mars 2017, le demandeur et son groupe ont organisé une manifestation qui a été interrompue par la police.

[7] Certains manifestants ont été arrêtés. Le demandeur s’est enfui et s’est caché. Il a appris que le bureau de la sécurité publique [le BSP] avait laissé un chuanpiao (une citation à comparaître) à son domicile parce qu’il avait participé à l’organisation d’une manifestation illégale, et il lui était ordonné de se présenter au BSP le 7 mars 2017. Il a appris que le BSP était repassé chez lui le 10 mars 2017 et qu’au moins une autre personne parmi les manifestants avait été arrêtée.

[8] Après les événements décrits ci-dessus, le demandeur a eu recours aux services d’un passeur et a quitté la Chine le 4 juillet 2017. Le demandeur a déclaré que le passeur a pris son passeport et ne le lui a jamais rendu.

[9] Le 30 novembre 2020, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger et, par conséquent, a rejeté sa demande d’asile. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas crédible en ce qui concerne le retour de son passeport, son départ de la Chine et la période où il s’est caché. À cause de ces doutes concernant la crédibilité et du témoignage vague du demandeur, la SPR n’a accordé aucun poids à la citation à comparaître présentée par le demandeur ni à son témoignage selon lequel le BSP essayait toujours de le retrouver.

[10] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR. Le 23 août 2021, la SAR a rejeté la demande d’asile du demandeur au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR, après avoir conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[11] La SAR a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’analyser en profondeur l’exposé circonstancié du demandeur. Elle a tranché l’affaire en supposant que le récit des événements fourni par le demandeur était véridique. La SAR a jugé que la question déterminante était celle de savoir s’il existait un lien entre le préjudice que craignait le demandeur et la Convention relative au statut des réfugiés ou s’il existait un risque de préjudice au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR. La SAR a également fait remarquer qu’elle n’était pas tenue d’établir si les conclusions relatives à la crédibilité de la SPR étaient correctes, car l’absence de lien avec un motif prévu dans la Convention est déterminante.

[12] La SAR n’a pas souscrit à l’affirmation du demandeur selon laquelle la SPR n’avait pas fourni de motifs clairs et elle a conclu que la SPR avait examiné les éléments de preuve liés aux actes du demandeur, son rôle dans ces événements et sa motivation. Pour les mêmes motifs que ceux qui avaient été fournis par la SPR pour étayer sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas établi que son comportement constituait l’expression d’opinions politiques antigouvernementales, la SAR a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le comportement du demandeur serait perçu par les autorités chinoises comme l’expression d’opinions politiques antigouvernementales.

[13] La SAR a conclu que la SPR n’avait pas négligé de tenir compte de l’exigence selon laquelle les opinions politiques doivent être définies de façon large. La SAR a conclu que le comportement du demandeur constituait un incident isolé sans importance politique et qu’il n’y avait pas assez d’éléments de preuve pour établir si le demandeur exprimait ses opinions politiques ou s’il était perçu par les autorités chinoises comme exprimant ses opinions politiques. Se fondant sur la définition des opinions politiques donnée dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 [Ward], la SAR a affirmé qu’elle n’était pas d’accord avec le demandeur pour dire que la définition était si large qu’elle englobait les manifestations fondées sur des motifs pécuniaires plutôt que politiques.

[14] Cependant, la SAR s’est appuyée sur une jurisprudence différente et a souligné qu’il existe un précédent jurisprudentiel clair permettant de conclure qu’un différend fondé sur des motifs pécuniaires au sujet de l’indemnité versée pour l’expropriation ne peut pas être considéré comme un différend politique simplement parce qu’il va à l’encontre de la décision du gouvernement. La SAR a fait observer que, même si le demandeur scandait des slogans s’opposant au gouvernement, si la manifestation à laquelle il a participé est considérée comme fondée sur des motifs pécuniaires, il peut tout de même être raisonnable de conclure que son comportement n’équivaudrait pas à l’expression d’opinions politiques.

[15] En se fondant sur les motifs susmentionnés, la SAR a conclu à l’absence d’une possibilité sérieuse de persécution au titre de l’article 96 de la LIPR. Elle a également conclu que le demandeur n’avait pas établi le bien-fondé de sa demande d’asile au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Le demandeur soutient que l’affirmation de la SAR selon laquelle il n’était pas nécessaire d’évaluer les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SPR est déraisonnable.

[17] Le demandeur soutient en outre qu’il était à la fois erroné et déraisonnable de la part de la SAR d’affirmer que les motifs de la SPR étaient clairs, tout en reconnaissant que la SPR n’avait pas examiné la façon dont le gouvernement chinois percevrait les actions du demandeur.

[18] Enfin, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en adoptant une définition étroite des opinions politiques lorsqu’elle a caractérisé à tort les activités du demandeur comme un simple différend financier plutôt que comme l’expression d’opinions politiques. Par conséquent, le demandeur affirme que la SAR a mal interprété la question de savoir s’il y avait un lien avec la définition de la Convention.

[19] Les parties conviennent – et c’est aussi mon avis – que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (c’est‑à‑dire le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle présumée est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Cette présomption est réfutable, mais aucune des exceptions n’est applicable en l’espèce.

[20] Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible, et la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qui a été rendue, notamment sur sa justification : Vavilov, au para 15. Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

[21] J’estime que la SAR n’aurait pas dû s’appuyer sur la décision Zhao c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 929 [Zhao] et je ne souscris pas non plus à la façon dont le défendeur a interprété l’affaire. En l’espèce, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur en raison de conclusions défavorables en matière de crédibilité et a conclu à titre subsidiaire que, même si les demandeurs avaient été crédibles, les circonstances équivaudraient à des poursuites, et non à de la persécution. Le juge Southcott a traité des arguments des demandeurs au sujet de la persécution et a jugé que la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y avait aucun lien avec les opinions politiques était raisonnable. Il a ensuite déclaré, au paragraphe 23 de la décision Zhao, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner l’argument des demandeurs concernant la crédibilité parce que le lien était déterminant pour trancher la demande de contrôle judiciaire :

[43] Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments des demandeurs pour contester les conclusions défavorables concernant la crédibilité tirées par la SPR au sujet de leurs allégations selon lesquelles le BSP est à leur trousse. Même si ces conclusions devaient être annulées, cela n’aurait aucune incidence sur l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire, en raison des conclusions de la SPR selon lesquelles les allégations des demandeurs ne font pas intervenir les articles 96 ou 97.

[22] Pareille conclusion a clairement été tirée dans le contexte du présent contrôle judiciaire. Il est étrange que la SAR et le défendeur se fondent tous deux sur ce paragraphe pour étayer l’affirmation selon laquelle les commissaires n’ont pas besoin d’analyser la question de la crédibilité si aucun lien n’est établi. Bien que cela soit exact, ce n’est pas ce qui est énoncé dans la citation ci‑dessus. Cependant, l’argument du demandeur selon lequel les questions relatives à la crédibilité n’ont pas été analysées est sans fondement. Je ne suis pas d’avis que cette manière de procéder est en quelque sorte circulaire. Selon la définition de réfugié au sens de la Convention, il doit s’agir d’un demandeur d’asile « craignant avec raison » d’être persécuté du fait d’un des cinq motifs énumérés. Si aucun lien ne peut être établi avec un motif prévu dans la Convention, la crainte de persécution ne peut satisfaire aux critères requis pour l’octroi de l’asile.

[23] La SAR a évalué l’argument du demandeur selon lequel la SPR n’avait pas examiné la façon dont le comportement du demandeur était perçu par les autorités chinoises. La SAR a fait observer qu’il n’y avait effectivement aucune conclusion à ce sujet. Elle a ensuite procédé à sa propre évaluation indépendante du dossier et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le comportement du demandeur serait perçu par les autorités chinoises comme l’expression d’opinions politiques antigouvernementales. Les motifs étaient brefs, mais je tiens compte du fait que les motifs écrits ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection : Vavilov, au para 91.

[24] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la SAR a commis une erreur en adoptant une définition étroite du terme « opinions politiques ». Ce qui ressort des arguments du demandeur, c’est son affirmation non fondée selon laquelle le fait d’agir contre le gouvernement justifie à lui seul une demande d’asile fondée sur des opinions politiques. La participation du demandeur à une manifestation peut très bien constituer un motif politique suivant une définition large selon laquelle des entités politiques sont concernées; dans la présente affaire, il s’agit du gouvernement chinois et du BSP. Cependant, pour que l’asile soit accordé au demandeur, il ne suffit pas qu’il soit engagé sur le plan politique; il doit avoir lui-même des opinions politiques authentiques ou être considéré par les agents de persécution comme ayant de telles opinions, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[25] Le demandeur soutient que la SAR a [traduction] « adopté une définition étroite » du terme « opinions politiques » dans son évaluation de l’arrêt Ward. L’analyse qu’a faite la SAR des principes énoncés dans l’arrêt Ward était complète. La SAR a conclu que, d’après les faits de la décision, « [l]a Cour suprême a imputé un motif politique aux actes de M. Ward – soit le fait d’avoir aidé des otages qu’il gardait à s’enfuir – en soulignant qu’il croyait que le fait de tuer des innocents pour réaliser des changements politiques était inacceptable et que la libération des otages était la seule solution qui s’accordait avec sa conscience. Elle a souligné que la conduite de M. Ward n’était pas “un incident isolé dénué de répercussions plus profondes”, et elle a estimé que la décision de ce dernier d’aider les otages à s’enfuir avait une “importance politique”, tant de son point de vue que de celui de son agent de persécution prétendu, lequel, selon la Cour, considérait M. Ward comme “un traître politique” ».

[26] Contrairement à ce que soutient le demandeur, la SPR a reconnu l’importance de tenir compte de la perception des agents de persécution dans l’évaluation de la demande d’asile. Je ne trouve aucune erreur dans l’analyse qu’a faite la SPR de l’arrêt Ward. Elle est complète et souligne la décision finale de la Cour suprême selon laquelle « [l]e fait pour une personne d’être en dissentiment avec une organisation ne lui permettra pas toujours de chercher asile au Canada; le désaccord doit être fondé sur une conviction politique » : Ward, p 750.

[27] Compte tenu de ce qui précède, je ne vois aucune raison d’intervenir dans la conclusion de la SAR selon laquelle le comportement du demandeur était un incident isolé dénué de répercussions plus profondes et sans importance politique.

VI. Conclusion

[28] Je conclus que les motifs de la SAR démontrent que la décision est justifiée, transparente et intelligible et qu’elle est axée sur la décision même, notamment sur sa justification, tel que l’exige le paragraphe 15 de l’arrêt Vavilov.

[29] Je conclus également que la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles la SAR est assujettie, conformément au paragraphe 85 de l’arrêt Vavilov.

[30] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6212-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6212-21

 

INTITULÉ :

ZHENG, XICHI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUILLET 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Shelley Levine

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Vasilaros

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levine Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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