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Date : 20231025


Dossier : IMM-10848-22

Référence : 2023 CF 1421

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2023

En présence de monsieur de juge Norris

ENTRE :

ABAYOMI ADEDAPO ADESOJI-ATOYEBI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un citoyen du Nigéria, est entré la première fois au Canada en janvier 2014. Il était âgé de 15 ans à l’époque et fréquentait une école secondaire de Toronto. Depuis, il a maintenu son statut au Canada en enchaînant successivement des permis d’étude et de travail.

[2] Même si le dossier n’est pas tout à fait clair à cet égard, il semble que le demandeur était accompagné par ses parents ainsi que par son frère et sa sœur plus jeunes. Les parents, le frère et la sœur du demandeur ont présenté des demandes d’asile au Canada. Le demandeur a aussi présenté une demande d’asile, mais l’a retirée en mars 2022.

[3] En février 2021, la mère du demandeur a déposé une demande de résidence permanente au Canada au titre de la politique d’intérêt public temporaire qui offrait une voie d’accès à la résidence permanente aux demandeurs d’asile ayant travaillé dans le secteur de la santé au Canada pendant la pandémie de COVID-19. Le demandeur, son frère, sa sœur et son père étaient tous inclus dans la demande. Or, le demandeur n’était pas une personne à charge admissible parce qu’il dépassait de sept mois l’âge limite maximal de 22 ans. Il a donc été retiré de la demande.

[4] La demande de résidence permanente a été accueillie en principe en juin 2021. Elle a été approuvée définitivement en mars 2022. La mère, le père, le frère et la sœur du demandeur sont maintenant tous résidents permanents du Canada.

[5] En août 2021, le demandeur a présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Soulignant qu’il avait dépassé de quelques mois seulement l’âge limite pour être considéré comme une personne à charge et qu’il n’avait donc pas pu être inclus dans la demande de résidence permanente de sa famille, le demandeur a soutenu que, dans son cas, il fallait faire exception à l’exigence habituelle selon laquelle la demande de résidence devait être déposée depuis l’étranger compte tenu de ses liens familiaux au Canada, de son établissement au pays et des difficultés auxquelles il ferait face s’il devait retourner au Nigéria et demander le statut de résident permanent depuis ce pays.

[6] Dans une décision datée du 22 août 2022, un agent principal a rejeté la demande de résidence permanente parce qu’il n’était pas convaincu que les circonstances propres au demandeur justifiaient la prise de mesures spéciales.

[7] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la décision est déraisonnable. Je suis d’accord.

[8] Il est bien établi que la décision doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10).

[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Pour qu’une décision soit raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, citation et guillemets internes omis). En revanche, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136). Pour annuler une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue que cette décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[10] Je suis convaincu que la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence en ce qui concerne un aspect clé.

[11] Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur fait valoir principalement que les circonstances personnelles sur lesquelles il s’appuie découlent toutes du fait qu’il n’avait pas pu être inclus en tant que personne à charge dans la demande de résidence permanente du reste de sa famille. En réponse à cette observation fondamentale, l’agent a souligné ce qui suit : [traduction] « Je note que le demandeur doit respecter les exigences liées aux demandes présentées pour des motifs d’ordre humanitaire, et le fait de ne pas pouvoir présenter une demande au titre de certains programmes n’est pas une difficulté dans le contexte de ces demandes ». Par conséquent, l’agent a fait fi des circonstances dans son évaluation des autres circonstances sur lesquelles s’est appuyé le demandeur.

[12] Selon moi, l’analyse de l’agent est déraisonnable à deux égards importants.

[13] Tout d’abord, l’agent n’explique d’aucune façon le fondement de cette déclaration générale, ce qui fait en sorte qu’une partie clé de la décision n’est ni transparente ni intelligible (voir Vavilov, aux para 95-96).

[14] Ensuite, l’analyse de l’agent n’est pas conforme à l’interprétation établie des circonstances justifiant la prise de mesures spéciales fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, à savoir offrir une souplesse pour mitiger la sévérité de la loi selon le cas (Kanthasamy, au para 19). Selon le paragraphe 25(1) de la LIPR, le décideur doit se demander si « des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger […] justifient » qu’il lui octroie le statut de résident permanent ou lève entièrement ou en partie les critères ou obligations applicables au titre de la LIPR. Comme il est indiqué dans l’arrêt Kanthasamy, les décideurs doivent interpréter cette disposition de manière à lui permettre de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent (Kanthasamy, au para 33).

[15] Ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce. Le demandeur a déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en invoquant le fait qu’il ne pouvait pas être inclus dans la demande de résidence permanente du reste de la famille, laquelle avait été accueillie. Il avait dépassé de quelques mois seulement l’âge limite pour les enfants à charge. La reconnaissance de ce contexte respecte tout à fait le caractère équitable sous-tendant l’objectif de la prise de mesures spéciales fondées des motifs d’ordre humanitaire. En effet, compte tenu du cadre juridique dans lequel les décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire doivent être rendues, ce contexte était essentiel dans l’évaluation des difficultés particulières sur lesquelles le demandeur s’appuyait – à savoir l’interruption de son établissement au Canada, la séparation de la famille et l’obligation de retourner dans un pays où il n’a ni famille ni soutien. Il fallait tenir compte du contexte au moment de décider si une personne raisonnable et impartiale conclurait que les difficultés auxquelles est exposé le demandeur justifient la prise de mesures spéciales. Sans donner d’explication, l’agent a simplement jugé que ce contexte n’était pas pertinent. Bref, l’analyse par l’agent de la situation du demandeur n’est pas justifiée au regard des dispositions législatives que doit respecter le décideur.

[16] Ces lacunes relevées dans l’analyse de l’agent minent le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. Par conséquent, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[17] Enfin, les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10848-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal datée du 22 août 2022 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10848-22

INTITULÉ :

ABAYOMI ADEDAPO ADESOJI-ATOYEBI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

LE 25 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Gökhan Toy

pour le demandeur

Margherita Braccio

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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