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Date : 20230817


Dossier : T-151-16

Référence : 2023 CF 1111

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2023

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

ANGELCARE CANADA INC.

- et -

EDGEWELL PERSONAL CARE CANADA ULC

- et -

PLAYTEX PRODUCTS, LLC

demanderesses/

défenderesses reconventionnelles

et

MUNCHKIN, INC.

- et -

MUNCHKIN BABY CANADA, LTD.

défenderesses/

demanderesses reconventionnelles

ORDONNANCE ET MOTIFS :

[1] Les présents motifs et ordonnance portent sur quatre questions :

  • le droit à une injonction;

  • le droit à la restitution des profits;

  • le droit à des dommages-intérêts punitifs;

  • la question de savoir qui, des trois demanderesses, a droit à une réparation pécuniaire (dommages-intérêts ou restitution des profits) et, le cas échéant, pour quelle période.

[2] La présente affaire découle d’une ordonnance rendue le 23 septembre 2022 dans la foulée d’une autre ordonnance, datée du 7 mai 2021, laquelle prévoyait la tenue d’une audience pour l’examen du droit à des réparations à la suite de la décision de la Cour sur la question de l’interprétation, de la contrefaçon et de la validité des revendications (Angelcare Canada Inc. c Munchkin, Inc, 2022 CF 507). L’ordonnance de disjonction initiale avait été rendue le 25 août 2016.

[3] Je tiens à préciser que la présente ordonnance ne traite pas en tant que tel de la quantification réelle de l’indemnisation due aux demanderesses selon le succès qu’elles ont obtenu au terme du long procès dans lequel ont été examinées 117 revendications réparties dans six brevets différents. L’ordonnance se limite à la question du droit à certaines réparations énumérées et à la question de savoir qui y ont droit.

[4] Le droit à un jugement déclaratoire concernant la contrefaçon de diverses revendications par les cartouches (aussi appelées cassettes) et les assemblages de cartouches et de seaux à couches des défenderesses a déjà été tranché. La Cour a jugé que ce sont principalement les cartouches de première, deuxième et troisième générations des défenderesses qui contrefont les diverses revendications des six brevets en litige. La seule exception concerne les cartouches de quatrième génération de Munchkin lorsqu’elles sont assemblées avec les seaux à couches des défenderesses. Cette conclusion est formulée comme suit :

[traduction]

Déclare que les cartouches des générations 1, 2, 3 et 4 des défenderesses contrefont les revendications 11, 12, 13, 16, 18, 19, 22 et 23 du brevet 128 lorsqu’elles sont assemblées avec les seaux PAIL et STEP des défenderesses.

D’après ce que je comprends, l’indemnisation possible pour les assemblages comprenant les cartouches de quatrième génération et les seaux à couches PAIL et STEP des défenderesses sera probablement très limitée. Ainsi, et sans nécessairement exclure une autre réparation concernant les cartouches de quatrième génération, la quantification de l’indemnisation sera probablement centrée sur les générations précédentes des différentes cartouches produites par les défenderesses.

[5] La Cour abordera à tour de rôle les diverses questions soulevées par les parties.

I. Droit à une injonction

[6] Les demanderesses ont sollicité une injonction permanente concernant les cartouches de quatrième génération utilisées en combinaison avec les seaux à couches PAIL et STEP. Cette injonction a déjà été accordée. Par conséquent, à cette étape-ci, la Cour n’examinera que la possibilité d’accorder une injonction permanente concernant les cartouches des générations 1, 2 et 3.

[7] En ce qui concerne ces trois générations, les défenderesses soutiennent qu’elles ont été retirées du marché canadien. Selon elles, une injonction n’est donc pas nécessaire. Les demanderesses soutiennent quant à elles que l’injonction sollicitée vise à garantir que les cartouches des défenderesses demeureront hors du marché canadien. À l’audition de la requête, la Cour a demandé s’il existait encore des cartouches des générations 1, 2 et 3 à l’extérieur du Canada. L’avocat des défenderesses ne le savait pas. Je crois comprendre que les défenderesses laissent entendre que l’absence de preuve d’une violation imminente milite contre l’octroi de l’injonction.

[8] L’article 57 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 [la Loi], prévoit expressément le recours à une injonction permanente. Cela semble être la conséquence naturelle en cas de conclusion de contrefaçon de brevets de la part d’un défendeur. Dans la décision Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 113 [Eurocopter ou Bell Helicopter], nous lisons que l’injonction « sera habituellement accordée dans le cas d’une contrefaçon ou d’une menace de contrefaçon, sauf s’il y a une raison équitable de ne pas le faire, comme un acquiescement, un long délai, l’absence de mains nettes, un caractère abusif ou une insignifiance » (para 397). La prétention des défenderesses selon laquelle il n’y a pas de preuve de contrefaçon de brevet imminente, de sorte que la Cour devrait s’abstenir d’accorder une injonction, n’est pas convaincante.

[9] Pour commencer, si les défenderesses n’ont pas l’intention de commercialiser au Canada leurs cartouches des générations 1, 2 et 3, elles ne devraient pas s’inquiéter qu’une injonction soit accordée avant l’expiration des divers brevets en cause.

[10] De plus, une injonction permanente constitue la réparation habituelle contre toute contrefaçon future. Si l’octroi d’une indemnité (article 55), que ce soit sous forme de dommages‐intérêts ou de restitution des profits (aussi appelée restitution des bénéfices), est une réparation essentielle pour la contrefaçon antérieure, il persiste un risque en ce qui concerne les produits qui ont été jugés contrefaits. L’existence d’une injonction permettrait aux demanderesses d’invoquer l’outrage au tribunal en cas de violation de l’ordonnance.

[11] Enfin, l’octroi d’une injonction permanente contre les générations précédentes de produits contrefaits n’est certainement pas sans précédent. Notre Cour a ordonné une telle injonction dans les décisions Bauer Hockey Corp c Easton Sports Canada Inc., 2010 CF 361, et dans Eurocopter.

[12] Dans la décision Jay-Lor International Inc c Penta Farm Systems Ltd, 2007 CF 358, [2007] ACF no 688 (QL), notre Cour a refusé d’accorder l’injonction demandée, déclarant que « [l]es défenderesses n’ayant pas produit de mélangeur vertical contrefait depuis le 1er mai 2005, il n’y a pas lieu, à mon avis, de prononcer une injonction ou de rendre une ordonnance de restitution des unités de contrefaçon » (para 263). Dans le cas qui nous occupe, on ne sait pas si les cartouches de génération 1, 2 et 3 sont toujours offertes à l’extérieur du Canada et si l’injonction peut être utile.

[13] Enfin, les six brevets en litige n’expireront pas avant 2028 (le brevet 128 expire le 2 mai 2028, tandis que les brevets 384, 159, 421, 312 et 415 expirent le 3 octobre 2028). Si l’injonction visait une courte période de quelques mois, il aurait peut-être été plus facile de trouver des arguments militant contre l’octroi d’une injonction, dont l’effet aurait pu être perçu comme étant moindre. Ce n’est bien évidemment pas le cas en l’espèce. L’incertitude concernant l’existence des cartouches des générations 1, 2 et 3 et le fait que les brevets demeureront valides pendant de nombreuses années militent en faveur de l’octroi de la réparation habituelle à la contrefaçon de brevet, à savoir l’injonction expressément prévue à l’alinéa 57(1)a) de la Loi.

[14] Par conséquent, les demanderesses ont droit à une injonction permanente concernant les cartouches de génération 1, 2 et 3 qui contrefont les brevets en litige.

II. Droit de choisir entre les dommages-intérêts et la restitution des profits

[15] Les demanderesses souhaitent pouvoir décider à une date ultérieure, une fois la communication préalable terminée, entre l’octroi de dommages-intérêts et la restitution des profits aux fins de l’établissement des dommages subis en raison de la contrefaçon. Bien que la Cour ait d’abord eu l’impression que les demanderesses feraient leur choix à ce stade‐ci, il a été très clair au cours de l’audience que ce ne serait pas le cas. En effet, l’information financière permettant de faire un choix éclairé entre les dommages-intérêts et la restitution des profits est, selon elles, insuffisante.

[16] La question est donc celle de savoir si la Cour devrait refuser aux demanderesses la possibilité de choisir la méthode de la restitution des profits pour l’indemnisation d’ordre pécuniaire découlant de la contrefaçon des brevets.

[17] L’article 55 de la Loi prévoit que quiconque contrefait un brevet « [e]st responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir [...] ». Il y a aussi la possibilité de demander, en vertu de l’alinéa 57(1)b) de la Loi, la réparation en equity que constitue la restitution des profits.

[18] Les dommages-intérêts correspondent à la perte subie par un demandeur ayant eu gain de cause : ils ne représentent pas le montant des profits réalisés par le contrefacteur. Pour la restitution des profits, on tentera de mesurer les profits réalisés par le contrefacteur. Comme la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans l’arrêt Nova Chemicals Corp c Dow Chemical Co, 2022 CSC 43 [Nova Chemicals], au paragraphe 7, « [l]es dommages‐intérêts indemnisent le titulaire d’un brevet de toutes les pertes pécuniaires ayant un lien de causalité avec la contrefaçon qu’il a subies après l’octroi du brevet. [...] Les dommages‐intérêts peuvent comprendre les profits perdus sur les ventes ou en raison d’une diminution des prix et la perte de revenus liée notamment aux possibilités d’octroi de licences ». La restitution des profits cible les profits réalisés par le contrefacteur. La Cour suprême a dit, au paragraphe 7 de l’arrêt Nova Chemicals, que « [l]a remise des profits consiste à exiger que le contrefacteur restitue tous les profits ayant un lien de causalité avec la contrefaçon de l’invention qui ont été réalisés après l’octroi du brevet ».

[19] Les défenderesses insistent pour dire que comme la restitution des profits est une réparation en equity, les demanderesses n’ont pas automatiquement la possibilité de faire un choix entre les deux options. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de refuser la possibilité de faire ce choix et de forcer les demanderesses à solliciter des dommages-intérêts plutôt qu’une restitution des profits.

[20] Les avocats des défenderesses font en outre valoir que les questions suivantes doivent être examinées pour déterminer si la restitution des profits doit être retirée des options possibles :

  • a)les procédures se sont déjà avérées complexes et longues; 117 revendications dans six brevets différents ont dû être traitées dans le cadre du procès; tout au long du long procès, les demanderesses ont présenté des arguments faibles plutôt que de se concentrer sur des arguments plus solides, notamment en ce qui concerne les cartouches de quatrième génération qui auraient dû être reconnues beaucoup plus tôt comme ne divulguant pas d’élément essentiel (le biseau);

  • b)le type de communication préalable que suppose la restitution des profits ne devrait pas être autorisé. Les défenderesses prétendent que la portée de la communication préalable doublerait, car elle inclurait les entreprises des demanderesses de même que celles des défenderesses;

  • c)il a fallu attendre la fin du procès pour que les demanderesses divulguent tous les faits en ce qui concerne leurs droits relativement à la contrefaçon et aux dommages‐intérêts;

  • d)la restitution des profits produit des résultats peu fiables.

[21] Les demanderesses reconnaissent évidemment le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’autoriser le choix : elles n’ont rien soutenu qui n’allait pas dans ce sens. Toutefois, le pouvoir discrétionnaire ne doit pas être exercé de façon arbitraire. Dans l’arrêt Nova Chemicals, la Cour suprême du Canada a conclu que les juges, au moment d’exercer leur pouvoir discrétionnaire, « peuvent tenir compte des conséquences d’une telle ordonnance sur le plan pratique, tel que son caractère opportun, le comportement répréhensible des parties et le fait que le titulaire d’un brevet réalise lui‐même ou non l’invention ». Comme la Cour d’appel fédérale l’a déclaré dans Apotex Inc c Bristol-Myers Squibb Co, 2003 CAF 263, au paragraphe 14 :

Le fait que les mesures de redressement en equity soient discrétionnaires signifie que l’intimée ne peut choisir de plein droit d’obtenir la restitution des bénéfices. Ceci dit, une mesure de redressement discrétionnaire n’est pas pour autant arbitraire. À défaut d’une preuve qu’il existe un obstacle à l’obtention d’une mesure de redressement d’equity, un demandeur peut s’attendre à ce que le redressement qu’il sollicite lui soit accordé en conformité avec les principes régissant sa disponibilité. Le fait que la question de l’exclusion d’une mesure de redressement se pose en equity ne signifie pas non plus qu’un demandeur doive réfuter tous les motifs pour lesquels il pourrait possiblement ne pas avoir droit à ce redressement. Une partie ne peut argumenter que son adversaire n’a pas suffisamment réfuté un motif d’empêchement donné. Somme toute, il n’existe aucune raison de ne pas trancher la question du droit de l’intimée de choisir d’obtenir la restitution des bénéfices dans la partie de l’instance portant sur la responsabilité. Puisque l’appelante a affirmé ne pas s’appuyer sur des faits particuliers pour soutenir que l’intimée n’avait pas droit à la restitution des bénéfices, le juge de première instance peut trancher la question du droit de l’intimée sur la base de la preuve présentée par cette dernière.

[22] Dans la décision Bayer Inc. c Cobalt Pharmaceuticals Company, 2016 CF 1192 [Bayer Inc], notre Cour a indiqué qu’il « est de pratique courante dans les affaires de contrefaçon de brevet de permettre au demandeur de choisir entre des dommages-intérêts et la restitution des bénéfices ». Cela dit, notre Cour a déclaré que « cette pratique ne crée pas un droit de faire un choix », mais dépend plutôt de l’exercice du pouvoir discrétionnaire « sous réserve des principes régissant sa disponibilité » (para 6). Quoi qu’il en soit, les « principes régissant sa disponibilité » semblent essentiellement les mêmes que ceux régissant généralement l’octroi d’une réparation en equity : « le demandeur n’est pas sans reproche; le demandeur a indûment tardé à intenter la poursuite; le demandeur a indûment tardé à poursuivre l’instance; la complexité d’une restitution des bénéfices, ou encore la conduite du contrefacteur » (para 10). Dans la décision Bayer Inc., la Cour a conclu que les demanderesses avaient le droit de choisir.

[23] La décision Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limited, 2015 CF 364 [Marlboro], qui porte sur les marques de commerce, est à mon avis instructive, car on y énonce les principes régissant la disponibilité de la réparation. En particulier, le juge de Montigny, qui siégeait alors à notre Cour, a conclu que, bien que les parties qui obtiennent gain de cause n’aient pas droit à la restitution des bénéfices, [traduction] « elles ne devraient pas se voir refuser cette possibilité en l’absence d’un motif convaincant » (para 21). D’ailleurs, la Cour d’appel (Philip Morris Products S.A. c Marlboro Canada Limited, 2016 CAF 55) a entièrement et explicitement souscrit à cette approche aux paragraphes 8 et 18 de ses motifs, déclarant que « [l]e juge n’a pas commis une erreur en énonçant qu’il ne refuserait pas d’accorder aux intimées une restitution des bénéfices en l’absence de motifs convaincants » (para 18). Par conséquent, il semble que l’on puisse partir du fait que cette réparation est possible, mais que la Cour doit tenir compte des motifs invoqués pour refuser la restitution des profits afin de déterminer s’ils sont convaincants ou non.

[24] Dans la décision Marlboro, notre Cour n’a trouvé aucun motif convaincant. Bien que l’affaire Marlboro ait porté sur la restitution des profits tirés de la contrefaçon de marques de commerce, les principes sont les mêmes dans le contexte de la contrefaçon de brevets. La réparation est la même et les règles régissant la réparation en equity ne sont pas différentes. Dans la décision Marlboro, notre Cour n’a pas trouvé de motifs convaincants de refuser la restitution des profits à la partie qui a eu gain de cause. Aucun motif convaincant n’a été démontré non plus dans la présente affaire dont est saisie la Cour.

[25] En l’espèce, l’argument avancé par les défenderesses se résume à la complexité des procédures qui, selon elles, suppose des difficultés d’ordre pratique.

[26] Il ne fait aucun doute que la présente affaire de contrefaçon a été complexe; les chiffres parlent d’eux-mêmes : six brevets en instance, 117 revendications qui auraient été contrefaites, quatre générations de cartouches Munchkin et de multiples combinaisons de cartouches et de seaux à couches. Cependant, on n’a pas démontré que ces difficultés et complexités au procès se traduisent par le même genre de complexités et de difficultés lorsqu’il est question des réparations possibles si les demanderesses sont autorisées à choisir la restitution des profits.

[27] L’avantage de la restitution des profits, d’un point de vue conceptuel, a été décrit avec éloquence par la majorité des juges de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2020 CAF 141, [2021] 1 RCF 441, qui lie notre Cour :

[18] Si l’arsenal des tribunaux en matière de réparation se limitait à l’allocation de dommages-intérêts, il serait parfois avantageux pour certains de s’adonner à la contrefaçon. Pour eux, les dommages‐-intérêts compensatoires ne seraient en effet rien de plus que des frais raisonnables à acquitter pour contrefaire un brevet en vue d’en tirer des profits supérieurs. Dans ce cas, les inventeurs ne bénéficieraient plus du droit exclusif d’exploiter leur invention, mais auraient simplement le droit d’exiger le paiement de frais pour l’exploitation non autorisée de celle-ci. De fait, d’importants intérêts financiers inciteraient les contrefacteurs à violer le monopole conféré par le brevet. Une telle réalité sonnerait le glas du marché prévu par la Loi sur les brevets.

[19] Heureusement, l’arsenal des tribunaux en matière de réparation n’est pas vide. Les tribunaux disposent en effet d’une autre arme pour protéger et défendre le droit à l’exclusivité des titulaires de brevet et, partant, le marché prévu par la Loi sur les brevets : la restitution des profits.

[20] La restitution des profits a pour objet non pas de réparer un préjudice subi, mais plutôt d’en dépouiller l’auteur des profits réalisés grâce à la contrefaçon. Les tribunaux écartent ainsi toute incitation financière à la contrefaçon. Les contrefacteurs en puissance comprennent que la contrefaçon ne paie pas, car, si elle était découverte, tous les profits qu’ils en auraient tirés leur seraient retirés. La possibilité d’être condamnés à la restitution des profits leur rappelle qu’il vaut mieux éviter d’enfreindre les droits à l’exclusivité conférés par les brevets et consacrer plutôt leur temps à des activités licites plus bénéfiques. Ainsi, la restitution des profits renforce le marché prévu par la Loi sur les brevets. Si les conséquences auxquelles s’exposent les contrefacteurs qui violent le monopole conféré par la loi aux titulaires de brevet sont insuffisantes, le marché prévu par la Loi sur les brevets ne tient plus, l’esprit d’innovation s’essouffle et une source de richesse publique s’appauvrit.

[21] Cet objet ressemble au rôle de la restitution des profits dans le maintien d’autres importantes dynamiques et relations reconnues par la loi. À titre d’exemple, la restitution des profits joue un rôle déterminant dans la protection et la défense de la relation entre les fiduciaires et leurs bénéficiaires, car elle supprime tout motif de nuire à cette relation. Voir, par exemple, Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177, au paragraphe 75; Hodgkinson c. Simms, [1994] 3 R.C.S. 377, aux pages 453 et 454, 1994 CanLII 70; I.M. Jackman, « Restitution for Wrongs » (1989), 48 :2 Cambridge L.J. 302, à la page 304; James Edelman, Gain-Based Damages: Contract, Tort, Equity and Intellectual Property (Oxford, Portland, OR : Hart, 2002), aux pages 83 à 86.

[28] La Cour d’appel met en garde contre le caractère punitif de la restitution des profits. Les dommages-intérêts exemplaires sont des montants supplémentaires ajoutés aux autres réparations. En fait, comme nous le verrons, l’octroi de dommages-intérêts punitifs est régi par ses propres règles. L’objet de la restitution des profits est que le titulaire du brevet reçoive « la restitution des profits que le contrefacteur a acquis au moyen de la contrefaçon du brevet, correctement interprété et compris, ni plus, ni moins » (para 33). L’objectif de restitution de cette réparation doit être reconnu, car les défenderesses pourraient sinon bénéficier d’un enrichissement indu en contrefaisant les brevets des demanderesses par des générations de produits de Munchkin.

[29] En l’absence d’une démonstration de la part des défenderesses des complications et des difficultés qu’elles auraient si les demanderesses choisissaient de demander une restitution des profits, la Cour est portée à permettre ce choix en raison de l’avantage de la restitution des profits pour ce qui est de la protection du marché que prévoit la Loi sur les brevets, peu importe s’il y a un droit présumé à cette réparation ou s’il est pratique courante de permettre le choix.

[30] Il ne fait aucun doute qu’il y a des cas où le choix devrait être refusé, comme l’a conclu la Cour dans la décision Rovi Guides, Inc c Bell Canada, 2022 CF 1388 [Rovi] (para 582‐643). Dans cette affaire, notre Cour a conclu que la contrefaçon n’avait pas été établie, de sorte qu’il n’était pas nécessaire de discuter des réparations. Elle a néanmoins exprimé son point de vue dans l’éventualité où la Cour d’appel parviendrait à des conclusions sur la contrefaçon en faveur des demandeurs. La décision Rovi fournit une analyse utile des réparations auxquelles la demanderesse aurait pu avoir droit dans cette affaire si elle avait eu gain de cause.

[31] Pour nos besoins, c’est l’analyse concernant la restitution des profits qui est intéressante. Dans la décision Rovi, dans plus de 50 paragraphes (para 589‐643), la Cour a examiné l’affirmation de Rovi selon laquelle la restitution des profits devrait être possible. Quatre facteurs ont été évalués : la complexité du calcul de la restitution des profits; la conduite du breveté; la bonne foi des défenderesses et la question de savoir si le breveté ne fait pas concurrence aux défenderesses ou si elle accorde régulièrement des licences pour ses brevets.

[32] La Cour avait à sa disposition une vaste preuve d’expert sur la complexité du calcul d’une restitution des profits (ce qui a mené à l’argument concernant le manque de précision des résultats). Elle a jugé que la conduite de Rovi n’était pas irréprochable au regard du retard dans la poursuite des demandes de brevet, et déclaré que [traduction] « les modifications tardives apportées à certains de ses brevets mènent inévitablement à la conclusion que le retard dans la poursuite des demandes de brevet était délibéré et faisait partie intégrante de la stratégie d’affaires de Rovi » (para 623). La Cour a conclu que Rovi a tenté de [TRADUCTION] « déjouer le système », ce qui [TRADUCTION] « va à l’encontre de l’objectif de restitution que suppose la restitution des profits » (para 625).

[33] Dans la décision Rovi, la Cour a également tenu compte de la conduite des défenderesses. Elle a conclu que la preuve ne démontrait aucune contrefaçon délibérée qui pourrait nécessiter des mesures dissuasives. Enfin, le fait que Rovi ne réalisait pas sa propre invention (en supposant qu’il y ait eu contrefaçon, aux fins de la discussion) ne constituerait pas une raison de refuser le choix d’une restitution des profits, citant l’arrêt Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada ULC, 2021 CAF 154 aux para 75‐80. De toute évidence, cette considération n’est pas pertinente en l’espèce.

[34] Dans la décision Rovi, après avoir examiné attentivement les éléments de preuve présentés par les parties, la Cour a refusé d’autoriser la restitution des profits, en raison notamment de la complexité démontrée du calcul de la restitution des profits dans les circonstances de cette affaire et de la conduite de Rovi dans la poursuite de ses demandes de brevet.

[35] Dans la décision Marlboro, notre Cour, sous la plume du juge de Montigny, a fait le même genre d’analyse. Sans affirmer qu’il existe un droit à la restitution des profits, ou même une présomption, la Cour a considéré que son rôle consistait à accorder le choix, à moins qu’il y ait des raisons impérieuses de refuser la réparation en equity. Comme je l’ai déjà mentionné, cette approche a été explicitement adoptée par la Cour d’appel. Ainsi, dans la décision Marlboro, la Cour a examiné un certain nombre de facteurs.

[36] La conduite de la demanderesse a été examinée en premier. Le retard à porter une affaire devant les tribunaux a été considéré comme une conduite qui n’est pas irréprochable. La complexité de la restitution des profits a ensuite été examinée. La Cour a expliqué qu’une restitution des profits pourrait ne pas être appropriée dans les cas où l’exercice serait complexe et litigieux, conduisant à des procédures longues et compliquées. Mais cela, en soi, ne suffit pas. La complexité doit être mesurée en regard des montants en jeu ainsi que des difficultés que comporte le calcul des dommages-intérêts. En effet, ce calcul est peut-être aussi complexe que la restitution des profits. Il n’y a aucune raison de croire que l’une ou l’autre de ces méthodes sera considérablement moins complexe ou litigieuse. Dans la décision Marlboro, la Cour a conclu que le facteur de la complexité était neutre.

[37] La Cour a également tenu compte de la conduite du contrefacteur et des dommages-intérêts subis par la demanderesse. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de violation flagrante de la marque de commerce en raison d’une question juridique véritablement nouvelle. En ce qui concerne les dommages-intérêts, elle a reconnu que leur pertinence quant à la question du droit de choisir n’est généralement pas grande. Après tout, l’objectif de la restitution des profits est de déterminer les profits indûment réalisés, et ainsi de restituer les profits indûment reçus à leurs propriétaires légitimes. Ce qui est intéressant dans l’affaire Marlboro, outre le fait que les circonstances de l’affaire étaient très différentes (comme elles le sont habituellement), c’est que la Cour a indiqué clairement que les questions liées à la preuve ne doivent pas être tranchées à l’étape de la détermination des dommages‐intérêts.

[38] En fin de compte, dans cette affaire, la Cour n’a pas trouvé les motifs convaincants nécessaires pour refuser le choix :

[traduction]

[45] Tout bien considéré, je suis d’avis qu’ITL devrait avoir le droit de choisir la restitution des profits. Aucun des facteurs ou « obstacles » dont il faut tenir compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour permettre le recours à la restitution des profits n’empêche cette option. Par conséquent, si les défenderesses choisissent la restitution des profits après l’interrogatoire préalable des demanderesses, il incombera aux demanderesses d’établir quelle partie de leurs profits ne découle pas de la violation des droits des défenderesses.

Comme il a déjà été mentionné, la Cour d’appel a souscrit directement à cette conclusion, car elle a déclaré au paragraphe 18 de sa décision que « [l]e juge n’a pas commis une erreur en énonçant qu’il ne refuserait pas d’accorder aux intimées une restitution des bénéfices en l’absence de motifs convaincants (motifs du juge, au para 21) ».

[39] En l’espèce, il n’y a tout simplement aucune allégation fondée concernant un quelconque motif de refuser aux demanderesses la possibilité de procéder, en temps opportun, à une restitution des profits. Il n’y a aucune preuve concernant la complexité et les difficultés associées à la restitution des profits en l’espèce. L’inconduite des demanderesses qui a été invoquée découle en grande partie du fait que de nombreuses revendications dans six brevets différents ont donné lieu à un litige complexe. Je ne suis néanmoins pas prêt à accepter que le fait de revendiquer des droits relativement à un brevet, surtout lorsque le litige se solde par un certain succès, mène à une conclusion d’inconduite de la part du breveté. Il est rare que des litiges prolongés soient la responsabilité d’une seule partie : c’est un jeu qui se joue à deux.

[40] Comme dans l’affaire Marlboro, je me trouve dans l’impossibilité de conclure, au vu du dossier dont dispose la Cour, que la restitution des profits, si elle doit être choisie, entraînerait un processus plus complexe et moins litigieux que l’octroi de dommages-intérêts. La preuve n’est tout simplement pas suffisante pour que je puisse tirer ce genre de conclusion. De plus, il n’est pas utile de chercher à établir si la contrefaçon était flagrante ou non, car les défenderesses prétendent avoir tenté d’éviter la contrefaçon. Je suis plutôt d’avis que la restitution des profits est appropriée en l’espèce pour répondre à l’objectif de restituer les profits indûment perçus à celles qui auraient dû légitimement les percevoir. Le dossier est tout simplement insuffisant pour que la Cour conclue que la restitution des profits serait une méthode indûment complexe et litigieuse par rapport à l’octroi de dommages-intérêts.

[41] Par conséquent, les demanderesses ont le droit de choisir entre les dommages-intérêts et la restitution des profits.

III. Droit à des dommages-intérêts punitifs

[42] Les demanderesses prétendent avoir droit à des dommages-intérêts punitifs en l’espèce. Les défenderesses soutiennent quant à elles avec vigueur qu’il n’a pas été établi que l’octroi de dommages-intérêts punitifs était justifié. À mon avis, elles ont raison. Le droit en matière de dommages-intérêts punitifs favorise la position des défenderesses en l’espèce.

[43] Il ne fait aucun doute que des dommages-intérêts punitifs peuvent être accordés dans les affaires concernant des brevets. Comme il a été mentionné dans l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595 [Whiten], bien que les dommages-intérêts punitifs n’aient pas été largement accordés avant les années 1970, la Cour suprême a reconnu leur validité dès 1886 (Collette c Lasnier (1886), 13 RCS 563) : les affaires en matière de brevet semblent naturellement appropriées pour l’octroi de dommages-intérêts punitifs, dont les objectifs sont le châtiment, la dissuasion et la dénonciation (Whiten, au para 43). En fait, la Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Bell Helicopter Textron Canada Limitée c Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, [2013] ACF no 1043 (QL), aux paragraphes 163 et suivants, et plus précisément aux paragraphes 180 à 184 [Bell Helicopter], l’octroi de dommages-intérêts punitifs dans une affaire de brevet, qui ont fini par s’élever à 1 000 000 $ (Airbus Helicopters SAS c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2019 CAF 29). Qui plus est, personne ne conteste le fait que la question de l’octroi de dommages-intérêts punitifs doit être traitée à ce stade-ci, alors que la quantification des dommages-intérêts le sera ultérieurement.

[44] L’arrêt Bell Helicopter est la seule décision connue des parties où des dommages-intérêts punitifs ont été accordés à l’égard d’un comportement qui n’était pas considéré comme étant un « comportement répréhensible affiché par un plaideur au procès ou [...] un abus de procédure, notamment lorsqu’au mépris de l’ordonnance lui enjoignant de les cesser, une partie poursuit des activités qui, selon la Cour, constituent une contrefaçon » (Dimplex North America Ltd c CFM Corporation, 2006 CF 586, au paragraphe 123 [Dimplex]). Dans la décision Dimplex, la Cour faisait référence aux affaires Lubrizol Corp c Imperial Oil Ltd, [1996] 3 CF 40, et à Apotex Inc c Merck & Co, 2002 CFPI 626, [2002] ACF no 840 (QL). Je n’ai pas trouvé d’autres affaires, à l’exception de l’arrêt Bell Helicopter, où des dommages-intérêts punitifs ont été accordés pour un comportement qui ne comporte pas le genre de comportement répréhensible que l’on retrouve dans ces deux affaires.

[45] Cela ne signifie évidemment pas que des dommages-intérêts punitifs ne peuvent pas être accordés dans des affaires concernant des brevets. L’affaire Bell Helicopter en est un bon exemple. Toutefois, « des allégations de contrefaçon délibérées et volontaires ne sont pas suffisantes, à elles seules, pour justifier une demande de dommages-intérêts punitifs » (Bauer Hockey Corp c Sport Maska Inc, (Reebok-CCM Hockey), 2014 CAF 158 au para 25 [Bauer]), malgré le fait que des dommages-intérêts punitifs peuvent être accordés sans qu’il y ait eu un comportement répréhensible.

[46] La question qui se pose alors est la suivante : dans quelles situations devrait-on envisager d’accorder des dommages-intérêts punitifs? L’arrêt de principe demeure Whiten, où la Cour suprême du Canada énonce, au paragraphe 36, le critère souvent cité :

Exceptionnellement, des dommages-intérêts punitifs sont accordés lorsqu’une conduite « malveillante, opprimante et abusive [...] choque le sens de la dignité de la cour » : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, par. 196. Ce critère limite en conséquence de tels dommages-intérêts aux seules conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable. Parce qu’ils ont pour objet de punir le défendeur plutôt que d’indemniser le demandeur (la juste indemnité à laquelle ce dernier a droit ayant déjà été déterminée), les dommages‐intérêts punitifs chevauchent la frontière entre le droit civil (indemnisation) et le droit criminel (punition).

Dans l’arrêt Bauer, la Cour d’appel a fourni sa propre formulation du critère de Whiten au paragraphe 19 :

Les dommages-intérêts punitifs, comme leur nom l’indique, visent à punir. À ce titre, ils constituent une exception à la règle générale, tant en common law qu’en droit civil, selon laquelle les dommages-intérêts visent à indemniser la personne lésée et non à punir l’auteur du méfait. On peut accorder des dommages-intérêts punitifs lorsque la mauvaise conduite du défendeur est si malveillante, opprimante et abusive qu’elle choque le sens de dignité du juge. Les dommages-intérêts punitifs n’ont aucun lien avec ce que le demandeur est fondé à recevoir au titre d’une indemnisation. Ils visent non pas à indemniser le demandeur, mais à punir le défendeur. C’est le moyen par lequel le juge exprime son indignation à l’égard du comportement inacceptable du défendeur, lorsque ce comportement est véritablement outrageant. Ils revêtent le caractère d’une amende destinée à dissuader le défendeur et les autres d’agir ainsi : Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, aux paragraphes 196 à 199 (Hill); Whiten c. Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18, [2002] 1 R.C.S. 595 (Whiten); paragraphe 36.

[Souligné dans l’original.]

[47] Divers facteurs peuvent influer sur la gravité du caractère répréhensible du comportement et justifier une condamnation à des dommages-intérêts punitifs. Dans l’arrêt Whiten, les juges majoritaires en ont cerné sept, tirés de la jurisprudence : « Plus la conduite est répréhensible, plus les limites rationnelles de la somme susceptible d’être accordée seront élevées » [italique dans l’original] (para 112). Ces facteurs ont été résumés comme suit dans l’arrêt Bauer :

[20] De nombreux facteurs peuvent influer sur la gravité du caractère répréhensible du comportement du défendeur et justifier une condamnation à des dommages-intérêts punitifs. En voici quelques-uns : a) le fait que la conduite répréhensible ait été préméditée et délibérée; b) l’intention et la motivation du défendeur; c) le caractère prolongé de la conduite inacceptable du défendeur; d) le fait que le défendeur ait caché sa conduite répréhensible ou tenté de la dissimuler; e) le fait que le défendeur savait ou non que ses actes étaient fautifs; f) le fait que le défendeur ait ou non tiré profit de sa conduite répréhensible; g) le fait que le défendeur savait que sa conduite répréhensible portait atteinte à un intérêt auquel le demandeur attachait une grande valeur (Whiten, au paragraphe 113).

[48] Comme nous l’avons déjà souligné, la seule affaire de brevet dans laquelle des dommages-intérêts punitifs ont été accordés demeure Bell Helicopter, arrêt de la Cour d’appel rendu avant l’arrêt Bauer (les deux arrêts ont été rédigés par le juge Mainville au nom de la Cour d’appel).

[49] Dans l’arrêt Bell Helicopter, la Cour d’appel a souligné que « la preuve démontre que des doutes ont été soulevés par des employés de Bell Helicopter au sujet de ces similitudes [à propos du train d’atterrissage breveté et celui utilisé par Bell Helicopter], mais qu’ils n’ont pas été pris en compte par la direction de l’entreprise » (para 186). La Cour fait expressément référence au paragraphe 433 de la décision de la Cour fédérale (Eurocopter), dont elle cite les extraits suivants : « il existe une preuve évidente de mauvaise foi et de conduite inacceptable de la part de Bell »; « l’aveuglement volontaire ou de détournement délibéré et planifié de l’invention revendiquée »; et « la contrefaçon du brevet 787, par la fabrication et l’utilisation du train Legacy [mis au point par Eurocopter] n’était pas innocente ou accidentelle ».

[50] La cour de première instance et la Cour d’appel ont toutes deux insisté sur l’appropriation par Bell Helicopter de l’invention de quelqu’un d’autre. En fait, Bell Helicopter s’est servi de cette invention comme s’il s’agissait de la sienne, afin de promouvoir son hélicoptère. La Cour d’appel a écrit ceci aux paragraphes 191 et 192 :

[191] La preuve démontre aussi que Bell Helicopter a fait la promotion du train d’atterrissage Legacy contrefait comme si elle en était l’inventeur au moyen d’un article rédigé par un de ses principaux spécialistes du personnel technique. Il est écrit dans cet article (JB-224, DA, vol. 21, onglet 342, à la p. 5754) qu’un [traduction] « train d’atterrissage à patins de type “traineau” a été conçu pour la première fois par Bell Helicopter pour l’intégrer dans son nouvel hélicoptère civil, le modèle 429. Ce type de train d’atterrissage a été retenu à cause du comportement dynamique amélioré (résonance-sol) et du poids inférieur ». (Je souligne). Bell Helicopter a aussi fait la promotion de son hélicoptère Bell 429 équipé du train d’atterrissage Legacy contrefait : motifs, par. 267.

[192] Lorsqu’une personne contrefait un brevet dont la validité est reconnue, s’approprie à son compte l’invention et en fait la promotion comme si elle lui appartenait en sachant cela contraire à la vérité, cette personne s’expose à des dommages‐intérêts punitifs lorsque la restitution des profits ou des dommages‐intérêts compensatoires ne permettr[ait] pas de réaliser les objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation d’une conduite de ce type. En effet, une conduite de ce type déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. Elle doit être dénoncée de façon à décourager de tels comportements à l’avenir et pour exprimer sa condamnation par l’ensemble de la collectivité.

[Souligné dans l’original.]

[51] De toute évidence, les cours fédérales ont justifié l’octroi de dommages-intérêts punitifs par un certain degré de turpitude qui allait bien au-delà du fait qu’il y avait contrefaçon du brevet en cause dans cette affaire.

[52] Les demanderesses reconnaissent, objectivement, que ce n’est pas le cas en l’espèce. Elles soutiennent néanmoins que l’octroi de dommages-intérêts punitifs devrait demeurer possible à l’étape de la quantification des dommages. Leur tentative d’établir les « conduites répréhensibles représentant un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable », afin que des dommages-intérêts punitifs puissent être accordés « exceptionnellement, [...] lorsqu’une conduite « malveillante, opprimante et abusive [...] choque le sens de la dignité de la cour » (Whiten, au para 36) est fondée sur les éléments suivants :

  • a)Munchkin a vu une occasion de tirer profit du système DiaperGenie, un seau mis au point par les demanderesses, en lançant ses propres cartouches de marque privée compatibles avec le système des demanderesses. En effet, le seau DiaperGenie était le joueur dominant et aucun tiers ne fournissait de cartouches compatibles. Bref, il y avait une occasion d’affaires évidente.

  • b)La preuve a montré que Munchkin avait effectué une recherche de brevet avant de lancer sa première génération de cartouches. Son concepteur de produits a reçu l’ordre, selon les termes employés dans le mémoire des faits et du droit des demanderesses, [traduction] « d’éviter de copier l’un des éléments du couvercle de la cassette de DiaperGeniepour éviter un éventuel litige en matière de brevet » (para 52). Les demanderesses soutiennent néanmoins qu’il y a eu faute parce que les générations suivantes de cartouches comportaient un biseau qui avait été ajusté pour être adapté aux seaux DiaperGenie.

  • c)La présence d’un biseau est soulevée parce que les cartouches de première génération, qui comportaient un biseau bien que le réceptacle de la cartouche de remplacement du seau DiaperGenie soit plat, n’ont pas pu être utilisées après que les demanderesses ont offert des seaux DiaperGenie munis d’un cône encliquetable pour assurer l’arrimage avec les cartouches biseautées [on se rappellera que les demanderesses ont créé ce nouveau système pour résoudre le problème d’orientation de la cartouche qui se déplaçait vers le haut avec les cartouches à fond plat. Il ne serait pas déplacé de noter que ce nouveau système a l’avantage supplémentaire de rendre inutilisables les cartouches à fond plat ou les cartouches biseautées dont l’angle n’est pas adéquat]. En réponse à cette évolution, les demanderesses soulèvent deux questions :

    1. Munchkin a communiqué avec un grand détaillant pour lui faire comprendre que l’anneau encliquetable pouvait être facilement retiré, permettant ainsi que se poursuive l’utilisation des cartouches de première génération;

    2. les demanderesses se sont également opposées à la mise au point de cartouches de deuxième génération dont l’angle de biseau était adéquat, permettant leur utilisation avec l’anneau encliquetable, ce dernier étant finalement devenu une caractéristique intégrée du seau des demanderesses.

  • d)Enfin, les demanderesses contestent la « commercialisation stratégique » des cartouches de Munchkin, notamment le fait que les étiquettes sur les cartouches Munchkin (qui ne portaient pas la marque Munchkin et pour lesquelles un rabais d’environ 25 % était accordé) mentionnaient leur compatibilité avec les seaux des demanderesses, et le fait que les cartouches des défenderesses ont été offertes dans les mêmes points de vente au détail que les cartouches des demanderesses, à proximité des produits DiaperGenie.

[53] Essentiellement, les demanderesses se plaignent du fait que la reproduction intentionnelle de leurs cartouches par les défenderesses ne constituait pas une concurrence commerciale de bonne foi. Les défenderesses « tiraient parti » des efforts commerciaux et de la réussite des demanderesses. Elles ont cherché à profiter de la « base établie » des seaux des demanderesses sur le marché.

[54] En toute déférence, je ne vois pas comment la position avancée par les demanderesses satisfait à l’exigence voulant que l’inconduite alléguée représente un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable.

[55] Comme l’ont reconnu les demanderesses, la preuve montre que les défenderesses ont cherché à créer un produit qui serait compatible avec les seaux des demanderesses. À mon avis, il ne fait aucun doute que les défenderesses ont cherché à vendre leur produit comme cartouches de remplacement à utiliser avec les seaux Diaper Genie. Mais ce comportement, en soi, et le défaut de différencier leur produit de façon suffisante pour éviter la contrefaçon des brevets valides des demanderesses ne constituent pas le genre d’« écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable » qui peut entraîner des dommages-intérêts punitifs.

[56] Les défenderesses soutiennent, et je suis d’accord, qu’il n’y a rien de foncièrement répréhensible à mettre au point des produits compatibles. À moins qu’il n’y ait contrefaçon de brevet, cela constitue une innovation valide, et le régime de concession de brevets ne vise pas à décourager la recherche et le développement, mais plutôt à encourager l’activité économique en général (Free World Trust c Electro Santé Inc, 2000 CSC 66, [2000] 2 RCS 1024 au para 42). Les défenderesses ont choisi de faire concurrence aux demanderesses dans un domaine qui, selon elles, n’était pas couvert par les brevets des demanderesses. Leur manquement devrait être sanctionné par une restitution des profits ou des dommages-intérêts compensatoires (accompagnés d’une injonction). Mais il y a une raison pour laquelle le critère pour octroyer des dommages-intérêts punitifs est si élevé. Il ne faudrait pas que les dommages-intérêts punitifs puissent être invoqués dès qu’une contrefaçon a été démontrée.

[57] Il était tout à fait approprié que les défenderesses soulignent l’exigence que les éléments suivants, tirés de l’arrêt Whiten, au paragraphe 94, soient présents :

Pour cela, non seulement les plaideurs devront-ils rédiger avec plus de rigueur leurs prétentions au sujet des dommages‐intérêts punitifs dans les actes de procédure (voir le par. 87 ci-dessus), mais il serait également utile que le juge du procès fasse comprendre les points suivants au jury dans son exposé, en se répétant s’il le faut. (1) Les dommages-intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle. (2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. [...] (5) En règle générale, des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation. [...]

[58] En l’espèce, je n’ai rien trouvé qui puisse se comparer à ce qui a été jugé si offensant dans l’affaire Bell Helicopter, c’est-à-dire le fait que non seulement Bell Helicopter avait contrefait le brevet, mais qu’elle s’était approprié l’invention comme étant la sienne. Les cours ont conclu que c’est la turpitude qui a fait en sorte que le comportement outrepassait une certaine limite, rendant l’octroi de dommages-intérêts punitifs envisageable. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[59] Au contraire, les arguments avancés par les demanderesses me paraissent nettement insuffisants. Par conséquent, le fait de voir une occasion de tirer profit d’un système efficace peut légitimement être perçu comme une occasion d’affaires. Ce qui est répréhensible, c’est la violation du monopole conféré par la Loi. Toutefois, cela entraîne comme sanction la restitution des profits ou des dommages-intérêts compensatoires, particulièrement lorsque la preuve montre que les défenderesses ont donné des instructions visant à éviter de contrefaire les brevets. De même, le fait d’ajuster l’angle du biseau, alors que le contrefacteur ne croyait pas que son produit violait les brevets et qu’il avisait les détaillants qu’il était possible de retirer le cône encliquetable des seaux, ne constitue pas une « conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite » (Whiten, au para 94). Il s’agit simplement d’une tentative d’adaptation aux nouvelles circonstances. Ce n’est pas qu’il faille fermer les yeux sur le comportement, mais plutôt qu’il n’atteint pas le niveau de turpitude nécessaire pour justifier l’octroi de dommages-intérêts punitifs.

[60] Enfin, l’argument des demanderesses concernant la « commercialisation stratégique » m’a laissé quelque peu perplexe. Les demanderesses déplorent que les cartouches des défenderesses étaient exposées dans des magasins de détail où les cartouches des demanderesses étaient également exposées. Je ne vois rien de mal à ce qu’un détaillant présente des produits semblables côte à côte. Il s’agit d’une pratique pleine de bon sens. C’est particulièrement vrai pour les magasins à grande surface, qui représentent 80 % du marché. Par conséquent, il n’y a rien de répréhensible qui pourrait être retenu contre les défenderesses; il aurait plutôt été étrange si les défenderesses avaient choisi de ne pas commercialiser leurs produits dans des magasins à grande surface où se trouve 80 % du marché.

[61] Par conséquent, la Cour conclut que les demanderesses n’ont pas droit à des dommages-intérêts punitifs.

IV. Droit des demanderesses à une réparation

[62] L’article 55 de la Loi sur les brevets prévoit que le breveté peut réclamer des dommages-intérêts en cas de contrefaçon du brevet, mais également « toute personne se réclamant de celui‐ci ». Les paragraphes 55(1) et (2) sont libellés ainsi :

Contrefaçon et recours

Liability for patent infringement

55 (1) Quiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci du dommage que cette contrefaçon leur a fait subir après l’octroi du brevet.

55 (1) A person who infringes a patent is liable to the patentee and to all persons claiming under the patentee for all damage sustained by the patentee or by any such person, after the grant of the patent, by reason of the infringement.

Indemnité raisonnable

Liability damage before patent is granted

(2) Est responsable envers le breveté et toute personne se réclamant de celui-ci, à concurrence d’une indemnité raisonnable, quiconque accomplit un acte leur faisant subir un dommage après la date à laquelle le mémoire descriptif compris dans la demande de brevet est devenu accessible au public, en français ou en anglais, sous le régime de l’article 10 et avant la date de l’octroi du brevet, dans le cas où cet acte aurait constitué une contrefaçon si le brevet avait été octroyé à la date où ce mémoire descriptif est ainsi devenu accessible.

(2) A person is liable to pay reasonable compensation to a patentee and to all persons claiming under the patentee for any damage sustained by the patentee or by any of those persons by reason of any act on the part of that person, after the specification contained in the application for the patent became open to public inspection, in English or French, under section 10 and before the grant of the patent, that would have constituted an infringement of the patent if the patent had been granted on the day the specification became open to public inspection, in English or French, under that section.

[63] Compte tenu de l’évolution organisationnelle des demanderesses, résumée dans les présents motifs, les défenderesses allèguent que certaines demanderesses n’ont pas qualité pour obtenir réparation pendant certaines périodes. Les observations sur cette question ont été complétées par des observations écrites en janvier 2023.

[64] Il convient de clarifier rapidement le contexte organisationnel des trois demanderesses. Il existe deux familles d’entreprises : Edgewell et Playtex, rattachées à la division de soins personnels Energizer d’Energizer Holdings, et la famille d’entreprises Angelcare. Pour nos besoins, il suffit de savoir que le conglomérat Energizer Holdings comptait deux divisions, l’une dédiée aux produits électriques, comme les batteries et les lampes de poche, l’autre étant la division de soins personnels Energizer.

[65] Selon la preuve présentée au procès, la société Playtex s’est jointe à la division de soins personnels d’Energizer en 2006,. En juillet 2015, la division des produits de soins personnels, dont faisait partie Playtex, a été « constituée » en une société indépendante, Edgewell Personal Care Brands, LLC. Energizer et Edgewell sont devenues des sociétés cotées séparément. La preuve confirme également que Edgewell Personal Care Brands, LLC, Edgewell Personal Care Canada, ULC et Playtex Products, ULC sont des sociétés affiliées, Edgewell Personal Care Canada, LLC et Playtex Products, ULC étant deux des trois demanderesses.

[66] L’évolution de la famille d’entreprises Angelcare s’est faite indépendamment d’Edgewell et de Playtex. Les Développements Angelcare Inc., soit le propriétaire initial des cinq brevets d’Angelcare, a été constituée en personne morale en octobre 2006. En fait, c’est une entreprise constituée en société en 2003 qui était déjà en activité qui a été fusionnée avec Les Développements Angelcare Inc. (aussi appelée parfois « Angelcare Development ») en 2006.

[67] Une autre société d’Angelcare devait être constituée le 25 novembre 2019 sous le nom d’Old Angelcare Canada. Elle a fait l’acquisition de l’entreprise Diaper Genie, y compris du brevet 128. Par la suite, le 1er octobre 2020, Old Angelcare Canada et Les Développements Angelcare Inc. ont fusionné, les deux sociétés (ainsi qu’une autre société de la famille de sociétés affiliées Angelcare, Moniteurs Angelcare Inc.) fusionnant en une nouvelle société du nom d’Angelcare Canada Inc., la troisième demanderesse. Pour la première fois, les six brevets en litige avaient le même propriétaire.

A. Question en litige

[68] Nous commençons par les deux brevets, ou en fait un brevet et un ensemble de cinq brevets qui appartenaient à l’origine à des entités différentes. Il y a trois demanderesses dans la présente affaire : Angelcare Canada Inc. [Angelcare], Edgewell Personal Care Canada ULC [Edgewell] et Playtex Products, LLC [Playtex]. Edgewell et Playtex étaient des sociétés mères, tandis qu’Angelcare était une personne morale non liée aux deux autres. La question est de savoir si ces personnes morales sont des titulaires de brevet, ce qui démontrerait sans doute qu’elles peuvent réclamer des dommages-intérêts en raison de la contrefaçon de leur brevet, ou si elles sont des personnes se réclamant du breveté. Étant donné que les défenderesses sont responsables des dommages-intérêts « après la date à laquelle le mémoire descriptif compris dans la demande de brevet est devenu accessible au public » (art 55(2) de la Loi), ces dates sont toujours pertinentes, ne serait-ce que pour fournir un tableau plus complet :

  • 2,686,128 (Playtex Products, LLC, É.-U.) : 13 novembre 2008

  • 2,640,384 (Angelcare Development Inc., CA) : 5 avril 2009

  • 2,855,159 (Angelcare Development Inc., CA) : 5 avril 2009

  • 2,937,312 (Angelcare Development Inc., CA) : 7 octobre 2016

  • 2,936,415 (Angelcare Development Inc., CA) : 5 avril 2009

  • 2,936,421 (Angelcare Development Inc., CA) : 5 avril 2009

Le brevet 128 est devenu accessible au public le 13 novembre 2008, tandis que quatre des brevets d’Angelcare le sont devenus le 5 avril 2009. Quant au cinquième brevet, le brevet 312, les demanderesses ont affirmé qu’une date inexacte de publication aurait été indiquée par erreur sur la première page du brevet lui-même. La Cour a refusé l’invitation à déclarer que la date de publication aurait dû être la même que celle des quatre autres brevets d’Angelcare (décision, aux para 497‐501), malgré le fait que les défenderesses n’étaient ni d’accord ni en désaccord avec la demande des demanderesses. En fait, les demanderesses n’ont pas établi, quand elles ont formulé leur demande lors du procès concernant la contrefaçon de six brevets, la compétence de la Cour pour trancher la question au moyen d’une preuve suffisante. La soi-disant « erreur d’écriture » du Bureau des brevets n’a pas été confirmée au vu du dossier de la Cour. Je traiterai ci-après des brevets d’Angelcare sans faire de distinction entre le brevet 312 et les quatre autres brevets. Si la date de publication du brevet 312 est toujours celle qui figure sur la première page du document du brevet au moment où la quantification des dommages-intérêts aura lieu, il appartiendra aux parties de présenter les observations appropriées.

[69] Nul ne conteste que Playtex était le propriétaire initial du brevet 128 et qu’elle l’est restée jusqu’à ce qu’Angelcare achète les actifs. La société Les Développements Angelcare Inc. (et plus tard Angelcare Canada Inc.) était titulaire des cinq autres brevets. Bien que les propriétaires initiaux des six brevets aient vu la configuration de leur société changer au fil du temps, il ne fait aucun doute que les demanderesses, Angelcare Canada Inc. et Playtex Products, LLC, sont les titulaires des brevets.

[70] Ce qui vient compliquer davantage les choses, c’est qu’il faut tenir compte de trois périodes distinctes. La première période s’étend de la date de publication des différents brevets jusqu’à l’acquisition par Angelcare de l’entreprise Diaper Genie. La date de publication est le 18 décembre 2019, et cette période est appelée la « période précédant l’acquisition ». Ensuite, il y a une « période de transition », du 19 décembre 2019 au 18 décembre 2020, au cours de laquelle Playtex et Edgewell ont continué de participer à la commercialisation des produits Diaper Genie avec Angelcare. Depuis le 19 décembre 2020, seule Angelcare Canada s’occupe de la commercialisation des produits au Canada. Cette période est appelée la « période post‐transition ».

[71] En l’espèce, les trois personnes morales constituant les « demanderesses » sont représentées par le même avocat. Elles font front commun. Si on commence par la période post‐transition, seule Angelcare prétend avoir droit à une réparation pécuniaire. Ni Playtex ni Edgewell ne prétendent à un tel droit en tant que personnes se réclamant du breveté. En d’autres termes, elles restent complètement sur la touche. Pour ce qui est de la période de transition, Angelcare, qui est devenu le titulaire des six brevets, sollicite à ce titre des dommages-intérêts (ou une restitution des profits). Mais Playtex Products et Edgewell sollicitent également une réparation en tant que personnes se réclamant du breveté, puisqu’elles ont poursuivi leurs activités pendant la transition, jusqu’à la fin de leur participation. Elles font valoir qu’elles peuvent obtenir une réparation pécuniaire comme suit pour la période précédant l’acquisition :

  1. Angelcare demande réparation en tant que propriétaire des cinq brevets d’Angelcare, mais aussi en tant que personne se réclamant du breveté à l’égard du brevet 128;

  2. Playtex se trouve dans la situation inverse. Elle demande réparation en tant que le titulaire du brevet 128 et en tant que personne se réclamant du breveté à l’égard des cinq brevets d’Angelcare;

  3. Edgewell demande réparation en tant que personne se réclamant du breveté à l’égard des six brevets (le brevet 128 et les brevets d’Angelcare).

[72] La question à trancher à cette étape-ci est celle du moment où les trois demanderesses deviennent des personnes qui se réclament du breveté, car il n’est pas contesté que les titulaires de brevet ont droit, du moins pour certaines périodes, à une réparation pécuniaire, car les défenderesses ont violé leur monopole. Les défenderesses ont fait valoir que les demanderesses n’ont pas réussi à s’acquitter du fardeau qui leur incombait d’établir que chacune d’elles [traduction] « pouvait établir un intérêt dont la source remonte au brevet concerné, pour toute la durée de la période de contrefaçon » (observations écrites supplémentaires, au para 2). Les défenderesses contestent en particulier les licences d’exploitation de brevet confirmatives déposées en preuve par les demanderesses. Comme nous le verrons, elles considèrent que les divers instruments présentés en preuve démontrent l’octroi de licences au lieu de confirmer la réalité des relations entre les demanderesses. L’argument ne remet pas en question l’état du droit en tant que tel, mais plutôt l’absence de preuve à l’appui de l’affirmation selon laquelle les demanderesses pourraient invoquer le fait d’être des personnes se réclamant du breveté pendant toute la période de contrefaçon, à l’exception de la « période post‐transition »Angelcare est la seule à prétendre avoir droit à une réparation. Comme nous l’avons déjà vu, les demanderesses ont recours à la disposition relative aux « personnes se réclamant de celui-ci » du paragraphe 55(1) uniquement pour les périodes « précédant l’acquisition » et « de transition ». Depuis le 19 décembre 2020, Angelcare demande une réparation en tant que titulaire et utilisatrice des six brevets. J’ajoute qu’il n’a pas été clairement établi quelle différence ces diverses permutations auront en fin de compte sur la quantification des dommages‐intérêts. Encore là, cette question sera examinée à un autre moment.

B. Droit applicable

[73] Le droit sur ce qui constitue une personne qui se réclame du breveté remonte, pour nos besoins, à l’arrêt Armstrong Cork Canada c Domco Industries Ltd, [1982] 1 RCS 907 [Armstrong].

[74] Dans l’arrêt Armstrong, la Cour suprême a conclu qu’un titulaire de licence est une personne qui se réclame d’un breveté, que la licence soit exclusive ou non. Domco Industries Ltd. avait intenté une action en contrefaçon de brevet contre Armstrong (et d’autres sociétés liées). Domco s’était vu céder un droit et une licence limités et non exclusifs de fabriquer, d’exploiter et de vendre les produits visés par le brevet détenu par des tiers. Le fait qu’Armstrong et le breveté ont réglé le différend, Armstrong ayant payé un montant considérable en dommages-intérêts au breveté, est venu compliquer l’affaire. Le breveté s’est engagé à obtenir le consentement de ses filiales et de Domco, sa licenciée. Mais Domco a refusé de jouer le jeu et a poursuivi Armstrong en raison de sa licence limitée non exclusive du breveté.

[75] Selon Armstrong, Domco n’était pas une personne se réclamant du breveté. La question de savoir si une licence exclusive permettait à son détenteur de se réclamer du breveté était réglée depuis l’arrêt Spun Rock Wools Ltd v. Fiberglass Canada Ltd, [1943] RCS 547; [1947] AC 313, mais les tribunaux ne s’étaient pas prononcé sur les licences non exclusives.

[76] La question n’était pas aussi simple qu’elle pourrait paraître au vu des opinions divergentes. Dans la décision American Cyanamid Co c Novopharm Ltd, [1972] CF 739 [American Cyanamid], le juge en chef Jackett a exprimé l’avis qu’un titulaire de licence non exclusive ne pouvait réclamer des dommages-intérêts puisqu’une licence non exclusive permet simplement à son titulaire d’utiliser l’invention brevetée. La contrefaçon du brevet ne porte pas atteinte à ce droit. Les deux autres membres de la Cour d’appel fédérale n’ont pas vu la question de la même façon et ont conclu qu’un titulaire de licence non exclusive avait également droit à une réparation pécuniaire. Néanmoins, tout doute qui a pu subsister devant la Cour d’appel en raison de la décision partagée (2-1) a disparu lorsqu’un arrêt unanime de la Cour d’appel, auquel a pris part le juge en chef Jackett, a été rendu deux ans plus tard (Flake Board Co v. Ciba-Geigy Corp, (1974) 15 CPR (2nd) 33) [Flake Board]. La Cour d’appel a conclu qu’American Cyanamid est l’entité qui exerce le contrôle sur la licence.

[77] Dans l’arrêt Armstrong, après avoir examiné la décision American Cyanamid et l’arrêt Flake Board, la Cour suprême a conclu que le critère en ce qui concerne ce qui est maintenant l’article 55 de la Loi sur les brevets ne fait pas de distinction entre les licences exclusives et non exclusives. On peut lire ceci, à la page 919 du recueil :

C’était la situation juridique qui prévalait, même à l’égard du titulaire d’une licence exclusive, avant l’adoption de l’art. 55 de la Loi de 1935. L’article 55 a été adopté pour régler cette difficulté et, à mon avis, il a résolu le problème. Le paragraphe 55(1), par son texte même, impose au contrefacteur du brevet une responsabilité envers le breveté et également envers toutes les personnes qui se réclament de lui pour tous dommages que subissent le breveté ou ces personnes en raison de la violation. La responsabilité découle de la violation du brevet. Si la violation cause des dommages au breveté ou à une personne qui se réclame de lui, le contrefacteur doit les indemniser des dommages imputables à la violation du brevet. Un titulaire de licence qui invoque ce paragraphe ne réclame rien au contrefacteur pour la violation des droits que lui accorde la licence, il réclame des dommages-intérêts en compensation des pertes qu’il a subies en conséquence de la violation du brevet.

[Non souligné dans l’original.]

[78] Cela, bien sûr, n’aide en rien à déterminer la répartition qui doit être faite des dommages subis. En effet, l’arrêt Armstrong n’a pas été d’une grande aide quant à la quantification des dommages-intérêts et à la répartition de ceux-ci entre les demanderesses. Ces quelques paragraphes, tirés de la page 920, illustrent le point :

Enfin, Armstrong a fait valoir que le règlement intervenu entre Armstrong et Congoleum signifie qu’il n’y a plus aucune violation du brevet et que, par conséquent, le titulaire de la licence, Domco, ne peut plus avoir de réclamation en raison de la violation.

Les conditions du règlement ne veulent pas dire qu’Armstrong n’a pas violé le brevet de Congoleum. Le règlement prévoit qu’Armstrong doit payer à Congoleum $35,000,000 [traduction] « en règlement intégral des réclamations de Congoleum ». Congoleum a accepté cette somme en règlement de ses réclamations en dommages-intérêts imputables à la violation.

Depuis l’introduction des procédures, Domco cherche à obtenir des dommages-intérêts en sa qualité de titulaire d’une licence. Elle n’était pas partie au règlement intervenu entre Armstrong et Congoleum et elle n’y a joué aucun rôle. Selon une des conditions du règlement, Congoleum devait obtenir la quittance et le consentement de Domco à l’égard de sa réclamation. Lorsque Domco a refusé de signer la quittance et de donner son consentement à moins de recevoir une part du montant prévu par le règlement, Congoleum s’est engagée à indemniser Armstrong de toute réclamation que Domco pourrait avoir dans l’action.

Le paragraphe 57(1) accorde législativement à Domco un droit d’action et un droit à des dommages-intérêts que Congoleum ne pouvait éteindre de façon indépendante en vertu du règlement avec Armstrong.

[79] L’arrêt la Cour d’appel fédérale Signalisation de Montréal Inc c Services de Béton Universels Ltée, [1993] 1 CF 341 [Signalisation de Montréal] est la prochaine décision qui mérite d’être examinée. Lorsqu’on lit l’opinion majoritaire, rédigée par le juge Hugessen, et l’opinion dissidente du juge Décary, on se rend compte de la portée de la notion visée par l’expression « toute personne se réclamant de celui-ci ». Elle couvre beaucoup plus que les licences, qu’elles soient exclusives ou non. L’arrêt a été cité à maintes reprises par les tribunaux fédéraux au cours des 30 dernières années. On y a encore récemment renvoyé dans l’arrêt McCain Foods Limited c JR Simplot Company, 2021 CAF 4 [McCain Foods].

[80] Dans l’arrêt Signalisation de Montréal, la Cour d’appel retient une interprétation large. Elle est résumée de la façon suivante par le juge Hugessen aux pages 356 et 357 du Recueil des décisions des Cours fédérales:

À mon avis, une personne « se réclamant » du breveté est une personne qui tire du breveté son droit d’utilisation de l’invention brevetée, à quelque degré que ce soit. Le droit d’employer une invention en est un dont le monopole conféré par un brevet. Lorsque la violation de ce droit est alléguée par une personne qui peut directement faire remonter son titre jusqu’au breveté, cette personne « se réclame » du breveté. Peu importe le moyen technique par lequel le droit d’utilisation peut avoir été acquis. Il peut s’agir d’une cession directe ou d’une licence. Comme je l’ai indiqué, il peut s’agir de la vente d’un article constituant une réalisation de l’invention. Il peut également s’agir de la location d’une invention. Ce qui importe est que le réclamant invoque un droit sur le monopole et que la source de ce droit puisse remonter au breveté. C’est ce qui se produit dans le cas de l’appelante.

[Non souligné dans l’original.]

Ainsi, l’utilisateur de l’invention brevetée peut être une personne se réclamant du breveté.

[81] Il pourrait être intéressant d’examiner de plus près la situation dans laquelle se trouvait Signalisation. Le brevet portait sur une invention appelée une [traduction] « barrière de béton amovible » utilisée pour déplacer les séparateurs de voie sur les routes. Energy Absorption Systems Inc., le breveté, avait accordé une licence à Barrier Systems Inc. Cette licence était exclusive et incessible. Cela n’a pas empêché Barrier de conclure une entente avec Signalisation, dont le but était de faire de Signalisation un « représentant ». En vertu de cette entente, Signalisation [traduction] « accept[ait] d’agir à titre de représentant exclusif des produits [dans la province de Québec] et s’engag[eait] à promouvoir les produits auprès de la clientèle se trouvant [dans la province de Québec], mais uniquement en vue de leur utilisation [dans la province de Québec] ». Signalisation était un représentant autorisé à utiliser et à promouvoir le brevet pour lequel Barrier était titulaire d’une licence. Dans sa décision, la Cour d’appel fait remarquer que Signalisation avait acquis des séparateurs de voie et des véhicules de transfert de Barrier; elle « les a utilisés ainsi que les méthodes brevetées dans l’exploitation de son entreprise » (page 350). C’était suffisant pour permettre à Signalisation d’avoir qualité pour demander une réparation pécuniaire à Services de Béton Universels, entreprise qui aurait violé le brevet en litige en utilisant la méthode brevetée de déplacement de barrières rigides flexibles pour réparer un pont dans la région de Montréal. Comme le dit le juge d’appel Hugessen, « la question de savoir si l’appelante [Signalisation] est une personne “se réclamant du breveté” ne dépend pas du degré de proximité entre elle et le breveté, mais de la nature des droits possédés et de leur source ultime » (pages 350 et 351). Dans cette affaire, Signalisation alléguait son utilisation exclusive du système et de la méthode brevetés, ainsi que son droit exclusif de promouvoir l’invention.

[82] Le juge Décary était dissident. Il a reconnu volontiers qu’une licence peut être accordée par contrat verbal. Cependant, il s’oppose à la conclusion de la majorité dans les deux extraits suivants :

J’ai du mal à accepter que tout possesseur et utilisateur d’un produit breveté puisse, du seul fait de la possession et de l’utilisation de ce produit et en l’absence de tout mandat de l’inventeur, du cessionnaire ou du titulaire de licence, enclencher l’application particulièrement exigeante de la Loi sur les brevets, faire en sorte que la validité du brevet puisse être remise en question devant les tribunaux et ouvrir la porte à une multiplication de procédures. En vertu de l’article 59 de la Loi, le défendeur dans une action en contrefaçon de brevet peut invoquer comme moyen de défense tout fait ou manquement qui entraîne la nullité du brevet. De plus, en l’espèce, l’appelante a expressément demandé, dans sa déclaration, que la revendication 10 du brevet en litige soit déclarée valide. Il est vrai qu’aux termes du paragraphe 55(2), le breveté doit être constitué partie à toute action en recouvrement de dommages-intérêts, mais cela ne signifie pas que le Parlement a voulu que n’importe [quel] possesseur et utilisateur de produit breveté puisse prendre l’initiative de se porter lui-même à la défense du brevet. L’article 55 ne parle que du « breveté », ce qui m’incite à penser que, dans l’esprit du législateur, la chaîne de titres ne devait guère, lorsqu’il s’agit de déterminer qui se réclame du breveté, dépasser, outre les représentants légaux du breveté, le cessionnaire et le titulaire de licence. Cette exigence d’un lien personnalisé, direct ou indirect, entre le breveté et la personne qui s’en réclame, me paraît aussi ressortir de la définition, à l’article 2 de la Loi de « représentants légaux » [« legal representatives »], où l’expression « claiming through or under applicants for patents and patentees of inventions » est rendue par « réclamant par l’intermédiaire ou à la faveur de demandeurs et de titulaires de brevets ». En ajoutant des titulaires de licence aux cessionnaires, les tribunaux ont vraisemblablement épuisé la chaîne. La Loi sur les brevets est une loi qui établit et protège une situation de monopole. J’hésiterais, en l’absence d’invitation plus claire du législateur, à étendre cette protection à tout utilisateur ou possesseur de produit breveté.

(pages 364 et 365)

[Non souligné dans l’original.]

[...]

Il en va de même de la personne qui se réclame du breveté. Cette personne est celle que la Loi sur les brevets reconnaît telle, et aucune autre. Retenir les prétentions de l’appelante, c’est, à mon avis, interpréter le paragraphe 55(1) de la Loi comme si les mots « se réclamant du breveté » ne s’y trouvaient pas et comme s’il suffisait que des dommages soient subis en raison de la contrefaçon d’un brevet pour que la personne lésée ait un recours en vertu de ce paragraphe.

J’en viens donc à la conclusion qu’un simple contrat d’achat d’un produit breveté ne fait pas de l’acheteur une personne qui se réclame du breveté au sens du paragraphe 55(1) de la Loi.

(page 367)

[83] Pour faire bonne mesure, le troisième membre de la Cour d’appel, le juge Létourneau, a ajouté le commentaire suivant, qui contribue à cristalliser la portée des « personnes se réclamant du breveté » comme visant aussi l’utilisation d’un article breveté :

Comme l’a souligné mon collègue le juge Hugessen, J.C.A., il est rare que le simple utilisateur d’un article breveté subisse un préjudice par suite de la contrefaçon d’un brevet. Cependant, lorsque cela se produit, je ne puis tout simplement pas croire et accepter que la victime devrait assumer sa perte et que le contrefacteur s’en tirerait indemne et libre de créer d’autres victimes. Le paragraphe 55(1) vise à décourager la contrefaçon d’un brevet et à fournir un recours aux personnes qui possèdent un droit dont la source peut être attribuée au breveté et qui subissent un tort par suite de la contrefaçon.

[84] Comme il a été mentionné plus tôt, l’arrêt Signalisation de Montréal continue de faire jurisprudence. Au paragraphe 78 de l’arrêt McCain Foods, précité, la Cour d’appel a écrit ceci :

[78] Une personne se réclamant du breveté est une personne qui tire son droit d’utilisation de l’invention brevetée du breveté, à quelque degré que ce soit : Hospira 2020 au para. 108; voir également Signalisation au para. 24; Teva Canada Limited c. Janssen Inc., 2018 CAF 33, [2018] A.C.F. no 140 au para. 127. Selon la jurisprudence, les « personnes se réclamant du breveté » peuvent comprendre les titulaires de licence exclusive (Spun Rock Wools Ltd. v. Fiberglas Canada Ltd., [1943] S.C.R. 547, 3 C.P.R. 87), les titulaires de licence non exclusive (Armstrong Cork Canada Ltd. c. Domco Industries Ltd., [1982] 1 R.C.S. 907, 1982 CanLII 185), les titulaires de licence implicite (Jay-Lor International Inc. c. Penta Farm Systems Ltd., 2007 CF 358, [2007] A.C.F no 688), et même les acquéreurs de produits brevetés ou de produits servant à l’exécution d’un processus breveté (Signalisation).

[85] Il s’agit de toute évidence de décisions qui lient notre Cour. Elles donnent une interprétation large des « personnes se réclamant du brevet ». La Cour a également appliqué de façon uniforme l’interprétation large. Par exemple, dans la décision Jay-Lor International Inc c Penta Farm Systems Limited, 2007 CF 358, [2007] ACF no 688 (QL) [Jay-Lor], la juge Snider, renvoyant à la décision Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, [1998] ACF no 382 (QL), dans laquelle le juge Wetston citait l’arrêt Signalisation de Montréal, a admis qu’une licence écrite n’est pas requise, et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une relation société mère/filiale pour invoquer l’article 55 de la Loi sur les brevets. Notre Cour est arrivée aux conclusions suivantes dans la décision Jay-Lor :

[36] En résumé, je retiens de la décision Wellcome et d’autres sources jurisprudentielles que la faculté d’une partie de se réclamer d’un breveté dépend de la mesure dans laquelle elle est capable d’établir un intérêt dont la source remonte au breveté et n’exige pas nécessairement l’existence d’une licence explicite. En l’absence d’une licence explicite, la décision dans chaque affaire repose sur les faits de l’espèce.

[37] En l’espèce, je suis convaincue, selon la prépondérance de la preuve, que JAY-LOR Fabricating s’est acquittée de son obligation d’établir un intérêt dont la source remonte à JAY-LOR International. Les faits qui appuient cette conclusion peuvent se résumer comme suit :

JAY-LOR Fabricating et JAY-LOR International sont toutes les deux sous le contrôle de M. Tamminga;

aucune autre licence n’a été concédée, soit explicitement soit implicitement, à un tiers;

les deux sociétés ont structuré leurs affaires d’une manière compatible avec une relation de licencié-concédant de licence.

[86] De même, le juge Rennie (qui siégeait alors à notre Cour) a dû tenir compte de l’article 55 dans la décision AstraZeneca Inc c Apotex inc, 2014 CF 638, [2014] ACF no 671 (QL) [AstraZeneca], affaire où il n’y avait pas d’entente expresse entre les sociétés mères, AstraZeneca Canada et AstraZeneka Aktiebolag. Notre Cour a conclu à l’existence d’une licence implicite. Le paragraphe 11, où est cité le paragraphe 99 de l’arrêt Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 CF 495 (juge Rothstein), est particulièrement pertinent en l’espèce :

[11] Il ressort nettement du contexte factuel qu’AstraZeneca Canada a qualité pour agir en l’espèce. Celle‐ci vend le Nexium au Canada depuis les treize dernières années. Durant cette période, AstraZeneca Aktiebolag a approvisionné AstraZeneca Canada en comprimés de Nexium en vrac ou préemballés, à l’exception de deux brèves interruptions durant lesquelles AstraZeneca UK a joué le rôle de fournisseur pendant trois et six mois, environ. De son côté, AstraZeneca Canada a vendu le Nexium sur les marchés canadiens, comme son nom le laisse entendre, au cours de ces treize années. Aujourd’hui, AstraZeneca Canada et AstraZeneca Aktiebolag s’adressent conjointement à la Cour pour recouvrer les pertes subies par AstraZeneca Canada sur le marché canadien du fait de la contrefaçon imputée à Apotex. Il est à peine croyable qu’Apotex soutienne qu’il n’y avait pas de licence tacite, ou un quelconque droit permettant à AstraZeneca Canada de vendre le Nexium au Canada en vertu d’un accord avec AstraZeneca Aktiebolag. Apotex s’imagine peut‐être qu’AstraZeneca Aktiebolag a fourni à AstraZeneca Canada du Nexium préemballé à d’autres fins que la vente – sans doute dans le but profitable de stocker des médicaments invendus. Les remarques formulées par le juge Rothstein dans la décision Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 CF 495 (CAF), au paragraphe 99, sont à cet égard pertinentes :

Peut‐être est‐il indiqué de faire remarquer qu’en l’espèce, la présumée titulaire de licence n’est pas la seule à ester en justice pour contrefaçon de brevet, la brevetée également s’adresse à la Cour comme codemanderesse et appuie la revendication de GWI. Il est difficile de concevoir ce qu’on pourrait demander de plus. Lorsque la brevetée et la personne se réclamant de celle‐ci sont toutes deux parties à l’action, sont affiliées parce que toutes deux détenues par la même société mère et ont le même intérêt relativement au litige‐‐la brevetée appuyant la demande de la personne se réclamant d’elle‐‐il est surprenant, c’est le moins qu’on puisse dire, que des arguments techniques relatifs à la qualité pour agir soient avancés comme moyen de défense à une action en contrefaçon.

[87] Notre Cour a néanmoins examiné avec attention l’argument d’Apotex selon lequel AstraZeneca Canada n’avait pas qualité pour se prévaloir de l’article 55 parce que la déclaration n’indiquait pas qu’AstraZeneca Canada avait le droit de vendre le produit breveté (Nexium) et qu’il n’y avait pas d’allégation quant à l’existence d’une licence.

[88] S’appuyant sur l’arrêt Signalisation de Montréal et la décision Jay-Lor, la Cour a conclu que l’existence d’une licence expresse n’est pas déterminante quant à savoir si un droit peut remonter jusqu’au breveté. Cela dépend plutôt des faits. Le simple fait qu’AstraZeneca Canada vendait Nexium depuis plus d’une décennie semblait indiquer qu’AstraZeneca répondait aux exigences de l’article 55 de la Loi. Mais ce n’était pas tout.

[89] La Cour a conclu que la conduite des parties a démontré l’existence d’une licence implicite, notamment en raison d’une entente de distribution conclue par AstraZeneca Canada, même si elle n’avait même pas de droit exclusif à l’égard des « Produits », lesquels comprenaient Nexium. La Cour est parvenue à la conclusion suivante sur cette question, au paragraphe 24 :

[24] À la lumière de ce contexte factuel, il est possible de faire remonter le droit d’utilisation du brevet par AstraZeneca Canada jusqu’à AstraZeneca Aktiebolag, la brevetée. AstraZeneca Canada tire tous ses droits d’utilisation de Nexium d’AstraZeneca Aktiebolag, par l’effet d’une entente tacite. Les parties ne sont pas liées par une licence expresse et n’en ont pas invoquée, mais leur conduite permet de conclure qu’AstraZeneca Aktiebolag a accordé une licence tacite. L’entente de distribution autorise AstraZeneca Canada à exercer les droits de propriété intellectuelle d’AstraZeneca Aktiebolag [traduction] « dans la mesure nécessaire à l’exercice des droits qui lui sont accordés » par ce document. Ceux‐ci incluent le droit de vendre le Nexium et l’obligation de prêter assistance à AstraZeneca Aktiebolag dans tout recours civil intenté contre d’éventuels contrefacteurs. L’introduction d’une action en contrefaçon par AstraZeneca Canada relève d’une interprétation raisonnable des articles 24.1 et 24.2 de ladite entente, ce qui revient à lui reconnaître tacitement le droit de recouvrer des dommages‐intérêts relativement à la contrefaçon, au nom de la brevetée. Par conséquent, AstraZeneca Canada se réclame de la brevetée, comme l’exige le paragraphe 55(2) de la Loi sur les brevets, et a qualité pour agir dans le cadre du présent procès.

[Non souligné dans l’original.]

[90] Cela nous amène aux affaires Janssen Inc. et Daiichi Sankyo Company, Limited c Teva Canada Limited (T‐2175‐04) et Janssen-Ortho LLC, Janssen Pharmaceuticals Inc. et OMJ Pharmaceuticals Inc. c Teva Canada Limited et Daiichi Sankyo Company, Limited (T‐2056‐11). Les deux actions ont été tranchées dans les mêmes motifs (2016 CF 593 [Janssen]) par le juge Hughes (qui était l’avocat des parties déboutées, y compris de la société Les Services de Béton Universels Ltée, dans l’affaire Signalisation de Montréal).

[91] Dans la décision Janssen, la Cour effectue un examen utile de la jurisprudence relative à la définition de la personne se réclamant du breveté. La décision portait sur la détermination et la quantification des dommages-intérêts. Une injonction avait déjà été accordée et des dommages-intérêts devaient être évalués. Daiichi Sankyo Company, Limited [Daiichi] était mentionné dans cette affaire parce qu’il s’agissait du breveté, dont Janssen se réclamait. Daiichi n’a pas participé aux procédures : elle avait déjà réglé sa réclamation en dommages-intérêts avec Teva.

[92] Comme c’est souvent le cas, Janssen a soutenu que Teva avait lancé sa version générique du produit breveté Janssen vendu au Canada. Notre Cour a conclu que Teva avait enfreint le brevet valide de Daiichi. Je n’ai pas l’intention d’entrer dans les détails concernant les faits et les personnes morales, dont certaines ont été constituées au Delaware et en Pennsylvanie (dans T‐2056‐11). En ce qui nous concerne, c’est la discussion sur la définition de la personne se réclamant du breveté qui revêt un intérêt particulier.

[93] Le juge Hughes cite de nombreux passages des arrêts Armstrong et Signalisation de Montréal, précités. Il souligne que le juge Létourneau de la Cour d’appel a conclu que l’utilisateur d’un brevet est une personne qui se réclame du breveté :

[34] Les derniers mots employés par le juge Létourneau sont instructifs; une personne « qui se réclame » qui, en sa qualité d’utilisateur, de cessionnaire, de porteur de licence ou de locataire, possède un titre ou un droit dont la source peut être attribuée au breveté, peut ainsi être une personne qui se réclame du breveté.

Dans le cadre de son examen, le juge Hughes cite ensuite de nombreux passages de la décision AstraZeneca, précitée.

[94] Le juge Hughes renvoie également à Eli Lilly and Company c Apotex Inc, 2009 CF 991, où la juge Gauthier, qui siégeait alors à notre Cour, a conclu à l’existence d’une licence expresse du breveté. Dans la décision Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2011 CF 1486, le juge Boivin, qui siégeait également alors à notre Cour, a conclu à l’existence d’un partenariat à partir du témoignage de vive voix d’un témoin affirmant que différents accords prévoyaient un « partenariat » de la nature d’une licence exclusive. La Cour a exprimé l’avis que la réalité commerciale est telle qu’on ne peut s’attendre à ce que les modalités et la portée des accords soient modifiées chaque fois qu’un composé nouvellement mis au point est créé. Encore une fois, notre Cour a montré qu’elle était disposée à tenir compte de la réalité générale des transactions commerciales, étant donné le sens étendu donné à l’expression « personnes se réclamant du breveté ». Ce sens étendu permettait que le partenariat, dont le but était de mener toutes les activités liées à la mise au point, à la fabrication, à l’approvisionnement et à la commercialisation du produit, soit suffisant pour que les acteurs concernés puissent se réclamer du breveté.

[95] C’est certainement le cas dans l’affaire Kirin-Amgen Inc c Hoffman-La Roche Ltd, [1999] ACF no 203 (QL), 1999 CanLII 7613, où la juge Reed était convaincue que l’article 55 s’appliquait malgré l’absence de licence écrite ou d’un autre avis écrit. Par ailleurs, il existait un document confirmant une sous-licence pour l’utilisation et la vente du produit breveté. La Cour a également souligné que le fait que diverses entreprises étaient liées était un facteur à prendre en compte pour satisfaire au critère qui consiste à savoir « si le droit invoqué par le demandeur peut remonter au breveté » (para 94).

[96] Certes, le simple lien des entreprises ne suffira pas à établir que la personne se réclame du breveté, mais c’est un facteur dont il faut tenir compte. Par exemple, dans la décision Laboratories Servier c Apotex Inc, 2008 CF 825, la juge Snider a conclu, pour reprendre les mots du juge Hughes, « qu’une entité qui n’exerce pas ses activités “au Canada” n’est pas une personne “se réclamant” du breveté » (para 42). Le lien entre les entreprises n’est pas suffisant pour qu’une entreprise réclame des dommages-intérêts si elle n’exerce même pas ses activités au Canada.

[97] Enfin, je note que le juge Hughes cite le même paragraphe 99 de l’arrêt Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 CF 495 (le juge Rothstein), que cite le juge Rennie au paragraphe 11 de la décision AstraZeneca, précitée, au para 86). Je reproduis encore une fois ce paragraphe 99 :

Peut‐être est‐il indiqué de faire remarquer qu’en l’espèce, la présumée titulaire de licence n’est pas la seule à ester en justice pour contrefaçon de brevet, la brevetée également s’adresse à la Cour comme codemanderesse et appuie la revendication de GWI. Il est difficile de concevoir ce qu’on pourrait demander de plus. Lorsque la brevetée et la personne se réclamant de celle‐ci sont toutes deux parties à l’action, sont affiliées parce que toutes deux détenues par la même société mère et ont le même intérêt relativement au litige‐‐la brevetée appuyant la demande de la personne se réclamant d’elle‐‐il est surprenant, c’est le moins qu’on puisse dire, que des arguments techniques relatifs à la qualité pour agir soient avancés comme moyen de défense à une action en contrefaçon.

Le juge Rennie a ajouté, de façon pertinente, que « [p]our ce seul motif, la défense fondée sur la qualité pour agir invoquée par Apotex repose sur un fondement peu solide » (para 12). Comme nous le verrons, il en est de même en l’espèce.

[98] En fin de compte, le juge Hughes a résumé en un paragraphe ce qu’il a déduit être les éléments pertinents pour l’analyse relative à l’article 55 de la Loi sur les brevets :

[43] Je retiens de cette jurisprudence les éléments suivants pour qu’une Cour en vienne à la conclusion qu’une partie est une personne « se réclamant » du breveté au sens du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets :

la personne doit posséder, en sa qualité d’utilisateur, de cessionnaire, de porteur de licence ou de locataire, un titre ou un droit dont la source peut être attribuée au breveté (Signalisation);

il importe peu que la personne soit titulaire d’une licence exclusive ou non exclusive (Domco);

la licence doit être prouvée, mais il n’est pas nécessaire qu’elle existe par écrit (Jay-Lor);

la réclamation doit viser une utilisation au Canada, et non pas ailleurs dans la chaîne de sociétés (Servier).

C. Analyse : application des dispositions législatives aux faits

[99] La question est donc de savoir si les demanderesses se sont acquittées du fardeau qui leur incombait de présenter une demande en tant que brevetés ou en tant que personnes se réclamant du breveté en ce qui concerne le brevet 128 et les brevets d’Angelcare.

[100] Les trois demanderesses sont des personnes morales différentes. Pour ce qui est des défenderesses, la question ne se pose pas, car elles sont liées. Comme nous l’avons mentionné précédemment dans les présents motifs, Angelcare Canada est une société issue d’une fusion, le 1er octobre 2020, d’Angelcare Development (Les Développements Angelcare), d’Old Angelcare Canada et de Moniteurs Angelcare. Le renvoi à Angelcare Development dans divers documents est sans importance, car l’entreprise a été fusionnée pour devenir l’entité qui est la demanderesse devant la Cour. Pour ce qui est d’Old Angelcare Canada, elle n’a été constituée en personne morale que le 25 novembre 2019, mais elle a également continué de faire partie d’Angelcare Canada moins d’un an plus tard.

Post-acquisition

[101] Comme on l’a vu lorsqu’il a été question de l’existence de trois périodes à examiner dans le présent litige, celles-ci concernent l’acquisition par Angelcare d’actifs relatifs à la gamme de produits Diaper Genie au Canada auprès d’Edgewell Canada et de Playtex Products (y compris le brevet 128). Ces actifs ont été cédés le 18 décembre 2019 à Old Angelcare, soit quelques jours après sa constitution en personne morale. La fusion des trois sociétés, qui s’est soldée par la création d’Angelcare Canada Inc., a eu lieu le 1er octobre 2020. Entre le 19 décembre 2019, date à laquelle les actifs ont été cédés à Old Angelcare, et le 18 décembre 2020, date à laquelle la transition d’Edgewell et de Playtex à Angelcare Canada a été terminée, Edgewell Canada a continué de vendre au Canada les produits Diaper Genie : il semble qu’il y ait eu une entente de services de transition. Il n’est pas clair, d’après ce que j’ai pu examiner, si la période de transition s’est terminée le 18 décembre 2020 ou le 1er octobre 2020, date à laquelle la fusion d’Old Angelcare, de Les Développements Angelcare et de Moniteurs Angelcare a été officiellement terminée et est née Angelcare Canada. Cependant, une chose est claire. Il n’y avait aucune relation commerciale entre Angelcare Canada et Edgewell (et Playtex) en date du 18 décembre 2020 (exposé conjoint des faits, au para 17). Il s’ensuit que seule Angelcare peut demander une réparation pécuniaire pour cette période post-transition.

Pré-acquisition

[102] En ce qui concerne la période précédant l’acquisition des actifs le 18 décembre 2019, l’exposé conjoint des faits indique ceci :

[traduction]

4. Jusqu’à l’acquisition des actifs décrite au paragraphe 10 ci‐dessous (l’« acquisition des actifs »), Angelcare Development a fabriqué pour son compte des cartouches de seaux à couches pour une gamme de produits vendus sous la marque « Diaper Genie », et les a vendus à des entités du même groupe de sociétés que la demanderesse Edgewell Personal Care Canada ULC (« Edgewell Canada ») ou ses prédécesseurs, pour distribution et vente par Edgewell Canada ou ses prédécesseurs au Canada.

[103] Comme nous l’avons vu précédemment, Playtex Products, LLC était le propriétaire inscrit du brevet 128. Ce brevet constitue l’un des actifs acquis par Angelcare en décembre 2019, et Angelcare Canada est devenue propriétaire du brevet 128 lors de la fusion. Il ne semble pas y avoir de différend entre les parties quant à la chaîne de titres des brevets d’Angelcare. Angelcare Development était propriétaire de ces brevets au moment de leur délivrance et, en fait, elle était la demanderesse au moment du dépôt des demandes de brevet. Angelcare Canada est devenue propriétaire des brevets au moment de la fusion.

[104] Edgewell Canada a été constituée en société le 10 mars 2015. Playtex est une société affiliée d’Edgewell (exposé conjoint des faits, au para 8). Il est indiqué au paragraphe 6 de l’exposé conjoint des faits que [traduction] « [j]usqu’à l’acquisition des actifs, Edgewell Canada a vendu et distribué des produits de soins pour bébés au Canada en liaison avec la marque Playtex, y compris sous la marque Diaper Genie ».

[105] Les demanderesses cherchent à établir la relation entre elles au cours des périodes précédant l’acquisition et de transition, c’est-à-dire de la date de publication des brevets jusqu’au 19 décembre 2020. En bref, elles soutiennent que Playtex Products, l’une des demanderesses qui était propriétaire du brevet 128, et Angelcare Canada (par l’entremise de son prédécesseur, Les Développements Angelcare Inc.), une autre demanderesse qui était propriétaire des cinq brevets d’Angelcare, satisfont à l’exigence du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets parce que : « [q]uiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté ». La quantification des dommages-intérêts et la détermination de qui obtient quoi seront examinées ultérieurement. Ce qui reste à déterminer, c’est si Angelcare Canada considère que les autres demanderesses ont qualité pour se réclamer du breveté à l’égard du brevet 128 et des brevets d’Angelcare. Angelcare Canada et Edgewell Canada ont qualité de « personnes se réclamant du breveté », Playtex étant le breveté à l’égard du brevet 128; de même, en ce qui concerne les brevets d’Angelcare, Playtex Products et Edgewell Canada ont qualité de « personnes se réclamant du breveté », ledit breveté étant Angelcare Canada.

[106] Pendant la période de transition, après l’acquisition du brevet 128 par Angelcare, la situation a légèrement changé. La question devient ainsi de savoir si Edgewell Canada et Playtex Products sont des personnes se réclamant du breveté à l’égard des six brevets en litige.

[107] La position adoptée par les demanderesses repose dans une certaine mesure sur la « relation commerciale » entre les trois demanderesses. Elles vendaient des produits Diaper Genie au Canada, Angelcare assurant la fabrication, Playtex commandant les cartouches chez Angelcare (aussi appelées recharges) et ramassant ces cartouches après leur fabrication aux fins de livraison dans les entrepôts d’Edgewell. Edgewell devenait alors responsable de la vente des cartouches à divers détaillants.

[108] Le portrait qui se dégage de cela est le suivant : les entités liées, Playtex avec Edgewell, exerçant leurs activités de concert avec une entité différente qui ne leur est pas liée, à savoir Les Développements Angelcare, ont travaillé ensemble de façon continue depuis la commande de nouvelles cartouches (recharges) par Playtex jusqu’à la fabrication des cartouches par l’intermédiaire d’Angelcare (qui faisait fabriquer les cartouches par une entité tierce qui n’a pas pris part à la poursuite), les cartouches fabriquées étant « ramassées » par Playtex aux fins de livraison à Edgewell pour distribution par celle-ci aux détaillants.

[109] Les deux témoins, Sylvie Charette (1er février 2021) et Doug Sweetbaum (29 janvier 2021), ont affirmé sans équivoque que le processus décrit était continu, se répétant mois après mois, chaque fois que Playtex commandait de nouvelles cartouches. Leur témoignage a été appuyé par une facture (pièce 111) produite au procès, qui aurait été l’une de nombreuses factures faites au fil des ans. Les demanderesses avaient pour activité courante de vendre des cartouches qui comprenaient des inventions brevetées.

[110] Les demanderesses affirment que cela suffit pour satisfaire aux exigences de l’article 55 de la Loi sur les brevets. Selon elles, la loi telle qu’elle existe appuie entièrement leur affirmation. Toutes trois exploitent les brevets en litige. Angelcare et Playtex sont propriétaires des brevets et les personnes qui participent à l’activité commerciale de vendre des cartouches protégées par les brevets sont les personnes se réclamant des deux brevetés (jusqu’à la période de transition au cours de laquelle Angelcare Canada devient le breveté exclusif des six brevets en litige).

[111] Les relations commerciales seraient, en elles-mêmes, suffisantes pour l’application de l’article 55 de la Loi. Mais pour étayer davantage leur affirmation, les demanderesses se reportent à divers documents pour démontrer non seulement qu’elles exerçaient leurs activités en vertu de licences implicites légitimant leur exploitation des brevets, mais aussi qu’elles avaient aussi consigné par écrit leurs ententes, notamment dans des « licences d’exploitation de brevet confirmatives ».

[112] On retrouve dans une première série de documents une entente, datée du 22 décembre 2005, dans laquelle Playtex Products confirme qu’elle a convenu des modalités suivantes avec Angelcare Development :

[traduction]

Nous profitons de l’occasion pour confirmer l’entente que nous avons conclue relativement à l’octroi, par Les Développements Angelcare Inc. (« Angelcare ») à Playtex Products, Inc. (« Playtex »), du droit exclusif et de la licence de fabrication et de production des seaux à couches pour le système Captiva (les « seaux ») partout au Canada (le « territoire »), ainsi que le droit exclusif de promouvoir, de vendre et de distribuer les seaux et les cartouches (ainsi qu’ils sont définis ci-après) pour leur utilisation sur l’ensemble du territoire.

Le document prévoit explicitement que [traduction] « Angelcare et Playtex peuvent chacune, mais n’y sont pas tenues, intenter des poursuites contre des tiers qui violent les brevets d’Angelcare ». Il est aussi indiqué qu’Angelcare sera responsable de l’obtention et du maintien de ces brevets au Canada. Ces renseignements sont évidemment importants parce que l’entente de confirmation concernait les demandes de brevet, puisque les brevets d’Angelcare n’avaient alors pas encore été délivrés et les demandes étaient en train d’être examinées. Cette entente a été modifiée au fil des ans, notamment le 15 avril 2008, pour la première fois, et le 16 décembre 2015, pour la deuxième fois. Le document du 16 décembre 2015 indique ceci :

[traduction]

La deuxième modification, datée du 16 décembre 2015, a été conclue par Edgewell Personal Care Brands, LLC (« EPC »), une société à responsabilité limitée constituée en vertu des lois du Delaware, aux États-Unis, dont le siège social est situé au 1350, Timberlake Manor Pkway, à Chesterfield, au Missouri, 63017, États-Unis, en son propre nom et au nom de ses sociétés affiliées, EPC confirmant par les présentes qu’elle a le pouvoir de lier ces sociétés affiliées aux fins des présentes (en tant qu’ayant cause de Playtex Products, Inc. (« Playtex »), Les Développements Angelcare Inc. (« Développements ») et International Refills Company LimitedIRC »), modifiant les ententes datées du 22 décembre 2005 entre Playtex et IRC et Playtex et Développements, chacune modifiée par la première modification datée du 15 avril 2008 (collectivement, les « Ententes »).

[Non souligné dans l’original.]

En fait, l’un des objectifs de la modification était de mettre à jour la modification qui était déjà en place depuis 2005 puisqu’un nouvel article 17 a été ajouté, afin que Edgewell Personal Care Brands, LLC et Angelcare Developments consignent ce qui suit [TRADUCTION] : « Les parties reconnaissent qu’EPC a obtenu le droit exclusif et la licence dans le territoire en ce qui concerne les brevets suivants : brevet canadien no 2,640,384; brevet canadien no 2,855,159 et dessin industriel canadien no 125,080 (collectivement, les « brevets supplémentaires ») [...] ». Ces deux brevets avaient été délivrés le 9 septembre 2009 et le 8 novembre 2016 respectivement, évidemment bien après l’entente de confirmation de décembre 2005, qui a simplement été modifiée au fil du temps. Les demanderesses font remarquer que les autres brevets d’Angelcare, qui sont des brevets complémentaires, ont été délivrés à une date ultérieure (avril 2017). Ils n’auraient pas pu faire l’objet de cette deuxième modification. Il est toutefois clair que l’exploitation commerciale à laquelle ont pris part les trois demanderesses s’est faite non seulement au moyen des brevets 384 et 159, mais aussi des trois autres brevets en litige.

[113] Les licences d’exploitation de brevet confirmatives, soit la deuxième série de documents présentés en preuve, concernent le brevet 128. Premièrement, un document daté du 21 janvier 2016 confirme la licence exclusive accordée par Playtex Products, LLC à Edgewell Personal Care Brands, LLC pour l’utilisation, la fabrication, la fabrication par un tiers, la vente et la distribution de produits intégrant la technologie visée dont fait état le brevet 128, avec le droit d’accorder des sous-licences. Les parties ont confirmé que Playtex conserve le droit d’utiliser, de fabriquer, de faire fabriquer, de vendre et de distribuer les mêmes produits.

[114] Deuxièmement, une licence d’exploitation de brevet confirmative entre Edgewell Personal Care Brands, LLC et Les Développements Angelcare Inc. vise à confirmer la licence octroyée par Edgewell à Angelcare pour le brevet 128. Le document a été signé par le représentant d’Edgewell le 16 décembre 2015. Il s’agissait manifestement d’une erreur puisque le brevet 128 appartenait à Playtex. On peut soutenir qu’il n’appartenait pas à Edgewell d’octroyer une licence pour le brevet 128. Par conséquent, une modification de cette licence d’exploitation de brevet confirmative a été signée le 22 janvier 2016, dans le but de refléter la réalité en déclarant que le brevet 128 appartenait et continuait d’appartenir à Playtex, qui avait octroyé une licence à Edgewell qui lui conférait le droit d’accorder des sous-licences. M. Rosasco, avocat général adjoint en matière de brevets chez Edgewell Personal Care, a joué un rôle crucial dans la création de ces documents et a témoigné à ce sujet au procès. En effet, la licence d’exploitation de brevet confirmative, une fois corrigée, confirme qu’Angelcare avait un droit exclusif et une licence d’exploitation à l’égard du brevet 128, qui comprenait le droit d’intenter des poursuites pour contrefaçon par des tiers.

[115] Enfin, une licence d’exploitation de brevet confirmative entre Angelcare Canada Inc., successeur de Les Développements Angelcare Inc. à la suite de la fusion, et Edgewell Personal Care Brands, LLC, a été signée la veille du début du procès. M. Rosasco a grandement contribué à la rédaction de ce document et a témoigné au procès. Il résume ce que les demanderesses voulaient consigner comme étant la relation qui les unissait. Pour cette raison, je reproduis des extraits importants du document :

[traduction]

ATTENDU QUE Angelcare Canada est le résultat d’une fusion entre Angelcare Canada Inc. (« Old Angelcare Canada »), Les Développements Angelcare Inc. (« Angelcare Développements ») et Moniteurs Angelcare Inc., survenue le ou vers le 1er octobre 2020 (la « fusion »);

ATTENDU QUE, jusqu’à la fusion, Développements était propriétaire, entre autres, des brevets canadiens nos 2,640,384; 2,855,159; 2,936,415; 2,936,421 et 2,937,312 (les « brevets »);

ATTENDU QUE, par suite de la fusion, Angelcare Canada est devenue propriétaire des brevets;

ATTENDU QUE le prédécesseur d’Angelcare Canada, Angelcare Développements, a conclu une entente avec le prédécesseur d’Edgewell Brand, Playtex Products, Inc., le 22 décembre 2005, qui a eu quelques modifications, y compris le 16 décembre 2015 (l’« entente » et la « modification de décembre 2015 »);

ATTENDU QUE les Parties souhaitent confirmer la licence exclusive qu’Angelcare Développements et Angelcare Canada ont accordée à Edgewell Brands pour les brevets;

EN CONSÉQUENCE, LES PARTIES CONVIENNENT DE CE QUI SUIT :

1. Angelcare Canada et Edgewell Brands confirment par les présentes qu’Angelcare Canada (et son prédécesseur Angelcare Développements) a accordé à Edgewell Brands, pour une contrepartie valable, un droit exclusif et une licence d’utilisation, de fabrication, de fabrication par un tiers, de vente et de distribution des produits intégrant la technologie des brevets, avec le droit d’accorder en sous‐licence les droits conférés par les brevets selon les modalités énoncées au paragraphe 19 de la modification de décembre 2015 (la « licence ») et selon des modalités compatibles avec la présente entente.

2. Angelcare Canada et Edgewell Brands confirment par les présentes qu’Angelcare Canada et son prédécesseur Angelcare Développements ont conservé le droit d’utiliser, de fabriquer, de faire fabriquer, de vendre et de distribuer des produits intégrant la technologie visée dans les brevets.

3. Angelcare Canada et Edgewell Brands confirment par les présentes que la licence était en vigueur jusqu’à la fin d’une période de transition qui a suivi l’acquisition de certains actifs de la société mère d’Edgewell Brands par la société mère d’Angelcare Canada, soit au plus tard le 18 décembre 2020.

4. Angelcare Canada et Edgewell Brands confirment par les présentes que la présente entente ne crée ni n’éteint aucun des droits des parties, mais ne fait que confirmer les modalités de la licence qui leur a été octroyée.

[116] Les demanderesses soutiennent que ces modalités reflètent la réalité de leur relation par laquelle elles exploitaient ensemble les brevets détenus par Playtex et Les Développements Angelcare. Quant à Edgewell, sa contribution consistait à fournir les moyens de distribution nécessaires à la commercialisation des produits visés par l’invention brevetée.

[117] Les demanderesses soutiennent que Playtex et Angelcare sont protégées en tant que titulaires de leurs brevets respectifs. De concert avec Edgewell, elles sont des personnes se réclamant du breveté lorsqu’elles ne sont pas elles-mêmes le breveté. Elles renvoient à la jurisprudence déjà examinée dans les présents motifs.

[118] Tout d’abord, elles soutiennent qu’il n’est pas nécessaire d’être un cessionnaire, un porteur de licence ou même un locataire pour avoir qualité de personne se réclamant du breveté. C’est l’une des quatre conclusions tirées par le juge Hughes dans la décision Janssen, précitée, au para 43, sur le fondement du précédent qui la Cour, l’arrêt Signalisation de Montréal, précité. Il convient de reproduire à nouveau le paragraphe souvent cité de cet arrêt.

24 À mon avis, une personne « se réclamant » du breveté est une personne qui tire du breveté son droit d’utilisation de l’invention brevetée, à quelque degré que ce soit. Le droit d’employer une invention en est un dont le monopole conféré par un brevet. Lorsque la violation de ce droit est alléguée par une personne qui peut directement faire remonter son titre jusqu’au breveté, cette personne « se réclame » du breveté. Peu importe le moyen technique par lequel le droit d’utilisation peut avoir été acquis. Il peut s’agir d’une cession directe ou d’une licence. Comme je l’ai indiqué, il peut s’agir de la vente d’un article constituant une réalisation de l’invention. Il peut également s’agir de la location d’une invention. Ce qui importe est que le réclamant invoque un droit sur le monopole et que la source de ce droit puisse remonter au breveté. C’est ce qui se produit dans le cas de l’appelante.

[119] Depuis l’arrêt Armstrong, nous savons qu’il n’est pas nécessaire qu’une licence, le cas échéant, soit exclusive. De plus, le juge Hughes conclut, suivant la décision Jay-Lor, qu’il n’est même pas nécessaire qu’il s’agisse d’une licence écrite. Enfin, il rappelle au lecteur que la réclamation doit viser une utilisation au Canada. Ces critères sont remplis en l’espèce.

[120] Les demanderesses renvoient ensuite à la décision AstraZeneca, précitée, où le juge Rennie a conclu que le droit d’utiliser une invention peut être déduit de la relation d’affaires entre les parties (para 24, AstraZeneca, reproduit au paragraphe 89 des présents motifs).

[121] La question de savoir si un demandeur est une personne se réclamant du breveté dépendra de celle de savoir si le breveté a accordé le droit d’utiliser l’invention. Qui est mieux placé pour établir ce droit d’utiliser l’invention brevetée que les protagonistes eux-mêmes, le breveté et l’utilisateur de la licence? Les demanderesses soulignent qu’elles parlent d’une seule voix en tant que codemanderesses. Cette affirmation a du poids, surtout à la lumière du passage, déjà cité deux fois, des motifs du juge Rothstein dans l’arrêt Wellcome Foundation, précité.

[122] Par conséquent, les demanderesses soutiennent que l’argument des défenderesses, qui repose sur leur point de vue selon lequel il doit y avoir une licence écrite, est voué à l’échec.

[123] Mon propre examen de la jurisprudence m’a amené à conclure que les arguments présentés par les demanderesses étaient très convaincants. Mon point de départ était en fait le passage du juge d’appel Rothstein dans l’arrêt Wellcome Foundation, qui était clairement pertinent compte tenu des faits de la présente affaire. Les trois demanderesses travaillent de concert; elles sont représentées dans la présente poursuite par le même groupe d’avocats, sans aucune allégation de conflit d’intérêts; Edgewell et Playtex sont des sociétés affiliées, mais elles ne sont de toute évidence pas liées à Angelcare Canada (et à ses prédécesseurs), et pourtant il n’y a aucune différence dans leurs positions. Comme l’a dit le juge Rennie dans la décision AstraZeneca, précitée, après avoir cité le paragraphe 99 de l’arrêt Wellcome Foundation, « [p]our ce seul motif, la défense fondée sur la qualité pour agir invoquée par Apotex repose sur un fondement peu solide » (para 12). C’est aussi le cas en l’espèce.

[124] Comme dans l’affaire AstraZeneca, il y a beaucoup d’autres motifs en l’espèce; les codemanderesses qui se soutiennent les unes les autres et la conduite des parties/demanderesses sont compatibles avec la permission d’exploiter cette entreprise commerciale de fabrication, de distribution et de vente de cartouches qui intègrent des inventions brevetées au Canada. La loi n’exige pas de licence, qu’elle soit exclusive ou non; et elle n’exige pas non plus de licence écrite. Néanmoins, divers instruments nous donnent en l’espèce la preuve de l’existence d’une telle licence non écrite. Ces documents visent-ils à « masquer » la réalité? Je ne le crois pas. Comme le laisse entendre le libellé de ces divers instruments, ils consignent ce qui s’est passé. Bien que cela soit un peu étrange, ces éléments de preuve complètent la preuve d’une relation d’affaires continue entre les demanderesses concernant leur exploitation des six brevets.

[125] Les relations d’affaires unissant les demanderesses ont mené à un effort conjoint vers un objectif commun. Cet objectif comprenait l’exploitation des brevets détenus par deux d’entre elles. À mon avis, il n’y a rien de mal ou de mauvais à consigner leur entente d’utiliser les brevets de l’autre dans un domaine où les contrats verbaux (juge Décary dans l’arrêt Signalisation de Montréal) et les licences non écrites sont possibles. À moins que cela ne constitue une fraude, ce qui n’est pas le cas en l’espèce – et je ne supposerais pas une telle chose à moins d’en avoir la preuve –, il me semble qu’il serait difficile de contester les allégations des demanderesses.

[126] Les défenderesses n’ont pas contesté l’exposé du droit, ni dans leurs observations initiales ni dans leurs observations écrites supplémentaires. Elles ont plutôt cherché à contester un petit nombre d’allégations, dont l’objet semblait être de limiter leur responsabilité à l’égard de certaines demanderesses pendant certaines périodes. Par conséquent, elles font valoir que les demanderesses n’ont pas réussi à établir, selon la prépondérance de la preuve, qu’elles pouvaient établir un intérêt dont la source remonte au breveté concerné [traduction] « pour toute la durée de la période de contrefaçon » (observations écrites supplémentaires, au paragraphe 2). En toute déférence, je suis d’avis que les arguments ne sont pas convaincants.

[127] Essentiellement, les défenderesses n’acceptent pas que les divers documents présentés en preuve soient confirmatifs. Elles prétendent plutôt qu’ils représentent l’octroi de licences à la date de l’instrument.

[128] Elles s’attaquent d’abord au brevet 128. Faisant référence à la licence d’exploitation de brevet confirmative du 21 janvier et du 22 janvier 2016, elles soutiennent que les circonstances entourant ces confirmations, du fait qu’elles ont été faites la veille de la première déclaration et du début du procès, sont suspectes.

[129] Comme on l’a déjà vu, l’existence d’une licence non seulement ne nécessite pas de document écrit, mais elle peut aussi être implicite. Les relations commerciales entre les demanderesses, étayées par une preuve testimoniale, établissent la qualité de ces dernières pour se réclamer du breveté. Comme la Cour d’appel fédérale l’a statué dans l’arrêt Signalisation de Montréal, « une personne “se réclamant” du breveté est une personne qui tire du breveté son droit d’utilisation de l’invention brevetée, à quelque degré que ce soit » (page 356). Cette personne peut être un utilisateur du brevet qui a reçu ce droit d’utilisation (Signalisation de Montréal; Janssen). Je conclus en l’espèce que la preuve est amplement suffisante pour démontrer que les demanderesses agissaient ensemble dans un but commun, se conférant ainsi l’une et l’autre le droit d’utiliser les brevets. En fait, il s’agissait d’une condition indispensable à leur activité commerciale consistant à commercialiser l’invention brevetée, et leurs licences d’exploitation de brevet confirmatives ne visaient que cela : confirmer une réalité non ambiguë.

[130] Les défenderesses considèrent les licences d’exploitation de brevet confirmatives comme conférant des droits à la date de leur conclusion (et dans un cas à la date de délivrance du brevet 128), ce qui nie leur nature confirmative. Ces instruments stipulent qu’il existe une entente, ce qui devrait être assez évident compte tenu des relations entre les demanderesses. Ils renvoient à une situation qui existait et qui est illustrée par la relation commerciale des demanderesses qui nécessite l’exploitation des brevets, ainsi que par les témoignages au procès. La date de création de l’instrument ne change pas la nature de celui-ci ni la réalité des relations.

[131] La séquence des événements est simple. Le 16 décembre 2015, Edgewell aurait confirmé avoir accordé une licence à Angelcare, y compris le droit d’intenter des poursuites pour contrefaçon. Le 21 janvier 2016, Playtex remet une confirmation écrite de la licence à Edgewell. La confirmation précise que la licence comprend le droit d’accorder des sous-licences; c’est ce que la licence d’exploitation de brevet confirmative du 16 décembre 2015 aurait dû indiquer puisqu’il était clair que le brevet 128 appartenait à Playtex, et non à Edgewell. Cela explique l’autre licence d’exploitation de brevet confirmative du 22 janvier 2016, entre Edgewell et Les Développements Angelcare, où l’erreur du 16 décembre est reconnue et où la modification appropriée est faite de sorte que, selon le libellé de l’instrument lui-même, la licence [traduction] « reflète cette réalité ». Je le répète, ces licences d’exploitation de brevet confirmatives, bien qu’elles soient loin d’être parfaites, ne font que rapporter et consigner ce qui se passait entre ces demanderesses dans leur effort collectif de fabriquer et de vendre des cartouches, exploitant ainsi les inventions brevetées. La présence de l’erreur reconnue dans la licence d’exploitation de brevet confirmative du 16 décembre 2015 montre que les demanderesses se fondaient sur des licences implicites pour exercer leurs activités et confirme les relations symbiotiques entre les trois demanderesses dans ce qui était une association et une relation mutuellement avantageuses.

[132] Le même genre d’argument s’applique en ce qui concerne les brevets d’Angelcare. Encore une fois, les défenderesses soutiennent que l’entente de confirmation du 22 décembre 2005 ainsi que les modifications du 15 avril 2008 et du 16 décembre 2015 créent une entente uniquement à la date des instruments.

[133] L’argument ne tient pas compte des relations commerciales des demanderesses, qui exigent que ces dernières exploitent les brevets; de plus, la confirmation dans la modification du 16 décembre 2015 de l’entente de confirmation du 22 décembre 2005 indique clairement qu’Edgewell Personal Care s’est vu accorder des licences pour les brevets 384 et 159, avec la possibilité dans les deux cas d’intenter des poursuites contre les contrefacteurs. Il n’y a aucune référence au brevet 312, ni aux deux autres brevets (le brevet 421 et le brevet 415), pour la simple raison qu’ils n’avaient pas encore été délivrés en décembre 2015. Comme l’a confirmé au procès un témoin, M. Rosasco, la deuxième modification apportée au document de confirmation du 22 décembre 2005 vise à confirmer [traduction] « qu’il s’agit de brevets supplémentaires, par rapport aux brevets qui figuraient dans la licence originale, je crois » (16 février 2021, page 167 : 7 à 9).

[134] En fait, la licence d’exploitation de brevet confirmative du 22 janvier 2021 confirme que les cinq brevets d’Angelcare faisaient l’objet de licences. Compte tenu du comportement des demanderesses pendant les nombreuses années au cours desquelles les brevets en litige étaient exploités, je ne vois aucune raison de douter des licences d’exploitation de brevet confirmatives. En effet, une telle entente était nécessaire parce que, autrement, les demanderesses auraient violé leurs brevets respectifs.

[135] Les défenderesses semblent laisser entendre que le fait qu’Angelcare n’ait pas fait concurrence à Edgewell ou à Playtex dans la vente de cartouches, ce qui a été confirmé par un témoin, M. Rosasco, aurait une incidence sur le droit d’Angelcare à une réparation pécuniaire. À mon avis, cet argument n’est pas fondé. Premièrement, l’article 55 de la Loi sur les brevets accorde au breveté le droit à une réparation en cas de contrefaçon. Il faudrait une preuve de renonciation beaucoup plus explicite qu’une preuve que le breveté ne fait pas concurrence aux titulaires de licence pour empêcher le breveté de se prévaloir de l’article 55. La question de la répartition des dommages-intérêts est très différente, mais elle sera abordée ultérieurement. Deuxièmement, dans le cadre des relations commerciales des demanderesses, Angelcare fournissait les cartouches à Playtex et à Edgewell. Ces demanderesses étaient chargées de distribuer le produit fini aux détaillants. Il semble tout à fait normal qu’Angelcare ne distribue pas elle-même des cartouches pour la vente alors que la relation se poursuit. Ce n’est qu’au cours de la période de transition d’un an suivant l’achat d’actifs par Angelcare Canada (par l’entremise d’Old Angelcare) qu’Angelcare et Edgewell distribuaient le produit aux détaillants (d’où la « transition »). Troisièmement, la licence d’exploitation de brevet confirmative du 22 janvier 2021 précise parfaitement l’accord qui avait été conclu :

[traduction]

1. Angelcare Canada et Edgewell Brands confirment par les présentes qu’Angelcare Canada (et son prédécesseur Angelcare Développements) a accordé à Edgewell Brands, pour une contrepartie valable, un droit exclusif et une licence d’utilisation, de fabrication, de fabrication par un tiers, de vente et de distribution des produits intégrant la technologie visée dans les brevets, avec le droit d’accorder en sous-licence les droits conférés par les brevets selon les modalités énoncées au paragraphe 19 de la modification de décembre 2015 (la « licence ») et selon des modalités compatibles avec la présente entente.

2. Angelcare Canada et Edgewell Brands confirment par les présentes qu’Angelcare Canada et son prédécesseur Angelcare Développements ont conservé le droit d’utiliser, de fabriquer, de faire fabriquer, de vendre et de distribuer des produits intégrant la technologie visée dans les brevets.

[Non souligné dans l’original.]

[136] Enfin, les défenderesses soutiennent que les demanderesses n’ont pas présenté une preuve suffisante de leur relation, laquelle comprendrait leur mode de fonctionnement et diverses ententes de licence. Elles cherchent à limiter la relation à ce simple énoncé : [traduction] « chaque demanderesse semblait exercer des activités en lien avec les cartouches Diaper Genie » (observations écrites supplémentaires, au para 32). Je ne peux pas souscrire à une prétention aussi générale.

[137] Ce que les défenderesses présentent comme des « ententes de licence » ne tient pas compte du fait que les licences n’ont pas à être écrites et que les instruments créés au fil des ans, de 2005 à 2021, sont tous cohérents et ne sont que la confirmation d’une relation commerciale qui a été clairement expliquée par deux témoins au procès (Mme Charette et M. Rosasco). Leur témoignage n’a pas été contredit ni même contesté de manière importante en contre-interrogatoire. La Cour admet leur témoignage. Quant aux différents instruments, ils parlent d’eux-mêmes, mais, quoi qu’il en soit, M. Rosaco les a expliqués dans une certaine mesure.

[138] Il n’est certainement pas nouveau d’affirmer que, dans toutes les affaires de droit civil, la norme de preuve est la même, soit la prépondérance des probabilités (F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41 au para 40; Canada (Procureur général) c Fairmont Hotels Inc, 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720 au para 36). À mon avis, la preuve présentée au procès était claire et convaincante dans le contexte du droit canadien concernant les « personnes se réclamant du breveté ».

[139] Par conséquent, les demanderesses ont le droit de solliciter une réparation pécuniaire comme suit :

  • a)pendant la période allant du 19 décembre 2020 à aujourd’hui (la « période post-transition »), Angelcare Canada Inc. a droit à une réparation;

  • b)pendant la période allant du 19 décembre 2019 au 18 décembre 2020 (c’est‐à‐dire la période d’un an suivant l’acquisition par Angelcare des actifs auprès des deux autres demanderesses), ont droit à une réparation :

    • Angelcare Canada Inc. à titre de titulaire de tous les brevets (puisqu’elle a alors acquis le brevet 128);

    • PlaytexProducts, LLC à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard de tous les brevets;

    • EdgewellPersonalCareCanada ULC à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard de tous les brevets;

  • c)avant l’acquisition d’actifs par Angelcare Canada Inc. le 18 décembre 2019, ont droit à une réparation :

    • Angelcare Canada Inc., à titre de titulaire des cinq brevets d’Angelcare et à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard du brevet 128;

    • Playtex Products, LLC, à titre de titulaire du brevet 128 et à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard des cinq brevets d’Angelcare;

    • Edgewell Personal Care Canada ULC, à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard du brevet 128 de Playtex et des cinq brevets d’Angelcare.

[140] La quantification et la répartition de la réparation pécuniaire, qu’il s’agisse de dommages-intérêts ou de la restitution des profits, feront l’objet d’un renvoi conformément à l’article 153 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-151-16

LA COUR ORDONNE :

  1. Les demanderesses ont droit à l’injonction sollicitée. Les avocats des demanderesses sont invités à présenter à la Cour une ébauche de l’ordonnance d’injonction, après qu’elle aura été communiquée aux avocats des défenderesses.

  2. Les demanderesses ont le droit de choisir entre des dommages-intérêts et une restitution des profits.

  3. Les demanderesses n’ont pas droit à des dommages-intérêts punitifs.

  4. Les demanderesses ont droit à une réparation pécuniaire, qu’il s’agisse de dommages-intérêts ou d’une restitution des profits, comme suit :

    • a)pendant la période allant du 19 décembre 2020 à aujourd’hui (la « période post-transition »), Angelcare Canada Inc. a droit à une réparation;

    • b)pendant la période allant du 19 décembre 2019 au 18 décembre 2020 (c’est‐à‐dire la période d’un an suivant l’acquisition par Angelcare des actifs auprès des deux autres demanderesses), ont droit à une réparation :

      • Angelcare Canada Inc. à titre de titulaire de tous les brevets (puisqu’elle a alors déjà acquis le brevet 128);

      • PlaytexProducts, LLC à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard de tous les brevets;

      • EdgewellPersonalCare Canada ULC à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard de tous les brevets;

    • c)avant l’acquisition d’actifs par Angelcare Canada Inc. le 18 décembre 2019, ont droit à une réparation :

      • Angelcare Canada Inc., à titre de titulaire des cinq brevets d’Angelcare et à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard du brevet 128;

      • Playtex Products, LLC, à titre de titulaire du brevet 128 et à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard des cinq brevets d’Angelcare;

      • Edgewell Personal Care Canada ULC à titre de personne se réclamant du breveté à l’égard du brevet 128 de Playtex et des cinq brevets d’Angelcare.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

S. de Azevedo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-151-16

 

INTITULÉ DE LA CAUSE

ANGELCARE CANADA INC. ET AUTRES c MUNCHKIN, INC. ET AUTRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2022; présentations supplémentaires datées du 6 janvier 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE :

Le 17 août 2023

 

COMPARUTIONS :

François Guay

Guillaume Lavoie Ste-Marie

Denise Felsztyna

 

Pour les demanderesses/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Vincent M. de Grandpré

Yael Mansour

 

Pour les défenderesses/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar S.E.N.C.R.L.

Avocats et procureurs

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses/

DÉFENDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Avocats et procureurs

Ottawa (Ontario)

 

Pour les défenderesses/

DEMANDERESSES RECONVENTIONNELLES

 

 

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