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Date : 20231026


Dossier : IMM-421-22

Référence : 2023 CF 1427

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

AMAL FARHAT

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Amal Farhat, est une grand-mère libanaise d’âge moyen qui demande le statut de résidente permanente pour des considérations d’ordre humanitaire. Elle a fondé sa demande sur son degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur de sa petite-fille, étant une des principales personnes qui veille sur elle, et les difficultés auxquelles elle se heurterait, selon elle, à son retour au Liban, son pays d’origine.

[2] Sa demande a été rejetée par un agent principal [l’agent]. L’agent était d’avis que la demanderesse n’était pas suffisamment établie au Canada, qu’elle ne subirait pas un préjudice inhabituel si elle retournait au Liban, et que l’intérêt supérieur de sa petite-fille n’était pas suffisamment en jeu pour justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Après avoir examiné le dossier dont la Cour est saisie, y compris les observations écrites et orales des parties ainsi que le droit applicable, je conclus que la demanderesse s’est acquittée de son fardeau et a démontré que la décision de l’agent était déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Les faits

[4] Au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse était âgée de 56 ans. Elle est une citoyenne du Liban qui vit avec son fils, l’épouse de celui-ci et leur fille à Windsor, en Ontario. Sa fratrie compte trois membres qui résident à Ottawa, en Ontario, et à Gatineau, au Québec, et qui ont eux-mêmes des enfants. Avant la pandémie, la demanderesse leur rendait régulièrement visite. Elle est divorcée depuis plus de 20 ans et n’a plus de famille proche au Liban.

[5] En mars 2018, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée en mars 2020. Elle a présenté une autre demande en avril 2021, après la naissance de sa petite-fille et en pleine pandémie de COVID‑19. Cette demande a été rejetée en janvier 2022 et constitue le fondement du présent contrôle judiciaire.

[6] La demanderesse est soutenue financièrement par son fils, mais elle apporte sa contribution au ménage en prenant soin de la fille de ce dernier, sa petite-fille, qui est née en janvier 2020. Au moment de la présentation de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le fils de la demanderesse et son épouse attendaient un autre enfant dont la demanderesse avait hâte de s’occuper.

[7] La demanderesse ne peut pas travailler au Canada, mais en plus de s’occuper de sa petite‑fille, elle participe aux activités de sa collectivité locale, principalement par l’entremise de la mosquée qu’elle fréquente. Elle a également des antécédents de problèmes médicaux : elle a eu un cancer du sein il y a plusieurs années, et est actuellement atteinte du diabète de type II pour lequel elle prend trois médicaments différents.

III. La décision contestée

[8] L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse en tenant compte 1) de son degré d’établissement au Canada, 2) de l’intérêt supérieur de l’enfant, sa petite-fille, et 3) des difficultés qu’elle éprouverait à son retour au Liban. L’agent a déclaré que ces facteurs ont été pris en compte de manière cumulative.

A. Le degré d’établissement au Canada

[9] L’agent a pris acte du fait que la demanderesse était à la charge de sa famille au Canada et qu’elle voulait rester près de celle-ci, et a souligné l’absence de membres de famille au Liban.

[10] L’agent [traduction] « [a félicité] la demanderesse pour les efforts qu’elle a[vait] déployés pendant une longue période en vue de son intégration civique par son observance de préceptes religieux, son bénévolat et son établissement de réseaux sociaux ». Cependant, l’agent a également déclaré qu’il ne s’agissait que du [traduction] « degré d’établissement typique d’une personne se trouvant dans une situation semblable ».

[11] L’agent a souligné que la demanderesse avait des liens familiaux plus importants au Canada qu’au Liban. Pourtant, il a fait remarquer qu’elle [traduction] « était consciente qu’une séparation à long terme d’avec [sa famille] pourrait s’ensuivre ». De plus, l’agent n’était pas convaincu que le renvoi au Liban [traduction] « nuirait à la dynamique familiale qui [avait] été établie et maintenue au cours des nombreuses années que [la demanderesse] avait vécues séparée de [sa famille] ».

[12] Enfin, l’agent a souligné que la séparation familiale était une conséquence inhérente et non inhabituelle de l’obligation de quitter le Canada à la fin d’un séjour autorisé.

B. L’intérêt supérieur de l’enfant

[13] L’agent a pris acte du fait que la demanderesse avait forgé un lien affectif envers sa petite-fille en prenant soin d’elle depuis sa naissance, en grande partie à la place de ses parents qui pouvaient se concentrer sur leur carrière. Il a également pris acte du fait qu’il ne serait pas idéal de mettre fin à ce lien, mais a souligné qu’il était courant au Canada que les parents travaillent à temps plein et aient recours à des services de garde pour leurs enfants. De plus, l’agent a conclu que la petite-fille ne [traduction] « dépendait pas entièrement » de la demanderesse, et que la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que le retour de la demanderesse au Liban compromettrait l’intérêt supérieur de sa petite-fille.

C. Les difficultés à son retour au Liban

[14] L’agent a noté que la situation économique au Liban était pire qu’au Canada, mais a déclaré que [traduction] « des tâches comme trouver un emploi et assurer sa sécurité financière [étaient] accessoires à ce processus ». L’agent a également tenu compte du fait que le Canada est un meilleur endroit où vivre pour une femme que le Liban, et qu’il existait de la discrimination dans un certain nombre de régions de ce pays. Cependant, l’agent n’était pas convaincu en fin de compte que toute discrimination à l’égard de la demanderesse au Liban justifierait une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[15] L’agent a également tenu compte des répercussions de la pandémie de COVID‑19, ainsi que du diabète de type II de la demanderesse. Il a écarté la question de la pandémie, puisque tous les pays avaient été touchés, et a rejeté le diabète de la demanderesse parce que celle-ci [traduction] « [n’avait] pas fourni une preuve objective suffisante pour établir, dans l’ensemble », son incapacité à obtenir les médicaments dont elle aurait besoin.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[16] La seule question que doit trancher la Cour est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

[17] La norme de contrôle qui s’applique au fond de la décision de l’agent à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason] aux para 7, 39‑44). Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85; Mason, au para 8). Pour qu’une décision soit à l’abri d’une intervention judiciaire, elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99; Mason, au para 59). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « simple formalité »; ce type de contrôle demeure rigoureux (Vavilov, au para 13; Mason, au para 63). Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est mépris sur la preuve dont il disposait (Vavilov, aux para 125, 126; Mason, au para 73). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. Le critère d’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[18] Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] confère au ministre un pouvoir discrétionnaire important lui permettant de dispenser un étranger de l’obligation de satisfaire aux critères ou aux obligations prévus par la LIPR. Un demandeur peut obtenir le statut de résident permanent si le ministre est d’avis que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Il incombe au demandeur de convaincre le ministre qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 45). Pour ce faire, le demandeur doit démontrer l’existence d’une situation qui est « de nature à inciter tout[e personne] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 21; citant Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351 à la p 364).

[19] Ce critère est plutôt rigoureux, et « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés » (Kanthasamy, au para 23). Le demandeur doit établir « les motifs exceptionnels pour lesquels on devrait lui permettre de demeurer au Canada […] ou être autoris[é] à obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire depuis l’étranger » (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 [Huang] au para 20, citant Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 au para 90). Le demandeur doit donc établir qu’il serait aux prises avec des malheurs ou d’autres circonstances exceptionnelles (y compris des considérations d’ordre humanitaire) qui sont supérieurs à ceux auxquels sont confrontées les personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada ou l’étranger (Huang, aux para 19-20, citant Jesuthasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 142 aux para 49, 57; Kanguatjivi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 327 au para 67). Comme il est énoncé au paragraphe 15 de l’arrêt Kanthasamy, la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire vise à régler les situations qui « affecterai[ent] plus certaines personnes que d’autres […], à cause de certaines circonstances ». Sans ce critère, le paragraphe 25(1) de la LIPR risque de devenir un régime d’immigration parallèle, ce qui est contraire à l’intention du législateur lorsqu’il a été édicté (Kanthasamy, au para 23; Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 au para 16).

[20] Dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, les agents doivent examiner tous les faits et les facteurs pertinents présentés (Kanthasamy, au para 25) d’une manière qui leur permet « de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui […] sous‑tendent [la disposition] » (Kanthasamy, au para 33). Cela signifie que la situation du demandeur doit être examinée globalement, dans son ensemble, et que les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement (Kanthasamy, aux para 25, 28, 45, 60). En d’autres termes, aucun élément n’a besoin d’être déterminant en soi. En effet, les mots « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » doivent être considérés comme instructifs, mais non décisifs (Kanthasamy, au para 33).

[21] L’intérêt supérieur d’un enfant directement touché est un élément important dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Comme il est mentionné aux paragraphes 34 à 41 de l’arrêt Kanthasamy, ce facteur « dépen[d] fortement du contexte » en raison de la « multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant », et l’analyse doit tenir compte du lien de chaque enfant avec les membres de sa famille, de son âge, de ses capacités, de ses besoins, de son degré de maturité et de son degré de développement. L’agent doit être attentif à ce qui permettra le plus à l’enfant d’obtenir des soins et de l’attention. De plus, comme l’a admis le défendeur lors de l’audience, les motifs culturels, linguistiques et religieux sont également pertinents pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant en ce qui concerne son degré de développement et son éducation.

[22] Enfin, pour déterminer si une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée, l’agent doit tenir compte des facteurs propres au pays d’origine, y compris l’impossibilité d’obtenir des soins médicaux et la discrimination potentielle. Pour toute question de discrimination alléguée, le demandeur n’a qu’à démontrer qu’il est probable qu’il y aura discrimination, et que cette conclusion peut être inférée (Kanthasamy, aux para 52-54, 56).

B. La décision de l’agent est déraisonnable parce qu’elle ne démontre pas une appréciation globale de tous les facteurs pertinents

[23] La demanderesse s’appuie sur l’arrêt Kanthasamy et soutient que l’agent n’a pas tenu compte des « facteurs humanitaires au sens plus élargi » (voir Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33) et n’a pas soupesé tous les facteurs pertinents ensemble (Kanthasamy, au para 25; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] aux para 74, 75). Plus précisément, l’agent ne s’est pas fondé sur tous les renseignements contenus dans l’affirmation solennelle de la demanderesse.

[24] Le demandeur affirme en outre que les commentaires de l’agent selon lesquels les difficultés liées au départ étaient [traduction] « une conséquence ordinaire du retour » font état d’une approche générale à l’égard de l’analyse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, plutôt que d’une appréciation de la preuve de la demanderesse dans son ensemble, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy. Cette approche générale a finalement fait en sorte que la situation particulière de la demanderesse était dénuée de sens dans l’analyse globale.

[25] Le défendeur fait valoir que l’agent a tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve et, en soupesant les facteurs pertinents, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant, a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de démontrer qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était justifiée dans les circonstances.

[26] À mon avis, dans les circonstances de la présente affaire, l’agent n’a pas raisonnablement apprécié les considérations d’ordre humanitaire et ne les a pas soupesées globalement, cumulativement et dans leur ensemble, comme l’exige l’arrêt Kanthasamy.

(1) Le degré d’établissement au Canada

[27] La demanderesse soutient que l’appréciation par l’agent de son degré d’établissement au Canada et l’avis de l’agent selon lequel il était [traduction] « typique » par rapport à celui d’autres personnes dans une situation semblable contredisent l’exigence d’un degré d’établissement extraordinaire. De plus, l’agent n’a pas expliqué quel degré d’établissement supplémentaire aurait été [traduction] « suffisant » pour répondre à l’exigence imposée. Fait important, la Cour a toujours jugé déraisonnables les exigences relatives à des difficultés ou à un degré d’établissement exceptionnel (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 [Zhang] aux para 27, 28; Subar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 340 au para 28; Peter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 208 au para 1).

[28] Le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu que le degré d’établissement de la demanderesse était typique par rapport à celui d’une personne se trouvant dans une situation semblable et n’a pas exigé un degré d’établissement exceptionnel. L’agent a plutôt simplement conclu que le degré d’établissement n’était pas suffisant pour accorder une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[29] À mon avis, l’agent a comparé la situation de la demanderesse à celle qui est [traduction] « typique » d’autres personnes dans sa situation. Une analyse exigeant un degré d’établissement exceptionnel qui se traduit par un seuil élevé à franchir pour obtenir la dispense a été explicitement rejetée dans l’arrêt Kanthasamy (aux para 13-14, 106-107; Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 20-21). Dans la décision Zhang, le juge Zinn a expliqué qu’une analyse comparative n’était pas nécessaire :

[23] Il existe une différence importante entre le fait de souligner que ces mesures exceptionnelles sont prévues parce que la situation personnelle particulière de certains est telle que l’expulsion les frappe plus durement que d’autres, et le fait d’affirmer que l’octroi de pareilles mesures est possible uniquement pour ceux qui font la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances exceptionnelles par rapport à d’autres. Le premier explique la raison d’être de l’exemption, tandis que le second vise à identifier les personnes susceptibles de bénéficier d’une dispense. Le second impose à l’exception une condition qui n’a pas lieu d’être.

[24] Une fois que l’exception est établie par la loi, comme c’est le cas au paragraphe 25(1), elle est accessible à tous, mais ne sera accordée qu’à ceux dont la situation particulière est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager leurs malheurs. Elle requiert uniquement l’examen de la situation personnelle d’un demandeur. Elle n’exige pas qu’une analyse comparative soit effectuée.

[Souligné dans l’original.]

[30] Pour être clair, il n’est pas toujours interdit de comparer la situation d’un demandeur à celle d’autres demandeurs dans une situation semblable (voir Bhujel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 828 aux para 52-57). Cependant, l’agent qui le fait doit rester attentif à l’exercice tributaire des faits qui est mené [traduction] « dans son ensemble », et ne doit pas exiger un degré d’établissement exceptionnel. Comme il est clairement mentionné aux paragraphes 28 et 29 de la décision Zhang, la comparaison ne doit pas se substituer au critère réel, qui consiste à effectuer une recherche contextuelle d’une situation qui inciterait une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager le malheur d’une autre personne.

[31] Par contre, en l’espèce, rien dans les motifs de l’agent n’indique qu’un poids favorable a été accordé au degré d’établissement de la demanderesse au Canada – son degré d’établissement a simplement été considéré comme étant [traduction] « caractéristique » et [traduction] « typique », puis il a été écarté. L’analyse par l’agent du degré d’établissement était déraisonnable parce qu’elle reposait sur une recherche du caractère exceptionnel, qui s’est substitué à l’utilisation du critère approprié. Bien que le degré d’établissement de la demanderesse ait pu être [traduction] « typique », l’agent n’a pas expliqué ce que la demanderesse aurait pu [traduction] « faire de plus », dans sa situation particulière, pour que son degré d’établissement mérite d’être pris en considération.

[32] Cependant, je ne souscris pas à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle il était déraisonnable pour l’agent de mentionner que [traduction] « la séparation familiale qui s’ensuivrait » serait [traduction] « une conséquence inhérente plutôt qu’inhabituelle » de devoir quitter le Canada. La déclaration de l’agent concorde avec le rappel au paragraphe 23 de l’arrêt Kanthasamy, selon lequel « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés ». Avoir de la famille au Canada n’est pas un aller simple vers la résidence permanente.

[33] En fin de compte, l’analyse de l’agent exigeant un degré d’établissement exceptionnel était déraisonnable. L’agent a félicité la demanderesse pour son degré d’établissement, mais a ensuite écarté celui-ci au motif qu’il était [traduction] « caractéristique » et [traduction] « typique » en le comparant à celui d’autres personnes dans des situations semblables. L’agent a introduit un seuil implicite qui n’était pas requis relativement à un degré d’établissement exceptionnel.

(2) Les difficultés et les facteurs au Liban

[34] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte du rapport d’un médecin expliquant que sa santé mentale se détériorerait si elle devait quitter le Canada et que cette détérioration serait causée par l’isolement (la demanderesse n’a plus de famille au Liban), une situation économique et politique difficile, et un manque de soutien psychiatrique.

[35] La demanderesse fait valoir que l’agent a minimisé les difficultés lorsqu’il les a décrites comme [traduction] « un certain bouleversement émotionnel » et qu’il a mentionné que la [traduction] « dynamique familiale » ne subirait pas de préjudice, en affirmant que la demanderesse aurait dû savoir qu’elle serait séparée de sa famille lorsque celle-ci avait déménagé au Canada. Cependant, l’agent n’a pas apprécié les difficultés découlant du fait que la demanderesse allait devoir retourner vivre seule, puisque son fils unique et les membres de sa famille élargie vivent tous au Canada. Enfin, l’agent n’a pas examiné les difficultés résultant du fait que la demanderesse était non seulement une femme, mais aussi une femme divorcée, ce qui est une cause distincte de discrimination au Liban.

[36] Le défendeur, en revanche, soutient que les conclusions de l’agent étaient raisonnables. La dynamique familiale n’en souffrirait pas, et la séparation était une conséquence inhérente plutôt qu’inhabituelle de l’obligation de quitter le Canada. Le défendeur fait également remarquer que la note du médecin n’établit pas de diagnostic précis, mais constitue plutôt une lettre de soutien générale.

[37] À mon avis, l’agent n’a pas dûment examiné la situation personnelle de la demanderesse dans son ensemble et l’incidence qu’elle aurait sur ses difficultés à son retour au Liban.

[38] Par exemple, l’agent a écarté les problèmes potentiels de santé mentale en jugeant qu’ils étaient essentiellement minimes et prévisibles, étant donné que la demanderesse savait ou aurait dû savoir qu’elle vivrait séparée de son fils lorsqu’il était parti pour le Canada, et que le départ n’était pas une conséquence inhabituelle de devoir quitter le Canada à la fin de son séjour à titre de résidente temporaire. Ce faisant, l’agent n’a pas apprécié l’absence de famille proche au Liban. Déclarer que les liens familiaux de la demanderesse au Canada étaient [traduction] « supérieurs à ceux trouvés au Liban » donne à penser qu’elle avait effectivement des liens familiaux étroits au Liban. En fait, elle n’en avait pas.

[39] L’agent a également examiné l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle serait victime de discrimination au Liban, y compris en tant que femme divorcée, et a pris acte du fait que les femmes étaient victimes de discrimination dans un certain nombre de domaines. Il a ensuite écarté ce facteur, le jugeant insuffisant pour atteindre un degré qui justifierait une dispense, et a pris acte de la discrimination et du désavantage [traduction] « en raison du […] sexe ». La demanderesse a toutefois soutenu que son statut de divorcée aggravait son risque de persécution, en plus de son sexe. Les motifs de l’agent ne montrent pas qu’il a tenu dûment compte de ce facteur.

[40] L’agent a examiné les problèmes de santé mentale de la demanderesse à son retour, le fait qu’elle n’avait plus aucun membre de famille proche au Liban et la discrimination qu’elle était susceptible de subir. Pourtant, ces considérations ont été prises en compte séparément, et l’agent aurait dû examiner et apprécier ensemble ces faits distincts pour déterminer s’ils étaient « de nature à inciter tout[e personne] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, aux para 21, 25).

[41] Comme l’agent n’a pas procédé à une appréciation appropriée et approfondie, sa décision est déraisonnable à cet égard.

(3) L’intérêt supérieur de l’enfant

[42] La demanderesse fait valoir que l’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur de l’enfant n’était pas conforme aux directives que la Cour suprême du Canada a établies dans l’arrêt Kanthasamy ni à celles fournies par la Cour fédérale dans la décision Motrichko c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 516 [Motrichko]. Plus précisément, l’intérêt supérieur de la petite-fille aurait dû se voir accorder un poids important (Kanthasamy, au para 38; Motrichko, au para 19), et aurait dû faire l’objet d’une analyse contextuelle (Kanthasamy, au para 35; Motrichko, au para 21).

[43] Dans ses motifs, l’agent a avoué que la présence de la demanderesse [traduction] « serait bénéfique » pour sa petite-fille parce qu’elle [traduction] « a[vait] forgé un attachement émotionnel », mais a fixé le seuil trop haut en s’appuyant sur le fait que la petite‑fille ne [traduction] « dépend[ait pas] entièrement » de la demanderesse. De plus, l’agent était d’avis qu’il n’était pas suffisant que la demanderesse prenne soin de sa petite-fille, car le recours à des services de garde d’enfants [traduction] « [était] assez courant au Canada et ne serait pas considéré comme inhabituel ».

[44] Le défendeur fait valoir que l’agent a apprécié l’intérêt supérieur de l’enfant de façon appropriée. Rien ne démontre que le développement ou le bien-être émotionnel de la petite-fille seraient menacés si la demanderesse retournait au Liban. L’agent a correctement examiné le degré de dépendance entre la petite-fille et la demanderesse, et a accordé du poids à la mesure dans laquelle la demanderesse avait contribué à ses soins et à son éducation. Après avoir soupesé la preuve, l’agent a conclu que la preuve objective était insuffisante pour établir que le retour de la demanderesse au Liban compromettrait l’intérêt supérieur de l’enfant.

[45] À mon avis, lorsque l’agent a conclu qu’il ne serait pas inhabituel de prendre de nouvelles dispositions pour la garde de l’enfant, il n’a pas apprécié correctement l’intérêt supérieur de la petite-fille et a plutôt appliqué une norme consistant à éviter un « préjudice inhabituel ». L’agent semble également avoir apprécié les difficultés du point de vue des parents. La Cour a statué, aux paragraphes 35 et 36 de la décision Narula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1423 [Narula], que le concept de « difficultés inhabituelles » n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles est exposé un enfant. Dire qu’il est dans l’intérêt supérieur d’un enfant d’éviter un « préjudice inhabituel » équivaut à mal comprendre le mot « supérieur ». L’agent doit plutôt apprécier l’intérêt supérieur de l’enfant, après avoir correctement déterminé et défini cet intérêt.

[46] L’agent en l’espèce devait apprécier les besoins de l’enfant en fonction de son âge, de ses capacités, de ses besoins, de son degré de maturité et de son degré de développement (Kanthasamy, aux para 35-36). En l’espèce, la preuve démontre que la demanderesse a joué un rôle important dans le développement de l’enfant, puisqu’elle était la principale personne qui veillait sur elle lorsque les parents étaient au travail ou à l’école. L’agent a écarté la preuve et a déclaré qu’il était normal dans la situation de faire appel à des services de garde d’enfants. Ce faisant, l’agent s’est concentré sur les parents et sur la façon dont ils ont bénéficié de l’aide de la demanderesse. Il a peu apprécié l’intérêt de la petite-fille et le bénéfice pour l’enfant du fait que sa grand-mère la gardait.

[47] Plus important encore, l’agent n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur de la petite‑enfant dans son développement affectif, culturel, linguistique et religieux. Les dispositions régulièrement prises au Canada pour la garde d’enfants ne répondent pas nécessairement aux considérations culturelles, linguistiques et religieuses particulières et, comme l’a reconnu le défendeur, ces éléments étaient pertinents dans les considérations de l’agent. L’agent a donc dû soupeser ces considérations en fonction du contexte pour déterminer si l’intérêt supérieur de la petite-enfant exigeait ou non que sa grand-mère soit autorisée à continuer de veiller sur elle.

[48] Dans la décision Motrichko, le juge LeBlanc a conclu ce qui suit :

[21] […] Afin de résister à l’examen judiciaire, ces intérêts doivent être « bien identifiés et définis » et doivent être examinés par l’agent « avec beaucoup d’attention à la lumière de l’ensemble de la preuve », bien que les agents d’immigration, ce faisant, ne sont pas tenus de respecter une formule particulière. En définitive, l’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à ces intérêts dans ce qui constitue une « analyse hautement contextuelle » en raison de la « multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, aux paragraphes 35, 38-39; Baker, au paragraphe 75; Richard c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1420, au paragraphe 16). Cependant, cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. (Baker, au paragraphe 75).

[…]

[27] […] l’analyse que l’agent devait entreprendre n’était pas d’examiner si les petits-enfants pourraient supporter l’absence de leur grand-mère ou y survivre, mais la façon dont ils seraient touchés, à la fois de façon pratique et émotionnellement, par le départ de la demanderesse dans les circonstances de l’espèce. À cette fin, l’intérêt de chacun des petits-enfants, y compris ceux de Shany, devait être « bien identifié et défini » et examiné « avec beaucoup d’attention ». L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants par l’agent est loin de respecter cette norme. […]

[49] En l’espèce, l’agent devait tenir compte des besoins particuliers de l’enfant et déterminer s’il était préférable de répondre à ces besoins en accordant à la demanderesse une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, ou si ces intérêts ne seraient pas compromis par son départ dans les circonstances particulières de l’affaire. Le défaut de l’agent à cet égard et son approche étaient déraisonnables (Kanthasamy, au para 39; Baker, au para 75; Narula, aux para 35-36).

VI. Conclusion

[50] Dans sa décision, l’agent n’a pas apprécié et soupesé globalement les facteurs applicables, dans le contexte particulier de la situation de la demanderesse. Ses motifs sont incompatibles avec les principes applicables aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire.

[51] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[52] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune. Aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-421-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-421-22

 

INTITULÉ :

AMAL FARHAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 26 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

POUR LA DEMANDERESSE

Clare Gover

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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