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Date : 20231026


Dossiers : IMM-13024-22

IMM-13025-22

Référence : 2023 CF 1420

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2023

En présence de madame la juge Turley

Dossier : IMM-13024-22

ENTRE :

RUEL CHRISTOPHER WHYTE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-13025-22

ET ENTRE :

RUEL CHRISTOPHER WHYTE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions rendues par le même agent d’immigration [l’agent]. Dans la première décision, rendue à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR] au titre des articles 112 et 113 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], l’agent a conclu que le demandeur ne serait pas exposé au risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il retournait en Jamaïque. Cette décision fait l’objet de la demande dans le dossier IMM-13024-22.

[2] Dans la deuxième décision, l’agent a refusé de réexaminer la décision relative à l’ERAR. Ce refus fait l’objet de la demande dans le dossier IMM-13025-22. Conformément à l’ordonnance de la juge McDonald datée du 16 août 2023, les demandes ont été réunies et instruites conjointement.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai le contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR parce que l’analyse de l’agent concernant la protection de l’État est déraisonnable. L’agent n’a pas évalué l’efficacité opérationnelle des efforts déployés en matière de protection de l’État pour éliminer la corruption policière. Cette erreur à elle seule vicie la décision. Cependant, je juge également que l’agent a effectué une analyse sélective de la preuve et qu’il a négligé des éléments de preuve pertinents concernant l’efficacité de ces efforts lorsqu’il a évalué la disponibilité et le caractère adéquat de la protection de l’État en Jamaïque. Je n’ai pas besoin d’examiner la demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent relative à la demande de réexamen du demandeur.

II. Le contexte

A. La demande d’ERAR du demandeur

[4] Le demandeur est entré au Canada une première fois en mai 2020 grâce à un permis de travail délivré dans le cadre du Programme des travailleurs agricoles saisonniers. Ce permis était valide jusqu’au 15 décembre 2020. Le demandeur est retourné en Jamaïque en novembre 2020.

[5] En avril 2021, un deuxième permis de travail a été délivré au demandeur dans le cadre du même programme. Ce permis était valide jusqu’au 18 décembre 2021. Ensuite, le demandeur est demeuré au Canada sans l’autorisation requise.

[6] Une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur et l’occasion lui a été donnée de demander l’asile en présentant une demande d’ERAR.

[7] Dans sa demande d’ERAR, datée du 12 mai 2022, le demandeur a affirmé qu’il serait exposé au risque de subir de la violence ou des représailles de la part de criminels ou de gangs en Jamaïque. Il a allégué avoir été victime d’extorsion, de mauvais traitements et de violence de la part de membres de gangs. Il a ajouté qu’il avait craint de signaler ces incidents en raison de la collusion entre les policiers et les gangs en Jamaïque.

[8] Le demandeur a en outre affirmé qu’il avait reçu l’ordre de payer un montant d’extorsion au gang et qu’il avait été prévenu que, s’il n’obtempérait pas, des membres du gang s’en prendraient à lui et le tueraient, et feraient subir le même sort aux membres de sa famille. Il a payé le montant de l’extorsion parce qu’il avait peur. À son retour en Jamaïque, en novembre 2020, il a été contraint de payer le montant total des paiements hebdomadaires qu’il n’avait pas faits.

B. La décision relative à l’ERAR

[9] Dans une lettre datée du 21 novembre 2022, l’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur.

[10] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait qualité de réfugié au sens de la Convention parce qu’il n’avait pas établi de lien avec l’un des cinq motifs de la définition énumérés à l’article 96 de la LIPR. L’agent a plutôt conclu que [traduction] « ce que le demandeur craint pourrait être défini comme une forme de vengeance ou de vendetta personnelle » : notes datées du 21 novembre 2022 que l’agent a versées au dossier [les notes de l’agent], dossier certifié du tribunal, p. 9 [le DCT].

[11] L’agent a également conclu que les agents de persécution sont des criminels et des membres de gangs, et non pas l’État. À son avis, les éléments de preuve objectifs étaient insuffisants pour établir que des acteurs étatiques avaient participé au harcèlement ou à l’extorsion dont aurait été victime le demandeur. Pour ce motif, il a conclu que le demandeur n’était pas une personne à protéger qui, par son renvoi en Jamaïque, serait probablement exposée au risque d’être soumis à la torture au sens de l’alinéa 97(1)a) de la LIPR.

[12] Après avoir conclu que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 96 et de l’alinéa 97(1)a), l’agent a examiné s’il satisfaisait à celles de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR. Il a donc examiné si le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État en Jamaïque.

[13] L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour étayer ses allégations selon lesquelles il serait exposé à un risque. De plus, il a conclu que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir qu’il avait sollicité la protection de l’État et qu’elle lui avait été refusée.

[14] Selon ses notes, l’agent a effectué ses [traduction] « propres recherches indépendantes sur la situation dans le pays » : notes de l’agent, DCT, p. 6. La seule source consultée est un rapport de 2021 du département d’État des États-Unis intitulé Country Reports on Human Rights Practices: Jamaica (les rapports nationaux sur les pratiques en matière de droits de la personne : Jamaïque) [le rapport américain de 2021] : notes de l’agent, DCT, p. 7, 9.

[15] Après avoir examiné le rapport américain de 2021, l’agent a admis qu’il existait de la corruption policière et que la protection de l’État en Jamaïque n’était [traduction] « pas parfaite ». Cependant, il a conclu que la [traduction] « prépondérance de la preuve objective » donnait à penser que le gouvernement prenait des mesures pour mettre fin à la criminalité et à la corruption. Il a conclu que la preuve révélait que [traduction] « le gouvernement [avait] pris des mesures pour enquêter sur les violations des droits de la personne et poursuivre les représentants du gouvernement qui les [avaient] commises » : notes de l’agent, DCT, p. 7.

[16] L’agent a également conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur sollicite de la protection en Jamaïque avant de solliciter une protection internationale : notes de l’agent, DCT, p. 8.

[17] L’agent a pris acte de l’affirmation du demandeur selon laquelle [traduction] « lorsqu’une personne s’adresse à la police, quelqu’un au poste de police en informe le chef du gang ». Cependant, il a conclu que les éléments de preuve objectifs étaient insuffisants pour étayer cette allégation. En s’appuyant à nouveau sur le rapport américain de 2021, il a affirmé que [traduction] « le gouvernement de la Jamaïque protège ses citoyens contre la violence criminelle » : notes de l’agent, DCT, p. 8.

[18] Finalement, l’agent a conclu que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État en Jamaïque et que, de ce fait, il n’était pas une personne à protéger au sens de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[19] À mon avis, le fait que l’agent n’ait pas appliqué le critère de l’efficacité opérationnelle dans son analyse de la protection de l’État constitue la question déterminante. Néanmoins, j’ai également examiné l’argument du demandeur selon lequel l’agent a négligé des éléments de preuve pertinents pour parvenir à la conclusion que la protection de l’État offerte au demandeur en Jamaïque était adéquate.

[20] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, en conformité avec l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 8 [Mason]. Une décision ne devrait être infirmée que si elle souffre de « lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100; Mason, aux para 59-61. En outre, la cour de justice « doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. L’agent n’a pas pris en compte ni analysé l’efficacité opérationnelle des mesures prises par l’État

[21] Il est bien établi que le caractère adéquat de la protection de l’État repose sur son efficacité opérationnelle. Mettre l’accent sur les efforts de l’État sans en évaluer l’efficacité constitue une erreur susceptible de contrôle : Munzembo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1158 au para 27; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 aux para 73-75 [Magonza]; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 au para 21 [Lakatos]; Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007 aux para 13-15; Kulla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 737 au para 26.

[22] En l’espèce, le demandeur allègue qu’en tant que victime de la violence des gangs, il ne pouvait pas solliciter la protection de la police en raison de la collusion entre la police et les gangs. L’agent a pris acte de la corruption policière en Jamaïque, mais il a conclu que le gouvernement déployait des efforts pour l’éliminer :

[TRADUCTION]

La prépondérance de la preuve objective concernant la situation actuelle dans le pays donne à penser que la protection de l’État offerte aux victimes d’actes criminels en Jamaïque n’est pas parfaite, mais qu’elle est adéquate, que la Jamaïque déploie des efforts pour endiguer la criminalité et que la police est à la fois disposée et en mesure de protéger les victimes. Il y a de la corruption et des lacunes au sein de la police, ce qui a été noté, mais elles ne sont pas systémiques. Après avoir examiné la preuve documentaire, je suis d’avis que, dans l’ensemble, l’État jamaïcain prend des mesures pour remédier à la corruption et aux lacunes. De fait, la preuve documentaire révèle que le gouvernement a pris des mesures pour enquêter sur les violations des droits de la personne et poursuivre les représentants du gouvernement qui les ont commises. Le gouvernement disposait de procédures pour enquêter sur les plaintes relatives aux comportements illégaux des forces de sécurité, y compris les enquêtes menées par INDECOM (la commission d’enquête indépendante) et l’Inspectorate and Professional Standards Oversight Bureau (le bureau de supervision des normes professionnelles et du corps des inspecteurs) de la force constabulaire de la Jamaïque : notes de l’agent, DCT, p. 7.

[Non souligné dans l’original.]

[23] L’agent a mentionné les efforts déployés par l’État pour éliminer la corruption policière, mais il n’a pas analysé leur efficacité opérationnelle. La conclusion selon laquelle l’État a pris [traduction] « des mesures pour enquêter sur les violations [...] et poursuivre les représentants du gouvernement » et [traduction] « disposait de procédures pour enquêter sur les plaintes » n’est pas acceptable.

[24] Il incombait à l’agent d’examiner si les procédures adoptées pour enquêter sur les plaintes constituaient réellement des mesures efficaces sur le plan opérationnel : Dafku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1181 au para 19; AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237 au para 17 [AB]; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004 au para 27. Comme l’a affirmé le juge Diner, « ce que l’État se propose de faire ne suffit pas. La protection doit être réelle et adéquate » : Lakatos, au para 21.

[25] Notamment, comme je le mentionnerai ci-dessous, le rapport américain de 2021 contient des éléments de preuve relatifs à la disponibilité et à l’efficacité des mesures prises par l’État. L’agent aurait dû en tenir compte et évaluer l’efficacité opérationnelle des mesures, plutôt que de simplement décrire les efforts déployés par l’État. Pour ce seul motif, la décision de l’agent est déraisonnable.

B. L’agent a commis une erreur en faisant une lecture sélective de la preuve objective

[26] La Cour a jugé qu’une conclusion sur la protection de l’État fondée sur une lecture sélective de la preuve relative à la situation dans le pays rend une décision déraisonnable : Matthias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 619 au para 25 [Matthias]; Magonza, au para 93; AB, au para 31.

[27] En l’espèce, l’agent s’est fondé exclusivement sur le rapport américain de 2021 pour conclure (i) que la protection de l’État en Jamaïque est adéquate et (ii) que le demandeur pouvait se prévaloir de la protection de l’État en Jamaïque. Cependant, pour parvenir à ces conclusions, l’agent a procédé à une analyse très sélective des éléments de preuve contenus dans ce rapport et a négligé des éléments de preuve cruciaux qui y figuraient.

(1) Le caractère adéquat de la protection de l’État

[28] À l’appui de sa conclusion selon laquelle la preuve établit que le gouvernement jamaïcain déploie des efforts pour éliminer la corruption policière, l’agent cite textuellement une partie d’une phrase du rapport américain de 2021 au sujet du processus gouvernemental d’enquête sur les plaintes. Il est toutefois significatif que l’agent ait omis le reste de cette phrase et la phrase précédente. Ces éléments du rapport qui ont été omis, soulignés dans le passage ci-dessous, sont très pertinents, car ils décrivent l’efficacité opérationnelle des mesures de l’État :

[TRADUCTION]

Des rapports font état d’arrestations illégales pour lesquelles les agents n’ont pas été condamnés et n’ont pas fait l’objet de mesures disciplinaires. Le gouvernement disposait de procédures pour enquêter sur les plaintes relatives aux comportements illégaux des forces de sécurité, y compris les enquêtes menées par INDECOM (la commission d’enquête indépendante) et l’Inspectorate and Professional Standards Oversight Bureau (le bureau de supervision des normes professionnelles et du corps des inspecteurs) de la force constabulaire de la Jamaïque, mais le gouvernement n’a pas toujours utilisé ces procédures : rapport américain de 2021, dossier du demandeur, p 61.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Comme le souligne le demandeur, ce même rapport contient d’autres éléments de preuve, non mentionnés par l’agent, qui sont pertinents pour l’évaluation de l’efficacité réelle des mesures du gouvernement : exposé des arguments supplémentaires du demandeur, par. 24. Les passages suivants du rapport américain de 2021 donnent à penser que, bien que le gouvernement ait adopté des lois sur la corruption, ces lois n’ont pas été efficacement mises en œuvre :

[traduction]

  • Le gouvernement a pris des mesures pour enquêter sur les violations des droits de la personne et poursuivre les représentants du gouvernement qui les ont commises. Néanmoins, des rapports fiables indiquent que les représentants du gouvernement qui auraient violé des droits de la personne n’ont pas eu à répondre de leurs actes complètement et rapidement. Le gouvernement n’a pas mis efficacement en application la loi sur la corruption. Il y a eu de nombreuses allégations crédibles de corruption gouvernementale, et certains fonctionnaires se sont parfois livrés à des actes de corruption en toute impunité : rapport américain de 2021, dossier du demandeur, p 59-60.

[Non souligné dans l’original.]

  • La loi prévoit des peines criminelles pour la corruption de fonctionnaires, mais, en général, le gouvernement ne l’a pas mise en application de manière efficace. De nombreux cas de corruption gouvernementale ont été signalés au cours de l’année, et la corruption était un enjeu d’intérêt public important. Les médias et des organisations de la société civile ont reproché au gouvernement sa lenteur et parfois sa réticence à engager des poursuites dans les affaires de corruption : rapport américain de 2021, dossier du demandeur, p 68.

[Non souligné dans l’original.]

[30] Le défendeur exhorte la Cour à juger que la conclusion de l’agent sur le caractère adéquat de la protection de l’État est raisonnable du fait que la preuve est [traduction] « ambivalente ». Toutefois, il n’appartient pas à la Cour de soupeser ou d’apprécier à nouveau la preuve : Vavilov, au para 125. La lacune fondamentale dans la décision de l’agent est qu’il n’a pas évalué le caractère adéquat de la protection de l’État et qu’il n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve relative à l’efficacité des efforts déployés par l’État. Dans le cadre du réexamen, le nouvel agent devra examiner tous les éléments de preuve et évaluer l’efficacité opérationnelle des mesures prises par l’État pour lutter contre la corruption policière.

[31] Le demandeur fait également valoir que l’agent a négligé d’autres éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation [le CND] qui soulèvent des doutes au sujet du caractère adéquat de la protection de l’État en Jamaïque : exposé des arguments supplémentaires du demandeur, par. 26-27. Il n’a pas cité ces rapports dans sa demande d’ERAR.

[32] La Cour a conclu que, dans certaines circonstances, les agents d’ERAR peuvent avoir l’obligation d’examiner des documents autres que ceux sur lesquels s’appuient les demandeurs : Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 au para 16; Magonza, au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaur, 2013 CF 189 au para 30.

[33] En effet, il est de pratique courante pour les agents de s’en remettre aux documents qui se trouvent dans le CND, même lorsque le demandeur ne les a pas invoqués : Magonza, au para 79. En l’espèce, c’est exactement ce qu’a fait l’agent en choisissant de consulter un seul document figurant dans le CND, à savoir le rapport américain de 2021. Comme l’a affirmé le juge Mosely, les agents ne sont pas « obligé[s] de passer au peigne fin tous les documents énumérés dans le [CND] dans l’espoir de trouver des passages susceptibles d’appuyer la demande du demandeur et de préciser pourquoi ils n’appuient en fait pas le demandeur » : Jean-Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 285 au para 19.

[34] Compte tenu de mes autres conclusions, je n’ai pas besoin de décider si l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des autres éléments de preuve figurant dans le CND. Cependant, je suis préoccupée de la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « [l]a prépondérance de la preuve objective concernant la situation actuelle dans le pays » donne à penser que la protection de l’État en Jamaïque est adéquate. L’agent n’a consulté qu’une seule source, soit le rapport américain de 2021, et, comme je l’ai mentionné ci-dessus, son analyse de ce rapport était très sélective. À mon avis, compte tenu de la preuve limitée que l’agent a consultée et sur laquelle il s’est appuyé, il était exagéré de parler de la [traduction] « prépondérance » de la preuve.

(2) La disponibilité de la protection de l’État

[35] L’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection ne fera pas automatiquement échouer sa revendication. La question pertinente est celle de savoir s’il était objectivement raisonnable que le demandeur ne sollicite pas la protection de son pays d’origine : Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 SCR 689 à la p 724; Da Souza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1279 au para 18.

[36] L’agent a pris acte de l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’avait jamais signalé la violence du gang ni demandé la protection de la police parce que sa vie aurait alors été en danger en raison de la collusion entre la police et les gangs. Il a toutefois conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs à l’appui de cette affirmation.

[37] L’agent, s’appuyant sur le rapport américain de 2021, a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur sollicite la protection de l’État en Jamaïque. Il a également conclu que le demandeur pouvait se prévaloir de cette protection :

[traduction]

  • De plus, je préfère m’appuyer sur les documents objectifs examinés ci-dessus qui indiquent que le gouvernement de la Jamaïque protège ses citoyens contre la violence criminelle : notes de l’agent, DCT, p. 8.

  • Le gouvernement de la Jamaïque est disposé à offrir, par l’intermédiaire de son système juridique, une protection d’un degré raisonnable contre les mauvais traitements aux citoyens qui craignent d’être victimes d’actes criminels : notes de l’agent, DCT, p. 8.

[38] Toutefois, l’agent a commis une erreur en n’examinant pas l’ensemble de la preuve. Comme je l’ai souligné plus haut, des éléments de preuve contenus dans le rapport américain de 2021 établissent que les mesures prises par le gouvernement jamaïcain pour lutter contre la corruption policière ne sont pas particulièrement efficaces. L’agent a négligé ces éléments de preuve et a plutôt procédé à une lecture sélective du rapport : Matthias, au para 25; Magonza, au para 93; AB, au para 31. Avant de conclure qu’il était objectivement déraisonnable que le demandeur ne sollicite pas la protection de l’État, l’agent aurait dû examiner l’ensemble des éléments de preuve contenus dans le rapport américain de 2021.

V. Conclusion

[39] Compte tenu de ce qui précède, la décision de l’agent est déraisonnable. La lacune fondamentale dans la décision de l’agent est qu’il n’a pas évalué l’efficacité opérationnelle des efforts déployés par l’État pour éliminer la corruption policière. En outre, l’agent a fait une lecture sélective de la preuve objective lorsqu’il a évalué le caractère adéquat et la disponibilité de la protection de l’État en Jamaïque. J’accueillerai la demande et je renverrai l’affaire à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen de la demande d’ERAR du demandeur.

[40] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-13024-22 est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Il n’est pas nécessaire de statuer sur la demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-13025-22.

  3. Une copie de la présente décision sera versée aux deux dossiers, soit IMM-13024-22 et IMM-13025-22.

  4. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Anne M. Turley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

IMM-13024-22 ET IMM-13025-22

 

DOSSIER :

IMM-13024-22

 

INTITULÉ :

RUEL CHRISTOPHER WHYTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-13025-22

 

INTITULÉ :

RUEL CHRISTOPHER WHYTE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TURLEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Shahinaz El Malah

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ami Assignon

Kristin Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grace Allen Immigration Law

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‐Écosse)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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