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Date : 20230817

Dossier : IMM-10928-22

Référence : 2023 CF 1116

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 août 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

MANSOORA HABIB

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mansoora Habib, a déposé une requête en suspension de sa demande de contrôle judiciaire dans l’attente d’une décision de notre Cour dans l’affaire Jude Upali Gnanapragasam et al. c MCI et al., portant le numéro de dossier IMM-8432-22 [Gnanapragasam]. Le contrôle judiciaire dans l’affaire Gnanapragasam devrait avoir lieu le 12 décembre 2023, toute la journée. Dans cette affaire, les demandeurs font valoir que l’article 40.1 et l’alinéa 46(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] (les dispositions qui prévoient la perte automatique du statut de résident à la suite d’une décision entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d) de la LIPR, la perte de l’asile) contreviennent aux articles 7, 15, 12 et à l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].

[2] Dans la présente affaire, la demanderesse, Mme Habib, a perdu son statut de résidente permanente par application automatique de l’article 40.1 et de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR à la suite de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que la demanderesse avait perdu son statut de personne protégée au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Elle a contesté cette décision en soutenant que la SPR avait déraisonnablement interprété l’application des dispositions concernant la perte de l’asile à sa situation. L’audition de la demande de contrôle judiciaire devait avoir lieu cette semaine, le 17 août 2023.

[3] Dans le cadre de sa requête, Mme Habib demande à la Cour de ne pas procéder au contrôle judiciaire demandé jusqu’à ce que la Cour statue sur la validité constitutionnelle de l’article 40.1 et de l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR dans l’affaire Gnanapragasam. Elle soutient qu’il est dans l’intérêt de la justice de lui permettre d’attendre de connaître l’issue de l’affaire Gnanapragasam, qui pourrait s’avérer pertinente aux fins des arguments qu’elle ferait valoir dans le cadre du contrôle judiciaire. Elle demande également à la Cour de suspendre neuf autres affaires, dans lesquelles les demandeurs ont également perdu leur statut de résident permanent à la suite d’une décision de la SPR entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d) de la LIPR, la perte de l’asile. L’avocate de Mme Habib représente également les demandeurs dans les autres affaires concernées. Si la Cour accepte de suspendre les dix affaires en question, la demanderesse demande également qu’elles soient regroupées et fassent l’objet d’une gestion de l’instance.

[4] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice d’accueillir la requête de la demanderesse et de suspendre son dossier et les neuf autres affaires dans l’attente de la décision de la Cour dans l’affaire Gnanapragasam. Je ne regrouperai pas les dix affaires comme le demande l’avocate des demandeurs, mais j’ordonne que les dix dossiers se poursuivent à titre d’instances à gestion spéciale aux termes de l’article 384 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

II. Demande de suspension

[5] La Cour a le pouvoir de suspendre les procédures dans toute affaire lorsque, pour une quelconque raison, « l’intérêt de la justice l’exige » (alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7). Il existe une distinction qualitative entre la suspension de l’instance d’un autre organisme, qui a pour effet de lui interdire d’« exercer les pouvoirs que lui a conférés le législateur et qu’il exerce habituellement » et la mise en suspens de la procédure de notre Cour (Mylan Pharmaceuticals ULC c Astrazeneca Canada inc., 2011 CAF 312 [Mylan] au para 5).

[6] En l’espèce, la demanderesse sollicite la mise en suspens de la procédure de la Cour. Comme l’a expliqué le juge Stratas dans l’affaire Mylan, ce type de demande concerne davantage le pouvoir de la Cour d’établir un calendrier ou d’ajourner une affaire. Il s’agit d’un vaste pouvoir discrétionnaire, dont l’exercice dépend grandement des faits. L’habituel critère tripartite applicable à l’octroi d’une injonction établi dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311, n’a pas besoin d’être rempli pour que la mise en suspens soit accordée dans ces circonstances.

[7] La Cour peut examiner un certain nombre de facteurs pertinents pour déterminer où se situe l’intérêt de la justice. Comme l’a indiqué le juge McHaffie dans l’affaire ArcelorMittal Exploitation minière Canada S.E.N.C. c Canada (Procureur général), 2021 CF 998, ces facteurs peuvent comprendre « l’intérêt public dans le déroulement équitable et rapide des instances; le principe général que les Règles sont appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste, expéditive et économique; la durée de la suspension demandée; la raison pour la demande; la perte potentielle de ressources; et le préjudice ou les inconvénients que subiraient les parties si la suspension était accordée ou refusée » (au para 19).

[8] À mon avis, le préjudice potentiel qui découlerait du refus d’accorder la suspension est un facteur militant fortement en faveur de l’octroi du recours demandé. La perte du statut de résident permanent est une grave conséquence (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo au para 51; R c Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 RCS 36 au para 72). À la suite de la décision sur la perte d’asile rendue par la SPR, chacun des demandeurs visés a automatiquement perdu son statut de résident permanent; il s’agit de la perte automatique du statut de résident permanent à la suite d’une décision entraînant la perte d’asile qui fait l’objet d’une contestation fondée sur la Charte dans l’affaire Gnanapragasam.

[9] Le ministre n’a invoqué aucun préjudice précis, mais se dit préoccupé, avec raison, par le retard que l’octroi de la suspension causerait et par le fait que ce retard serait contraire à l’exigence d’une solution sommaire et expéditive au litige. Cependant, cette préoccupation doit être mise en balance avec le préjudice causé par le fait de procéder et de potentiellement priver les demandeurs du droit de se prévaloir d’une décision au regard de la Charte dans l’affaire Gnanapragasam. Comme l’a souligné le juge Grammond dans sa décision d’accueillir la demande de mise en suspens pour les personnes qui étaient concernées par le litige fondé sur la Charte dans l’affaire Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 481, « [b]ien qu’il soit dans l’intérêt public de trancher rapidement les demandes d’asile, cet intérêt ne l’emporte pas sur les droits garantis par la Charte des demandeurs » (Ellolo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1530 [Ellolo] au para 15).

[10] Le ministre fait aussi valoir que la suspension pourrait constituer une perte de temps parce que les demandeurs pourraient être en mesure de rétablir leur statut de résident permanent en poursuivant leurs demandes de contrôle judiciaire telles quelles. Autrement dit, la Cour pourrait conclure que la SPR a agi de manière déraisonnable et renvoyer l’affaire pour nouvelle décision. Certes, c’est vrai, mais le véritable problème est le suivant : que se passe-t-il si les demandeurs voient leurs demandes de contrôle judiciaire rejetées et qu’ils sont alors privés de leur droit à supposer que l’article 40.1 et l’alinéa 46(1)c.1) de la LIPR soient jugés non conformes à la Charte? La perte du statut de résident permanent constitue un préjudice tellement grave qu’elle milite en faveur de l’adoption d’une approche prudente et de la protection du droit des demandeurs de bénéficier potentiellement du litige fondé sur la Charte dans l’affaire Gnanapragasam.

[11] Je reconnais la préoccupation du ministre, qui soutient que ces demandeurs n’ont aucunement soulevé les mêmes arguments fondés sur la Charte dans leurs propres demandes de contrôle judiciaire sous leur forme actuelle. Toutefois, je juge qu’il n’y a aucune raison de refuser aux demandeurs le recours limité qu’ils sollicitent à ce stade. Les Règles des Cours fédérales prévoient que les demandes peuvent être modifiées. Comme l’ont fait remarquer les demandeurs, ils ne sont pas en mesure d’entamer un litige complexe fondé sur la Charte; d’importantes ressources ont été engagées dans le litige de l’affaire Gnanapragasam, mené au nom d’une personne et d’une partie représentant l’intérêt public (le Conseil canadien pour les réfugiés), que notre Cour devrait entendre dans quelques mois.

[12] À ce point-ci, il n’est pas approprié pour moi d’examiner en détail la manière dont les demandeurs pourraient se prévaloir du litige fondé sur la Charte dans l’affaire Gnanapragasam ou le bien-fondé de ce litige. Il y a de nombreuses inconnues à ce stade. Je suis convaincue qu’il existe une possibilité raisonnable que la décision à venir dans l’affaire Gnanapragasam ait des répercussions sur les demandeurs, non pas sur une question accessoire, mais sur la question centrale de savoir si leurs droits garantis par la Charte ont été violés compte tenu de la perte de leur statut de résident permanent qui résulte directement de la décision de la SPR entraînant, sur constat des faits aux alinéas 108(1)a) à d) de la LIPR, la perte du statut de personne protégée. Il existe un risque que les demandeurs perdent la possibilité de se prévaloir de la décision au regard de la Charte s’ils procèdent maintenant avec leurs demandes (voir, par exemple, Ellolo, au para 15; Lesly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 272; Pham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1251).

[13] Compte tenu des conséquences en jeu, du fait que le retard serait limité et de l’absence de préjudice précis pour le ministre, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire d’accueillir la requête en suspension des affaires concernées dans l’attente de la décision de la Cour dans l’affaire Gnanapragasam.

III. Gestion de l’instance et demande de regroupement

[14] Les demandeurs souhaitent que leurs demandes soient regroupées et fassent l’objet d’une gestion de l’instance. Ils en sont à différentes étapes de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Il n’est donc ni nécessaire ni approprié de regrouper ces affaires. Cependant, j’ordonnerai que les affaires se poursuivent à titre d’instances à gestion spéciale afin de faciliter le traitement des étapes ultérieures à la décision à venir dans l’affaire Gnanapragasam, comme notre Cour l’a fait dans des causes portant sur le processus de révocation de la citoyenneté (Monla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1280) et sur le droit d’interjeter appel à la Section d’appel des réfugiés (Buyu Luemba c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 681).

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête visant à suspendre les affaires concernées dans l’attente de la décision de la Cour dans l’affaire Gnanapragasam est accueillie;

  2. Les dossiers de la Cour nos IMM-10928-22, IMM-4836-23, IMM-3567-23, IMM‐3557-23, IMM-2916-23, IMM-2710-23, IMM-13275-22, IMM-12213-22, IMM-10909-22 et IMM-5679-22 sont mis en suspens dans l’attente de la décision de la Cour dans l’affaire Gnanapragasam;

  3. Les dossiers de la Cour nos IMM-10928-22, IMM-4836-23, IMM-3567-23, IMM‐3557-23, IMM-2916-23, IMM-2710-23, IMM-13275-22, IMM-12213-22, IMM-10909-22 et IMM-5679-22 se poursuivent à titre d’instances à gestion spéciale en vertu de l’article 384 des Règles des Cours fédérales et seront renvoyés au juge en chef pour qu’il nomme un juge responsable de la gestion de l’instance.

 

« Lobat Sadrehashemi »

 

Juge

 

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