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Date : 20231106


Dossier : IMM‑10804‑22

Référence : 2023 CF 1474

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

PATHMAKUMAR KAJENTHIRAN

(aLIAS KAJENTHIRAN PATHMAKUMAR)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada datée du 5 octobre 2022. Dans sa décision, la SAR a rejeté l’appel interjeté par le demandeur contre la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, aux termes de l’article 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, la présente demande est accueillie parce que la SAR ne s’est pas acquittée de son fardeau de justification, c’est‑à‑dire qu’elle n’a pas expliqué en quoi sa conclusion au sujet du risque auquel était exposé le demandeur compte tenu de son profil résiduel différait de la conclusion tirée dans d’autres décisions récentes de la SAR qui concernaient essentiellement les mêmes éléments de preuve sur les conditions dans le pays et les mêmes profils résiduels.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka qui a présenté une demande d’asile au Canada au motif qu’il craignait le groupe Aava, un groupe de jeunes criminels qui, selon le demandeur, aurait des liens avec l’armée sri lankaise. Il prétend que, en décembre 2018 et en avril 2019, son frère et lui ont été emmenés dans un camp militaire et ont été battus par des gens qui voulaient les convaincre de se joindre au groupe Aava. Le père du demandeur a versé une somme d’argent afin de les faire mettre en liberté, son frère et lui. Après le deuxième incident, le demandeur a tenté de porter plainte à la police, mais celle‑ci a refusé. Le lendemain, le groupe Aava s’est présenté chez lui, à sa recherche. Son frère et lui ont ensuite quitté le Sri Lanka et ont fini par arriver au Canada, où ils ont demandé l’asile.

[4] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, car elle a conclu qu’il avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Colombo. Le demandeur a porté cette décision en appel à la SAR. Dans la décision visée par le présent contrôle judiciaire, la SAR a rejeté l’appel, car elle a jugé que la SPR avait eu raison de conclure que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de la LIPR.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[5] Pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la PRI, soit la question de savoir s’il existait une possibilité sérieuse de persécution à l’endroit proposé comme PRI, la SAR a examiné l’argument du demandeur selon lequel la SPR avait commis une erreur en évaluant seulement les moyens et la motivation du groupe Aava de le retrouver à Colombo, et non pas ceux de l’armée sri lankaise. Cependant, la SAR a conclu que, bien que le demandeur ait été emmené dans un camp militaire et y ait été agressé, les éléments de preuve n’appuyaient pas une conclusion selon laquelle l’armée sri lankaise avait elle‑même recherché le demandeur ou s’intéressait à lui.

[6] La SAR a fait remarquer que, selon les éléments de preuve, c’était le groupe Aava qui avait enlevé le demandeur lors des deux incidents. Aussi, même si le demandeur a affirmé dans son formulaire Fondement de la demande d’asile qu’il avait été battu par des officiers de l’armée, il a déclaré que c’était le groupe Aava qui l’avait agressé. La SAR a tenu compte de l’affirmation du demandeur selon laquelle l’armée sri lankaise dirigeait le groupe Aava. Cependant, à la lumière des éléments de preuve sur les conditions dans le pays selon lesquels la police tentait d’éliminer le groupe Aava et du témoignage du demandeur au sujet de ce qu’il soupçonnait ou croyait, la SAR a conclu que l’affirmation du demandeur était hypothétique. De même, même si des membres du groupe Aava se sont présentés chez le demandeur le lendemain du jour où il a tenté de le dénoncer à la police, la SAR a jugé que les éléments de preuve n’appuyaient pas la conclusion que la police soutenait le groupe Aava.

[7] Compte tenu de ces conclusions, la SAR a jugé que l’agent de persécution n’avait ni les moyens ni la motivation nécessaires pour retrouver le demandeur à Colombo.

[8] Pour ce qui est du deuxième volet du critère relatif à la PRI, soit la question de savoir s’il serait raisonnable de déménager à l’endroit proposé comme PRI, la SAR a examiné les éléments de preuve pertinents sur les conditions dans le pays, y compris ceux qui portaient sur les enjeux liés à la langue et à l’emploi associés à un déménagement ailleurs au Sri Lanka. Cependant, compte tenu de l’instruction et des compétences linguistiques du demandeur, la SAR était d’accord avec la SPR pour dire qu’il serait en mesure de se loger, d’obtenir un emploi, de se faire instruire et d’avoir accès à des soins médicaux à Colombo. La SAR a fait remarquer que la minorité tamoule subissait de la discrimination au Sri Lanka, mais a conclu que cette discrimination n’équivalait pas à de la persécution et que les difficultés auxquelles le demandeur serait exposé après avoir déménagé n’atteindraient pas le seuil nécessaire pour que le déménagement puisse être jugé déraisonnable.

[9] Puisque la SAR a conclu que le demandeur avait accès à une PRI viable, elle a ensuite examiné l’observation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque en raison de son profil résiduel, soit celui d’un homme tamoul du nord du Sri Lanka qui retourne dans son pays après un séjour au Canada (un pays où il y a une diaspora tamoule active) en tant que demandeur d’asile débouté muni de documents de voyage temporaires, puisqu’il ne possède pas de passeport. Le demandeur a aussi soutenu que la SPR n’avait pas tenu compte du fait qu’il avait été ciblé par l’armée sri lankaise, et que, pour les autorités sri lankaises, les membres du groupe Aava étaient liés aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET].

[10] La SAR a renvoyé à la jurisprudence de la Cour fédérale où il a été établi que, si un Tamoul n’avait aucun lien avec les TLET, il n’existait pas plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté à son retour au Sri Lanka, de sorte que ce facteur était insuffisant pour appuyer une demande d’asile. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais été soupçonné d’entretenir un tel lien. À la lumière des éléments de preuve sur les conditions dans le pays au sujet des processus d’immigration lors d’un retour au Sri Lanka, la SAR a conclu que, puisque le demandeur n’était pas soupçonné d’être lié aux TLET, tout interrogatoire supplémentaire dont il pourrait faire l’objet n’équivaudrait pas à de la persécution.

[11] La SAR a donc conclu que le demandeur n’avait pas un profil de risque résiduel lui conférant la qualité de réfugié au sens de la Convention ni la qualité de personne à protéger.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[12] Compte tenu des arguments formulés par les parties, les questions suivantes sont soumises à l’examen de la Cour :

  1. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse relative à la PRI?
  2. La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation du profil de risque résiduel du demandeur?

[13] Les parties s’entendent, et je suis d’accord, pour dire que la norme de contrôle applicable à ces questions est la norme de la décision raisonnable.

V. Analyse

[14] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire tient à la deuxième question soulevée par le demandeur au sujet de l’évaluation faite par la SAR du profil de risque résiduel. Pour ce qui est de la première question, portant sur l’analyse de la SAR relative à la PRI, je peux me contenter d’affirmer que je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les arguments du demandeur reviennent à demander à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve dont disposait la SAR, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[15] Le demandeur soutient que l’analyse de son profil résiduel par la SAR est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de ses observations sur d’autres décisions qu’a récemment rendues la SAR après avoir examiné essentiellement les mêmes éléments de preuve sur les conditions dans le pays et où elle a conclu qu’un profil résiduel d’homme tamoul du Nord du Sri Lanka qui retourne au pays après un séjour au Canada en tant que demandeur d’asile débouté entraîne une possibilité sérieuse de persécution. Le demandeur invoque ce qui est appelé le « fardeau d’expliquer » et qui est décrit de la manière suivante dans l’arrêt Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 130 [Brown] au paragraphe 134 :

134. L’arrêt Thanabalasingham ne crée aucune règle spéciale concernant les contrôles menés par la SI. L’obligation de fournir des motifs lorsqu’un commissaire va à l’encontre d’une décision antérieure est motivée par l’exigence bien comprise, essentielle à l’intégrité du processus décisionnel administratif et judiciaire, selon laquelle la SI est tenue d’expliquer, en cas de changement important des circonstances ou d’une réévaluation de la crédibilité, ce qui a changé et pour quelle raison la décision antérieure n’est plus pertinente. Cette obligation favorise les valeurs que sont la transparence, la justification et l’uniformité. Comme la Cour suprême l’explique dans l’arrêt Vavilov, le but premier des motifs est d’établir la justification de la décision et la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (par. 81). Afin d’encourager « l’uniformité générale » des décisions, lorsqu’un décideur s’écarte de ses propres décisions antérieures, « c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs » (par. 129 à 131). Qui plus est, les motifs constituent le principal mécanisme permettant aux parties touchées et aux cours de révision de comprendre le fondement d’une décision (par. 81; voir également Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Berisha, 2012 CF 1100, [2014] 1 R.C.F. 574, par. 52).

[16] Dans la décision Ramirez Cueto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 954 [Ramirez Cueto], même si elle ne cite pas l’arrêt Brown ou d’autres décisions antérieures, la juge Heneghan a appliqué ce principe dans le contrôle judiciaire d’une décision de la SAR relative à la PRI et a expliqué que, même si la SAR examine les faits propres à chaque appel, il y a des occasions où les éléments de preuve présentés dans le cadre d’un appel, et la manière dont ils sont traités par la SAR, s’appliquent également à une autre affaire (au para 12).

[17] Dans la décision Ramirez Cueto, la Cour a renvoyé à une autre décision de la SAR dans laquelle cette dernière s’était appuyée sur une version du cartable national de documentation [le CND] sur le Mexique publiée environ un an avant la version du CND sur lequel s’était appuyée la SAR pour rendre la décision faisant l’objet du contrôle. Même si certaines différences avaient été relevées entre les documents contenus dans les deux versions du CND, dans les deux décisions, la SAR avait cité les mêmes documents; or, dans la décision faisant l’objet du contrôle, la SAR avait tiré une conclusion différente au sujet de la protection de l’État de celle qu’avait rendue le tribunal de la SAR dans la décision précédente. La juge Heneghan a conclu que le défaut de la SAR d’examiner les similitudes et les différences entre les deux versions du CND dans les deux affaires constituait une erreur susceptible de contrôle (aux para 13‑17).

[18] En l’espèce, la SAR s’est appuyée sur le CND sur le Sri Lanka daté du 31 mai 2022 et, devant la SAR, le demandeur a invoqué les décisions suivantes rendues récemment par la SAR au sujet des demandeurs d’asile déboutés retournant au Sri Lanka :

  1. décision datée du 2 juin 2021, dans le dossier TC0‑10394 de la SAR, où la SAR s’est appuyée sur le CDN sur le Sri Lanka daté du 16 avril 2021;
  2. décision datée du 17 décembre 2021, dans le dossier TC1‑11144 de la SAR, où la SAR s’est appuyée sur le CDN sur le Sri Lanka daté du 31 mai 2021;
  3. décision datée du 10 janvier 2022, dans le dossier TC1‑09339 de la SAR, où la SAR s’est appuyée sur le CDN sur le Sri Lanka daté du 31 mai 2021.

[19] Le demandeur soutient que les éléments de preuve sur les conditions dans le pays contenus dans ces différentes versions du CND sur le Sri Lanka de 2021 et de 2022 sont essentiellement les mêmes. Le défendeur n’a pas dit le contraire. Le demandeur a renvoyé la SAR aux conclusions figurant dans les dossiers TC0‑10394 et TC1‑11144, dans lesquels la SAR a conclu qu’un homme tamoul du Nord ou de l’Est du Sri Lanka craignait avec raison d’être persécuté par les forces de sécurité sri lankaises simplement parce qu’il appartenait à ce groupe social et qu’il retournait au Sri Lanka en tant que demandeur d’asile débouté.

[20] Le demandeur s’est aussi appuyé sur les conclusions contenues dans le dossier TC1‑09339 de la SAR, où une demande d’asile sur place a aussi été accueillie en raison du profil résiduel. Le demandeur a souligné que l’affaire portait sur un homme tamoul retournant au pays en tant que demandeur d’asile débouté, et que la SAR, dans cette affaire, avait aussi tenu compte du fait que des membres de la famille du demandeur d’asile, qui résidaient à l’extérieur du Sri Lanka, avaient demandé l’asile. Dans l’affaire qui nous occupe, le frère du demandeur avait entamé le processus pour présenter une demande d’asile au Canada (au moment où le demandeur a présenté ses observations à la SAR).

[21] Le défendeur soutient que les arguments du demandeur fondés sur ces décisions antérieures de la SAR sont sans fondement. Il renvoie la Cour à la décision Sami‑Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1525 [Sami‑Ullah], dans laquelle le juge Diner a rejeté des arguments semblables dans le contexte d’une analyse de la PRI. Tout d’abord, la Cour a fait remarquer que les décisions antérieures de la SAR n’avaient pas été soulevées devant la SAR et qu’elles ne pouvaient donc pas servir de fondement dans le cadre du contrôle judiciaire (au para 26). La Cour a aussi expliqué (aux para 30‑31) que les décisions touchant des affaires d’immigration, comme toutes les décisions administratives, dépendent grandement des faits et qu’il a été récemment confirmé dans la décision Qayyem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 601 (au para 20), que le droit administratif canadien ne reconnaissait pas l’incohérence des décisions d’un tribunal comme motif autonome de contrôle judiciaire.

[22] Après avoir conclu que la décision de la SAR était raisonnable, le juge a souligné dans la décision Sami‑Ullah (au para 35) que l’arrêt Brown renvoyait au « fardeau d’expliquer » dans le contexte de décisions antérieures relatives à la détention en matière d’immigration visant le même demandeur, et non dans le contexte d’une cohérence entre les demandeurs d’un même pays. Le juge Diner a adopté (au para 36) l’analyse de la juge Furlanetto (au para 23) dans la décision Vanam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1457 [Vanam] et a conclu que les décisions antérieures de la SAR relatives à la PRI portaient sur des faits différents et qu’il ne s’agissait donc pas de décisions imposant à la SAR le fardeau d’expliquer les motifs pour lesquels elle s’était écartée de ses décisions antérieures.

[23] Le défendeur soutient aussi que l’affaire Ramirez Cueto se distingue de l’espèce parce que, dans la décision Ramirez Cueto, la juge Heneghan avait relevé (aux para 15‑16) des documents précis des CND pertinents qui avaient été cités par deux tribunaux de la SAR et qui avaient donné lieu à des conclusions différentes. Selon moi, cet argument n’est pas un fondement rationnel qui me permet de conclure que la décision Ramirez Cueto n’appuie pas les observations du demandeur en l’espèce.

[24] Au contraire, même si je souscris au raisonnement suivi dans les jugements mentionnés plus haut sur lesquels s’appuie le défendeur, je ne relève aucune incohérence en ce qui a trait aux principes sous-jacents à l’analyse effectuée dans la décision Ramirez Cueto. La Cour fédérale, citant l’arrêt Vavilov (au para 94), a souligné dans la décision Sami‑Ullah (au para 32) qu’il était important qu’une cour de révision tienne compte du contexte des motifs d’un décideur administratif, y compris des décisions antérieures de l’organisme administratif en question. Dans l’arrêt Vavilov, il est expliqué qu’il est nécessaire qu’une décision administrative soit justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles applicables, et également qu’il faut tenir compte du contexte des pratiques et des décisions antérieures pour appliquer la norme de la décision raisonnable (aux para 129‑131) :

129. Les décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures au même titre que le sont les cours de justice suivant la règle du stare decisis. Comme l’a fait remarquer la Cour dans l’arrêt Domtar, « l’absence d’unanimité est […] le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle » accordées aux décideurs administratifs, et la simple existence d’un certain conflit dans la jurisprudence d’un organisme administratif ne menace pas la primauté du droit : p. 800. Les décideurs administratifs et les cours de révision doivent toutefois se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives. Les personnes visées par les décisions administratives sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon et que les résultats ne dépendent pas seulement de l’identité du décideur — des attentes qui ne s’évaporent pas du simple fait que les parties ne comparaissent pas devant un juge.

130. Heureusement, les organismes administratifs disposent généralement d’un éventail de ressources pour répondre à ce genre de préoccupations. La consultation des motifs antérieurs et de leurs résumés permet aux multiples décideurs au sein d’une même organisation (tels les membres d’un tribunal administratif) d’apprendre les uns des autres et de contribuer à l’édification d’une culture décisionnelle harmonisée. Les institutions se fient elles aussi régulièrement à des normes, à des directives stratégiques, ainsi qu’à des avis juridiques internes pour favoriser une plus grande uniformité et pour orienter le travail des décideurs de première ligne. La Cour a également conclu que les réunions plénières des membres d’un tribunal peuvent constituer un moyen efficace de « favoriser la cohérence » et d’« éviter [les] solutions incompatibles » : SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, p. 324‑328. Lorsque des désaccords surviennent au sein d’un organisme administratif sur la façon de trancher convenablement une question donnée, cette institution peut également prendre l’initiative de mettre au point des stratégies pour régler ses divergences à l’interne. Évidemment, l’uniformité peut être aussi encouragée par l’utilisation de méthodes moins formelles comme des outils de formation, des listes de vérification et des modèles, lesquels peuvent être élaborés afin de simplifier et de renforcer les pratiques exemplaires au sein de l’institution — pourvu que ces méthodes n’entravent pas le processus décisionnel.

131. La question de savoir si une décision en particulier est conforme à la jurisprudence de l’organisme administratif est elle aussi une contrainte dont devrait tenir compte la cour de révision au moment de décider si cette décision est raisonnable. Lorsqu’un décideur s’écarte d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante, c’est sur ses épaules que repose le fardeau d’expliquer cet écart dans ses motifs. Si le décideur ne s’acquitte pas de ce fardeau, la décision est déraisonnable. En ce sens, les attentes légitimes des parties servent à déterminer à la fois la nécessité de motiver la décision et le contenu des motifs : Baker, par. 26. Nous le répétons, il ne s’ensuit pas pour autant que les décideurs administratifs sont liés par les décisions antérieures au même titre que les cours de justice. Cela veut plutôt dire qu’une décision dérogeant à une pratique de longue date ou à une jurisprudence interne établie sera raisonnable si cette dérogation est justifiée, ce qui réduit le risque d’arbitraire, lequel a un effet préjudiciable sur la confiance du public envers les décideurs administratifs et le système de justice dans son ensemble.

[25] Je ne qualifierais pas nécessairement les décisions de la SAR sur lesquelles s’appuie le demandeur dans la présente affaire de « pratique de longue date ou [de] jurisprudence interne constante » (Vavilov, au para 131). Cependant, de façon plus générale, la Cour suprême du Canada a établi que les décideurs administratifs et les cours de révision devaient se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives et de l’attente du public, soit que « les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon » (Vavilov, au para 129), et que cela fait partie des contraintes que doit respecter le décideur administratif.

[26] Comme il a été souligné dans les décisions Ramirez Cueto (au para 12) et Sami‑Ullah (au para 30), chaque appel devant la SAR doit être fondé sur ses propres faits. Lorsque les faits pertinents concernant des affaires devant la SAR ne sont pas essentiellement les mêmes, la question de cohérence générale des décisions administratives établies dans l’arrêt Vavilov n’est pas soulevée. En rejetant l’argument du fardeau d’expliquer avancé par les demandeurs dans la décision Vanam, la juge Furlanetto a, à la fois, fait une distinction entre les décisions antérieures de la SAR sur lesquelles se sont appuyés les demandeurs (au para 24) et expliqué que la SAR elle‑même avait présenté des motifs qui fournissaient une justification et distinguaient le contexte de cette affaire des décisions antérieures (au para 25). Selon moi, cette dernière analyse figurant dans la décision Vanam ne donne pas nécessairement à penser que la SAR a expressément expliqué en quoi se distinguaient les décisions antérieures. La raison pour laquelle une décision différente des décisions antérieures a été rendue était plutôt évidente à la lecture des motifs. Comme il a été souligné dans l’arrêt Brown au paragraphe 134 dans le contexte du fardeau d’expliquer, les motifs constituent le principal mécanisme permettant aux parties touchées et aux cours de révision de comprendre le fondement d’une décision.

[27] Selon moi, les affaires citées précédemment représentent toutes l’application du principe fondamental selon lequel une décision administrative doit être transparente, intelligible et justifiée eu égard aux contraintes factuelles et juridiques auxquelles elle est assujettie (voir Vavilov, au para 15). S’il est clairement possible de distinguer les faits de ceux d’une décision administrative antérieure, il est évident qu’il n’y a aucun fardeau d’expliquer. Dans une affaire dont les faits semblent essentiellement les mêmes que ceux d’une décision antérieure, les raisons pour lesquelles une décision différente a été rendue peuvent tout de même être claires dans les motifs du décideur, même sans que celui-ci explique clairement ce qui distingue la décision antérieure. En outre, le fait que quelqu’un s’attende à ce qu’une décision antérieure soit examinée, expressément ou autrement, n’a pas nécessairement lieu d’être si celle-ci n’a pas été soulevée devant le décideur (voir Sami‑Ullah, au para 26). Comme il est expliqué dans l’arrêt Vavilov, le décideur doit tenir valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties ainsi que de leurs observations (au para 127).

[28] À la lumière de ce contexte jurisprudentiel, je passe à l’examen des faits pertinents en l’espèce. Dans ses observations en appel devant la SAR, le demandeur a fourni beaucoup de détails concernant les décisions antérieures de la SAR sur lesquelles il s’est appuyé et a expliqué son argument selon lequel il avait le même profil résiduel que celui des demandeurs dans ces décisions antérieures pour tenter de démontrer qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution. Il ne s’agit donc pas d’un contexte où le demandeur a soulevé cet argument après coup lors du contrôle judiciaire, comme c’était le cas dans l’affaire Sami‑Ullah.

[29] Le demandeur a soutenu devant la SAR, et de nouveau devant la Cour, que les éléments de preuve sur les conditions dans le pays contenus dans le CND qui ont été examinés dans les décisions antérieures de la SAR et en l’espèce sont essentiellement les mêmes. Comme il a été mentionné précédemment, le défendeur n’a pas dit le contraire. Pour ce qui est de savoir si les faits pertinents relatifs aux demandeurs d’asile sous-tendant les décisions antérieures de la SAR étaient essentiellement les mêmes que les faits de l’espèce, selon moi, l’analyse diffère quelque peu en fonction de la décision antérieure visée.

[30] Dans le dossier TC1‑09339 de la SAR, il convient d’insister sur le fait que le profil résiduel du demandeur d’asile dont a tenu compte la SAR lorsqu’elle a accueilli sa demande d’asile sur place incluait le fait qu’il avait des liens familiaux avec les TLET. Le demandeur souligne que, comme dans son cas à lui, des membres de la famille de ce demandeur d’asile qui vivaient à l’extérieur du Sri Lanka avaient demandé l’asile. Cependant, selon moi, les liens familiaux avec les TLET exposés dans le dossier TC1‑09339 de la SAR sont un élément qui distingue suffisamment cette décision de celle qui nous occupe pour qu’il soit impossible de dire que les faits de cette décision sont essentiellement les mêmes que ceux de l’affaire en l’espèce. Si c’était la seule décision antérieure de la SAR qui était examinée, je conclurais à l’absence d’un fardeau d’expliquer.

[31] Cependant, j’estime que les faits pertinents des décisions figurant dans les dossiers TC0‑10394 et TC1‑11144 de la SAR sont essentiellement les mêmes que ceux de l’affaire en l’espèce. Dans le dossier TC0‑10394 de la SAR, celle‑ci n’a pas parlé de la conclusion de la SPR selon laquelle les allégations du demandeur d’asile au sujet d’événements survenus avant son départ du Sri Lanka n’étaient pas crédibles. Indépendamment de cette conclusion, la SAR a accueilli l’appel simplement parce que la SPR avait commis une erreur en rejetant la demande d’asile sur place. Après avoir examiné les éléments de preuve sur les conditions dans le pays, la SAR a conclu que le demandeur d’asile pourrait être perçu comme ayant un lien avec les TLET en raison de son profil d’homme tamoul du Nord du Sri Lanka qui avait demandé l’asile au Canada, un pays où il y a une importante diaspora de Tamouls, et qui retournait au Sri Lanka sans passeport. La SAR a conclu que, compte tenu de ce profil résiduel et des éléments de preuve sur les conditions dans le pays, le demandeur d’asile serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution s’il retournait au Sri Lanka.

[32] Dans le dossier TC1‑11144 de la SAR, le demandeur d’asile a prétendu qu’il avait été victime d’une agression et d’extorsion par des officiers de la marine sri lankaise, mais la SPR a conclu qu’une PRI viable s’offrait à lui à Batticaloa. En accueillant son appel et en concluant qu’il craignait avec raison d’être persécuté, la SAR n’a pas examiné les événements qui sont survenus au Sri Lanka. Elle s’est plutôt appuyée sur l’analyse qui avait été effectuée par la SAR dans le dossier TC0‑10394 et s’est concentrée seulement sur le profil résiduel du demandeur d’asile, soit un homme tamoul du Nord‑Est du Sri Lanka retournant au pays en tant que demandeur d’asile débouté et n’ayant pas de passeport.

[33] En l’espèce, la SAR a rejeté la demande d’asile du demandeur fondée sur son profil résiduel d’homme tamoul du Nord retournant au Sri Lanka en tant que demandeur d’asile débouté. Même si les faits propres aux demandeurs d’asile sur lesquels s’était appuyée la SAR pour effectuer son analyse du profil de risque résiduel dans les deux décisions antérieures mentionnées précédemment étaient essentiellement les mêmes que les faits s’appliquant au profil résiduel examinés par la SAR en l’espèce, la décision ne renferme aucune analyse qui pourrait aider la Cour à comprendre comment la SAR en est venue à tirer une conclusion différente de celle qui a été tirée dans ces décisions antérieures. Je fais remarquer que la SAR renvoie à la jurisprudence de la Cour fédérale où il a été établi que le simple fait qu’une personne soit un jeune Tamoul du Nord ou de l’Est du Sri Lanka ne permet pas de conclure qu’elle est exposée à un risque de persécution. Cependant, la SAR cite une décision antérieure de la Cour fédérale datant de 2013 (Velummayilum c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 742), qui a été rendue bien avant les décisions antérieures de la SAR sur lesquelles s’appuie le demandeur et qui était donc fondée sur des éléments de preuve sur les conditions dans le pays moins récents.

[34] Je tiens à souligner que je ne conclus pas que la SAR était tenue de tirer la même conclusion que celle qui avait été tirée dans les décisions antérieures de la SAR. Je ne crois pas non plus que le demandeur présente un tel argument. Comme les arguments du demandeur en appel portaient principalement sur ces décisions antérieures et que celles-ci concernaient essentiellement les mêmes faits, l’erreur de la SAR tient plutôt au fait qu’elle n’a pas fait de distinction, explicitement ou de façon intelligible dans ses motifs, entre ces décisions antérieures et celle qu’elle a rendue et qu’elle n’a pas tenu valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par le demandeur dans ses observations (voir Vavilov, au para 127).

[35] Avant de conclure, j’aimerais souligner en passant qu’il est plutôt rare que les faits relatifs à une décision antérieure de la SAR et ceux se rapportant à une affaire donnée portée en appel soient suffisamment semblables pour justifier l’application du fardeau d’expliquer. Cependant, compte tenu de la nature de l’analyse d’un profil résiduel, qui est effectuée sans l’aide de nombreux faits contextuels propres à un demandeur d’asile donné, de telles circonstances pourraient se présenter plus facilement pour ce type d’analyse d’une demande d’asile sur place que pour d’autres dossiers traités par la SAR.

[36] Compte tenu de l’erreur susceptible de contrôle expliquée ci‑haut, la décision ne résiste pas à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Je renverrai l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de questions à certifier en vue d’un appel, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑10804‑22

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑10804‑22

INTITULÉ :

PATHMAKUMAR KAJENTHIRAN (ALIAS KAJENTHIRAN PATHMAKUMAR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (onTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Yasin Ahmed Razak

pour le demandeur

Allison Grandish

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Razak Law

Etobicoke (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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