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TRÈS SECRET

Date : 20230822

Dossier : C-1-23

Référence : 2023 CF 1128

Ottawa (Ontario), le 22 août 2023

En présence de l’honorable madame la juge Kane

DANS L’AFFAIRE D’UNE DEMANDE PRÉSENTÉE PAR [__] EN VUE D’OBTENIR DES MANDATS EN APPLICATION DES ARTICLES 12 ET 21 DE LA LOI SUR LE SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, LRC (1985), CH C‑23

 

ET DANS L’AFFAIRE RELATIVE

[_AUX CYBERMENACES_]

MOTIFS

[1] Dans le cadre de la demande [demande] mentionnée ci-dessus présentée en vue d’obtenir un mandat, le Service canadien du renseignement de sécurité [SCRS] a sollicité quatre ordonnances d’assistance prévues au paragraphe 22.3(1) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité [Loi]. Une ordonnance d’assistance exige de la personne visée, notamment une personne morale comme une organisation ou une entité, qu’elle prête son assistance pour donner effet à un mandat décerné en vertu des articles 21 ou 21.1 de la Loi. En l’espèce, les ordonnances d’assistance étaient sollicitées pour donner effet au mandat décerné.

[2] Le SCRS a demandé un mandat et quatre ordonnances d’assistance. Les présents motifs ne traitent que de la quatrième ordonnance d’assistance, qui viserait une entité étrangère ayant une présence virtuelle au Canada. Selon le SCRS, l’assistance d’un fournisseur de service de communication, en l’occurrence [__], est nécessaire à l’interception et à l’obtention des communications et des renseignements autorisés par le mandat.

[3] Selon le déposant, [__] a été constituée en société à [__] n’a pas de bureaux physiques ni d’employés au Canada. Sa présence virtuelle au Canada se résume à [_une certaine présence physique au Canada_]. Elle fait du démarchage au Canada, et [__].

[4] En outre, selon le déposant, [__] a fait preuve d’une grande collaboration dans l’assistance offerte au SCRS jusqu’à présent. Or, elle a informé ce dernier qu’elle nécessite une autorisation judiciaire décernée par un tribunal canadien pour réduire ses risques juridiques au cas où le SCRS ne se contente pas d’une analyse des renseignements obtenus. [__]. [__] a indiqué qu’elle poursuivrait sa collaboration jusqu’à ce qu’elle reçoive une ordonnance d’assistance et par la suite.

[5] Le déposant a également expliqué que le SCRS préfère transiger directement avec [__] plutôt que de transmettre une demande à un organisme étranger. Ces rapports directs permettent au SCRS de protéger les renseignements personnels de Canadiens en limitant le nombre d’organisations ou organismes à qui ces renseignements sont communiqués.

Question

[6] La question est de savoir si la Cour est compétente pour rendre une ordonnance d’assistance visant une organisation ou entité sans présence physique au Canada. Autrement dit, il faut déterminer si la compétence personnelle peut être établie et, auquel cas, si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et prononcer l’ordonnance.

[7] L’ordonnance d’assistance est assimilée à l’ordonnance de communication qu’un juge peut rendre conformément aux dispositions pertinentes du Code criminel pour obliger une personne à aider les forces de l’ordre dans une enquête portant sur une infraction criminelle. Le juge peut rendre une ordonnance de communication s’il est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou sera commise et que les documents ou données recherchés fourniront une preuve concernant la perpétration de l’infraction. L’ordonnance de communication vise une personne et la contraint à communiquer des documents ou données en sa possession ou à sa disposition. Elle ne vise pas, contrairement au mandat de perquisition, un endroit. Compte tenu des similitudes entre l’ordonnance de communication et l’ordonnance d’assistance prévue au paragraphe 22.3(1) de la Loi, qui vise également une personne, la jurisprudence relative à la première en matière criminelle a été examinée.

[8] Le procureur général du Canada a présenté à l’appui de la demande des observations écrites portant sur le pouvoir qui habilite la Cour à rendre l’ordonnance d’assistance à l’égard [__]. En février 2023, j’ai prononcé quatre ordonnances d’assistance visant diverses entités. L’ordonnance d’assistance prononcée à l’égard [__] n’était en vigueur que pendant une courte période, le temps que la Cour examine plus avant la question juridique, qui était nouvelle. Maître Matthew Gourlay a été nommé à titre d’amicus curiae [amicus] pour aider la Cour. Le 7 juin 2023, j’ai tenu une audience à huis clos et ex parte où j’ai entendu les observations sur la question juridique. Si Me Gourlay souscrivait essentiellement aux observations du procureur général du Canada, il a présenté une analyse plus poussée de la question et de la jurisprudence. À la fin de l’audience, j’ai rendu l’ordonnance d’assistance visant [__] pour une période additionnelle et indiqué que les motifs suivraient.

Observations du procureur général du Canada

[9] Le procureur général du Canada soutient que la Cour est habilitée à rendre une ordonnance d’assistance ayant des effets extraterritoriaux.

[10] Le procureur général du Canada fait remarquer que la compétence des tribunaux canadiens se limite en général au Canada. Toute application extraterritoriale d’une loi doit être prévue expressément par le législateur dans le texte de loi habilitant (R c Hape, 2007 CSC 26). En dépit de ce principe établi, le procureur général du Canada affirme que les tribunaux canadiens reconnaissent qu’à l’ère numérique, les frontières physiques ne constituent pas forcément le seul facteur servant à déterminer si la Cour a compétence ou non.

[11] Le procureur général du Canada invoque en premier lieu l’arrêt Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34 [Equustek]. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a confirmé une injonction interlocutoire mondiale rendue à l’égard de Google. La Cour suprême du Canada convenait avec la Cour d’appel de la Colombie-Britannique [CACB] pour dire que la compétence personnelle de la cour avait été établie au motif que Google faisait affaire dans cette province par ses activités publicitaires et de recherche. Partant, la cour était habilitée à rendre une ordonnance ayant des effets extraterritoriaux.

[12] Selon le procureur général du Canada, l’ordonnance d’assistance est assimilée à l’ordonnance de communication prévue à l’article 478.014 du Code criminel. Il signale que des entités ayant seulement une présence virtuelle au Canada ont été contraintes en vertu d’ordonnances de communication à communiquer des documents et des renseignements se trouvant à l’extérieur du Canada pour aider les forces de l’ordre canadiennes.

[13] Le procureur général invoque l’arrêt British Columbia (Attorney General) v Brecknell, 2018 BCCA 5 [Brecknell]. Dans cette affaire, la CACB a conclu qu’une ordonnance de communication pouvait être rendue pour obliger Craigslist, une société publicitaire web dont le siège social se trouve en Californie, à fournir des renseignements. La CACB était d’avis que la compétence personnelle était établie au motif que Craigslist offrait des services publicitaires à des internautes en Colombie-Britannique et partout dans le monde.

[14] Le procureur général du Canada invoque également l’arrêt R v Love, 2022 ABCA 269 [Love] (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée). Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Alberta [CAA] a confirmé l’ordonnance de communication visant Facebook et obligeant cette dernière, dont le siège social se trouve aux États-Unis, à fournir les coordonnées relatives à un message Instagram publié par une personne accusée d’infractions de pornographie juvénile. La CAA a suivi le raisonnement énoncé dans l’arrêt Brecknell.

[15] Le procureur général du Canada ajoute que la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans l’affaire textPlus Inc. (Re), [2022] O.J. No. 4959 [CSJO], a examiné les arrêts Brecknell et Equustek, entre autres, avant de conclure qu’il y avait lieu de rendre une ordonnance de communication visant une société ayant son siège social aux États-Unis. Selon cette cour, le poids de la jurisprudence penche en faveur du prononcé d’une ordonnance de communication visant les documents en la possession d’une société ayant une présence virtuelle au Canada.

[16] En outre, le procureur général du Canada soutient, sur le fondement des décisions Brecknell, textPlus et d’autres encore, que les difficultés possibles d’exécution extraterritoriale d’une ordonnance d’assistance constituent une question distincte de celle qui consiste à savoir si un tribunal est habilité à rendre l’ordonnance. Certes, la question de l’exécution de l’ordonnance pourrait entrer en ligne de compte dans l’analyse par le tribunal visant à déterminer s’il y a lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire l’habilitant à rendre l’ordonnance, mais cette question ne saurait faire obstacle au prononcé de l’ordonnance.

[17] Selon le procureur général du Canada, dans l’arrêt Brecknell, la CACB reconnaît que l’existence d’autres moyens d’obtenir les renseignements, comme le recours à la procédure prévue par un traité d’entraide juridique, ne prive pas les tribunaux du pouvoir de rendre une ordonnance de communication. La CACB dans l’arrêt Brecknell fait également observer que la procédure prévue par le traité d’entraide juridique offre un véhicule lent et incertain d’enquête, compte tenu de la vitesse de déplacement et de stockage de l’information. Le procureur général du Canada signale également les explications du déposant sur les autres méthodes ouvertes au SCRS dans ce dossier. Selon lui, il vaut mieux, pour protéger les renseignements, que le SCRS traite avec le fournisseur de services de communication directement plutôt que par l’intermédiaire d’un partenaire.

[18] En somme, le procureur général soutient que, dans les circonstances, la compétence personnelle a été établie en raison de la présence virtuelle [__] au Canada, de sorte que la Cour est habilitée à prononcer l’ordonnance d’assistance. Selon lui, la possibilité d’exécuter l’ordonnance, certes un facteur à prendre en compte, ne fait pas obstacle à la conclusion quant à la compétence de la Cour à cet égard. Le procureur général du Canada rappelle qu’en l’espèce [__] a indiqué son intention de continuer à fournir au SCRS des renseignements sur les menaces.

Observations de l’amicus

[19] L’amicus souscrit essentiellement aux observations du procureur général du Canada. Il invoque la même jurisprudence, en plus de mentionner l’affaire intitulée In the Matter of an application to obtain a Production Order pursuant to section 487.014 of the Criminal Code of Canada, 2018 CanLII2369 (NL PC) [la décision issue de Terre-Neuve], dans laquelle le tribunal est arrivé à la conclusion contraire.

[20] L’amicus signale que l’analyse des deux démarches fait ressortir les questions que la Cour doit examiner pour se prononcer en l’espèce.

[21] L’amicus fait remarquer que la décision issue de Terre-Neuve fait intervenir des faits semblables, mais que le tribunal établit une distinction d’avec l’arrêt Brecknell et conclut à l’absence de compétence habilitant les tribunaux canadiens à rendre une ordonnance de communication visant une entité sans présence physique au Canada. Selon l’amicus, la décision issue de Terre-Neuve porte sur l’interprétation de l’article 487.014 du Code criminel et les principes généraux concernant la portée extraterritoriale. Il affirme que les questions soulevées dans la décision issue de Terre-Neuve avaient été examinées dans l’affaire Brecknell et que la CACB n’avait pas fait fi des principes régissant la portée extraterritoriale.

[22] L’amicus est d’avis que la jurisprudence issue de la CACB et de la CAA sur les ordonnances de communication, qui a été suivie par d’autres tribunaux, est plus convaincante et il préconise la conclusion selon laquelle la Cour est habilitée à rendre l’ordonnance d’assistance sur un fondement semblable dès lors qu’une compétence personnelle est établie.

[23] L’amicus affirme que, dans l’arrêt Brecknell, la CACB a assimilé la présence virtuelle de Craigslist à une présence au Canada, en raison de ses activités commerciales au pays, ce qui suffisait à établir une compétence personnelle. Par conséquent, il n’y avait pas d’effets extraterritoriaux, jugés inadmissibles dans la décision issue de Terre-Neuve.

[24] En outre, l’amicus fait remarquer que son homologue dans l’affaire Brecknell a reconnu qu’une ordonnance de communication visant une personne morale oblige cette dernière à fournir les documents en sa possession ou à sa disposition, et non seulement les documents se trouvant au Canada. Selon l’amicus, à l’ère électronique, il se peut que les documents soient stockés dans des serveurs situés à l’extérieur du Canada à des endroits inconnus et être tout de même en la possession ou à la disposition de la personne morale ayant une présence au Canada.

[25] À l’instar du procureur général du Canada, l’amicus soutient que la possibilité de faire respecter l’ordonnance d’assistance visant une personne morale sans présence physique au Canada constitue une question distincte, qui ne joue pas lorsqu’il s’agit de déterminer la compétence. L’amicus est également d’accord avec le procureur général du Canada pour dire que la possibilité de faire respecter l’ordonnance peut compter au nombre des facteurs dont tient compte le tribunal appelé à décider s’il y a lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui l’habilite à rendre l’ordonnance dans une affaire donnée.

[26] L’amicus signale que, suivant la décision issue de Terre-Neuve, il n’y a pas de moyen de faire respecter l’ordonnance de communication ayant des effets extraterritoriaux, car la version actuelle du paragraphe 487.019(2) du Code criminel indique que « [l]’ordonnance a effet partout au Canada ». À son avis, le manquement à une ordonnance de communication se produirait au Canada, car l’ordonnance oblige une personne à communiquer les documents à un agent de la paix ou à un fonctionnaire public canadien, si la personne ayant ces documents en sa possession ou à sa disposition a une présence virtuelle au Canada, et ce même si les documents sont stockés à l’extérieur du pays.

[27] L’amicus souligne également que la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans l’affaire textPlus, mentionne l’arrêt R v Greco, (2001) 159 CCC (3d) 146 [Greco], qui soulevait la question de savoir si une ordonnance de probation rendue en Ontario peut régir le comportement de la personne visée si elle se trouve à l’étranger, question à laquelle le tribunal a répondu par l’affirmative. Dans l’affaire Greco, le tribunal était d’avis que la possibilité de faire respecter une ordonnance de probation à l’étranger ne devait pas être confondue avec le pouvoir du tribunal d’assortir l’ordonnance de conditions qui régissent la conduite de la personne visée au Canada et ailleurs. L’amicus soutient que, par analogie, les mêmes considérations jouent, qu’il s’agisse d’une ordonnance de communication (comme dans l’affaire textPlus) ou d’une ordonnance d’assistance.

[28] Selon l’amicus, il n’y a guère de jurisprudence intéressant la portée du pouvoir qui habilite la Cour à prononcer une ordonnance d’assistance. Il affirme que l’ordonnance d’assistance ressemble davantage à l’ordonnance de communication rendue dans une affaire criminelle, car elle vise une personne. Compte tenu de ces similitudes, l’amicus soutient que la jurisprudence sur les ordonnances de communication est utile et étaye la conclusion selon laquelle la Cour a la compétence de rendre une ordonnance d’assistance ayant des effets extraterritoriaux. L’amicus précise essentiellement que, si la présence virtuelle permet d’établir la compétence personnelle de la Cour, l’ordonnance n’a pas d’effets extraterritoriaux. L’ordonnance aurait effet au Canada, même si les documents à communiquer sont stockés à l’extérieur du Canada.

La Cour est compétente pour rendre l’ordonnance d’assistance

[29] Dans l’arrêt Equusteck, la Cour suprême du Canada fait remarquer, au paragraphe 38, que dès lors qu’un tribunal a une compétence personnelle et qu’il est nécessaire d’assurer l’efficacité de l’injonction, il peut accorder une injonction dictant la conduite de la personne visée n’importe où dans le monde.

[30] Dans l’arrêt Love, la CAA cite le même passage au sujet des ordonnances de communication rendues en vertu de l’article 487.014 du Code criminel enjoignant à une personne de communiquer des documents à un agent de la paix ou à un fonctionnaire public. (Comme il est mentionné plus haut, le juge doit être convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les documents ou les données fourniront une preuve de la perpétration d’une infraction.)

[31] Par analogie, lorsque la Cour détermine qu’elle a une compétence personnelle, pour assurer l’efficacité des mandats décernés sous le régime des articles 12 et 21 de la Loi, est-elle habilitée à rendre une ordonnance d’assistance ayant des effets que l’on peut qualifier d’extraterritoriaux? À mon avis, elle le peut.

[32] Dans l’arrêt Equustek, la Cour suprême du Canada signale, au paragraphe 41, que l’internet n’a pas de frontières et que la seule façon pour l’injonction d’atteindre son objectif est de la faire appliquer « là où Google exerce ses activités, c’est-à-dire mondialement ».

[33] La Cour suprême du Canada a confirmé la décision de la CACB, concluant que cette dernière avait une compétence personnelle à l’égard de Google, vu les activités mondiales de la société. La Cour était donc habilitée à rendre une ordonnance ayant des effets « extraterritoriaux ».

[34] Dans l’affaire Brecknell, la CACB s’attache à décider si le paragraphe 487.014(1) du Code criminel habilite un tribunal à rendre une ordonnance de communication visant Craigslist, qui n’a qu’une présence virtuelle dans la province, pour la contraindre à communiquer des documents stockés à l’extérieur du Canada à un agent de la paix provincial.

[35] Selon la CACB, Craigslist a un site Web distinct pour la ville de Vancouver et des pages web d’annonces classées desservant plusieurs collectivités dans la province. En outre, la CACB fait remarquer que les petites annonces sont placées par région et que les recherches peuvent être circonscrites selon le contenu de l’annonce, la catégorie et la région.

[36] La CACB, au paragraphe 38 de ses motifs, précise qu’il faut tenir compte, parmi les nombreuses considérations, du fait que l’ordonnance de communication enjoint à une personne de communiquer les documents en sa possession ou à sa disposition et que cette communication peut se faire [traduction] « par un simple clic de la souris ». Elle ajoute que « la tenue de dossiers et le pouvoir de garde ne ressortissent pas forcément à la même personne, et il se peut que ces fonctions soient exercées à différents endroits ». Selon elle, « l’endroit où se trouvent les documents pourrait n’avoir que très peu de rapport avec les activités qui les ont générés ».

[37] Au paragraphe 37 de ses motifs, la CACB indique que la présence virtuelle de Craigslist suffit à établir un lien réel et substantiel entre Craigslist et la Colombie-Britannique. Au paragraphe 40, elle affirme en ces termes [traduction] « à l’ère de l’Internet, il est formaliste et artificiel d’établir une distinction entre la présence physique et la présence virtuelle ». Elle ajoute que les personnes morales peuvent exister à plus d’un endroit à la fois.

[38] La CACB reconnaît que l’ordonnance de communication ne pouvait être signifiée à Craigslist en Colombie-Britannique, car la société ne possédait pas de bureaux physiques au Canada et n’était pas enregistrée dans la province. Au paragraphe 51 de ses motifs, elle indique que, si l’exécution des ordonnances de communication est susceptible de présenter des difficultés dont il convient de tenir compte lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu d’exercer le pouvoir discrétionnaire en question, ces difficultés ne sauraient [traduction] « priver » le tribunal de la compétence l’habilitant à prononcer l’ordonnance.

[39] La CACB explique que la signification de l’ordonnance et les effets extraterritoriaux de cette dernière constituent des questions distinctes. Selon elle, le fait qu’une ordonnance doive être signifiée à l’extérieur d’un ressort territorial ne démontre pas que l’ordonnance a des effets extraterritoriaux. À son avis, la signification se rapporte à la prestation d’un avis et non pas aux effets de l’ordonnance.

[40] Dans l’arrêt Love, la CAA suit les principes énoncés dans l’arrêt Brecknell et arrive à la conclusion qu’un tribunal canadien est habilité à rendre une ordonnance de communication sur le fondement d’un lien réel et substantiel établi entre le Canada et l’activité donnée. Selon elle, la présence virtuelle de Facebook, dont la cour de première instance avait pris connaissance d’office, a établi l’existence d’un lien réel et substantiel. Elle affirme également, au paragraphe 41 de ses motifs, que l’arrêt Brecknell est dans le droit fil des principes énoncés dans l’arrêt Hape.

[41] La CAA a pris connaissance de la décision issue de Terre-Neuve, qui est à l’effet contraire. La cour albertaine ne souscrivait pas à la conclusion tirée dans cette décision imputant à l’ordonnance de communication des effets extraterritoriaux et a signalé que, si la personne visée par l’ordonnance de communication a une présence virtuelle dans le ressort territorial en question, il n’y a pas d’effets extraterritoriaux. Elle cite l’arrêt Equustek où la Cour suprême du Canada affirme, au paragraphe 38, que « [l]orsqu’un tribunal a une compétence personnelle et qu’il est nécessaire d’assurer l’efficacité de l’injonction, il peut accorder une injonction dictant la conduite de la personne visée n’importe où dans le monde ». Autrement dit, l’important est d’établir la compétence personnelle.

[42] En outre, la CAA conclut, à la lumière de la description, dans la décision issue de Terre-Neuve, de l’arrêt Brecknell comme étant le fruit d’une interprétation axée sur le résultat et faisant fi du libellé non équivoque de l’article 478.014 du Code criminel, que la CACB avait adopté une démarche moderne d’interprétation législative dont l’application emportait notamment la recherche de l’intention du législateur et du mal auquel la disposition était censée remédier.

[43] Dans la décision textPlus, la Cour supérieure de justice de l’Ontario était d’avis que le poids de la jurisprudence penchait en faveur du prononcé d’une ordonnance de communication visant des dossiers détenus par une société, dont le siège social était situé aux États-Unis, ayant une présence uniquement virtuelle au Canada, et ce même si les dossiers visés avaient été générés au Canada. Cette cour a également conclu, à la lumière des arrêts Greco et Brecknell notamment, que les questions relatives à la possibilité de faire exécuter l’ordonnance de communication sont étrangères à la compétence du tribunal.

[44] Dans la décision issue de Terre-Neuve, le tribunal a refusé de rendre une ordonnance de communication, car il estimait ne pas être habilité à prononcer une ordonnance ayant des effets extraterritoriaux. Certes, le tribunal était convaincu qu’il existait des motifs raisonnables de rendre l’ordonnance de communication (il existait des motifs raisonnables croire que les documents fourniraient une preuve concernant la perpétration d’une infraction), les documents recherchés (photos transmises depuis la province par le truchement de Facebook) se trouvaient à l’extérieur du Canada.

[45] Le tribunal a signalé que l’article 487.014 du Code criminel était muet quant à tout effet extraterritorial et que, si le législateur avait voulu qu’une ordonnance de communication ait des effets extraterritoriaux, il l’aurait prévu expressément.

[46] Selon ce tribunal, l’ordonnance de communication ne pouvait viser qu’une personne, et cette personne devait se trouver au Canada. Le juge a également tenu compte de l’ancien libellé du paragraphe 487.019(2), suivant lequel l’ordonnance « a effet partout au Canada. Il est entendu qu’il n’est pas nécessaire que l’ordonnance soit visée dans une autre circonscription territoriale pour y avoir effet ». Le tribunal en a conclu que l’ordonnance n’a effet qu’au Canada.

[47] Le tribunal était d’avis que la CACB dans l’arrêt Brecknell avait mis l’accent sur le résultat souhaité – soit enquêter sur des crimes graves – plutôt que sur la bonne interprétation de l’article 487.014 du Code criminel et n’avait pas reconnu que le législateur n’avait pas prévu d’effets extraterritoriaux. Pour citer le tribunal, l’arrêt Brecknell [traduction] « crée une situation où une cour de justice canadienne est habilitée à prononcer une ordonnance sans avoir le pouvoir de la faire respecter. L’ordonnance perdrait tout son sens ».

[48] Si la jurisprudence issue des cours d’appel est plus convaincante, le tribunal ayant prononcé la décision issue de Terre-Neuve a soulevé des points que l’amicus a examinés et dont la CAA a traité dans l’arrêt Love.

La Cour a accordé l’ordonnance d’assistance

[49] À mon avis, la jurisprudence portant sur l’ordonnance de communication prévue à l’article 487.014 du Code criminel présente une bonne analogie et étaye la conclusion selon laquelle la Cour est habilitée à rendre l’ordonnance d’assistance dès lors qu’une compétence personnelle est établie. Malgré leurs contextes distincts, les deux dispositions ont des objets semblables et visent toutes deux une personne, notamment une organisation ou une entité qui est une personne morale, et des considérations semblables jouent lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a lieu de prononcer l’ordonnance dans les cas où la personne visée n’a qu’une présence virtuelle au Canada.

[50] Les considérations énumérées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Equustek étayent également l’adoption d’une démarche qui tient compte de la réalité du stockage et de la transmission de documents et de renseignements par Internet. Comme la CACB le souligne dans l’arrêt Brecknell, il se peut que les documents se trouvent dans un ou plusieurs ressorts territoriaux, tandis que le pouvoir de les communiquer soit exercé dans un autre ressort. Les [traduction] « distinctions formalistes » entre la présence virtuelle et la présence physique font échec à l’objet des dispositions légales.

[51] Il faut déterminer au cas par cas si une organisation ou une entité n’ayant qu’une présence virtuelle au Canada a un lien réel et substantiel avec ce dernier suffisant pour que sa présence au pays soit démontrée. Dès lors que la compétence personnelle est établie, l’organisation ou l’entité qui est visée par l’ordonnance d’assistance et est contrainte de fournir des documents en sa possession ou à sa disposition a, pour les besoins de la cause, une présence au Canada, et ce même si les documents sont stockés ailleurs.

[52] En l’espèce, les éléments de preuve relatifs à la présence virtuelle [__], s’ils ne sont pas abondants, suffisent néanmoins à démontrer une présence au Canada et à établir la compétence personnelle nécessaire. Selon la preuve produite à ce jour, [__] compte des clients canadiens, fait du démarchage auprès d’autres clients canadiens [__] et [_une certaine présence physique au Canada_]. À l’avenir, les détails relatifs à la présence virtuelle de telles organisations permettront à la Cour de déterminer si ces dernières ont un lien réel et substantiel avec le Canada.

[53] J’ai examiné la question relative à l’exécution de l’ordonnance d’assistance rendue à l’égard [__]. Je signale que la société a fait preuve de collaboration à ce jour et a indiqué son intention de continuer à collaborer. Toutefois, je souscris aux observations du procureur général du Canada et de l’amicus et à la jurisprudence, selon lesquelles l’exécution de l’ordonnance constitue une question distincte de la compétence de la Cour pour rendre l’ordonnance, mais est pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a lieu de rendre l’ordonnance dans les circonstances.

[54] Comme je le fais remarquer plus haut, j’ai d’abord prononcé l’ordonnance d’assistance que j’ai assortie d’un délai fixe le temps d’examiner les observations sur la question juridique. Le 7 juin 2023, à la lumière d’autres observations présentées par le procureur général du Canada et l’amicus ainsi que de la jurisprudence, j’ai rendu l’ordonnance d’assistance pour une période additionnelle et indiqué que les motifs suivraient.

“Catherine M. Kane”

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

C-1-23

 

INTITULÉ :

DANS L’AFFAIRE D’UNE DEMANDE PRÉSENTÉE PAR [__] EN VUE D’OBTENIR DES MANDATS EN APPLICATION DES ARTICLES 12 ET 21 DE LA LOI SUR LE SERVICE CANADIEN DU RENSEIGNEMENT DE SÉCURITÉ, LRC (1985), CH C‑23

ET DANS L’AFFAIRE RELATIVE [_AUX CYBERMENACES_]

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 JUIN 2023

 

motifs de l’ordonnance et ordonnance :

la juge KANE

 

DATE :

22 août 2023

COMPARUTIONS

Arshana Lalani

Kirsten Aleksejev

pour le demandeur

 

 

Matthew Gourlay

AMICUS CURIAE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le demandeur

 

Henein Hutchison Robitaille LLP

Toronto (Ontario)

AMICUS CURIAE

 

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