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Date : 20231114


Dossier : T-98-23

Référence : 2023 CF 1503

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

EMMA ELIZABETH PHILBERT

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le défendeur, Sa Majesté le Roi [la Couronne ou le Canada], demande la radiation de la déclaration de la demanderesse, Emma Elizabeth Philbert. La Couronne soutient que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable, qu’elle est frivole et vexatoire et/ou qu’elle constitue un abus de procédure.

[2] L’action intentée par Mme Philbert repose principalement sur l’affirmation que le Canada est responsable, dans une certaine mesure, de la conduite des juges et des fonctionnaires de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et de la Cour d’appel de l’Ontario [les tribunaux de l’Ontario]. Les allégations concernent le traitement et, ultimement, le rejet des actions que Mme Philbert a intentées devant les tribunaux de l’Ontario contre une ancienne voisine qui est une avocate et qui travaille maintenant pour le ministère de la Justice du Canada. Mme Philbert invoque une violation de ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte], le défaut du Canada de respecter un certain nombre de ses obligations, ainsi que des délits d’abus et de faute dans l’exercice d’une charge publique. Elle demande que la Cour rende un jugement déclaratoire et qu’elle lui accorde des dommages-intérêts, des dommages punitifs, des dépens et d’autres réparations.

[3] La déclaration de Mme Philbert et les arguments qu’elle présente en réponse à la requête de la Couronne semblent fondés sur la prémisse que la Couronne fédérale et/ou le ministre de la Justice et procureur général du Canada peut être tenu responsable du fonctionnement des tribunaux de l’Ontario et de la conduite de leurs juges et fonctionnaires. Cette prémisse n’est pas fondée en droit. Même si les juges des tribunaux de l’Ontario sont nommés par le gouverneur général sur la recommandation du Cabinet fédéral, le pouvoir des tribunaux est indépendant de celui du gouvernement, et la Couronne fédérale n’est pas responsable des décisions rendues par les cours ni de la conduite de leur personnel.

[4] Par conséquent, je conclus qu’il est évident et manifeste que l’action de Mme Philbert n’a aucune chance d’être accueillie. Autoriser la poursuite de l’action et, ultimement, son instruction obligerait les deux parties à consacrer du temps et de l’argent au litige, alors que Mme Philbert ne peut tout simplement pas avoir gain de cause. La requête de la Couronne sera donc accueillie, et la déclaration sera radiée sans autorisation de la modifier. La demande de dépens de la Couronne pour un montant de 500,00 $ est raisonnable et sera également accueillie.

II. Les questions préliminaires

A. Le moment de la présente requête et de la décision

[5] La déclaration qui introduit la présente action a été déposée le 10 janvier 2023. La Couronne a déposé sa requête en radiation de la déclaration en février 2023. En mai 2023, Mme Philbert a déposé un dossier de requête en réponse. La Couronne n’a pas déposé de réponse. Le dossier de requête était complet à la fin de mai 2023.

[6] Par contre, la requête n’a malheureusement pas été envoyée à la Cour pour décision par le soussigné avant le début de novembre 2023, après que Mme Philbert eût écrit à la Cour, à la fin d’octobre, pour demander une décision. Par conséquent, la Cour a tardé, pour des raisons indépendantes de la volonté des deux parties, à statuer sur la requête en radiation de la Couronne.

[7] Puisque les documents versés au dossier révèlent que Mme Philbert soupçonnait que les agents du greffe de la Cour fédérale aient tenté de nuire à sa capacité à intenter son action, je tiens à souligner que le délai qui s’est écoulé avant que la Cour soit saisie de l’affaire était simplement dû à une erreur de communication interne et à l’inadvertance.

B. La demande d’audition de la requête

[8] Le 24 mai 2023, Mme Philbert a déposé une lettre à la Cour pour demander, entre autres, que toutes les audiences dans la présente affaire se déroulent en personne. Elle a réitéré cette demande par écrit dans sa réponse à la requête en radiation de la Couronne, conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].

[9] Le paragraphe 369(2) des Règles prévoit que la partie intimée à une requête écrite peut demander l’audition de la requête et inclure une mention à cet effet, accompagnée des raisons justifiant l’audition, dans ses prétentions écrites. Mme Philbert demande l’audition de la requête pour les raisons suivantes : i) la protection de l’authenticité de l’instance et de la transparence pour assurer la tenue d’un procès équitable; ii) l’expérience limitée qu’elle possède de la vidéoconférence; iii) les problèmes qu’elle a eus avec le personnel du greffe et le dépôt en ligne dans le passé.

[10] La Cour a le pouvoir discrétionnaire de ne pas ordonner la tenue d’une audience, même si la demanderesse en fait la demande : Bernard c Canada (Procureur général), 2019 CAF 144 au para 14 [Bernard], citant Fotinov c Banque Royale du Canada, 2014 CAF 70; Règles des Cours fédérales, art 369(4). Les facteurs pertinents que la Cour doit prendre en compte pour décider si elle exercera son pouvoir discrétionnaire de tenir ou non une audience comprennent : la nature et la complexité de la requête; la nature de la preuve et des arguments; si la Cour a des interrogations auxquelles une audience permettrait de répondre; si la requête peut être traitée efficacement et rapidement par écrit; la possibilité que la tenue d’une audience ne fasse qu’augmenter les coûts et retarder le règlement de l’affaire : Bernard, au para 14; Adams c Canada (Commission des libérations conditionnelles), 2022 CF 273 au para 19 [Adams], citant Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 86 au para 10 et SNC-Lavalin Group Inc. c Canada (Service des poursuites pénales), 2019 CAF 108 au para 13 et à l’annexe A (Lessard-Gauvin c Canada (Procureur général) (le 29 avril 2019), dossier de la Cour no A-312-18 (CAF)). En fin de compte, la question est de savoir si le fait de statuer par écrit sur la requête va de pair avec l’intérêt de la justice et permet d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible : Bernard, au para 14; Adams, au para 19; Règles des Cours fédérales, art 3a).

[11] En l’espèce, les arguments sont énoncés avec précision dans les documents écrits des parties et ils soulèvent une question centrale déterminante. La Cour n’a pas d’interrogations, et tenir une audience ne ferait qu’augmenter les coûts liés au règlement de la requête, en plus de retarder le règlement de l’affaire qui a déjà été retardé pour les raisons précitées. À mon avis, les arguments invoqués par Mme Philbert concernant l’authenticité de l’instance et la transparence pour assurer la tenue d’un procès équitable ou les expériences qu’elle a eues avec le personnel du greffe et le dépôt en ligne ne militent pas fortement en faveur d’une audience. Quant à son expérience limitée de la vidéoconférence, il pourrait s’agir d’un facteur important dans la décision de tenir une audience en personne ou par vidéoconférence, mais ce facteur est moins pertinent pour déterminer si une affaire doit être entendue en personne ou tranchée sur la base de documents écrits. Compte tenu de ces facteurs ainsi que de la nature et du contexte de la requête, la Cour conclut qu’il est dans l’intérêt de la justice de statuer par écrit sur la requête de la Couronne et elle ne tiendra pas d’audience relativement à la requête.

III. Les principes applicables à une requête en radiation

[12] Selon le paragraphe 221(1) des Règles, la Cour peut, pour certains motifs, ordonner la radiation d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier. Dans la présente requête, la Couronne invoque les motifs énoncés aux alinéas 221(1)a), c) et f) des Règles et fait valoir que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable, est scandaleuse, frivole ou vexatoire et constitue autrement un abus de procédure. Bien que la Couronne invoque ces trois motifs, ses arguments s’appuient principalement sur l’alinéa 221(1)a) des Règles, à savoir que la déclaration ne révèle aucune cause d’action valable. Puisqu’à mon avis cette question est déterminante, je porterai une attention particulière à l’alinéa 221(1)a) dans mon analyse.

[13] Les principes applicables à une requête en radiation d’une déclaration invoquant le motif visé à l’alinéa 221(1)a) des Règles sont bien établis :

  • aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête en radiation invoquant le motif visé à l’alinéa 221(1)a) des Règles : Règles des Cours fédérales, art 221(2);

  • les faits allégués dans la déclaration doivent être tenus pour avérés, à moins qu’ils ne soient manifestement ridicules ou impossibles à prouver : Canada c Scheuer, 2016 CAF 7 aux para 12i), 19 [Scheuer]; R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42 aux para 22-24 [ImperialTobacco];

  • la déclaration doit être interprétée d’une manière large, propre à favoriser le demandeur, en faisant preuve de tolérance à l’égard des carences rédactionnelles : Scheuer, au para 12iii);

  • la partie requérante doit établir qu’il est « évident et manifeste » que la déclaration ne révèle aucune cause d’action ou, en d’autres termes, que la demande ne présente « aucune possibilité raisonnable d’être accueillie » : Scheuer, au para 11; ImperialTobacco, au para 17;

  • une déclaration ne doit pas être radiée du seul fait qu’elle est inédite : Scheuer, au para 12ii); ImperialTobacco, au para 21.

IV. Analyse

A. La déclaration

[14] Mme Philbert se représente elle-même. Sa déclaration n’est donc pas rédigée comme elle le serait si elle avait été écrite par un avocat. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, lorsque la Cour est saisie d’une requête en radiation, elle interprète la déclaration d’une manière large, en faisant preuve de tolérance à l’égard des carences rédactionnelles. Dans cette optique, ce qui suit constitue la meilleure interprétation faite par notre Cour des affirmations et des allégations faites dans la déclaration.

[15] La déclaration de Mme Philbert décrit les actions qu’elle a introduites devant la Cour supérieure de justice contre Heather Graham, son ancienne voisine à Toronto. Mme Graham est une avocate qui a travaillé au ministère du Procureur général de l’Ontario, puis au ministère de la Justice du Canada. Dans le cadre de ces actions, Mme Philbert a porté plusieurs allégations contre Mme Graham, notamment des allégations de harcèlement, d’atteinte à la vie privée, d’intimidation et d’abus de pouvoir. La plupart des allégations de fait formulées dans la déclaration se rapportent à la conduite de Mme Graham ou de fonctionnaires et de juges des tribunaux de l’Ontario à l’égard des actions intentées par Mme Philbert contre Mme Graham.

[16] Plus précisément, la déclaration indique que Mme Philbert a intenté trois actions distinctes contre Mme Graham, chacune ayant été rejetée en vertu de l’article 2.1.01 des Règles de procédure civile de l’Ontario, RRO 1990, Règl 194. En vertu de cet article, le tribunal peut, de son propre chef, surseoir à une instance ou la rejeter si elle semble, à première vue, être frivole ou vexatoire ou constituer par ailleurs un recours abusif au tribunal : Règles de procédure civile, art 2.1.01(1). Une partie peut déposer une demande écrite en vue d’obtenir une telle ordonnance : Règles de procédure civile, art 2.1.01(6).

[17] La déclaration allègue qu’après le dépôt de la première demande de Mme Philbert, Mme Graham a demandé le rejet de la demande en application du paragraphe 2.1.01(6) des Règles de procédure civile. Mme Philbert prétend également qu’un juge de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté l’action afin d’accorder un traitement de faveur à Mme Graham, qui serait connue de la Cour en raison des rôles qu’elle a exercés auprès du procureur général de l’Ontario et du ministère de la Justice. Dans la cause d’action, Mme Philbert allègue que des juges de la Cour supérieure de justice de l’Ontario ont agi de manière fautive et ont par conséquent enfreint la procédure judiciaire établie. La déclaration renvoie ensuite à deux demandes ultérieures déposées devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario et à deux dossiers devant la Cour d’appel de l’Ontario, que les juges auraient, selon la déclaration, [traduction] « mécaniquement rejetés » en s’appuyant simplement sur la décision de rejet initiale : voir Philbert v Graham, 2022 ONCA 122; Philbert v Graham, 2022 ONCA 488.

[18] Mme Philbert soutient que le Canada a violé les droits que lui garantit la Charte et la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 et qu’il a agi en contravention au Code criminel, LRC 1985, c C-46. Les actes particuliers de la Couronne fédérale et de ses fonctionnaires qui, selon la déclaration, engageraient la responsabilité du Canada sont principalement les suivants : le défaut de confirmer les allégations de Mme Philbert, la négligence envers les actes illégaux que Mme Graham aurait fait subir à Mme Philbert et la responsabilité envers les actes et la conduite du personnel des tribunaux de l’Ontario. Elle allègue notamment que le Canada a contribué au « rejet illégal » de sa première action, qu’il a omis de suivre les procédures appropriées pour informer Mme Philbert du rejet et qu’il a commis de l’abus dans l’exercice d’une charge publique par l’entremise des actes du greffier et d’autres agents et membres du personnel administratif des tribunaux de l’Ontario.

[19] La déclaration contient également des allégations particulières selon lesquelles le ministre de la Justice et procureur général du Canada de l’époque, l’honorable David Lametti, serait [traduction] « responsable d’avoir dirigé et supervisé les séances de la Cour et d’avoir assigné les fonctions judiciaires » et aurait omis d’agir après avoir été informé des allégations de Mme Philbert à l’égard du personnel des tribunaux et que le Canada aurait négligé de s’assurer que Mme Philbert avait accès aux tribunaux et qu’elle avait confiance dans l’administration de la justice.

[20] Essentiellement, les allégations de Mme Philbert à l’égard de la Couronne fédérale reposent sur la prémisse que le Canada ou ses fonctionnaires, y compris le ministre Lametti, sont responsables de la manière dont les affaires intentées par Mme Philbert ont été traitées par les tribunaux de l’Ontario ainsi que [traduction] « des manquements à la déontologie commis par les juges à l’endroit de la demanderesse et de l’omission de protéger les droits démocratiques de la demanderesse et de sa famille ». Mme Philbert reprend cette théorie dans ses observations en réponse à la requête de la Couronne, dans lesquelles elle affirme que [traduction] « le greffier, les officiers de justice et les fonctionnaires des greffes de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et de la Cour d’appel de l’Ontario » ont commis des délits d’abus et de faute dans l’exercice d’une charge publique eu égard aux actions qu’elle a intentées. Dans ses observations, Mme Philbert souligne que la présente action n’a pas pour but de remettre en litige ses actions contre Mme Graham, mais qu’elle constitue plutôt une nouvelle instance qui vise la manière dont des tribunaux de l’Ontario ont traité ces actions.

[21] La déclaration contient aussi une allégation voulant que le Canada ait participé au harcèlement et à la diffamation faits à l’endroit de Mme Philbert, en procédant à des inspections de sécurité du courrier qu’elle a envoyé à Mme Graham à son bureau du ministère de la Justice de Toronto.

B. La déclaration ne révèle aucune cause d’action valable contre Sa Majesté le Roi du chef du Canada

[22] La déclaration nomme simplement Sa Majesté le Roi à titre de défendeur. Étant donné la compétence de la Cour, l’identification du défendeur en tant que « Sa Majesté le Roi du chef du Canada » dans le texte de la cause d’action et l’interprétation de la déclaration d’une manière large, en faisant preuve de tolérance à l’égard des carences rédactionnelles, la Cour comprend que l’action est introduite contre Sa Majesté le Roi du chef du Canada, c.-à-d. la Couronne fédérale : Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, art 2 (la Couronne), 17; Legere c Canada, 2003 CF 869 au para 10 [Legere].

[23] Comme elles ont été décrites plus haut, les allégations formulées dans la déclaration sont essentiellement les suivantes : 1) la Couronne fédérale est responsable d’actes illégaux et préjudiciables commis par des juges et des membres du personnel des tribunaux de l’Ontario; 2) la Couronne fédérale a omis d’agir après avoir été informée d’actes illégaux et préjudiciables commis par des juges et des membres du personnel des tribunaux de l’Ontario; 3) le Canada a participé au harcèlement, à la diffamation et à l’abus dans l’exercice d’une charge publique, en procédant à des inspections de sécurité du courrier envoyé par Mme Philbert.

[24] À mon avis, il est évident et manifeste qu’aucune des causes d’action révélées dans la déclaration, même si elles sont tenues pour avérées, ne peut possiblement engager la responsabilité de la Couronne fédérale. Contrairement aux arguments de Mme Philbert – et malgré ses renvois à la Charte, à la Loi canadienne sur les droits de la personne, au Code criminel, à la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50 et à la lettre de mandat envoyée par le premier ministre à l’ancien ministre Lametti – la Couronne fédérale ne peut être tenue responsable de la conduite des juges ou des fonctionnaires de la Cour supérieure de justice de l’Ontario ou de la Cour d’appel de l’Ontario.

[25] Selon l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, le gouverneur général nommera les juges des cours supérieures dans chaque province, sur l’avis du Cabinet fédéral et sur les recommandations du ministre de la Justice. Toutefois, bien que les juges des cours supérieures provinciales soient nommés par le gouverneur général (tout comme les juges de notre Cour), le pouvoir judiciaire de l’État est indépendant du pouvoir exécutif de l’État, et les juges ne sont ni supervisés par le ministre de la Justice ni sous son autorité : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‐du‐Prince‐Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC) [Renvoi relatif aux juges de l’Î.-P.-É] aux para 88-109, 143; La Reine c Beauregard, 1986 CanLII 24 (CSC) aux para 21-24.

[26] Comme l’a dit le protonotaire Hargrave de notre Cour dans la décision Legere, « la Couronne fédérale n’exerce pas de contrôle vis-à-vis d’un pouvoir judiciaire indépendant » : Legere, au para 3. Dans cette décision, le protonotaire Hargrave a radié une déclaration qui introduisait une action similaire contre la Couronne fédérale pour la conduite des juges d’une cour supérieure provinciale : Legere, aux para 2-3, 9, 15-16. Je suis entièrement d’accord avec les observations suivantes du protonotaire Hargrave, faites après un renvoi à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Renvoi relatif aux juges de l’Î.-P.-É et l’arrêt Beauregard :

Les magistrats sont nommés à titre inamovible. Bien que les juges et les protonotaires soient nommés par la Couronne, ils ne sont pas des fonctionnaires de la Couronne : la Couronne, ses ministres, le Parlement et les ministères n’ont pas d’autorité sur eux et ne peuvent leur donner des directives. Les membres de la magistrature sont indépendants et jouissent d’une immunité totale contre les poursuites en justice découlant des gestes posés ou des déclarations faites dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Il ne peut donc y avoir de responsabilité du fait d’autrui de la part de la Couronne.

[Non souligné dans l’original; Legere, au para 15]

[27] Les allégations selon lesquelles les juges et le personnel des tribunaux ont contrevenu à la Charte ou aux Règles de procédure civile, ont mal agi ou agi à des fins inappropriées ou ont commis l’abus dans l’exercice d’une charge publique ne viennent pas modifier ces principes du droit. La caractérisation ou la doctrine sur laquelle reposent les diverses allégations n’a pas d’incidence sur la question fondamentale sous-jacente, soit que la Couronne fédérale n’est pas responsable des actes d’une cour supérieure provinciale ni de ses juges ou fonctionnaires.

[28] Il en est de même pour les allégations de Mme Philbert selon lesquelles la Couronne fédérale serait responsable des actes des tribunaux de l’Ontario et qu’elle aurait omis de prendre les mesures nécessaires lorsqu’elle a été informée des allégations contre les tribunaux de l’Ontario. Le pouvoir exécutif ne peut être tenu responsable de ne pas avoir pris de mesures de supervision ou de contrôle à l’égard de la façon dont les tribunaux exercent leurs fonctions judiciaires puisqu’il n’a aucune autorité à cet égard.

[29] Je suis conscient qu’une déclaration ne doit pas être radiée du seul fait qu’une action n’a pas encore été reconnue en droit. Toutefois, l’action ne pourrait jamais être reconnue en droit parce qu’il irait à l’encontre de l’ordre constitutionnel du Canada de tenir la Couronne fédérale responsable des actes des juges et des fonctionnaires des tribunaux dans le traitement d’une affaire. Il est manifeste et évident qu’une telle demande n’a aucune possibilité d’être accueillie.

[30] Finalement, la déclaration allègue que des mandataires ou des employés de la Couronne fédérale auraient participé au harcèlement, à la diffamation et à l’abus dans l’exercice d’une charge publique en menant des inspections de sécurité du courrier envoyé à Mme Graham par Mme Philbert à son bureau du ministère de la Justice à Toronto. Après examen des allégations de fait contenues dans la déclaration, je conclus que, même dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, il est manifeste et évident que les allégations de harcèlement, de diffamation et d’abus dans l’exercice d’une charge publique n’ont aucune possibilité d’être accueillies. Plus précisément, Mme Philbert fait référence à deux courriels, dans lesquels étaient uniquement mentionnées les précautions prises à l’égard du courrier sans révéler de harcèlement ou de diffamation. Quant à l’allégation de Mme Philbert selon laquelle l’utilisation de ressources gouvernementales aux fins d’une poursuite impliquant Mme Graham en tant que [traduction] « simple citoyenne » constitue un « abus dans l’exercice d’une charge publique », je ne vois ni bien-fondé possible à l’allégation ni fondement juridique possible qui pourrait engager la responsabilité de la Couronne à l’égard de Mme Philbert. Il est manifeste et évident que cette allégation n’a aucune possibilité d’être accueillie.

C. La réparation

[31] Un acte de procédure qui ne révèle aucune cause d’action valable peut être radié « avec ou sans autorisation de le modifier » : Règles des Cours fédérales, art 221(1)a). Pour être radiée sans autorisation de la modifier, la déclaration doit comporter un vice qui ne peut être corrigé par une modification : Collins c Canada, 2011 CAF 140 au para 26, citant Simon c Canada, 2011 CAF 6 au para 8.

[32] À mon avis, les allégations soulevées dans la déclaration qui m’ont amené à conclure que la déclaration ne révélait aucune cause d’action comportent des vices qui ne peuvent être corrigés par une modification. Les allégations formulées dans la déclaration reposent essentiellement sur l’affirmation que la Couronne fédérale est responsable de la conduite des juges et des fonctionnaires des tribunaux de l’Ontario. Pour les motifs susmentionnés, il s’agit d’une cause d’action indéfendable sur le plan juridique et constitutionnel. Réécrire ou modifier la déclaration n’y changera rien, pas plus qu’une modification ne corrigera le vice associé à l’allégation selon laquelle la Couronne est responsable des mesures prises à l’égard des inspections de sécurité du courrier envoyé à Mme Graham.

[33] Par conséquent, je conclus que la déclaration doit être radiée dans son intégralité, sans autorisation de la modifier.

[34] La Couronne demande des dépens fixés à un montant de 500,00 $. Étant donné que la requête de la Couronne a été accueillie et compte tenu de la nature de l’action et de la requête ainsi que des facteurs énoncés à l’article 400 des Règles, plus précisément aux alinéas 400(3)a), b), c), g) et i), je conviens que les dépens demandés sont raisonnables et j’adjugerai des dépens de ce montant.


JUGEMENT dans le dossier T-98-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La requête du défendeur est accueillie. La déclaration déposée dans le cadre de la présente action est radiée dans son intégralité, sans autorisation de la modifier.

  2. La demanderesse doit payer au défendeur les dépens de l’action et de la requête, qui sont fixés à un montant global de 500,00 $.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-98-23

 

INTITULÉ :

EMMA ELIZABETH PHILBERT c SA MAJESTÉ LE ROI

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 NOVEMBRE 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Emma Elizabeth Philbert

 

Pour son propre compte

 

Sarah Rajguru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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