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Date : 20231114

Dossiers : IMM-8727-22

IMM-9740-22


Référence : 2023 CF 1507

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

Dossier : IMM-8727-22

GEORGE KENEDY CHRISTHOTHIRAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ET ENTRE :

Dossier : IMM-9740-22

GEORGE KENEDY CHRISTHOTHIRAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le présent jugement et ses motifs traitent de deux demandes de contrôle judiciaire. Dans le dossier IMM-8727-22, le demandeur conteste la décision du 23 août 2022 par laquelle la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré au terrorisme au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [la LIPR] et l’a par conséquent jugé interdit de territoire au Canada [la décision relative à l’interdiction de territoire].

[2] En conséquence de cette décision et conformément aux alinéas 101(1)f) et 104(1)b) de la LIPR, le 14 septembre 2022, la demande d’asile du demandeur a fait l’objet d’un constat d’irrecevabilité et la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR n’en a pas été saisie [la décision relative à l’irrecevabilité]. Dans le cadre du dossier IMM-9740-22, le demandeur conteste la décision relative à l’irrecevabilité.

[3] Comme il est expliqué plus en détail ci-après, les présentes demandes sont accueillies, car la SI n’a pas explicitement tiré la conclusion requise selon laquelle le demandeur avait l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves par l’usage de la violence. Compte tenu de cette erreur, la décision relative à l’interdiction de territoire doit être annulée et, puisque cette décision constituait le fondement de la décision relative à l’irrecevabilité, cette dernière doit également être annulée.

II. Contexte

[4] Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka qui a déménagé en Arabie Saoudite en 1985, où il a travaillé comme serveur pour une société saoudienne offrant des services de traiteur jusqu’en 2002. Le demandeur s’est marié en 1991 et est retourné au Sri Lanka à quelques reprises pour visiter son épouse et leurs enfants. En 2002, le demandeur a quitté son emploi en Arabie Saoudite et a par la suite travaillé à Colombo, au Sri Lanka, comme travailleur journalier tout en étudiant pour obtenir ses qualifications de navigant afin de travailler à bord de navires commerciaux.

[5] En mai 2004, le demandeur a été arrêté à Colombo par la police sri-lankaise qui l’accusait, lui et sa famille, d’appuyer les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul [les TLET], notamment de les avoir aidés à recueillir des fonds lorsqu’il était en Arabie Saoudite. Le demandeur a dit à la police qu’il n’avait jamais appuyé les TLET, mais qu’il leur avait versé de l’argent sous la contrainte. Les autorités sri-lankaises ont de temps à autre mis en détention et interrogé le demandeur à propos de ses liens avec les TLET.

[6] Le demandeur est venu au Canada en 2018 et a demandé l’asile. Lors de son entrevue avec l’Agence des services frontaliers du Canada, il a indiqué qu’il avait donné de l’argent aux TLET quand il vivait en Arabie Saoudite. Par conséquent, à la suite des allégations d’interdiction de territoire formulées par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] et de l’enquête qui s’en est suivie, la SI a rendu la décision relative à l’interdiction de territoire, parce qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré au terrorisme.

III. La décision relative à l’interdiction de territoire

[7] Comme la SI l’a expliqué dans la décision relative à l’interdiction de territoire, elle devait juger si le demandeur, en versant un don de 10 $ par mois aux TLET lorsqu’il travaillait en Arabie Saoudite, s’était livré au terrorisme et était ainsi interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. La SI a ensuite expliqué que, selon l’article 33 de la LIPR, il incombait au ministre de démontrer qu’il existait des « motifs raisonnables de croire » les allégations formulées contre le demandeur, ce qui exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste une norme moins stricte que la prépondérance des probabilités.

[8] La SI a examiné les notes prises lors du contrôle au point d’entrée [le PDE] du demandeur en juin 2018, l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile que le demandeur a déposé à l’appui de sa demande d’asile, ainsi que son témoignage à l’audience devant la SI. Elle a tenu compte des observations des parties et a ensuite entamé son analyse en formulant des conclusions de fait.

[9] La SI a conclu, en s’appuyant sur la preuve relative à la situation dans le pays et sur le droit applicable, que les TLET étaient une organisation terroriste qui se livrait à des activités terroristes. Cette conclusion en soi n’a pas été contestée devant la SI.

[10] La SI a analysé la preuve présentée par le demandeur et a conclu qu’elle était incohérente et que le demandeur manquait considérablement de crédibilité, car entre les notes prises lors du contrôle au PDE, l’exposé circonstancié et le témoignage à l’audience, le récit du demandeur variait, évoluait et était incohérent. La SI a conclu que le demandeur avait versé des paiements mensuels aux TLET pendant 13 ans, de 1987 à 2002, et que, ce faisant, il appuyait les TLET. Elle a également conclu que son affirmation selon laquelle il avait fait ces paiements sous la contrainte pour sauver sa famille n’était pas crédible. La SI a jugé que le demandeur avait sciemment et volontairement versé ces contributions aux TLET tout en étant pleinement conscient de leurs activités terroristes, et qu’un tel comportement témoignait de son appui envers l’organisation terroriste.

[11] Eu égard à ces conclusions, la SI a ensuite examiné ce qu’elle a décrit comme étant le cœur de l’affaire, soit la question de savoir si, par ses contributions financières versées aux TLET, le demandeur « se livr[ait] » au terrorisme au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Après avoir examiné les dispositions du Code criminel concernant le terrorisme, la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, les définitions du dictionnaire et la jurisprudence applicable, la SI a conclu que l’expression « se livrer » au terrorisme devait recevoir une interprétation suffisamment large, souple et libérale de façon à inclure le financement du terrorisme, même lorsque le soutien financier n’était que d’un montant minime. La SI a accepté l’interprétation de la preuve donnée par le ministre selon laquelle ce sont de nombreuses petites contributions de ce type qui, ensemble, ont permis aux LTTE de rester une organisation terroriste pendant de nombreuses années, et la SI n’a vu aucune raison de faire la différence entre les petites et les grandes contributions au terrorisme.

[12] La SI a conclu que le demandeur s’était livré au terrorisme en soutenant financièrement les TLET, qu’il y avait des raisons de croire qu’il s’était livré au terrorisme au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, et qu’il était donc interdit de territoire au Canada.

IV. La décision relative à l’irrecevabilité

[13] À la suite de la décision relative à l’interdiction de territoire, la demande d’asile du demandeur a fait l’objet d’un constat d’irrecevabilité. Cette décision a été prise conformément aux alinéas 101(1)f) et 104(1)b) de la LIPR et découlait directement de la décision relative à l’interdiction de territoire.

V. La question en litige et la norme de contrôle

[14] L’unique question en litige soulevée dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire par laquelle le demandeur conteste la décision relative à l’interdiction de territoire (dossier IMM-8727-22) est de savoir si la SI a commis une erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que, par ses contributions financières au TLET, il s’était livré au terrorisme au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Toutes les parties s’entendent pour dire, et je suis d’accord avec elles, que cette question en litige est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[15] Dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire par laquelle il conteste la décision relative à l’irrecevabilité (dossier IMM-9740-22), le demandeur ne fait pas valoir que l’agent a commis une erreur en se fondant sur la décision relative à l’interdiction de territoire pour conclure que sa demande d’asile était irrecevable par la SPR en application des alinéas 101(1)f) et 104(1)b) de la LIPR. L’issue de cette demande dépendra plutôt du jugement quant à la demande par laquelle le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision relative à l’interdiction de territoire dans le cadre du dossier IMM 8727-22.

VI. Analyse

[16] Le demandeur a fait valoir un certain nombre d’arguments à l’appui de sa position selon laquelle la SI a commis une erreur en concluant qu’il existe des motifs raisonnables de croire que, par ses contributions financières aux TLET, le demandeur s’est livré au terrorisme au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Toutefois, ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur un argument précis que j’estime fondamental pour rendre une décision au titre de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR et qui, par conséquent, mine le caractère raisonnable de la décision contestée.

[17] Comme le soutient le demandeur, une personne ou une organisation ne se livre au terrorisme, au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article 34 de la Loi, que si elle a l’intention spécifique de causer la mort ou des lésions corporelles graves (voir Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 [Foisal] au para 14, s’appuyant sur Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145 au para 41; Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 [Rana] aux para 65-66; MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 au para 10; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 aux para 17-21; Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38 au para 34.

[18] En l’espèce, la SI n’a pas tiré la conclusion selon laquelle le demandeur avait, par ses contributions financières aux TLET, eu l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves. Le défendeur ne conteste pas l’application de la décision Foisal et de la jurisprudence mentionnée ci-dessus. Il soutient plutôt que la conclusion requise ressort clairement dans la conclusion de la SI selon laquelle le demandeur avait eu l’intention de faire avancer la cause d’une organisation terroriste. La SI a jugé que le demandeur savait que les TLET menaient des activités terroristes et que, par sa contribution, il avait sciemment soutenu et fait avancer la cause d’une organisation terroriste.

[19] L’argument du défendeur est loin d’être frivole. Il est possible que, en tirant les conclusions mentionnées ci-dessus sur lesquelles le défendeur s’appuie, la SI se soit penchée sur la question de savoir si le demandeur, par son soutien financier aux TLET, avait eu l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves par l’usage de la violence, et qu’elle ait voulu que la conclusion requise à cet effet soit implicite dans son analyse. Toutefois, compte tenu de l’importance de l’élément mental sous-jacent à une conclusion au titre de l’article 34, la Cour a jugé par le passé que l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves par l’usage de la violence doit explicitement ressortir de la décision (voir Rana, au para 66; Badsha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1634 au para 40).

[20] Au paragraphe 15 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné qu’il est important que le contrôle judiciaire d’une décision administrative effectué selon la norme de la décision raisonnable soit centré sur la décision même qu’a rendue le décideur. À mon avis, il n’est pas prudent de la part de la Cour de déduire de l’analyse de la SI que la conclusion requise est implicite dans la décision. En réponse aux allégations du ministre, la SI a mené une analyse détaillée de ce qu’elle a qualifié de cœur de l’affaire, soit de la question de savoir si, par sa contribution financière aux TLET, le demandeur s’est « livré » au terrorisme au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Toutefois, il ne ressort pas de la décision qu’une telle attention a été portée à la question fondamentale de l’intention du demandeur.

[21] Compte tenu de l’analyse qui précède, je conclus que la décision relative à l’interdiction de territoire est déraisonnable et que la demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-8727-22 doit être accueillie; la décision relative à l’irrecevabilité doit être annulée, et l’affaire doit être renvoyée à un tribunal de la SI différemment constitué pour nouvelle décision. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-9740-22 doit elle aussi être accueillie. La décision relative à l’irrecevabilité doit être annulée et, si la nouvelle décision rendue par la SI le justifie, l’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

VII. Question à certifier

[22] Le demandeur prie la Cour d’étudier la possibilité de certifier une question en vue d’un appel. Bien qu’il offre différentes formulations, l’idée maîtresse est de savoir si la contribution volontaire en argent à une organisation terroriste constitue un motif raisonnable de croire que le contributeur s’est livré au terrorisme de telle sorte qu’il serait interdit de territoire pour raison de sécurité en application de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR. Une question semblable a été certifiée par le juge Mosley au paragraphe 157 de la décision Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 957 [Toronto Coalition].

[23] Toutefois, contrairement à la situation dans la décision Toronto Coalition, une réponse à la question ci-dessus ne permettrait pas de régler un appel de mon jugement, puisque ma décision ne porte pas sur cette question, mais sur l’absence de la conclusion requise quant à l’intention du demandeur. Ainsi, aucune question ne sera certifiée en vue d’un appel.

 


JUGEMENT dans les dossiers IMM-8727-22 et IMM-9740-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-8727-22 est accueillie, la décision relative à l’interdiction de territoire est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SI différemment constitué pour nouvelle décision.

  2. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-9740-22 est accueille, la décision relative à l’irrecevabilité est annulée et, si la nouvelle décision rendue par la SI le justifie, comme l’exige le premier paragraphe du présent jugement, l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8727-22

 

INTITULÉ :

GEORGE KENEDY CHRISTHOTHIRAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

ET DOSSIER :

IMM-9740-22

 

INTITULÉ :

GEORGE KENEDY CHRISTHOTHIRAM c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 octobre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

Pour le demandeur

David Cranton

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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