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Date : 20231117


Dossier : T‑209‑23

Référence : 2023 CF 1527

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2023

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE:

DANIEL MATTI

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Daniel Matti, a été mis en congé sans solde pendant environ huit mois pour avoir refusé de se conformer à la politique de vaccination contre la COVID‑19 de son employeur [la politique].

[2] Introduite en octobre 2021 par Postes Canada, l’employeur du demandeur, la politique exigeait de tous les employés qu’ils attestent leur statut vaccinal ou qu’ils demandent une exemption au titre des droits de la personne. Selon la politique, tout employé qui ne se conformait pas à la date limite prévue était réputé avoir refusé d’être entièrement vacciné et était mis en congé sans solde.

[3] Le demandeur n’a pas attesté son statut vaccinal et a donc été mis en congé sans solde. La Commission de l’assurance‑emploi du Canada [la CAEC] a rejeté la demande de prestations d’assurance‑emploi du demandeur, après avoir conclu que celui‑ci avait été suspendu en raison de son inconduite conformément à l’article 31 de la Loi sur l’assurance‑emploi, LC 1996, c 23 (voir l’annexe A où figurent les dispositions législatives pertinentes). Lors de ses conversations avec la CEAC en lien avec sa demande de révision infructueuse, le demandeur a mentionné qu’il était au courant de la politique et qu’il comprenait qu’il pouvait être mis en congé, mais qu’il n’était pas disposé à divulguer ses renseignements médicaux et qu’il n’était pas d’accord avec la politique.

[4] La division générale du Tribunal de la sécurité sociale [le TSS] a confirmé la décision de la CEAC. Le 29 décembre 2022, la division d’appel du TSS a rejeté la demande de permission de faire appel de la décision de la division générale.

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la division d’appel. Nonobstant le fait qu’il demande également que des prestations d’assurance‑emploi lui soient versées, la seule question que doit trancher la Cour est celle de savoir si cette dernière décision est raisonnable : Francis c Canada (Procureur général), 2023 FCA 217 (Francis) au para 4.

[6] Une décision est raisonnable si elle possède certaines caractéristiques, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 99.

[7] Contrairement à l’avis de demande du demandeur et à ses observations écrites et orales, le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire, comme celui en l’espèce, n’est pas de réexaminer l’affaire. Il ne s’agit pas d’un appel. La Cour ne se substitue pas à la CEAC, à la division générale ou, plus précisément, à la division d’appel pour décider du droit du demandeur aux prestations d’assurance‑emploi. Comme cela a été expliqué lors de l’audience, la Cour peut plutôt réexaminer la décision de la division d’appel et soit : (i) l’annuler, si la Cour conclut qu’elle est déraisonnable, et renvoyer l’affaire à la division d’appel pour qu’elle rende une nouvelle décision; (ii) rejeter la demande de contrôle judiciaire, si la Cour juge que la décision de la division d’appel n’est pas déraisonnable.

[8] Comme l’indique la Cour suprême du Canada, pour obtenir gain de cause dans le présent contrôle judiciaire, il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de la division d’appel : Vavilov, précité, au para 100.

[9] Après avoir examiné les dossiers des parties et leurs observations écrites et orales, j’estime que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait. Le demandeur exprime plutôt son désaccord avec les décisions des différents tribunaux qui ont rejeté sa demande de prestations d’assurance‑emploi. Dans les observations qu’il a présentées à la Cour, le demandeur reprend sa position en faisant de nouveau valoir son droit à ces prestations et conteste la politique elle‑même. Pour les motifs plus détaillés qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

II. Analyse

A. Question préliminaire — l’intitulé

[10] Conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, je partage l’avis du défendeur selon lequel la CEAC a été nommée à tort comme défendeur et qu’elle devrait être remplacée par le Procureur général du Canada. Je souligne également que Postes Canada n’est pas partie au contrôle judiciaire et que la division générale du TSS n’a pas ajouté l’employeur à l’affaire dont elle était saisie. Le demandeur n’a pas pris position sur la question du défendeur approprié dans ses observations écrites ni lors de l’audition de la présente affaire.

[11] Dans les circonstances, l’intitulé est modifié de façon à ce que le Procureur général du Canada soit désigné comme défendeur, avec effet immédiat.

B. Question préliminaire — nouveaux éléments de preuve du demandeur

[12] J’estime qu’une grande partie des nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur sont inadmissibles en l’espèce, soit parce qu’ils ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal [le DCT], y compris le dossier supplémentaire du tribunal, soit parce qu’ils ne sont pas pertinents.

[13] En règle générale, les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur ne sont pas admissibles dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency Access Copyright, 2012 CAF 22 (Access Copyright) au para 19. Il y a cependant trois exceptions : (1) les éléments de preuve sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les informations générales contextuelles qui se rapportent au contrôle judiciaire; (2) les éléments de preuve sont pertinents au regard d’une question d’équité procédurale ou de justice naturelle; (3) les éléments de preuve font ressortir une absence totale de preuve dont disposait le décideur : Access Copyright, précité, au para 20.

[14] Le défendeur s’est opposé à certains éléments de preuve contenus dans le dossier du demandeur (comme le précise l’annexe « B » ci‑dessous), notamment des déclarations faites par l’ancienne ministre de l’Emploi, Carla Qualtrough, des articles de presse, une déclaration écrite, des courriels de Postes Canada, une lettre du syndicat du demandeur, des messages sur les médias sociaux et des études scientifiques. Bien que le défendeur se soit opposé à la lettre du syndicat, je souligne que cette lettre figurait dans le DCT et, par conséquent, la Cour en est dûment saisie à mon avis.

[15] Par ailleurs, le défendeur ne s’est généralement pas opposé aux documents contenus dans le DCT, notamment le relevé d’emploi, certains extraits d’un article traitant de l’équipement de protection individuelle et une lettre du Justice Centre for Constitutional Freedoms. En outre, il ne s’est pas opposé à la convention collective du demandeur et aux extraits de certaines politiques, au motif qu’ils relèvent de l’exception à l’inadmissibilité de nouveaux éléments de preuve fondée sur des « informations générales » contextuelles, conformément à l’arrêt Access Copyright, précité, au para 20.

[16] À mon avis cependant, aucun des autres nouveaux éléments de preuve du demandeur n’entre dans l’une ou l’autre des catégories susmentionnées. J’estime en outre que, pour l’essentiel, les éléments de preuve ne portent pas sur la question de savoir si la décision de la division d’appel est raisonnable : Kuk c Canada (Procureur général), 2023 FC 1134 (Kuk) aux para 18, 45. Les nouveaux éléments de preuve ont plutôt été présentés à l’appui des efforts mal placés du demandeur pour faire réexaminer son droit aux prestations d’assurance‑emploi ou contester la politique, en revenant sur les arguments qu’il avait fait valoir devant le TSS.

C. La décision de la division d’appel n’était pas déraisonnable

[17] J’estime que les observations du demandeur se résument essentiellement à un désaccord avec la décision de la division d’appel et à une demande adressée à la Cour pour qu’elle apprécie à nouveau les éléments de preuve présentés au décideur et qu’elle examine l’affaire à nouveau. Or, ce n’est pas là le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire : Vavilov, précité, au para 125.

[18] En outre, la jurisprudence de la Cour confirme que le TSS n’a pas compétence pour examiner le bien‑fondé de la politique et qu’il ne devrait donc pas le faire : Cecchetto c Canada (Procureur général), 2023 CF 102 (Cecchetto) aux para 32, 48); Milovac c Canada (Procureur général), 2023 CF 1120 au para 27; Kuk, précité, au para 45. À mon avis, la division générale et la division d’appel se sont concentrées à juste titre sur le comportement du demandeur et sur la question de savoir s’il s’agissait d’une inconduite au sens juridique du terme dans sa situation.

[19] En outre, en ce qui concerne la définition d’inconduite selon la Loi sur l’assurance‑emploi, le demandeur affirme qu’une condition d’emploi doit exister au moment de la signature du contrat de travail. Il n’a toutefois pas cité de jurisprudence à l’appui de cette affirmation. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, sur la base de la jurisprudence applicable, il n’était pas nécessaire que la politique figure dans l’entente initiale; l’inconduite peut être évaluée par rapport à des politiques qui voient le jour après le début de la relation de travail : Karelia c Canada (Ressources humaines et Développement des compétences), 2012 CAF 140 aux para 8, 18; Cecchetto, précité, au para 30; Kuk, précité, au para 34.

[20] Quant aux observations du demandeur selon lesquelles d’autres demandeurs dans des situations similaires ont obtenu des prestations d’assurance‑emploi, le décideur ne disposait d’aucun élément de preuve relatif à ces situations et celles‑ci ne relèvent pas de la compétence de la Cour en l’espèce.

[21] Même si le demandeur affirme devant la Cour que la politique était déraisonnable, il a informé la Cour lors de l’audience qu’il demandait simultanément à son employeur d’être indemnisé à cet égard. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le TSS et la Cour ne sont pas les instances appropriées pour intenter un recours lorsqu’un employé s’estime lésé par la politique d’un employeur : Kuk, précité, au para 36; Paradis c Canada (Procureur général), 2016 CF 1282 aux para 30‑31).

[22] De même, l’efficacité des vaccins contre la COVID‑19 et l’immunité naturelle revendiquée par le demandeur dépassent la portée du rôle du TSS, qui se concentre plus étroitement sur l’inconduite au sens de la Loi sur l’assurance‑emploi : Cecchetto, précité, au para 47.

[23] Enfin, il n’existe aucun fondement factuel pour étayer l’allégation présentée par écrit par le demandeur selon laquelle la division d’appel avait un parti pris en faveur d’une partie non participante, à savoir la CEAC. Abstraction faite de la question de savoir si la CEAC était dessaisie, ou en d’autres termes, si elle jouait un rôle dans l’affaire au‑delà de sa décision initiale, il incombait au demandeur de démontrer que les moyens d’appel (conformément à l’art 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34) avaient une possibilité raisonnable de succès pour que la division d’appel accorde la permission de faire appel de la décision de la division générale.

[24] En fin de compte, j’estime que le demandeur n’a pas relevé d’erreur dans la décision de la division d’appel qui pourrait la rendre déraisonnable. La décision est rationnelle et intelligible. Les conclusions en matière de crédibilité sont fondées sur le dossier, et [TRADUCTION] « la division d’appel dispose d’un pouvoir à portée limitée pour modifier les conclusions de fait [de la division générale] » : Francis, précité, au para 13.

III. Conclusion

[25] Pour les motifs qui précèdent, je rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

[26] La Cour reconnaît la frustration et la déception du demandeur à l’égard de la politique et de la procédure pour obtenir réparation. La Cour doit toutefois tenir compte des contraintes juridiques qui pèsent sur les tribunaux inférieurs dans le cadre de sa compétence et de la portée de son rôle en matière de contrôle judiciaire.

[27] Le défendeur a indiqué au début de l’audience que les parties s’étaient entendues sur l’adjudication des dépens. Je note simplement que le défendeur n’a pas réclamé de dépens. Par conséquent, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑209‑23

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de façon à ce que le procureur général du Canada soit désigné comme défendeur, avec effet immédiat.

  2. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale du 29 décembre 2022 présentée par le demandeur est rejetée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


Annexe A : Dispositions pertinentes

Règles des Cours fédérales (DORS/98‑106)

Federal Courts Rules (SOR/98‑106)

Défendeurs

Respondents

303 (1) Sous réserve du paragraphe (2), le demandeur désigne à titre de défendeur :

303 (1) Subject to subsection (2), an applicant shall name as a respondent every person

a) toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande;

(a) directly affected by the order sought in the application, other than a tribunal in respect of which the application is brought; or

b) toute autre personne qui doit être désignée à titre de partie aux termes de la loi fédérale ou de ses textes d’application qui prévoient ou autorisent la présentation de la demande.

(b) required to be named as a party under an Act of Parliament pursuant to which the application is brought.

Défendeurs — demande de contrôle judiciaire

Application for judicial review

(2) Dans une demande de contrôle judiciaire, si aucun défendeur n’est désigné en application du paragraphe (1), le demandeur désigne le procureur général du Canada à ce titre.

(2) Where in an application for judicial review there are no persons that can be named under subsection (1), the applicant shall name the Attorney General of Canada as a respondent.

Loi sur l’assurance‑emploi, LC 1996, ch 23

Employment Insurance Act, SC 1996, c 23

Inadmissibilité : suspension pour inconduite

Disentitlement — suspension for misconduct

31 Le prestataire suspendu de son emploi en raison de son inconduite n’est pas admissible au bénéfice des prestations jusqu’à, selon le cas :

31 A claimant who is suspended from their employment because of their misconduct is not entitled to receive benefits until

a) la fin de la période de suspension;

(a) the period of suspension expires;

b) la perte de cet emploi ou son départ volontaire;

(b) the claimant loses or voluntarily leaves the employment; or

c) le cumul chez un autre employeur, depuis le début de cette période, du nombre d’heures d’emploi assurable exigé à l’article 7 ou 7.1.

(c) the claimant, after the beginning of the period of suspension, accumulates with another employer the number of hours of insurable employment required by section 7 or 7.1 to qualify to receive benefits.

Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, ch 34

Department of Employment and Social Development Act, SC 2005, c 34

Moyens d’appel — section de l’assurance‑emploi

Grounds of appeal — Employment Insurance Section

58 (1) Les seuls moyens d’appel d’une décision rendue par la section de l’assurance‑emploi sont les suivants :

58 (1) The only grounds of appeal of a decision made by the Employment Insurance Section are that the Section

a) la section n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

(a) failed to observe a principle of natural justice or otherwise acted beyond or refused to exercise its jurisdiction;

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

(b) erred in law in making its decision, whether or not the error appears on the face of the record; or

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

(c) based its decision on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it.

Critère

Criteria

(2) La division d’appel rejette la demande de permission d’en appeler si elle est convaincue que l’appel n’a aucune chance raisonnable de succès.

(2) Leave to appeal is refused if the Appeal Division is satisfied that the appeal has no reasonable chance of success.


Annexe « B »: Résumé des éléments de preuve du demandeur auxquels le défendeur s’oppose et ne s’oppose pas

Le défendeur s’est opposé aux pages suivantes du dossier du demandeur :

· 16—18 : messages sur les médias sociaux et articles de presse;

· 22 : notes ou mémoires annotés;

· 25—38 : courriels entre le demandeur et des employés de Postes Canada; dispositions législatives annotées; courriels entre le demandeur et des fonctionnaires; articles de presse; messages sur les médias sociaux; études scientifiques;

· 41—57 : articles de presse; études scientifiques; lettre du syndicat du demandeur à l’honorable Carla Qualtrough;

· 64—68 : extraits d’un article de presse.

Le défendeur ne s’est pas opposé aux pages suivantes du dossier du demandeur :

  • 19 : un lien vers la convention collective et des extraits de certaines politiques;
  • 23—24 : les antécédents professionnels du demandeur;
  • 39 : extrait d’article traitant des équipements de protection individuelle;
  • 58—63 : lettre du Justice Centre for Constitutional Freedoms à l’honorable Carla Qualtrough.

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

T‑209‑23

 

INTITULÉ :

DANIEL MATTI c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 novembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 17 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Daniel Matti

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Jared Porter

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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