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Date : 20231121


Dossier : T‐1974‐22

Référence : 2023 CF 1537

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 novembre 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

CHRISTOPHER PRIEST

demandeur

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Christopher Priest [M. Priest] a pris sa retraite de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC]. Pendant qu’il travaillait à l’ARC, sa candidature n’a pas été retenue pour des possibilités d’emploi internes, car il ne possédait pas de [TRADUCTION« baccalauréat en informatique ». M. Priest fait valoir que cette exigence en matière d’études est discriminatoire, car les diplômes en « informatique » n’existaient pas lorsqu’il a ses études postsecondaires. Il a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP ou la Commission] dans laquelle il a allégué que l’exigence en matière d’études constituait une forme de discrimination fondée sur l’âge.

[2] M. Priest demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission a rejeté la plainte pour atteinte aux droits de la personne qu’il avait déposée contre l’ARC. La Commission a conclu, à la suite d’un examen préliminaire, que sa plainte ne pouvait être instruite pour deux motifs. Premièrement, la Commission a conclu que des faits visés par la plainte se situaient en dehors du délai d’un an prévu pour déposer une plainte. Deuxièmement, en ce qui concerne les éléments de la plainte qui n’étaient pas frappés de prescription, la Commission a conclu que les allégations de discrimination avaient été examinées dans le cadre d’autres procédures.

[3] J’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire, car j’ai conclu que la Commission n’a pas offert un processus équitable à M. Priest et que la décision est déraisonnable.

I. Le contexte

[4] M. Priest a commencé à travailler à l’ARC en 2005. Il est titulaire d’un baccalauréat en sciences de l’Université McMaster et a suivi de nombreuses formations en informatique.

[5] En 2008, il a présenté sa candidature pour un poste de gestionnaire de la recherche et de la technologie (CO‐03), au sein du service responsable de la recherche scientifique et du développement expérimental [RS&DE]. Sa candidature n’a pas été retenue, car il ne remplissait pas les exigences en matière d’études. On lui a offert un poste de conseiller (CO‐02) au sein du même service, et il l’a accepté.

[6] En août 2015, M. Priest a présenté sa candidature pour un autre poste CO‐02, mais elle a été rejetée en raison des exigences en matière d’études.

[TRADUCTION

Un diplôme d’études supérieures d’une université reconnue avec une spécialisation dans un domaine des sciences ou de l’ingénierie lié au Programme de la recherche scientifique et du développement expérimental (RS&DE).

Les candidats qui sont titulaires d’un baccalauréat en génie ou en informatique avec une combinaison acceptable d’études, de formation et/ou d’expérience seront réputés satisfaire aux exigences scolaires.

[7] En septembre 2016, il a déposé sa candidature pour un poste de gestionnaire (CO‐03) au sein du service RS&DE, mais la candidature a été rejetée parce qu’il ne remplissait pas les exigences minimales en matière d’études.

[8] En août 2018, M. Priest s’est adressé à la Commission pour obtenir des renseignements sur le dépôt d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne, mais il lui a été conseillé d’épuiser la procédure interne de règlement des griefs de l’ARC, selon la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2, avant de déposer une plainte.

[9] Au total, M. Priest a déposé quatre griefs concernant les exigences en matière d’études pour le poste CO‐03. Trois de ces griefs portaient sur les cas précis de discrimination fondée sur l’âge figurant dans les offres d’emploi. Le quatrième concernait l’utilisation d’un langage discriminatoire dans les exigences en matière d’études pour les postes du groupe CO, et ce langage était, selon M. Priest, une preuve de discrimination systémique.

[10] Le 27 octobre 2020, l’ARC a rendu la décision au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, par laquelle elle a rejeté les trois griefs de M. Priest portant sur la discrimination fondée sur l’âge dans les offres d’emploi.

[11] En décembre 2020, M. Priest a déposé auprès de la Commission une plainte de discrimination fondée sur l’âge aux termes des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‐6 [la LCDP]. Il soutenait essentiellement que les diplômes en informatique n’existaient pas au moment où il avait fait ses études postsecondaires.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] La CCDP a rendu sa décision en deux étapes. Elle a d’abord établi le rapport aux fins de décision daté du 4 mars 2022, puis le compte rendu de décision daté du 25 août 2022.

A. Le rapport aux fins de décision

[13] Le rapport aux fins de décision préparé par l’agente des droits de la personne portait principalement sur les alinéas 41(1)d) et e) de la LCDP, qui sont ainsi rédigés :

41(1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‐ci irrecevable pour un des motifs suivants :

[...]

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

...

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[14] En ce qui concerne l’alinéa e) précité, l’agente a examiné la chronologie des faits et a envisagé la possibilité de séparer les allégations afin de traiter seulement celles qui respectaient le délai de prescription d’un an. L’agente a relevé un écart important entre les allégations se rapportant à la période allant de 2008 à 2009 et celles se rapportant à la période commençant en 2015. L’agente a souligné que M. Priest n’avait pas déposé de plainte pour la période allant de 2008 à 2009 et qu’il avait accepté un autre emploi [TRADUCTION« comme compromis ». Pour cette raison, l’agente a conclu qu’il convenait de séparer les allégations se rapportant à la période allant de 2008 à 2009 des autres allégations.

[15] L’agente a conclu qu’aucun fait visé par les autres allégations n’était survenu après juillet 2018. M. Priest a initialement déposé une plainte en 2018, mais on lui a conseillé de suivre la procédure interne de règlement des griefs de l’ARC. En ce qui concerne les allégations se rapportant à la période allant de 2015 à 2016, l’agente a souligné que la politique et les exigences en matière d’études visées par la plainte de M. Priest n’avaient pas changé. L’agente a également souligné que la défenderesse ne considérait pas qu’il était préjudiciable de traiter ces plaintes. L’agente était donc convaincue que les allégations se rapportant à la période allant de 2015 à 2016 ne pouvaient pas être traitées séparément pour des raisons liées au temps.

[16] En ce qui concerne les caractéristiques visées à l’alinéa 41(1)d), l’agente a défini le terme « vexatoire » comme étant une tentative visant à remettre en litige des questions déjà tranchées. Cependant, elle a souligné que la Commission devait être convaincue que les autres décisions avaient tranché les questions relatives aux droits de la personne.

[17] L’agente a tenu compte de la procédure interne en matière de règlement des griefs de l’ARC et a comparé les procédures.

  • a)Premièrement, elle a souligné que le décideur ne manquait pas d’impartialité en raison de l’emploi de M. Priest.

  • b)Deuxièmement, elle a souligné que, bien que M. Priest n’ait pas eu l’occasion de répondre à la décision de l’ARC avant de recevoir le rapport définitif de grief, il a reconnu qu’il avait été en mesure de soulever toutes les questions pertinentes relatives aux droits de la personne.

  • c)Troisièmement, l’agente a conclu que les motifs exposés dans la décision relative au grief étaient brefs, mais suffisants.

  • d)Enfin, elle a souligné qu’il convenait d’interpréter largement l’alinéa 41(1)d) afin d’éviter la tenue de multiples instances et la mauvaise utilisation des ressources en remettant en litige des questions déjà tranchées.

[18] L’agente a conclu qu’en raison du fait que les griefs relatifs aux droits de la personne déposés par M. Priest avaient déjà été examinés dans le cadre de la procédure de règlement des griefs de l’ARC, il n’était pas nécessaire que la CCDP se penche sur ces griefs.

B. Le compte rendu de décision

[19] Dans le compte rendu de décision de la CCDP daté du 25 août 2022, le commissaire a conclu que les griefs de M. Priest étaient vexatoires au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. Il a également accepté la recommandation visant à séparer les griefs se rapportant à la période allant de 2008 à 2009 formulée dans le rapport de l’agente.

[20] En ce qui concerne les trois allégations de discrimination fondée sur l’âge de M. Priest du fait que celui‐ci ne remplissait pas les conditions d’admissibilité des offres d’emploi, le commissaire a souligné qu’elles avaient été rejetées au dernier palier de la procédure du règlement des griefs. En ce qui a trait à la quatrième allégation, celle concernant l’utilisation d’un langage discriminatoire dans les exigences en matière d’études pour les postes du groupe CO, l’ARC a informé le commissaire qu’elle avait renvoyé l’affaire à son Centre d’expertise de la discrimination et du harcèlement, mais que celui‐ci ne l’avait pas encore examinée.

[21] Le commissaire a souligné l’absence d’éléments de preuve à l’appui des allégations de discrimination systémique avancées par M. Priest et le fait que celui‐ci avait seulement invoqué les circonstances qui lui sont propres et non les raisons d’intérêt public plus générales en ce qui concerne les questions relatives aux droits de la personne.

[22] L’argument de M. Priest relatif à l’équité procédurale, selon lequel il n’a pas eu la possibilité d’examiner la réponse de l’ARC avant que la rédaction du rapport de l’agente ne soit achevée, a été rejeté. Le commissaire a souligné que la réponse de l’ARC avait été intégrée dans le rapport et que M. Priest avait eu la possibilité d’y répondre.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[23] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, M. Priest soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale et que la décision de la CCDP n’est pas raisonnable.

[24] Les questions d’équité procédurale commandent l’application de la norme de contrôle de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54 [CFCP]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 77).

[25] La Cour doit déterminer « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (CFCP, au para 54). La Cour d’appel fédérale nous rappelle que l’« on doit faire preuve de déférence à l’égard du choix fait par le décideur en matière de procédure au moment de décider du degré de l’obligation d’équité, mais qu’il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence lorsqu’il est question de décider si le décideur s’est acquitté de cette obligation » (CFCP, au para 45).

[26] Pour apprécier le caractère raisonnable de la décision de la CCDP, la Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99).

[27] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable porte sur la décision dans son ensemble (Vavilov, aux para 15, 85, 99 et 116). La cour de révision doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale. La Cour doit être convaincue qu’un mode d’analyse, dans les motifs avancés, pouvait raisonnablement amener le décideur, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Vavilov, au para 102).

IV. Analyse

A. Les principes généraux

[28] Tout d’abord, il est utile d’énoncer les principes juridiques applicables. La CCDP effectue un examen préalable pour déterminer si la plainte sera renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne. Si une affaire est renvoyée à ce tribunal, il faut effectuer un examen plus approfondi pour déterminer s’il y a eu discrimination (Beaulieu c Canada (Procureur général), 2022 CF 1671, au para 55).

[29] Le paragraphe 41(1) de la LCDP est ainsi libellé :

Irrecevabilité

41(1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‐ci irrecevable pour un des motifs suivants :

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale;

c) la plainte n’est pas de sa compétence;

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

Commission to deal with complaint

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

(b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act;

(c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission;

(d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[30] Aux fins du contrôle judiciaire, lorsque la décision de la Commission adopte les recommandations formulées dans le rapport d’un agent (comme c’est le cas en l’espèce), le rapport sous‐jacent est présumé faire partie des motifs de la Commission (Berberi c Canada (Procureur général), 2013 CF 99, au para 18).

B. L’équité procédurale

[31] M. Priest soutient que la décision était inéquitable sur le plan procédural. Il soulève certains problèmes, dont l’imposition d’un nombre maximal de pages, le fait qu’il n’a pas eu l’occasion de répondre à la décision avant la publication de la version définitive du rapport et le défaut de tenir compte des éléments de preuve qu’il a présentés.

[32] À mon avis, le seul argument relatif à l’équité procédurale qui est fondé soulève la question de savoir si la Commission a omis de tenir compte des éléments de preuve présentés par M. Priest. Cette question se pose en l’espèce, car M. Priest a été invité par la Commission à présenter d’autres observations sur le point concernant l’alinéa 41(1)e).

[33] Comme il en a été déjà fait mention, M. Priest a déposé sa plainte pour atteinte aux droits de la personne le 5 décembre 2020. Le 29 janvier 2021, M. Priest a reçu un courriel d’Andrew McArthur, gestionnaire de l’Unité de révision initiale de la CCDP, dont voici la teneur :

[TRADUCTION

Comme nous en avons discuté hier, j’ai assuré le un suivi auprès de la gestionnaire de l’équipe qui effectuera une analyse fondée sur l’article 41 concernant votre dossier, et elle a confirmé que vous pouvez présenter de nouveau votre position sur la question visée à l’alinéa 41(1)e), si vous le souhaitez. Veuillez vous assurer de préciser dans vos observations les raisons pour lesquelles les allégations relatives aux faits survenus en 2008 et en 2009 ne devraient pas être considérées comme distinctes et indépendantes des autres allégations. Votre dossier n’a pas encore été attribué à un agent. Lorsque ce sera fait, l’agent examinera votre position et celle de la défenderesse, et rédigera un rapport comprenant une recommandation. Vous aurez l’occasion d’examiner le rapport et de formuler des commentaires à l’intention du décideur.

[Non souligné dans l’original.]

[34] En réponse à ce courriel, le 25 février 2021, M. Priest a envoyé sa [TRADUCTION« nouvelle réponse concernant l’article 41 », soit un document de cinq pages dactylographiées. Dans ce document, M. Priest explique en détail le lien entre les événements de 2008 et 2009, et l’événement de 2018, et les raisons pour lesquelles la Commission devrait les examiner conjointement. Ces observations apportent des précisions sur les renseignements chronologiques qui, comme s’en est plaint M. Priest, ont été supprimés de son formulaire de demande initial de trois pages.

[35] La Commission a demandé à M. Priest à présenter de nouveau des observations sur cette question afin de remédier à ce que M. Priest considérait comme une restriction inéquitable (trois pages) dans la formulation de sa plainte initiale.

[36] Dans le cadre du présent contrôle judiciaire, les observations de M. Priest du 25 février 2021 sont jointes à l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de sa demande. Cependant, ces observations ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal [le DCT] que la CCDP a préparé et déposé. Le courriel du 29 janvier 2021 dans lequel Andrew McArthur donnait l’autorisation à M. Priest de présenter d’autres observations ne fait pas non plus partie du DCT.

[37] Selon l’attestation préparée par la CCDP au titre de l’alinéa 318(1)a) des Règles des Cours fédérales, les observations de M. Priest du 25 février 2021 ne figurent pas dans la liste des [TRADUCTION« documents dont disposait la CCDP lorsqu’elle a rendu sa décision le 25 août 2022 [...] »

[38] Dans la lettre de présentation annexée au DCT, les conseillers juridiques de la CCDP expliquent les motifs pour lesquels les documents ont été inclus dans le DCT. Voici la déclaration pertinente à cet égard :

[TRADUCTION

Conformément au paragraphe 318(1) des Règles, nous vous transmettons en annexe des copies certifiées conformes des documents dont disposait la Commission lorsqu’elle a rendu sa décision au sujet de la plainte pour atteinte aux droits de la personne que Christopher Priest a déposée contre l’Agence du revenu du Canada. Nous joignons également à la présente des copies des lettres par lesquelles la Commission a informé les parties de sa décision.

Veuillez noter que les documents présentés à la Commission pour que celle‐ci rende sa décision comprenaient le formulaire de plainte, le rapport aux fins de décision et les observations subséquentes des parties. D’autres documents obtenus ou produits lors de la collecte de renseignements et d’éléments de preuve effectuée dans le cadre du processus de traitement des plaintes n’ont pas été présentés au décideur.

[39] Outre le fait que les observations du 25 février 2021 ne figurent pas dans le DCT, le rapport aux fins de décision et le compte rendu de décision n’en font pas mention.

[40] Le fait que les observations de M. Priest du 25 février 2021 ne figurent pas dans le DCT et l’absence de tout renvoi à ces observations dans les décisions de la Commission soulèvent des doutes quant à la question de savoir si elles ont réellement été prises en compte.

[41] En permettant à M. Priest de formuler d’autres observations, la Commission a créé pour lui une attente légitime que ses observations supplémentaires sur la question visée à l’alinéa 41(1)e) seraient prises en compte.

[42] La Commission a donné à M. Priest le droit de présenter d’autres observations et l’assurance que ces observations seraient prises en compte. L’absence de ces observations dans les documents pris en compte par la Commission (comme en fait état le DCT) constituait un manquement à l’attente légitime de M. Priest selon laquelle ses observations seraient prises en compte.

[43] Le concept des attentes légitimes est expliqué dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux para 94‐96 :

[94] La théorie des attentes légitimes constitue la facette particulière de l’équité procédurale qui nous occupe dans le présent pourvoi. Cette doctrine a trouvé de solides assises en droit administratif canadien dans Baker, où la Cour a statué qu’il s’agit d’un facteur qu’il faut prendre en compte pour déterminer les exigences de l’obligation d’équité procédurale de la common law. Si un organisme public a fait des déclarations au sujet des procédures qu’il suivrait pour rendre une décision en particulier, ou s’il a constamment suivi dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales, la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée sera plus étendue qu’elle ne l’aurait été autrement. De même, si un organisme a fait une représentation à une personne relativement à l’issue formelle d’une affaire, l’obligation de cet organisme envers cette personne quant à la procédure à suivre avant de rendre une décision en sens contraire sera plus rigoureuse.

[95] Les conditions précises à satisfaire pour que s’applique la théorie de l’attente légitime sont résumées succinctement comme suit dans un ouvrage qui fait autorité intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada :

[TRADUCTION]° La caractéristique qui distingue une attente légitime réside dans le fait que celle‐ci découle de la conduite du décideur ou d’un autre acteur compétent. Une attente légitime peut donc découler d’une pratique officielle ou d’une assurance voulant que certaines procédures soient suivies dans le cadre du processus décisionnel, ou qu’il soit possible de prévoir une décision favorable. De même, l’existence des règles de procédure de nature administrative ou d’une procédure que l’organisme a adoptée de son plein gré dans un cas particulier, peut donner ouverture à une attente légitime que cette procédure sera suivie. Certes, la pratique ou la conduite qui auraient suscité une attente raisonnable doivent être claires, nettes et explicites. [Je souligne.]

(D. J. M. Brown et J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §7:1710; voir également Centre hospitalier Mont‐Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281, par. 29; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, par. 68.)

[96] Récemment, dans l’arrêt Mavi, le juge Binnie a expliqué ce que l’on entend par des affirmations « claires, nettes et explicites » en établissant une analogie avec le droit contractuel (par. 69) :

En général, on juge suffisamment précise pour les besoins de la théorie de l’attente légitime l’affirmation gouvernementale qui, si elle avait été faite dans le contexte du droit contractuel privé, serait suffisamment claire pour être susceptible d’exécution.

[44] Le courriel de la Commission du 29 janvier 2021 confirmait à M. Priest de manière « claire, nette et explicite » qu’il pouvait déposer d’autres observations et que celles‐ci seraient prises en compte. Cependant, compte tenu du fait que ces observations ne figurent pas dans le DCT et vu l’absence de tout renvoi à ces observations dans le rapport aux fins de décision et dans le compte rendu de décision, la Cour n’a d’autre choix que de conclure que ses observations n’ont pas été prises en compte dans le processus décisionnel.

[45] En donnant à M. Priest l’occasion de présenter des observations complètes, la Commission a créé une attente légitime que les observations seraient prises en compte. Le défaut de le faire constitue un manquement à l’équité procédurale.

[46] Par conséquent, la décision de la Commission, en ce qui concerne l’alinéa 41(1)e), a été rendue d’une manière inéquitable sur le plan procédural.

C. La Commission a‐t‐elle raisonnablement tenu compte de la procédure de règlement des griefs de l’ARC?

[47] M. Priest fait valoir que la conclusion de la Commission selon laquelle l’allégation de discrimination de M. Priest avait été examinée dans le cadre de la procédure de règlement des griefs de l’ARC et que, par conséquent, il s’agissait d’un processus équivalent, est déraisonnable. M. Priest soutient que ses allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable n’ont pas été examinées dans la procédure de règlement des griefs de l’ARC.

[48] En l’espèce, l’agente a conclu que les griefs relatifs aux droits de la personne déposés par M. Priest avaient déjà été examinés dans le cadre de la procédure de règlement des griefs de l’ARC, et qu’il n’était donc pas nécessaire que la Commission les traite sur le fondement de l’alinéa 41(1)d). Pour tirer cette conclusion, la Commission devait être convaincue que les allégations précises de discrimination par suite d’un effet préjudiciable de M. Priest avaient été examinées dans le cadre de la procédure de l’ARC.

[49] Le rapport de l’agente comprend une liste des facteurs, y compris ceux reproduits ci‐dessous, pris en compte pour apprécier la question de savoir si les allégations de discrimination ont été examinées dans le cadre d’une autre instance :

[TRADUCTION

b) Les questions soulevées lors de cette autre instance étaient‐elles essentiellement les mêmes que celles soulevées par la plainte en l’espèce?

i) Quelles sont les questions relatives aux droits de la personne qui ont été soulevées?

ii) Les questions en matière de droits de la personne ont‐elles toutes été traitées? Si non, lesquelles n’ont pas été traitées? De quelle façon ces questions n’ont‐elles pas été traitées? Pourquoi n’ont‐elles pas été traitées?

iii) A‐t‐il été statué sur le fond (ou l’essence) de la plainte même si les questions n’ont pas toutes été traitées?

[Non souligné dans l’original.]

[50] Toutefois, le rapport de l’agente ne comprend aucune analyse indiquant comment elle en est venue à la conclusion selon laquelle les questions en matière de droits de la personne soulevées par M. Priest avaient été examinées dans la procédure de l’ARC. L’agente n’analyse pas non plus l’allégation de M. Priest selon laquelle la politique de l’ARC établit directement une distinction fondée sur les diplômes d’études, et que cette distinction constitue une forme de discrimination par suite d’un effet préjudiciable fondée sur l’âge. L’agente semble se fonder sur les énoncés formulés dans la décision rendue au dernier palier de la procédure de grief de l’ARC. Bien que cette décision de l’ARC ait été rejetée pour défaut de compétence, la partie pertinente de la décision portant sur cette question traitait uniquement de la discrimination directe. En voici un extrait : [TRADUCTION« les exigences en matière d’études n’établissent pas de distinction entre les candidats en fonction de leur âge, mais plutôt en fonction du fait qu’ils possèdent les diplômes requis ». La question de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable soulevée par M. Priest n’a pas été examinée au dernier palier de la procédure de grief de l’ARC.

[51] En l’espèce, la Commission ne semble pas s’être penchée sur les allégations de discrimination par suite d’un effet préjudiciable formulées par M. Priest. Au contraire, la Commission a souscrit à la décision de l’ARC relative au grief, qui elle‐même ne porte pas sur l’examen de l’allégation de discrimination par suite d’un effet préjudiciable formulée par M. Priest.

[52] La discrimination par suite d’un effet préjudiciable porte atteinte à un droit de la personne distinct, et n’a pas été examinée au dernier palier de la procédure de règlement du grief de l’ARC. Par conséquent, dans la mesure où la Commission se fonde sur la décision rendue au dernier palier de la procédure de règlement des griefs de l’ARC au motif que celle‐ci a examiné toutes les questions relatives aux droits de la personne soulevées par M. Priest, sa conclusion n’est pas justifiable.

[53] Le rejet de la plainte de M. Priest par la CCDP sur le fondement de l’alinéa 41(1)d) est déraisonnable.

[54] Enfin, je tiens à mentionner la décision Priest c Canada (Procureur général), 2022 CF 1598, rendue par le juge Pentney. La Commission n’a pas pu tirer profit de cette décision, car elle a été rendue après la décision de la Commission. Cependant, dans cette décision, le juge Pentney conclut que la « [...] décision [de l’ARC] n’aborde pas les éléments essentiels de la plainte de M. Priest pour discrimination par suite d’un effet préjudiciable fondée sur l’âge [...] » (au para 4).

V. Conclusion

[55] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission relative à l’application de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP a été rendue de manière inéquitable sur le plan procédural. En outre, la décision de la Commission relative à l’alinéa 41(1)d) de la LCDP est déraisonnable.

[56] M. Priest n’a pas demandé de dépens.


 

JUGEMENT dans le dossier T‐1974‐22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Commission canadienne des droits de la personne du 25 août 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Ann Marie McDonald »

en blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Espérance Mabushi, M.A. Trad. Jur.

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

T‐1974‐22

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER PRIEST c L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

 

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

 

LA JUGE McDonald

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 21 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Christopher Priest

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Monisha Ambwani

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

S.O.

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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