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Date : 20231110


Dossier : T-1792-22

Référence : 2023 CF 1497

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

KARINE BOLDUC

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente demande a trait à deux évaluations de la situation connexes datées du 15 juillet 2022, préparées par le chef d’état-major de l’époque du cabinet du juge-avocat général [le CJAG] des Forces armées canadiennes [les FAC], le colonel Robin Holman[1]. Dans les évaluations de la situation, le Col Holman a conclu que les questions soulevées dans la plainte de harcèlement déposée par Karine Bolduc contre une officière supérieure, la lieutenante-colonelle Sara Collins, ne satisfaisaient pas aux critères de harcèlement applicables. Mme Bolduc demande le contrôle judiciaire de ces décisions, soutenant qu’elles étaient déraisonnables et inéquitables.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conviens avec Mme Bolduc que la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas théorique en ce qui a trait à la première des deux évaluations de la situation. Mme Bolduc a été libérée des FAC avant la présentation des évaluations de la situation, mais les questions soulevées dans cet aspect de sa plainte de harcèlement continuent d’avoir des conséquences pertinentes et il subsiste un litige actuel. Toutefois, je conviens avec le procureur général que la demande de contrôle judiciaire est théorique relativement à la deuxième évaluation de la situation, qui porte sur des aspects de la plainte de Mme Bolduc ne correspondant plus à un différend tangible ou concret.

[3] Pour ce qui est du bien-fondé de la demande, je conclus que la première évaluation de la situation était déraisonnable, car le Col Holman n’a pas réalisé l’évaluation nécessaire à cette étape du processus, à savoir « les allégations décrites, si elles sont fondées, correspondent-elles à la définition du harcèlement ». Plus précisément, son évaluation de la question de savoir si le comportement en question était « inopportun » ne tenait pas compte de l’allégation de Mme Bolduc selon laquelle la Lcol Collins a caché volontairement de l’information à un employeur potentiel dans le but inapproprié d’exercer des représailles contre Mme Bolduc. Toutefois, je ne souscris pas aux autres arguments formulés par Mme Bolduc dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, notamment ceux portant sur la partialité dont aurait fait preuve le Col Holman et un abus de procédure découlant d’un délai.

[4] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. La première évaluation de la situation est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision.

II. Questions en litige et normes de contrôle

[5] Les différentes questions soulevées par les parties dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire peuvent être regroupées ainsi :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle théorique et, le cas échéant, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire néanmoins la demande?

  2. Conviendrait-il de radier ou d’écarter des parties des affidavits de Mme Bolduc au motif qu’elles vont au-delà des éléments de preuve pertinents et admissibles dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire?

  3. Les évaluations de la situation sont-elles déraisonnables, en particulier :

  • (1)Dans la première évaluation de la situation, le Col Holman a-t-il conclu de façon déraisonnable que les faits allégués ne constituaient pas un « comportement inopportun »?

  • (2)Dans la deuxième évaluation de la situation, le Col Holman a-t-il conclu de façon déraisonnable que les faits allégués ne constituaient pas une « série d’incidents ou [un] seul incident [qui] a eu un impact durable sur » Mme Bolduc?

  1. Les évaluations de la situation sont-elles nulles parce qu’elles ont été rendues d’une manière inéquitable sur le plan procédural, et en particulier :

  • (1)Le délai encouru pour la présentation des évaluations de la situation constitue-t-il un abus de procédure?

  • (2)Les évaluations de la situation sont-elles entachées de mauvaise foi ou de partialité?

  • (3)Aurait-on dû donner à Mme Bolduc l’occasion de fournir de plus amples renseignements avant la présentation de la deuxième évaluation de la situation?

[6] Les questions A et B ont trait à la question de savoir si la Cour instruira la demande de contrôle judiciaire, et à celle d’établir les éléments de preuve admissibles dans le cadre de ce contrôle. La Cour doit trancher ces questions et aucune norme de contrôle de droit administratif ne s’y applique : Dinan c Canada (Transport), 2022 CF 106 au para 8, citant Budlakoti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139 aux para 28(1), 37.

[7] Les questions C et D ont trait aux évaluations de la situation en tant que telles. Mme Bolduc soutient que la Cour devrait procéder à un examen de novo des évaluations de la situation. Elle fait valoir que, si elle avait été en mesure de déposer un grief à l’égard des évaluations de la situation en vertu de l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‐5, le grief aurait entraîné un examen de novo : McBride c Canada (Défense nationale), 2012 CAF 181 au para 45. Toutefois, elle n’a pas été en mesure de présenter un grief, car elle a quitté les FAC avant la présentation des évaluations de la situation. Mme Bolduc soutient que la Cour devrait procéder à un examen de novo pour remplacer celui prévu dans le processus de grief, en particulier puisque les évaluations de la situation auraient dû être présentées avant son départ.

[8] Je ne suis pas d’accord. Les évaluations de la situation sont susceptibles de contrôle judiciaire en l’absence d’un autre recours sous forme d’une procédure de règlement des griefs : Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7, art 2 (office fédéral), 18 et 18.1. Cependant, la non-disponibilité d’une procédure de règlement des griefs ne donne pas à la Cour le pouvoir de mener une autre procédure de règlement des griefs. Elle ne peut pas non plus transformer la présente demande de contrôle judiciaire en grief. La présente instance demeure un contrôle judiciaire en droit administratif visant à obtenir des réparations équitables afin de superviser l’exercice d’un pouvoir prévu par la loi par un décideur fédéral. La compétence de la Cour pour examiner les évaluations de la situation et les motifs pour lesquels la Cour peut accorder une réparation sont énoncés aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales et dans les principes du droit administratif. Je souscris donc à la position subsidiaire de Mme Bolduc, et à celle du procureur général, à savoir que les normes de contrôle habituelles du droit administratif s’appliquent.

[9] Plus précisément, la question C concerne la teneur des évaluations de la situation. De telles questions commandent généralement l’application de la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25. Lors d’un contrôle judiciaire d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » du décideur afin d’évaluer la justification de sa décision pour déterminer si elle est intrinsèquement cohérente et rationnelle, et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 8, citant Vavilov aux para 12, 15, 24, 84-85.

[10] La question D soulève des questions d’équité procédurale, notamment celles de délai abusif et de partialité : Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 au para 38. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ces questions sont assujetties à une norme s’apparentant à la norme de la décision correcte « même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 (voir également Abrametz, aux para 26-30, où la norme de la décision correcte est appliquée aux abus de procédure dans le contexte d’un appel prévu par la loi). Que l’on parle de « norme de la décision correcte » ou d’« aucune norme de contrôle », lorsqu’elle se prononce sur des questions d’équité procédurale, la Cour doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.

III. Contexte

A. La plainte sous-jacente

[11] Mme Bolduc est une avocate. Avant de s’enrôler dans les FAC en 2018, elle travaillait pour le ministère de la Justice [le MJ] fédéral. Entre 2018 et sa libération volontaire des FAC le 3 juillet 2022, Mme Bolduc a travaillé comme avocate militaire au sein du CJAG, où elle détenait à l’origine le grade de capitaine avant d’être promue au grade de major, qu’elle détenait au moment de sa libération des FAC. À la suite de sa libération, elle est retournée au MJ, et elle y occupe toujours un poste.

[12] En avril 2022, Mme Bolduc a déposé une plainte de harcèlement contre la Lcol Collins, qui était sa superviseure au CJAG entre septembre 2019 et août 2021. La plainte a été déposée conformément à deux documents traitant du harcèlement en milieu de travail au sein des FAC : (i) Directive et ordonnance administrative de la Défense 5012-0, Prévention et résolution du harcèlement [la DOAD 5012‐0]; et (ii) Instructions sur la prévention et la résolution du harcèlement [les Instructions]. La DOAD 5012‐0 présente la politique générale des FAC en ce qui a trait au harcèlement, alors que les Instructions fournissent une orientation complémentaire et des directives procédurales à utiliser conjointement avec la DOAD 5012‐0.

[13] La DOAD 5012-0 fournit la définition suivante du harcèlement :

Comportement inopportun d’une personne qui offense une autre personne en milieu de travail, y compris pendant toute activité ou dans tout lieu associé au travail, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend tout acte, propos ou exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace. Il comprend également le harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne [...]. Le harcèlement est normalement constitué d’une série d’incidents, mais peut être constitué d’un seul incident grave lorsqu’il a un impact durable sur la personne. Le harcèlement qui n’est pas lié à des motifs prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne doit viser une personne ou un groupe dont l’auteur du harcèlement sait que la personne harcelée fait partie.

[14] D’après cette définition, la DOAD 5012‐0 et les Instructions énoncent chacune une liste de six critères qui doivent être présents pour qu’il y ait eu harcèlement :

a. comportement inopportun d’une personne;

b. l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer un préjudice;

c. si le harcèlement n’est pas lié aux motifs de discrimination prévus par la Loi canadienne sur les droits de la personne, le comportement doit viser le plaignant;

d. le comportement doit avoir été offensant pour le plaignant;

e. le comportement peut être une série d’incidents ou un seul incident grave qui a eu un impact durable sur le plaignant;

f. le comportement doit avoir eu lieu en milieu de travail.

[15] La plainte de harcèlement de Mme Bolduc concernait principalement la réponse de la Lcol Collins à une demande de la Direction générale des ressources humaines du MJ dans le cadre d’un concours relatif à un poste de direction convoité par Mme Bolduc et des événements survenus entre mai et novembre 2021.

[16] En 2021, compte tenu de problèmes de santé persistants, Mme Bolduc a commencé à chercher des possibilités d’emploi à l’extérieur des FAC. Elle a postulé pour un poste de direction au MJ et elle a eu une entrevue en juin pour évaluer ses qualifications relativement à certaines compétences clés. Après l’entrevue, le MJ a cherché à valider les résultats auprès de sa gestionnaire de l’époque, la Lcol Collins. Le processus de validation consistait en un courriel du MJ daté du 21 juillet 2021, dans lequel on trouvait une évaluation préliminaire fondée sur l’entrevue et on demandait à la Lcol Collins si (i) elle était d’accord avec les résultats préliminaires, ou (ii) si elle n’était pas d’accord avec les résultats préliminaires et voulait proposer une modification. Dans l’évaluation préliminaire, Mme Bolduc avait obtenu la cote « Réussi » pour quatre des six compétences indiquées, et la cote « Non réussi » pour les deux autres compétences.

[17] La Lcol Collins a d’abord répondu au courriel du MJ le 21 juillet, exprimant sa préoccupation quant à savoir si Mme Bolduc verrait ses réponses. Après un appel avec le MJ, la Lcol Collins a répondu au courriel de demande de validation le 23 juillet en matinée. La réponse contenait deux paragraphes. Dans le premier paragraphe, elle confirmait qu’elle était la superviseure de Mme Bolduc et elle décrivait des aspects du rôle de Mme Bolduc. Dans le deuxième paragraphe, la Lcol Collins expliquait qu’elle croyait comprendre que ses commentaires seraient résumés et communiqués à Mme Bolduc et pourraient être obtenus au moyen d’une demande d’accès à l’information. En raison de ces préoccupations, la Lcol Collins s’est dite [traduction] « réticente à fournir une rétroaction précise » et a indiqué qu’en l’absence de plus de certitude quant à la confidentialité, elle ne se prononcerait pas sur les résultats de l’évaluation préliminaire ou ne les contesterait pas.

[18] Après un autre appel avec le MJ, la Lcol Collins a fourni une réponse révisée le 23 juillet en après-midi. On trouvait dans cette réponse le même premier paragraphe, mais il était simplement indiqué dans le deuxième paragraphe que la Lcol Collins [traduction] « ne recommandait aucune modification à l’évaluation préliminaire ci-après ».

[19] Dans sa plainte, Mme Bolduc affirme qu’en répondant de la sorte, la Lcol Collins s’est sciemment abstenue de transmettre les connaissances qu’elle avait au sujet du rendement au travail de Mme Bolduc. La plainte fait référence en particulier (i) aux évaluations positives quant au rendement de Mme Bolduc effectuées par la Lcol Collins par le passé; (ii) à une mention élogieuse du vice-chef d’état-major de la Défense remise à Mme Bolduc en juin 2021; et (iii) au rapport d’appréciation du personnel [le RAP] signé par la Lcol Collins quelques jours seulement avant la réponse du 23 juillet, qui comprenait des commentaires positifs et ne faisait ressortir aucun point problématique ou aspect à améliorer. Mme Bolduc soutient que la Lcol Collins a délibérément caché ces renseignements positifs comme moyen de représailles contre elle en raison d’une allégation selon laquelle la Lcol Collins était une [traduction] « leader toxique » qui avait été portée à la connaissance des supérieurs de la Lcol Collins au début du mois de mai 2021. Selon Mme Bolduc, bien qu’elle n’ait pas été la source de l’allégation, la Lcol Collins croyait que c’était le cas, et elle l’a directement accusée au cours d’une conversation le 6 mai 2021.

[20] Dans sa plainte de harcèlement, Mme Bolduc allègue qu’il y a eu un [traduction] « changement notable » dans leur relation à partir du début du mois de mai, après les allégations formulées quant à un leadership toxique. La plainte fait plus particulièrement référence à un incident survenu le 3 mai, au cours duquel la Lcol Collins a réagi avec colère à un courriel de Mme Bolduc, s’est rendue au bureau d’une collègue de Mme Bolduc, la majore Rhonda Klassen, et a dit : [traduction] « Je vais massacrer son RAP! » La plainte fait également référence à un autre incident qui s’est produit après le départ de Mme Bolduc en congé de maladie plus tard en mai, lors duquel la Lcol Collins a dit à la Maj Klassen que Mme Bolduc [traduction] « manque de résilience ». Il est allégué dans la plainte que ces deux commentaires, adressés à une collègue, constituent également du harcèlement.

[21] En octobre 2021, Mme Bolduc a posé sa candidature pour un autre poste au sein du MJ, et a demandé de nouveau à la Lcol Collins d’agir à titre de référence. Dans sa réponse par courriel à Mme Bolduc, datée du 16 octobre 2021, la Lcol Collins a d’abord indiqué qu’elle n’avait pas eu besoin de fournir des renseignements pour le dernier concours au MJ. Elle a ensuite fait remarquer qu’en ce qui a trait à cette nouvelle demande, [traduction] « on ne peut faire abstraction de certains problèmes » au cours de la période pendant laquelle Mme Bolduc s’est trouvée sous la supervision de la Lcol Collins, de sorte que tout examen du rendement tiendrait compte de ses [traduction] « réalisations remarquables ainsi que de certains points à améliorer ». Mme Bolduc affirme que c’était la première fois que des critiques au sujet de son rendement étaient portées à son attention. Des demandes subséquentes adressées à la Lcol Collins afin qu’elle explique les [traduction] « points à améliorer » sont demeurées sans réponse.

[22] Le 9 novembre 2021, le MJ a écrit de nouveau à la Lcol Collins en ce qui a trait au premier concours pour l’informer qu’il y avait eu une erreur dans la demande de validation initiale, en ce sens que pour une des compétences à l’égard de laquelle Mme Bolduc avait obtenu une cote [traduction] « Réussi », la cote [traduction] « Non réussi » aurait dû être attribuée. On demandait à la Lcol Collins si sa validation demeurait inchangée. Huit minutes après avoir reçu la demande, la Lcol Collins a répondu que la coquille ne changeait rien à son commentaire précédent et qu’elle ne recommandait aucune modification.

[23] À la mi-novembre 2021, n’ayant reçu aucune réponse à sa demande quant à la nature des [traduction] « points à améliorer », Mme Bolduc s’est adressée à sa nouvelle superviseure, la lieutenante-colonelle Nadine Dery, pour déterminer la voie à suivre. Les efforts de la Lcol Dery et d’autres personnes pour régler la question ont été vains.

[24] Le 22 mars 2022, Mme Bolduc a demandé officiellement sa libération volontaire des FAC, invoquant son état de santé, une offre reçue du MJ (autre que pour le poste de direction) et, comme [traduction] « troisième et plus importante raison », les problèmes non résolus qu’elle a rencontrés dans ses interactions avec des membres de la direction du CJAG.

[25] Mme Bolduc a déposé sa plainte de harcèlement le 1er avril 2022. La plainte reproduit l’exposé des faits qui précède, et renferme d’autres détails et allégations, et une série de documents à l’appui y sont joints. On y trouve des observations quant à savoir pourquoi les circonstances satisfont aux six critères du harcèlement énoncés dans la DOAD 5012‐0 et les Instructions. La plainte se termine par un règlement proposé dans le cadre duquel Mme Bolduc demande que la Lcol Collins se rétracte et explique son courriel du 16 octobre 2021; qu’elle explique pourquoi le fait que Mme Bolduc puisse avoir accès à sa rétroaction la préoccupait et pourquoi elle a choisi de ne pas fournir de renseignements au MJ relativement au premier concours; qu’elle prépare une lettre officielle adressée à la Direction générale des ressources humaines du MJ relativement à sa réponse dans le cadre du premier concours; et qu’elle suive une formation dans les domaines du harcèlement en milieu de travail, de la sensibilisation à la santé mentale et du leadership. Dans sa plainte, Mme Bolduc demande également que le CJAG fournisse le nom d’une autre personne qui pourra agir à titre de référence en remplacement de la Lcol Collins.

B. Processus menant aux évaluations de la situation

[26] La DOAD 5012‐0 et les Instructions énoncent les rôles, les pouvoirs et les responsabilités de diverses personnes en ce qui a trait à la prévention du harcèlement et aux plaintes à cet égard dans les FAC, notamment pour l’« agent responsable » [l’AR]. En plus des autres responsabilités relatives à la prévention du harcèlement, à la formation et aux interventions, l’AR joue un rôle important dans le traitement des plaintes de harcèlement.

[27] En particulier, les Instructions énoncent une série de mesures qui doivent être prises par l’AR à la réception d’une plainte, dont celles décrites à la section 4.3 des Instructions à titre d’« intervention initiale », qui consiste notamment à régler immédiatement tout problème lié à la santé ou à la sécurité; à faire cesser tout comportement inacceptable; et à accuser réception de la plainte, ce qui devrait se faire dans un délai de cinq jours ouvrables dans des circonstances normales.

[28] Après l’intervention initiale, l’AR doit rédiger une évaluation de la situation. Les parties conviennent que la section 4.5 des Instructions régissait le traitement de la plainte de Mme Bolduc et la préparation des évaluations de la situation. Étant donné sa pertinence, je la reproduis intégralement ici :

4.5 ÉVALUATION DE LA SITUATION (ES)

Une fois qu’il aura pris les premières mesures, l’AR rédigera une évaluation de la situation (ES). L’ES doit être effectuée par l’AR et ne peut être déléguée. L’ES cherche à répondre aux deux questions suivantes :

a) La plainte contient-elle tous les éléments requis pour être traitée (voir la section 4.6.1, Contenu d’une plainte, plus bas)?

b) Les allégations décrites, si elles sont fondées, correspondent-elles à la définition du harcèlement?

L’ES mènera à l’une des trois conclusions possibles. Les raisons qui appuient la décision de l’AR doivent être expliquées dans l’ES. Les voici :

a) les critères du harcèlement sont respectés;

b) les critères du harcèlement ne sont pas respectés;

c) il y a une possibilité qu’une infraction au Code criminel ou au Code de discipline militaire ait été commise, auquel cas l’autorité compétente doit prendre le relais (p. ex. police militaire, police civile, JAG).

L’ES doit être fondée uniquement sur les renseignements reçus dans les allégations du plaignant. Cela complète l’étape de l’ES. La déposition de l’intimé ne doit pas être prise en considération pendant l’étape de l’ES, mais plus tard dans le processus, une fois qu’il a été déterminé que les critères de harcèlement sont respectés et qu’une enquête pourrait être nécessaire.

L’AR s’assurera que l’ES est rédigée et envoyée à la fois au plaignant et à l’intimé dans les 15 [sic] jours civils suivant la réception de la plainte. Si l’AR ne peut produire l’ES dans les 15 [sic] jours civils, il doit avertir le plaignant et l’intimé du délai en leur donnant la nouvelle date. Si 21 jours civils après le dépôt d’une plainte, le plaignant n’a reçu aucune communication de l’AR concernant l’ES, il doit avertir le prochain niveau de la chaîne de commandement. La chaîne de commandement peut alors décider d’ordonner à l’AR de terminer l’ES ou prendre toute mesure jugée adéquate conformément aux présentes instructions.

Nota : L’AR peut avoir à effectuer d’autres ES lorsque de nouveaux renseignements seront dévoilés pendant les procédures ultérieures liées à la plainte. Ces nouveaux renseignements doivent être divulgués au plaignant et à l’intimité par écrit. L’AR consignera toutes ses décisions, y compris les motifs de ses décisions.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Conformément à la DOAD 5012‐0, l’AR chargé de la plainte de Mme Bolduc était le chef d’état-major du CJAG. À l’époque, le chef d’état-major était le Col Holman, lequel agissait également comme juge-avocat général par intérim. La plainte de Mme Bolduc a été transmise au bureau du Col Holman le 4 avril 2022.

[30] Le rôle du « conseiller en matière de harcèlement » est également défini dans les Instructions. Au moment de la plainte de Mme Bolduc, le conseiller en matière de harcèlement au CJAG était en déploiement, de sorte qu’il a fallu trouver un nouveau conseiller en matière de harcèlement pour appuyer le Col Holman relativement à la plainte. Après avoir suivi la formation requise, la capitaine de corvette Kathryn Aubrey-Horvath a été nommée pour agir à titre de conseillère en matière de harcèlement le 25 avril.

[31] Le 27 avril, le Col Holman a envoyé un courriel à Mme Bolduc, dans lequel il accusait réception de la plainte officiellement. Cette date ne respectait pas le délai de cinq jours ouvrables prévu à la section 4.3 des Instructions pour accuser réception de la plainte. Elle ne respectait pas non plus le délai de 14 jours civils prévu pour l’envoi de l’évaluation de la situation. Dans son courriel du 27 avril, le Col Holman a reconnu le retard, qu’il a attribué en partie au temps nécessaire pour trouver un conseiller en matière de harcèlement, mais surtout à sa propre charge de travail en tant que chef d’état-major et juge-avocat général par intérim, ainsi qu’à la longueur et à la complexité de la plainte et des documents à l’appui. Le Col Holman a indiqué que, pour ces raisons, il ne prévoyait pas être en mesure de rédiger l’évaluation de la situation avant le 30 mai.

[32] Étant donné son départ imminent des FAC, Mme Bolduc a demandé des nouvelles à la fin mai puis à la mi-juin quant au moment où l’évaluation de la situation serait terminée. Le 15 juin 2022, Mme Bolduc a déposé un grief concernant l’omission du Col Holman de rédiger l’évaluation de la situation dans les délais fixés dans les Instructions. Elle a fait observer dans sa plainte que les Instructions lui donnaient le choix d’aviser le niveau suivant de la chaîne de commandement, mais qu’étant donné que le Col Holman était également juge-avocat général par intérim, il n’avait pas de supérieur au sein du CJAG. Mme Bolduc mentionne également dans son grief qu’elle a des préoccupations quant à sa capacité de déposer un grief après sa libération des FAC, approuvée à compter du 3 juillet 2022.

C. Les évaluations de la situation

[33] Le 15 juillet 2022, le Col Holman a signé deux évaluations de la situation, qui ont par la suite été envoyées par courriel à Mme Bolduc et à la Lcol Collins le 5 août 2022. La première évaluation de la situation portait sur les allégations de Mme Bolduc quant aux réponses données par la Lcol Collins au MJ, alors que la deuxième avait trait aux commentaires « massacrer son RAP » et « manque de résilience » de la Lcol Collins. Dans chaque évaluation, le Col Holman a résumé les allégations contenues dans la plainte puis, sous forme de tableau, il a fait part de son évaluation quant à savoir si les allégations respectaient chacun des six critères du harcèlement énoncés dans la DOAD 5012‐0 et les Instructions et fourni des explications.

(1) Évaluation de la situation 1

[34] Dans la première évaluation de la situation, le Col Holman a conclu que les allégations contenues dans la plainte de Mme Bolduc en ce qui a trait aux réponses données par la Lcol Collins au MJ respectaient cinq des six critères du harcèlement, mais non le premier (comportement inopportun). Dans l’évaluation de la situation, le Col Holman fournit une explication pour cette conclusion. Il y résume la nature des demandes du MJ, dont les deux réponses possibles montrant son accord ou son désaccord avec l’évaluation préliminaire, et il affirme que la Lcol Collins [traduction] « a souscrit » à l’évaluation. Il affirme que, selon Mme Bolduc, la Lcol Collins aurait dû exprimer son désaccord en ce qui a trait à l’évaluation et fournir des exemples à l’appui. Par la suite, il fait part des motifs pour lesquels il n’accepte pas la position de Mme Bolduc, à savoir : (i) Mme Bolduc a demandé à la Lcol Collins si elle acceptait d’agir à titre de référence étant donné qu’elle était sa superviseure actuelle, indiquant qu’elle lui serait reconnaissante si elle acceptait de parler avec la Direction générale des ressources humaines au MJ; et (ii) dans un courriel précédent daté du 22 janvier 2022, Mme Bolduc a reconnu que la Lcol Collins, en tant que superviseure, avait un pouvoir discrétionnaire quant au contenu d’une référence et avait le droit de fournir la référence qu’elle jugeait appropriée.

[35] Les Instructions prévoient que, même si les critères du harcèlement ne sont pas respectés, on peut considérer qu’une affaire est un « conflit en milieu de travail ». Si l’AR conclut que c’est le cas, il doit prendre des mesures pour corriger la situation en dehors du processus de résolution du harcèlement. Étant donné que ni la DOAD 5012‐0A ni les Instructions ne contiennent de définition de l’expression « conflit en milieu de travail », le Col Holman a déduit qu’elle signifiait un [traduction] « conflit en milieu de travail qui ne respecte pas les six critères du harcèlement ». Il a conclu qu’il existait un « conflit en milieu de travail », en faisant notamment référence aux préoccupations de Mme Bolduc relativement à la participation de la Lcol Collins au processus du MJ et à son point de vue concernant ses réalisations, au courriel du 16 octobre faisant référence à des « points à améliorer » et au refus subséquent de la Lcol Collins de décrire ces points à améliorer.

[36] Le Col Holman a estimé que pour régler le conflit en milieu de travail, il convenait d’enjoindre à la Lcol Collins de suivre une formation en matière de harcèlement en milieu de travail, de sensibilisation à la santé mentale et de leadership, comme le demandait Mme Bolduc dans sa plainte, et comme la Lcol Collins s’est engagée à le faire après avoir lu la plainte. Toutefois, le Col Holman n’a pas jugé nécessaire de prendre d’autres mesures en réponse aux autres demandes de Mme Bolduc, à savoir celles visant à obtenir un soutien pour d’autres concours au MJ et celles visant à obtenir des explications de la Lcol Collins. Le Col Holman a considéré qu’il n’était pas nécessaire de le faire puisque Mme Bolduc avait été libérée des FAC et qu’elle s’était jointe au MJ. À cet égard, le Col Holman a dit que, selon les renseignements fournis par Mme Bolduc, il avait [traduction] « une parfaite compréhension des interventions de la Lcol Collins et voyait peu d’avantages à tenter de la contraindre à fournir des justifications ».

(2) Évaluation de la situation 2

[37] Dans la deuxième évaluation de la situation, le Col Holman a conclu que les commentaires [traduction] « massacrer son RAP » et [traduction] « manque de résilience » respectaient cinq des six critères du harcèlement, dont un comportement inopportun, mais ne constituaient pas une « série d’incidents ou [un] seul incident grave ». Citant l’analyse de ce critère que l’on trouve dans les Instructions, le Col Holman a conclu que les deux remarques, qu’il reconnaît comme étant inappropriées, n’équivalaient pas à « des comportements répétés et persistants envers [Mme Bolduc], qui tourmentent, diminuent ou contrarient [Mme Bolduc] ou cherchent à provoquer chez elle une réaction ».

[38] Là encore, cependant, le Col Holman a conclu que les commentaires et leur effet sur Mme Bolduc équivalaient à un conflit en milieu de travail. Il a déterminé que les mesures devant être prises pour résoudre et prévenir ce conflit en milieu de travail avaient déjà été [traduction] « décrites dans l’évaluation de la situation 1 », à savoir la formation devant être suivie par la Lcol Collins.

[39] Les deux évaluations de la situation ont été envoyées à Mme Bolduc et à la Lcol Collins le 5 août 2022. Le 14 février 2023, Mme Bolduc a retiré le grief qu’elle avait déposé le 15 juin 2022, ayant conclu que les évaluations de la situation faisaient en sorte qu’il était devenu théorique.

IV. Analyse

A. Caractère théorique

[40] Le cadre applicable à l’examen des questions relatives au caractère théorique est énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342. Dans cet arrêt, le juge Sopinka de la Cour suprême du Canada a établi une analyse en deux étapes : (1) se demander si le « différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique », de sorte que l’affaire se trouve dénuée de portée pratique; et (2) dans l’affirmative, « le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire » tout de même : Borowski, à la p 353.

[41] Le procureur général fait valoir que la demande est devenue théorique étant donné que Mme Bolduc a obtenu le 3 juillet 2022 la libération volontaire des FAC qu’elle avait demandée. Le procureur général soutient que, puisqu’il n’existe plus de relation de travail entre Mme Bolduc et la Lcol Collins, il n’y a plus de litige réel et la décision de la Cour n’aura aucun effet concret sur les droits des parties. À l’appui de cet argument, le procureur général invoque trois décisions de la Cour dans lesquelles des demandes de contrôle judiciaire découlant de plaintes de harcèlement déposées par d’anciens employés ont été déclarées théoriques, Snieder c Canada (Procureur général), 2016 CF 468 [Snieder (2016)], Snieder c Canada (Procureur général), 2020 CF 693 [Snieder (2020)] et Joshi c Canada (Procureur général), 2022 CF 1581.

[42] Je ne crois pas que la libération de Mme Bolduc des FAC rend la présente demande théorique en ce qui a trait à la première évaluation de la situation. Contrairement à ce que soutient le procureur général, il subsiste une incidence pratique et juridique possible découlant de la plainte sous-jacente de Mme Bolduc et donc de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme le souligne Mme Bolduc, elle est toujours une employée du MJ et elle a l’intention de continuer à poser sa candidature à des postes, dont des postes de direction, au sein du MJ. Le fond de la plainte de Mme Bolduc est lié à la façon dont la Lcol Collins, qui a été sa supérieure immédiate dans les FAC pendant près de deux ans, a répondu aux demandes dans le contexte d’un concours de recrutement et à ses raisons de le faire. Sa plainte vise l’obtention de réparations en ce qui concerne la participation de la Lcol Collins et du CJAG dans le cadre des prochains concours. Comme le soutient Mme Bolduc, la Lcol Collins demeure la personne la mieux placée pour fournir des renseignements sur son rendement pour cette période. Bien que le procureur général fasse valoir que le temps écoulé diminue la valeur de cette référence, il m’est impossible de souscrire à l’idée que les références d’emploi données par un superviseur immédiat pour une période de deux ans écoulée il y a un peu plus de deux ans ne sont pas pertinentes. Je conviens également avec Mme Bolduc que l’issue négative du concours de 2021, et la question de savoir si ses résultats dans le cadre du concours ont été affectés par le comportement équivalant à du harcèlement, peuvent continuer d’être pertinentes pour les prochaines évaluations au sein du MJ.

[43] Je ne peux pas non plus accepter l’argument du procureur général selon lequel la question du caractère théorique est affectée par le fait que Mme Bolduc a fourni les noms de deux autres gestionnaires avant celui de la Lcol Collins. Il ressort de la preuve qu’on a d’abord demandé à Mme Bolduc de fournir les noms de deux gestionnaires qui l’avaient supervisée pendant au moins six mois, ce qu’elle a fait en mentionnant son superviseur au CJAG avant septembre 2018 et son superviseur au MJ avant son enrôlement dans les FAC. Toutefois, je conviens avec Mme Bolduc que le fait que le MJ ait insisté sur la validation auprès de la Lcol Collins témoigne de la pertinence de sa participation, peu importe si d’autres pouvaient également parler de son rendement.

[44] À cet égard, la situation diffère de celle dont il est question dans les affaires Snieder et Joshi. Dans les affaires Snieder (2016) et Snieder (2020), la plainte de harcèlement sous-jacente se rapportait expressément à l’environnement de travail malsain créé par un collègue des FAC : Snieder (2016), au para 1; Snieder (2020), au para 4. Étant donné que le Capt Snieder avait pris sa retraite, que l’autre officier avait été affecté à l’extérieur du Canada et qu’il n’y avait aucune preuve que le harcèlement s’était poursuivi, la Cour a conclu à deux reprises que les demandes de contrôle judiciaire étaient théoriques (étant donné les circonstances inhabituelles de l’affaire, les FAC avaient réexaminé l’affaire volontairement malgré le rejet par la Cour de la première demande en raison de son caractère théorique) : Snieder (2016), au para 12; Snieder (2020), aux para 9, 22-23. Dans l’affaire Joshi, la relation d’emploi avait également pris fin et Mme Joshi avait reconnu qu’il n’y avait plus de litige réel entre elle et la défenderesse, son ancienne épouse, malgré la relation personnelle continue entre elles : Joshi, aux para 2-3, 34-36. Dans aucune de ces affaires le comportement continu de l’ancien superviseur du plaignant n’aurait pu avoir d’incidence sur les perspectives d’emploi du plaignant. Il s’agit d’un aspect central de la plainte de Mme Bolduc et de la réparation qu’elle sollicite.

[45] J’arrive à la conclusion inverse en ce qui a trait à la demande de contrôle judiciaire de Mme Bolduc relativement à la deuxième évaluation de la situation. Cette évaluation de la situation concerne uniquement deux incidents au cours desquels la Lcol Collins a formulé des remarques inappropriées au sujet de Mme Bolduc à l’intention d’un autre officier. Mme Bolduc a allégué que ces remarques étaient contraires à l’obligation de la Lcol Collins de « favoriser l’établissement et le maintien de milieux de travail sûrs et sains, exempts de harcèlement et de discrimination ». Comme dans l’affaire Snieder, la plainte en ce qui concerne ces remarques avait trait précisément à l’environnement de travail. En outre, la seule réparation demandée dans la plainte de Mme Bolduc pertinente pour ces allégations était d’exiger de la Lcol Collins qu’elle entreprenne une formation, ce qui a été fait apparemment : Borowski, aux p 354-355. Les autres demandes étaient toutes liées à la question du rendement de Mme Bolduc. Étant donné qu’il n’y a plus entre Mme Bolduc et la Lcol Collins une relation de travail qui pourrait être touchée par d’autres commentaires de cette nature, et qu’aucune réparation n’ayant déjà été mise en œuvre n’est demandée à leur égard, je conclus que cet aspect de la demande de Mme Bolduc est théorique.

[46] Je conclus également que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher néanmoins ces aspects de la demande. Même en acceptant qu’un contexte contradictoire subsiste, des préoccupations liées à l’économie des ressources judiciaires, l’absence de questions plus larges d’intérêt public et l’importance de la retenue dans l’exercice de la fonction de surveillance judiciaire de la Cour vont à l’encontre d’une décision sur l’affaire : Borowski, aux p 358-363; Snieder (2016), aux para 14-18; Snieder (2020), aux para 26-28; Joshi, aux para 39-41. La décision du Col Holman selon laquelle les commentaires [traduction] « massacrer son RAP » et [traduction] « manque de résilience » ne constituaient pas une « série d’incidents ou [un] seul incident grave » et qu’ils étaient donc assimilables à un « conflit en milieu de travail » et non à du harcèlement est liée aux faits et n’a pas d’effets persistants ni d’incidence au-delà de la plainte. La Cour n’exercera pas son pouvoir discrétionnaire pour trancher la question de savoir si cette décision était raisonnable et équitable sur le plan de la procédure malgré son caractère théorique.

[47] Je signale que, dans chacune des décisions Snieder, la Cour a souligné que sa décision ne doit pas être comprise comme faisant valoir que les situations de harcèlement dans les FAC devraient échapper au contrôle judiciaire tout simplement parce que le plaignant a quitté les FAC : Snieder (2016), au para 17; Snieder (2020), au para 26. Mme Bolduc fait ressortir cette préoccupation, soulignant qu’une conclusion selon laquelle la question est théorique aurait exactement cet effet. En l’espèce, cette préoccupation est atténuée, étant donné que l’objet principal de la plainte de Mme Bolduc, à savoir les allégations relatives aux réponses de la Lcol Collins au MJ, n’est pas théorique.

B. Éléments de preuve admissibles

[48] Le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire est d’examiner la légalité d’une décision administrative dans le contexte où la décision a été rendue. Pour cette raison, le dossier factuel présenté lors du contrôle judiciaire se limite généralement aux faits et aux documents dont disposait le décideur initial : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 16-19. Ce principe général souffre quelques exceptions. Par exemple, des éléments de preuve peuvent être déposés dans le cadre d’un contrôle judiciaire pour fournir des informations générales, examiner des questions d’équité procédurale ou faire ressortir l’absence d’éléments de preuve à la disposition du décideur : Access Copyright, au para 20.

[49] En plus de ces restrictions, les affidavits déposés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire sont assujettis aux mêmes règles que les affidavits déposés dans le cadre d’une autre demande, dont celle voulant qu’ils doivent se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle : Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art 81(1). Cela signifie entre autres qu’un affidavit ne devrait contenir ni éléments de preuve par ouï-dire qui ne sont pas admissibles ni argument inadmissible : Bande indienne Coldwater c Canada (Procureur général), 2019 CAF 292 aux para 18-19, 39, 48-55; Premières Nations de Rainy River c Bombay, 2022 CF 1434 aux para 31-32, 36. Par ailleurs, la « nature et les exigences concrètes d’une instance » peuvent avoir une incidence sur l’admissibilité d’éléments de preuve et, en particulier, sur la question de savoir si certains éléments de preuve par ouï-dire sont jugés nécessaires : Bande indienne Coldwater, au para 55. Les éléments de preuve déposés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire qui ne respectent pas ces restrictions peuvent être radiés ou ignorés simplement : Premières Nations de Rainy River, au para 36; Sharanek c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 751 au para 12.

[50] Le procureur général cite un certain nombre de passages dans les affidavits de Mme Bolduc qui contiendraient des arguments, des points de vue, des ouï-dire ou des éléments de preuve dont ne disposait pas le Col Holman pour rendre ses décisions. Il critique également à bon droit le fait que Mme Bolduc ait joint l’affidavit d’une autre personne dans une autre affaire devant la Cour en tant que pièce à son affidavit : Premières Nations de Rainy River, au para 35, invoquant ME2 Productions, Inc c M. Untel, 2019 CF 214 au para 97.

[51] Il n’y a pas lieu que j’examine chacun des passages relevés par le procureur général individuellement, étant donné que la plupart sont peu, sinon pas, pertinents pour ce qui est des questions dans le cadre de la présente demande. Certains des passages présentés comme étant argumentatifs ne font que répéter les allégations contenues dans la plainte de Mme Bolduc et ayant trait aux motivations de la Lcol Collins, alors que d’autres vont bien au-delà des éléments de preuve dont disposait le Col Holman ou des questions qui se posent dans la présente instance. Je vais simplement ignorer ces aspects des affidavits et des pièces à l’appui de Mme Bolduc.

[52] Ayant terminé l’examen de ces questions préliminaires, j’en viens à la question centrale de la présente demande de contrôle judiciaire, à savoir les objections de Mme Bolduc à l’encontre des évaluations de la situation, et en particulier de la première évaluation de la situation.

C. Caractère raisonnable

(1) La conclusion selon laquelle le comportement de la Lcol Collins n’était pas inopportun

[53] L’explication donnée par le Col Holman relativement à sa conclusion que le comportement de la Lcol Collins n’était pas inopportun est exposée précédemment au paragraphe [34]. Si on laisse de côté les aspects de l’explication qui fournissent simplement le contexte factuel et la position de Mme Bolduc, les motifs du Col Holman relativement à sa conclusion étaient essentiellement que Mme Bolduc avait demandé à la Lcol Collins si elle acceptait de donner des références et que Mme Bolduc a reconnu qu’un superviseur a un pouvoir discrétionnaire quant au contenu d’une référence.

[54] À mon avis, ce raisonnement ne reflète pas ce que les Instructions exigent dans le cas d’une évaluation de la situation. Selon l’article 4.5 des Instructions, l’évaluation de la situation cherche à déterminer si la plainte contient tous les éléments requis pour être traitée, et si « les allégations décrites, si elles sont fondées, correspondent [...] à la définition du harcèlement » [non souligné dans l’original]. Le Col Holman a affirmé que, selon les allégations de Mme Bolduc, la Lcol Collins aurait dû fournir une recommandation positive, mais les « allégations décrites » dans la plainte vont bien au-delà de cela. Essentiellement, Mme Bolduc n’allègue pas seulement que la Lcol Collins aurait dû fournir une recommandation positive, mais que la Lcol Collins a délibérément caché des renseignements positifs qu’elle avait en sa possession, au détriment de Mme Bolduc, comme mesure de représailles contre Mme Bolduc pour les allégations de [traduction] « leadership toxique » qui émanaient d’elle à son avis.

[55] Il y a de toute évidence une différence énorme entre un superviseur qui valide une évaluation du rendement négative parce qu’elle reflète ce qu’il croit sincèrement et un superviseur qui agit de la sorte contrairement à ce qu’il croit sincèrement à des fins de représailles. Un comportement qui est à première vue approprié ou légal peut devenir inopportun s’il est adopté à une fin inappropriée. L’explication du Col Holman de la raison pour laquelle il a conclu que la réponse de la Lcol Collins au MJ n’était pas inappropriée fait fi essentiellement de l’allégation principale selon laquelle cette réponse n’était pas le reflet de ce qu’elle croyait sincèrement, mais plutôt une réponse qui cachait délibérément des renseignements positifs pour nuire à Mme Bolduc et exercer des représailles contre elle. L’explication du Col Holman ne fournit aucune indication qu’il a examiné la question de savoir si le comportement aurait été jugé inopportun si la Lcol Collins avait agi de la manière et aux fins alléguées.

[56] Il ne s’ensuit pas que les allégations que l’on trouve dans la plainte en ce qui a trait aux motivations ou au comportement de la Lcol Collins ont été prouvées. Cela demeure des allégations. Le but du processus d’enquête est de déterminer si les allégations sont fondées. Toutefois, tel n’est pas le but de l’évaluation de la situation au sens des Instructions. Au contraire, les Instructions prévoient que l’évaluation de la situation se limite à évaluer si les allégations, « si elles sont fondées », correspondent à la définition du harcèlement. Ce point est mis en évidence par l’indication à l’article 4.5 des Instructions que l’évaluation de la situation doit être fondée « uniquement sur les renseignements reçus dans les allégations du plaignant » et la déposition de l’intimé « ne doit pas être prise en considération pendant l’étape de l’ES, mais plus tard dans le processus, une fois qu’il a été déterminé que les critères de harcèlement sont respectés et qu’une enquête pourrait être nécessaire ».

[57] Il semble que le Col Holman a peut-être jugé qu’il lui incombait de déterminer si les allégations que l’on trouve dans la plainte en ce qui a trait à la motivation de la Lcol Collins étaient fondées. Après avoir examiné les réparations demandées par Mme Bolduc, le Col Holman a conclu qu’il avait [traduction] « une parfaite compréhension du comportement de la Lcol Collins et qu’il [voyait] peu d’avantages à tenter de la contraindre à le justifier ». Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que le Col Holman, dans son évaluation de la question de savoir si le comportement de la Lcol Collins était inopportun, n’a pas examiné les allégations de non-divulgation délibérée de renseignements pour un motif inapproprié, et n’a donc pas évalué si « les allégations décrites, si elles sont fondées, correspondent [...] à la définition du harcèlement ». Les motifs ne respectaient donc pas les « contraintes juridiques et factuelles » qui avaient une incidence sur la décision, ce qui la rend déraisonnable : Vavilov, aux para 99, 101, 105, 108. On peut également dire qu’en ne tenant pas compte de ces questions centrales, on a omis dans les motifs de « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux » soulevés par Mme Bolduc dans la plainte : Vavilov, au para 128.

[58] Je conclus par conséquent que la conclusion dans la première évaluation de la situation selon laquelle le comportement de la Lcol Collins n’était pas inopportun était déraisonnable. Étant donné que le Col Holman a estimé qu’il s’agissait du seul critère relatif au harcèlement non respecté, la conclusion selon laquelle la définition du harcèlement ne s’appliquait pas aux allégations est tout aussi déraisonnable.

(2) « Ultra vires »

[59] Mme Bolduc allègue également que l’évaluation de la situation n’a pas été en fait préparée par le Col Holman, mais par un autre officier, contrairement à l’énoncé qui se trouve à l’article 4.5 des Instructions selon lequel « [l]’ES doit être effectuée par l’AR et ne peut être déléguée ». Mme Bolduc soutient que la colonelle Marla Dow, alors juge-avocate générale adjointe du Droit administratif, a outrepassé son rôle de fournir des conseils juridiques au Col Holman et a en fait rendu la décision, ce qui, aux dires de Mme Bolduc, la rend ultra vires. Cet argument ne tient pas.

[60] Mme Bolduc attire l’attention sur trois éléments de preuve à l’appui de son affirmation selon laquelle la Col Dow a rédigé l’évaluation de la situation ou a sans l’ombre d’un doute influencé son contenu. Tout d’abord, Mme Bolduc affirme dans son affidavit que la Lcol Dery lui a dit le 29 juin que la Col Dow avait lu la plainte et qu’elle préparerait les évaluations de la situation. Cette affirmation, puisqu’elle se rapporte à la véracité de son contenu, constitue du ouï-dire et Mme Bolduc n’a pas démontré pourquoi elle s’inscrit dans le cadre d’une exception à la règle qui interdit la preuve par ouï-dire. De toute façon, ce que la Lcol Dery a dit le 29 juin ne prouve pas que la Col Dow a en fait rédigé l’évaluation de la situation.

[61] Il en est de même du deuxième élément de preuve, qui est un courriel caviardé, daté du 29 juin 2021, rédigé par la Col Dow et adressé au Col Holman portant le titre [traduction] « Conseils concernant la plainte de harcèlement » et protégé par le secret professionnel de l’avocat. Il est important de souligner que la juge adjointe Tabib a examiné la version non caviardée du courriel et a conclu que l’échange avait pour objet principal de demander et d’obtenir des conseils juridiques de la part de la Col Dow, faisant droit au secret professionnel liant l’avocat à son client revendiqué par le procureur général.

[62] Le troisième élément de preuve sur lequel Mme Bolduc s’appuie est la demande du Col Holman visant à ce que la Capc Aubrey-Horvath, la conseillère en matière de harcèlement, fasse des recherches relativement aux obligations qui découlent de la relation chef/superviseur et subalterne. Mme Bolduc soutient que cela démontre que l’opinion du Col Holman [traduction] « allait dans une certaine direction », mais que ses décisions sont allées [traduction] « dans la direction opposée ». Après examen des documents en question, l’affirmation de Mme Bolduc ne m’apparaît pas fondée. En fait, même si l’opinion du Col Holman a changé au cours du processus décisionnel, ce qui n’a pas été établi, cela ne permet pas d’inférer que les décisions ont été rendues par quelqu’un d’autre.

D. Équité procédurale

[63] Mme Bolduc soutient qu’en plus d’être déraisonnables, les décisions du Col Holman ont été rendues de manière inéquitable sur le plan de la procédure. Même s’il n’est pas nécessaire que je me prononce sur ces questions étant donné ma conclusion selon laquelle la première évaluation de la situation était déraisonnable, je suis d’avis que je devrais néanmoins examiner les allégations de mauvaise foi et de retard [Questions D(1) et D(2)] de Mme Bolduc, étant donné la nature de ces allégations. Je ne traiterai pas de la troisième question d’équité procédurale [Question D(3)], concernant uniquement la deuxième évaluation de la situation, qui est, selon moi, théorique.

(1) Mauvaise foi et retard

[64] Mme Bolduc allègue que les évaluations de la situation sont entachées de mauvaise foi, car le Col Holman ne les a pas rédigées dans un délai raisonnable, et parce qu’elles sont [traduction] « manifestement déraisonnables ». Elle fait valoir que les Instructions établissent des délais courts et clairs applicables à la préparation d’une évaluation de la situation et que le Col Holman a [traduction] « délibérément retardé » ses décisions.

[65] Une allégation de mauvaise foi est une allégation grave, liée à l’intégrité et à la capacité de faire preuve d’impartialité du décideur administratif. Comme l’affirme Mme Bolduc, la mauvaise foi a été décrite comme englobant les « actes qui sont délibérément accomplis dans l’intention de nuire » et « ceux qui se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés qu’un tribunal ne peut raisonnablement conclure qu’ils l’ont été de bonne foi » : Entreprises Sibeca Inc c Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61 au para 26.

[66] Il n’existe tout simplement aucune preuve qui étaye raisonnablement l’allégation de Mme Bolduc selon laquelle le Col Holman était de mauvaise foi.

[67] Il est évident que la préparation des évaluations de la situation a nécessité davantage de temps que les délais fixés dans les Instructions. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme Mme Bolduc, rien n’indique que le retard était délibéré de la part du Col Holman ou qu’il découlait de sa mauvaise foi.

[68] Outre le retard lui-même, Mme Bolduc mentionne une question du Col Holman au début du processus concernant la manière dont la libération à venir de Mme Bolduc des FAC aurait une incidence sur le processus. À mon avis, il n’est pas surprenant que le Col Holman, qui était au courant du départ imminent de Mme Bolduc du CJAG, ait souhaité savoir si ce départ aurait une incidence sur la plainte et le processus d’enquête, et dans quelle mesure, en particulier puisqu’il semblait qu’il ne pourrait pas terminer les évaluations de la situation en respectant les délais mentionnés dans les Instructions. La Capc Aubrey-Horvath a répondu que [traduction] « [l]e processus de traitement des plaintes de harcèlement ne change pas une fois le plaignant libéré ». Je ne vois rien dans cet échange, ou dans le moment des évaluations de la situation subséquentes, qui donne à penser qu’il y a eu mauvaise foi.

[69] Je ne vois pas non plus de preuve de mauvaise foi en ce qui concerne le moment de la divulgation des évaluations de la situation. Comme il a été mentionné précédemment, le Col Holman a signé les évaluations de la situation le 15 juillet 2022, mais ne les a envoyées par courriel que le 5 août 2022. Le dossier ne contient aucune explication directe pour ce délai de trois semaines, qui est certainement long dans le contexte d’un processus qui est censé prendre 14 jours au total. Mme Bolduc invite la Cour à inférer que cela est lié au fait que la Lcol Collins a demandé au Col Holman de ne pas divulguer les évaluations de la situation dans les 72 heures suivant son anniversaire de mariage, à la mi-juillet, ou son anniversaire, à la fin du mois de juillet.

[70] Même s’il s’agissait de la raison pour laquelle le Col Holman a tardé à envoyer les évaluations de la situation, je ne peux conclure que le fait d’acquiescer à la demande de l’intimée en ce qui a trait à un délai dans le cadre d’une plainte de harcèlement est un indice de mauvaise foi. Même si elle ne participait pas activement au processus d’évaluation de la situation, la Lcol Collins était partie à la plainte, étant visée par celle-ci. Mme Bolduc souligne dans ses observations le poids émotionnel que représentait l’instance pour elle et sa famille. À mon avis, il n’aurait pas été inapproprié de la part du Col Holman de prendre également en considération le poids émotionnel de la plainte pour la Lcol Collins, si c’est ce qui s’est produit. Alors que Mme Bolduc qualifie de manière peu flatteuse cette façon de faire de [traduction] « réponse aux demandes émotionnelles de la Lcol Collins » et va jusqu’à affirmer que le moment choisi a été [traduction] « dicté par l’horaire personnel » de la Lcol Collins, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un indice de mauvaise foi de la part du Col Holman qui pourrait avoir une incidence sur la validité des décisions. Quoi qu’il en soit, le retard à faire parvenir les décisions à Mme Bolduc ne change rien à la teneur des décisions, qui ont été rendues et signées à la mi-juillet.

[71] Le caractère déraisonnable de la première évaluation de la situation ne permet pas non plus de conclure à de la mauvaise foi. Les actes qui « se démarquent tellement du contexte législatif dans lequel ils sont posés » peuvent justifier une conclusion de mauvaise foi, mais cela ne signifie pas que tous les décideurs qui rendent une décision « déraisonnable », au sens du droit administratif moderne, étaient de mauvaise foi. Bien que j’aie conclu que la décision du Col Holman selon laquelle les allégations contenues dans la plainte ne satisfaisaient pas aux critères d’un comportement inopportun était déraisonnable, rien ne me laisse croire qu’elle a été rendue de mauvaise foi.

[72] Je conclus par conséquent que les allégations de mauvaise foi formulées par Mme Bolduc ne sont pas fondées.

[73] Mme Bolduc affirme également que le délai total de préparation des évaluations de la situation équivaut à un abus de procédure, invoquant l’arrêt Abrametz de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’un délai dans des procédures administratives peut constituer un abus de procédure (1) lorsque l’équité de l’audience est compromise étant donné que le délai nuit à la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle; ou (2) lorsqu’un préjudice important a été causé en raison d’un délai excessif : Abrametz, aux para 40-42, citant Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 aux para 102, 122, 132. En ce qui a trait à ce dernier point, le juge Rowe au nom des juges majoritaires de la Cour dans l’arrêt Abrametz a réitéré l’analyse en trois parties de l’arrêt Blencoe, qui exige que le délai (i) soit excessif; (ii) ait directement causé un préjudice important; et (iii) constitue un abus de procédure, en ce sens qu’il est manifestement injuste envers une partie ou qu’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice : Abrametz, au para 43. Mme Bolduc affirme que chacune de ces exigences est respectée en l’espèce.

[74] Il n’est pas nécessaire que j’aborde chacun de ces éléments, car je conclus que Mme Bolduc n’a pas réussi à établir l’existence d’un préjudice important. Mme Bolduc allègue qu’elle a subi un préjudice en raison de la perte du droit de présenter un grief à l’égard des évaluations de la situation et du poids émotionnel causé par le délai. En ce qui concerne le premier point, bien qu’elle n’ait pas pu présenter un grief en ce qui a trait au bien-fondé des évaluations de la situation en raison de sa libération des FAC, Mme Bolduc a tout de même été en mesure de contester les évaluations de la situation, comme en témoigne la présente demande de contrôle judiciaire. Elle n’a pas fait ressortir de différences sur le fond ou de différences procédurales entre les processus de grief et de contrôle judiciaire qui équivaudraient à un « préjudice important ». Aux dires de Mme Bolduc, le processus de contrôle judiciaire est coûteux et il exige temps et efforts, mais la Cour n’a devant elle aucune preuve lui permettant de déterminer si pareilles différences constituent un préjudice important.

[75] En ce qui a trait aux allégations de poids émotionnel, Mme Bolduc n’a pas présenté d’éléments de preuve montrant que le délai a causé un préjudice émotionnel ou psychologique important. La doctrine de l’abus de procédure exige la preuve d’un préjudice important : Abrametz, au para 67. Bien que Mme Bolduc ait formulé de brèves observations au sujet des conséquences sur le plan émotionnel de la procédure, ses affidavits n’établissent pas un « préjudice psychologique important » : Abrametz, au para 69. En outre, dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême a établi clairement qu’un tel préjudice doit découler du délai en soi et non simplement des procédures administratives ou des questions qui sous-tendent les procédures : Abrametz, aux para 67-69. Selon Mme Bolduc, le délai a accentué et prolongé les effets du stress causé par la Lcol Collins et le comportement de la Lcol Collins a contribué à ses problèmes de santé. Les répercussions du comportement qui constituent le fondement de la plainte ne constituent pas en elles-mêmes le résultat du retard à faire parvenir les évaluations de la situation.

[76] Je conclus par conséquent que Mme Bolduc n’a pas démontré que le retard à faire parvenir les évaluations de la situation constituait un abus de procédure, sans qu’il soit nécessaire de déterminer si le délai était « excessif » ou s’il était manifestement injuste ou déconsidérait d’une autre manière l’administration de la justice.

(2) Partialité

[77] En plus de soutenir que le Col Holman était de mauvaise foi, Mme Bolduc allègue qu’il a fait preuve de partialité et qu’il aurait dû se récuser. Elle fait valoir qu’en tant que chef d’état-major du CJAG, il a participé à des tentatives informelles de règlement des questions avant la présentation de la plainte, il était par conséquent au courant de l’affaire et il a fondé ses décisions sur des renseignements dépassant la portée de ce qu’il était en droit d’examiner. Elle fait également valoir qu’en tant que juge-avocat général par intérim, le Col Holman était l’officier supérieur au sein du CJAG, alors toute plainte au sujet de sa conduite en tant qu’AR lui serait en fait présentée.

[78] Les allégations de partialité de Mme Bolduc fondées sur le double rôle du Col Holman en tant qu’AR et chef d’état-major/juge-avocat général par intérim peuvent être rapidement rejetées pour deux motifs. Premièrement, Mme Bolduc savait pertinemment que le Col Holman, en tant qu’AR, avait participé aux premières tentatives visant à résoudre l’affaire et qu’il a eu par la suite la responsabilité de préparer les évaluations de la situation. Elle savait également que le Col Holman était l’AR parce qu’il était le chef d’état-major du CJAG, et qu’il agissait aussi comme juge-avocat général par intérim. Toutefois, elle n’a pas porté à l’attention du Col Holman une préoccupation quelconque du fait que ces nombreux [traduction] « chapeaux » aient pu mener à un conflit d’intérêts ou donner lieu à une crainte raisonnable de partialité, et elle ne lui a pas demandé de se récuser. Comme l’a récemment confirmé la Cour d’appel fédérale, les allégations de partialité doivent être soulevées devant le décideur à la première occasion avant de pouvoir être examinées par un tribunal dans le cadre d’un appel ou d’un contrôle judiciaire : Firsov c Canada (Procureur général), 2022 CAF 191 au para 61; Cyr c Première Nation Ojibway de Batchewana, 2022 CAF 90 au para 70; Love c Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), 2015 CAF 198 au para 27, invoquant Canada (Commission des droits de la personne) c Taylor, [1990] 3 RCS 892 aux p 942-943.

[79] Deuxièmement, les Instructions prévoient la participation de l’AR à plusieurs étapes de la procédure. L’article 3.5.2.1 prévoit que les AR sont chargés d’« intervenir rapidement afin de régler tout cas possible de harcèlement qu’on porte à leur attention, qu’une plainte ait été formulée ou non », tandis que l’article 3.5.2.2 énonce les responsabilités des AR en ce qui a trait à l’évaluation de la situation. Lorsque le cumul des fonctions est autorisé par un régime législatif, la doctrine de crainte raisonnable de partialité en common law ne l’emporte pas sur ce régime : Ocean Port Hotel Ltd c Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52 aux para 42-43. Bien que les Instructions ne constituent pas un régime législatif, elles représentent l’autorité qui établit le processus de traitement des plaintes de harcèlement dans les FAC. Mme Bolduc n’a pas contesté les Instructions ni les rôles qu’elles attribuent à l’AR. Au contraire, elle s’appuie sur elles pour déterminer les règles en vigueur concernant sa plainte.

[80] Il reste l’argument de Mme Bolduc selon lequel le Col Holman a fait preuve de partialité, puisqu’il s’est appuyé à tort sur des renseignements extrinsèques. Mme Bolduc fait référence à la longueur du dossier certifié du tribunal, qui démontre selon elle que le Col Holman [traduction] « était au courant d’une quantité appréciable de renseignements et qu’il avait en sa possession ces renseignements et les a examinés », lesquels dépassaient le cadre de sa plainte. Toutefois, le simple fait qu’un décideur ait d’autres connaissances ne prouve pas qu’il s’est appuyé à tort sur celles-ci, et encore moins qu’il a fait preuve de partialité.

[81] Mis à part cette référence générale à des renseignements qu’il avait déjà en sa possession, Mme Bolduc n’a pas réussi à relever des renseignements extrinsèques sur lesquels le Col Holman se serait appuyé à tort pour préparer les évaluations de la situation. Il n’est pas fait référence à ces renseignements dans le mémoire écrit des faits et du droit de Mme Bolduc. Dans ses observations formulées de vive voix, Mme Bolduc a fait référence à l’utilisation par le Col Holman du terme [traduction] « a souscrit », qui proviendrait de la Lcol Collins, et au renvoi par le Col Holman à son courriel du 22 janvier 2022. Toutefois, même si la Lcol Collins a bel et bien utilisé le terme [traduction] « souscrire », que la Cour a été incapable de trouver dans le dossier, la seule utilisation de ce synonyme de l’expression « être d’accord » dans sa décision ne saurait démontrer de la partialité. Pour ce qui est du courriel du 22 janvier 2022, il était joint à la plainte de Mme Bolduc. Mme Bolduc soutient qu’il était joint pour d’autres raisons, mais l’argument selon lequel le fait de faire référence au document démontre de la partialité n’est pas fondé.

[82] Les autres arguments de Mme Bolduc en ce qui concerne la partialité portent pour l’essentiel sur le bien-fondé des décisions, dont des arguments voulant que le Col Holman ait fait fi d’éléments de preuve ou les a mal interprétés. Encore une fois, même si j’ai conclu que la première évaluation de la situation était déraisonnable, les arguments de Mme Bolduc sont loin de me convaincre que le Col Holman a fait preuve de partialité ou a fait naître une crainte raisonnable de partialité.

E. Réparation

[83] En plus de la réparation habituelle consistant à annuler les évaluations de la situation, Mme Bolduc demande à la Cour de procéder à un nouvel examen de sa plainte de harcèlement, au motif qu’ [traduction] « il est évident que le CJAG ne serait pas en mesure de réaliser une évaluation objective et équitable, ayant déjà failli à la tâche ». J’ai conclu précédemment que Mme Bolduc n’avait pas établi la partialité du Col Holman. Elle a encore moins démontré que le CJAG dans son ensemble ne serait pas en mesure de procéder à une évaluation objective et équitable, ce qui pourrait justifier que la Cour refuse de renvoyer la question pour nouvelle décision : voir Canada (Santé) c The Winning Combination Inc, 2017 CAF 101 aux para 64-65.

[84] Quoi qu’il en soit, comme cela a été mentionné au début, le Col Holman a récemment été nommé juge-avocat général et promu brigadier-général. Il y a donc un nouveau chef d’état-major au CJAG. Lors de l’audition de la présente demande, Mme Bolduc a indiqué que ses préoccupations quant à une partialité généralisée ne s’appliquaient pas au nouveau chef d’état-major.

[85] Compte tenu des mes conclusions à l’égard des allégations de partialité de Mme Bolduc, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de rendre une ordonnance autre que l’ordonnance habituelle annulant la première évaluation de la situation et prévoyant son renvoi à un autre agent compétent pour nouvelle décision. Étant donné les retards dans la préparation de la première évaluation de la situation, le temps écoulé pendant le traitement de la demande de contrôle judiciaire et les courts délais énoncés dans les Instructions relativement à l’évaluation de la situation, il faudrait que le nouvel examen soit mené de manière expéditive.

[86] Étant donné que j’en suis arrivé à la conclusion que la présente demande est théorique en ce qui concerne la deuxième évaluation de la situation, cette dernière ne sera pas annulée, et il ne sera pas nécessaire de procéder à une nouvelle évaluation de la situation pour ce qui est des commentaires [traduction] « massacrer son RAP » et [traduction] « manque de résilience » comme motifs distincts liés au harcèlement. Toutefois, pour plus de clarté, cette conclusion ne doit pas être considérée comme excluant ces commentaires de l’examen dans le cadre de la plainte de harcèlement de Mme Bolduc. La plainte mentionne et évoque ces commentaires comme un élément du contexte factuel se rapportant aux réponses de la Lcol Collins au MJ et comme preuve de sa motivation inappropriée. Ils continuent de faire partie de la plainte et devraient être pris en compte dans ce contexte pour la première évaluation de la situation et toute enquête qui pourrait en résulter.

[87] Mme Bolduc demande également que les dépens en l’espèce lui soient accordés, tout comme le procureur général. Bien que ses arguments n’aient pas tous été accueillis, Mme Bolduc a eu gain de cause au sujet d’un aspect central, à savoir le caractère raisonnable de la première évaluation de la situation. Je conclus par conséquent que Mme Bolduc devrait avoir droit au remboursement de ses débours.

[88] Toutefois, je conclus qu’aucuns dépens ne sont justifiés outre le recouvrement des débours, pour deux raisons. En premier lieu, les honoraires d’avocat ne sont généralement pas adjugés aux plaideurs agissant pour leur propre compte, même s’ils sont des avocats : Sherman c Canada (Ministre du Revenu national), 2003 CAF 202 au para 49. Toutefois, un montant raisonnable en plus des débours peut être adjugé aux plaideurs agissant pour leur propre compte pour le temps et les efforts qu’ils ont consacrés à la préparation et à la présentation de leur cause, et dans la mesure où ils ont cessé d’exercer d’autres activités rémunératrices : Sherman, aux para 47-52; Haynes c Canada (Procureur général), 2023 FC 1076 au para 59. En l’espèce, comme dans l’affaire Haynes, rien ne prouve que Mme Bolduc a cessé d’exercer d’autres activités rémunératrices pour présenter sa cause : Haynes, aux para 60-61. En deuxième lieu, même si une telle adjudication était par ailleurs appropriée, j’éprouverais quelques réticences à adjuger des dépens additionnels étant donné les allégations graves et non fondées de mauvaise foi et de partialité soulevées par Mme Bolduc.

V. Conclusion

[89] La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie en partie. La première évaluation de la situation est annulée et cet aspect de la plainte de harcèlement de Mme Bolduc est renvoyé à un autre agent compétent pour nouvelle décision. Mme Bolduc a droit à ses débours remboursables.

[90] Finalement, à la demande du procureur général, avec le consentement de Mme Bolduc, et conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, l’intitulé de la présente instance est modifié de manière à désigner le procureur général du Canada comme l’unique défendeur, au lieu du [traduction] « Roi du chef du Canada (chef d’état-major de la Défense) » et du [traduction] « Roi du chef du Canada (juge-avocat général) ».


JUGEMENT dans le dossier T-1792-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. La première évaluation de la situation relativement à la plainte de harcèlement de la demanderesse, datée du 15 juillet 2022, est annulée et renvoyée à un autre officier compétent pour nouvelle décision.

  2. Le défendeur doit payer à la demanderesse ses débours remboursables.

  3. L’intitulé de l’instance est modifié de façon à désigner le procureur général du Canada comme unique défendeur.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1792-22

 

INTITULÉ :

KARINE BOLDUC c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 25 octobre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 10 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Karine Bolduc

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Bahaa Sunallah

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 



[1] Le Col Holman a depuis été nommé juge-avocat général et promu au grade de brigadier-général. Étant donné que les événements et les décisions en cause dans la présente affaire sont survenus alors qu’il occupait ses postes antérieurs correspondant à son ancien grade, je vais tout comme les parties l’appeler le Col Holman.

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