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Date : 20231122


Dossier : IMM-4136-21

Référence : 2023 CF 1550

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

SURAYA MUHIDIN HASSAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a annulé son statut de réfugié en vertu de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SPR a conclu que la demanderesse avait fait des présentations erronées au sujet de sa citoyenneté et de son identité et qu’elle n’était pas Suraya Muhidin Hassan, citoyenne de la Somalie, mais plutôt une citoyenne kenyane nommée Hafsa Ahmed Nur Mohamed [Mme Mohamed].

[2] La demanderesse affirme que la décision de la SPR était déraisonnable pour plusieurs motifs et qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Contexte

[4] La demanderesse affirme qu’elle est citoyenne de la Somalie et qu’elle est entrée au Canada le 25 août 2017 au moyen d’un passeport suédois frauduleux. Elle a obtenu l’asile en 2018 en raison de sa crainte fondée d’être persécutée par Al Chabaab. Pour établir l’identité de la demanderesse aux fins de sa demande d’asile, la SPR s’est appuyée sur le témoignage de cette dernière, le témoignage et l’affidavit d’un ami de la famille et une lettre d’un organisme de services communautaires qui fournit des services d’établissement aux réfugiés, puisque la demanderesse n’avait pas de pièces d’identité.

[5] Le 18 novembre 2020, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a présenté une demande au titre de l’article 109 de la LIPR pour faire annuler le statut de réfugié de la demanderesse au motif qu’elle avait fait des prétentions erronées sur son identité personnelle et nationale ainsi que sur la façon dont elle était venue au Canada et le moment où elle était entrée au pays. Le ministre soutenait que sa véritable identité était celle de Mme Mohamed, une citoyenne kenyane ayant présenté une demande de permis d’études afin de fréquenter le Collège NorQuest [le Collège] à Edmonton, en Alberta, et étant entrée au Canada le 10 août 2017, 15 jours avant la date à laquelle la demanderesse dit être arrivée. La correspondance entre le registraire associé des admissions et des renseignements au Collège et le ministre a confirmé que Mme Mohamed avait présenté une demande d’admission au Collège à l’automne 2017, laquelle avait été acceptée, mais qu’elle ne s’était inscrite à aucun cours et n’en avait suivi aucun (malgré le fait qu’elle avait payé les frais).

[6] Après avoir comparé les photos présentées par Mme Mohamed à l’appui de sa demande de permis d’études (y compris son passeport kenyan et une photo prise durant son examen médical aux fins de l’immigration) aux photos de la demanderesse, le ministre a conclu qu’il s’agissait de la même personne et a présenté une demande d’annulation de l’asile de la demanderesse. À l’appui de la demande d’annulation, le ministre a fourni à la SPR divers documents liés au permis d’études, au visa de voyage et à l’entrée de Mme Mohamed au Canada, ainsi qu’à son admission et au paiement des frais au Collège. Le ministre a également inclus des photos tirées des dossiers du Système mondial de gestion des cas [le SMGC] concernant la demanderesse et Mme Mohamed. À l’audience, le ministre a attiré l’attention sur a) une cicatrice sur la joue de la demanderesse visible sur ses photos, ainsi qu’une cicatrice qui se trouve au même endroit sur l’une des photos de Mme Mohamed; b) d’autres ressemblances entre les deux séries de photos, notamment la forme des sourcils, des narines et des yeux et des asymétries semblables du côté droit des lèvres.

[7] Dans ses observations écrites et son témoignage de vive voix à l’audience, la demanderesse a soulevé trois questions principales. Premièrement, elle a contesté l’utilisation que le ministre aurait faite de la technologie de reconnaissance faciale et a fait valoir qu’il était injuste de la part du ministre d’utiliser cette technologie comme [traduction] « fondement de sa preuve devant un tribunal quasi judiciaire ». Plus précisément, la demanderesse a soutenu que la mise en correspondance de photos au moyen de la technologie de reconnaissance faciale n’est pas un moyen fiable d’établir l’identité parce qu’il ne s’agit pas d’une méthode [traduction] « valide sur le plan scientifique » (contrairement à la comparaison des empreintes digitales). De plus, la demanderesse a fait valoir que la technologie de reconnaissance faciale est particulièrement inefficace dans le cas des visages foncés. À l’appui des arguments qui précèdent, la demanderesse a déposé des articles et un rapport sur l’utilisation générale de la technologie de reconnaissance faciale : i) un article de CBC daté du 6 juillet 2020 intitulé « Clearview AI stops offering facial recognition software in Canada amid privacy probe »; ii) un article daté du 10 juillet 2020 intitulé « Canadians can now opt out of Clearview AI facial recognition, with a catch »; iii) un article publié par l’American Civil Liberties Union intitulé « Amazon’s Face Recognition Falsely Matched 28 Members of Congress with Mugshots »; iv) une copie du « Rapport annuel au Parlement sur l’immigration, 2020 » pour la période se terminant le 31 décembre 2019.

[8] Cependant, à l’audience de la SPR, le conseil de la demanderesse a concédé qu’il n’avait aucun élément de preuve montrant que le ministre ou l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] utilisaient l’intelligence artificielle et a reconnu qu’ils n’utilisaient pas Clearview AI, mais il était d’avis qu’il [traduction] « défiait toute logique » d’affirmer qu’ils avaient trouvé les photos de Mme Mohamed et les renseignements la concernant par d’autres moyens.

[9] Deuxièmement, la demanderesse a affirmé que, si la SPR admettait que les éléments de preuve présentés par le ministre avaient été obtenus au moyen de la technologie de reconnaissance faciale, la norme juridique que la SPR devait appliquer à la comparaison des photos de la demanderesse et de Mme Mohamed était celle de la preuve hors de tout doute raisonnable, plutôt que celle de la prépondérance des probabilités.

[10] Troisièmement, la demanderesse a affirmé que les photos n’établissaient pas que la demanderesse et Mme Mohamed sont la même personne, puisqu’il y avait de [traduction] « nombreuses différences importantes » entre les deux photos. La demanderesse a déclaré ce qui suit :

  1. Le visage de la demanderesse est plus rond, et elle a de grosses joues, tandis que les joues de Mme Mohamed ne sont pas grosses, et son visage est plus étroit et pas aussi rond.

  2. Leurs pupilles sont semblables, mais les paupières inférieures de la demanderesse sont plus saillantes.

  3. Les oreilles de la demanderesse sont couvertes par son hijab, de sorte qu’il était impossible de faire des comparaisons en utilisant ces photos, mais la demanderesse était d’avis que ses oreilles n’étaient pas aussi décollées que celles de Mme Mohamed.

  4. Leurs lèvres inférieures sont semblables, mais la lèvre supérieure de la demanderesse est de forme différente. Leurs lèvres supérieures sont semblables, mais la lèvre supérieure de Mme Mohamed est courte et plus définie.

  5. L’arrête de leur nez est pareille, mais les narines de la demanderesse sont grandes, tandis que celles de Mme Mohamed sont plus petites.

  6. La demanderesse croit que son front est plus haut que celui de Mme Mohamed, mais il était difficile de le déterminer, étant donné qu’elle porte le hijab.

  7. Les yeux de Mme Mohamed sont plus grands que ceux de la demanderesse.

[11] La demanderesse n’a fourni aucune explication pour justifier le fait qu’elle ne pouvait pas être Mme Mohamed; elle a seulement mentionné des différences touchant leur apparence (p. ex. elle n’a pas fourni de nouvelle information concernant les dates pertinentes ni déposé de nouvelles pièces d’identité ou des éléments de preuve documentaire concernant son entrée au Canada).

[12] À l’audience, le ministre a adopté la position selon laquelle les éléments de preuve déposés par la demanderesse concernant la technologie de reconnaissance faciale n’étaient pas pertinents dans le cadre de l’instance et que tous les éléments de preuve présentés par le ministre provenaient des dossiers internes d’Immigration, Citoyenneté et Réfugiés Canada [IRCC] et de l’ASFC (mis à part la correspondance du Collège).

[13] La SPR ne disposait d’aucun élément de preuve montrant qu’IRCC ou l’ASFC avaient utilisé une quelconque technologie de reconnaissance faciale.

II. La décision de la SPR

[14] La SPR a accueilli la demande d’annulation du statut de réfugié de la demanderesse que le ministre a présentée. Elle s’est fortement appuyée sur la comparaison de cinq photos de Mme Mohamed et de la demanderesse, qui étaient tirées de leurs dossiers d’immigration respectifs. Elle a comparé la photo du permis d’étudiant et la photo de demande d’asile de la demanderesse et a conclu que des différences semblant découler de l’angle de la tête et de la façon dont était placé le foulard de tête étaient visibles à l’œil nu. Cependant, elle a ensuite examiné les photos supplémentaires, y compris la photo de la demanderesse qui a été téléversée dans le SMGC le 15 octobre 2017, la photo de carte de résident permanent de la demanderesse prise le 28 janvier 2019 et la photo dans le passeport de Mme Mohamed.

[15] La SPR a conclu que la ressemblance entre la photo de passeport de Mme Mohammed et la photo de la carte de résident permanent de la demanderesse était frappante. Le foulard de tête est porté de la même façon sur les deux photos, et les différences signalées par la demanderesse ne peuvent pas être vues. Le menton et la forme du visage sont semblables, comme le sont le nez et la forme des lèvres, en particulier la lèvre inférieure. La mâchoire de la demanderesse ne semble pas aussi arrondie que sur la photo figurant sur la carte de résident permanent datant de septembre 2019, et les yeux étaient plus grands. Il est possible de voir à l’œil nu que le sujet de la photo de passeport et celui des photos téléversées le 15 octobre 2017 sont la même personne. La SPR a également fait remarquer qu’à l’œil nu, il y avait aussi une ressemblance frappante entre la photo de la demanderesse qui a été téléversée le 3 octobre 2017 et la photo de passeport de Mme Mohamed.

[16] La SPR a conclu qu’il y avait dans les photos de la demanderesse et de Mme Mohamed des ressemblances évidentes et importantes, notamment en ce qui concerne a) la forme des sourcils, lorsqu’ils sont visibles, en particulier le haut des sourcils, qui est plat; b) la forme, la position et la taille des narines; c) la forme, la position et la taille des yeux; d) l’asymétrie visible du côté droit des lèvres; et e) la petite cicatrice sur la partie médiane à inférieure de la joue gauche des deux sujets.

[17] La SPR a conclu ce qui suit :

[23] Le tribunal a examiné attentivement les éléments de preuve à sa disposition, notamment la demande déposée par le ministre, les photos sur lesquelles il se fonde, les affidavits présentés par l’intimée et le témoignage de vive voix de cette dernière. Plus précisément, le tribunal a pris en compte les observations des deux conseils en ce qui a trait aux ressemblances et aux différences constatées entre les photos produites par le ministre. Après examen des éléments de preuve, en particulier les photos produites, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que les photos déposées en preuve représentent la même personne. Le tribunal estime que les ressemblances l’emportent sur les différences dans la mesure où il est impossible d’affirmer avec certitude que les sujets des photos ne sont pas la même personne. En fait, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que les photos de l’intimée téléversées le 3 octobre 2017 et le 15 octobre 2017 ressemblent de façon claire et frappante à la photo de passeport de Hafsa Ahmed Nur Mohammed; ces ressemblances ne peuvent pas s’expliquer par des traits communs à beaucoup de personnes d’origine somalienne. Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que Suraya Muhidin Hassan et Hafsa Ahmed Nur Mohammed sont une seule et même personne.

[18] Compte tenu de cette conclusion, la SPR a ensuite conclu, selon la prépondérance des probabilités, que lorsque la demanderesse a obtenu l’asile, elle a caché sa véritable identité, un fait important quant à un objet pertinent, à savoir le fondement de sa demande d’asile à titre de citoyenne de la Somalie craignant d’être persécutée par Al Chabaab. De plus, la SPR a conclu qu’il y avait un lien de causalité entre la réticence de la demanderesse sur sa véritable identité et la décision par laquelle sa demande d’asile a été accueillie. Par conséquent, la SPR a conclu que le ministre s’était acquitté du fardeau qui lui revenait d’établir que la décision ayant accueilli la demande d’asile de la demanderesse résultait, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait de la part de la demanderesse. Dans les circonstances, la SPR a conclu qu’étant donné que le tribunal initial de la SPR ne connaissait pas la véritable identité de la demanderesse, il ne pouvait pas y avoir suffisamment d’éléments de preuve pour justifier l’octroi de l’asile.

III. Questions préliminaires

[19] Les parties soulèvent trois questions préliminaires. Premièrement, la demanderesse demande que l’intitulé de la cause soit modifié afin que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme défendeur, plutôt que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Le défendeur consent à la demande, et je suis convaincue que la modification doit être apportée (voir Omar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1334 [Omar] aux para 11-14).

[20] Deuxièmement, la demanderesse affirme que l’affidavit de Bridgette Sullivan daté du 3 août 2021 [l’affidavit Sullivan] devrait être radié dans son intégralité, comme la Cour l’a fait dans la décision Omar, précitée, car il contient de nouveaux éléments de preuve qui portent sur le fond de l’affaire et dont la SPR ne disposait pas. De plus, la demanderesse affirme que l’affidavit Sullivan est inapproprié parce que la déposante agissait à titre de conseil à la première audience de la SPR et est donc en situation de conflit d’intérêts.

[21] Le défendeur affirme que l’affidavit Sullivan est pertinent et admissible si la Cour conclut que l’une des questions en litige dont elle est dûment saisie dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale découlant du défaut du ministre de communiquer des renseignements concernant ses techniques d’enquête et, en particulier, si la technologie de reconnaissance faciale a été utilisée pour trouver les photos en question. Le défendeur affirme que, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la Cour n’est pas dûment saisie de cette question, mais que, si la Cour est d’accord avec lui, il admet alors que l’affidavit Sullivan devrait être radié. Pour les motifs exposés ci-après, je conviens que la Cour n’est pas dûment saisie dans la présente demande de la question de savoir si le défaut du ministre de communiquer des renseignements sur ses techniques d’enquête a privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale. Par conséquent, l’affidavit Sullivan sera radié dans son intégralité parce qu’il est inadmissible, puisqu’il ne relève d’aucune des exceptions mentionnées aux paragraphes 19 et 20 de l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22.

[22] Troisièmement, le défendeur affirme que les paragraphes 6 à 20 de l’affidavit de la demanderesse daté du 14 juillet 2021 devraient être radiés au motif que ces paragraphes énoncent des opinions, contiennent des arguments juridiques ou formulent des conclusions juridiques explicites. La demanderesse nie que les paragraphes sont inappropriés et affirme que l’affidavit ne contient pas des opinions, mais plutôt des faits qui avaient déjà été présentés à la SPR.

[23] J’estime que les paragraphes 6 et 7 et 9 à 20 de l’affidavit de la demanderesse contiennent effectivement des opinions, des arguments et des conclusions juridiques et tentent d’éclaircir ou d’expliquer des faits pertinents quant au litige, ce qui n’aide en rien la Cour à trancher la demande [voir Canada (Procureur général) c Quadrini, 2010 CAF 47 au para 18]. Par conséquent, les paragraphes 6 et 7 et 9 à 20 doivent être radiés. Le paragraphe 8 ne sera pas radié, puisqu’il est en grande partie de nature factuelle. La demanderesse y confirme qu’elle est citoyenne de la Somalie et qu’elle n’a jamais voyagé au Kenya ni utilisé de pièces d’identité kenyanes.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[24] La présente demande soulève deux questions : i) la décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié de la demanderesse était-elle déraisonnable? et ii) le droit de la demanderesse à l’équité procédurale a-t-il été enfreint?

[25] En ce qui a trait à la première question, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit « s’intéresser avant tout aux motifs de la décision » et déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée [voir Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 au para 8]. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 15, 85]. La cour de révision n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adeniji‐Adele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[26] En ce qui a trait à la deuxième question, les manquements à l’équité procédurale dans le contexte administratif sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou sont soumis à un « exercice de révision [...] [TRADUCTION] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte” même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte. Les exigences qui s’appliquent doivent être déterminées eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker [voir Vavilov, précité, au para 77]. La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), précité, au para 54].

V. Analyse

[27] L’article 109 de la LIPR autorise la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada à statuer sur les demandes présentées par le ministre en vue de l’annulation de décisions ayant accueilli une demande d’asile :

Annulation par la Section de la protection des réfugiés

Applications to Vacate

Demande d’annulation

109 (1) La Section de la protection des réfugiés peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait.

Rejet de la demande

(2) Elle peut rejeter la demande si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile.

Effet de la décision

(3) La décision portant annulation est assimilée au rejet de la demande d’asile, la décision initiale étant dès lors nulle.

Vacation of refugee protection

109(1) The Refugee Protection Division may, on application by the Minister, vacate a decision to allow a claim for refugee protection, if it finds that the decision was obtained as a result of directly or indirectly misrepresenting or withholding material facts relating to a relevant matter.

Rejection of application

The Refugee Protection Division may reject the application if it is satisfied that other sufficient evidence was considered at the time of the first determination to justify refugee protection.

Allowance of application

If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected and the decision that led to the conferral of refugee protection is nullified.

 

 

[28] L’article 109 de la LIPR confère à la SPR le pouvoir discrétionnaire d’annuler une décision ayant fait droit à une demande d’asile si elle conclut que : a) l’acceptation de la demande résultait directement ou indirectement de présentations erronées faites par le demandeur d’asile sur un fait important quant à un objet pertinent de sa demande, ou d’une réticence sur ce fait; 2) en laissant de côté la question des présentations erronées, il ne restait pas suffisamment d’éléments de preuve justifiant l’octroi de l’asile [voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bafakih, 2022 CAF 18 au para 2].

[29] Je dois d’abord rendre une décision concernant le paragraphe 109(1) avant d’envisager le paragraphe 109(2). Le paragraphe 109(1) comporte trois éléments : i) il doit y avoir des présentations erronées sur un fait important ou une réticence sur ce fait; ii) ces faits doivent se rapporter à un objet pertinent; et iii) il doit exister « un lien de causalité entre, d’une part, les présentations erronées ou la réticence, et, d’autre part, le résultat favorable obtenu » [voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bafakih, 2022 CAF 18 au para 35, citant Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gunasingam, 2008 CF 181 au para 7].

[30] Dans une demande d’annulation, il incombe au ministre d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur (dans ce cas-ci, la demanderesse) a fait des présentations erronées sur lui-même ou une réticence sur un fait important quant à un objet pertinent [voir Hirsi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 843 au para 16].

A. La décision de la SPR est raisonnable

[31] La demanderesse soutient que la décision de la SPR est déraisonnable pour plusieurs motifs. Premièrement, la demanderesse affirme que la SPR a rendu sa décision sur le fondement des photos exclusivement, sans éléments de preuve corroborants (comme des empreintes digitales). Compte tenu des similitudes entre les traits des femmes somaliennes, il y a un risque de fausse identification positive en raison de préjugés raciaux inconscients ou implicites, ce que la SPR n’a pas reconnu.

[32] Cependant, il est bien établi que la SPR a le pouvoir de tirer des conclusions quant à l’identité sur le seul fondement d’une comparaison de photos [voir Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 377 au para 10], ce que le conseil de la demanderesse à la SPR a reconnu. De plus, même si la demanderesse reproche à la SPR de s’appuyer uniquement sur les photos, il est important de souligner qu’elle n’a fourni à la SPR aucun autre document pour corroborer son identité.

[33] Lorsque l’identité est en cause, il est essentiel que le décideur tienne véritablement compte des observations des parties sur les similitudes et les différences entre les séries de photos, les soupèse, concilie toute différence et explique clairement en quoi des traits faciaux particuliers (distinctifs ou autres) sur les photos l’ont amené à tirer sa conclusion sur l’identité [voir Hirsi, précitée, aux para 28-37]. En l’espèce, la SPR a examiné les arguments soulevés par les parties, a été attentive aux éléments de preuve et aux observations de la demanderesse concernant les différences entre les photos, a effectué une comparaison détaillée de chaque photo et a fourni des motifs détaillés dans lesquels elle a mentionné des similitudes précises entre les traits faciaux des deux séries de photos, y compris une cicatrice sur une joue et une asymétrie sur la lèvre supérieure du côté droit.

[34] La SPR ne s’est pas expressément renseignée sur les dangers des préjugés raciaux implicites, mais elle était consciente de la possibilité que beaucoup de personnes d’origine somalienne aient des traits communs, et la demanderesse n’a pas expliqué comment, vu les motifs donnés, le défaut de la SPR de se renseigner rendait sa décision déraisonnable.

[35] Deuxièmement, la demanderesse affirme que la décision de la SPR est déraisonnable parce que les photos utilisées aux fins de comparaison étaient de mauvaise qualité. Ayant examiné les photos au dossier, j’estime que seule la photo de passeport de la demanderesse était de faible qualité (ce que le ministre a reconnu à l’audience de la SPR), mais que le reste des photos étaient de qualité suffisante pour être utilisées à des fins de comparaison. La demanderesse affirme maintenant que les photos étaient toutes de mauvaise qualité, mais cette affirmation n’avait pas été faite devant la SPR.

[36] Troisièmement, la demanderesse soutient que la décision est déraisonnable parce que la SPR n’a pas examiné ses éléments de preuve concernant l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale. Cependant, les éléments de preuve et les arguments concernant la technologie de reconnaissance faciale, tels qu’ils ont été présentés par le conseil de la demanderesse, ne sont pas pertinents en l’espèce. Les éléments de preuve présentés par la demanderesse à la SPR n’ont pas permis d’établir que le ministre a utilisé la technologie de reconnaissance faciale. Au contraire, le conseil de la demanderesse a concédé à l’audience de la SPR que Clearview AI n’est plus utilisé au Canada, qu’il ne disposait [traduction] « [d’]aucun élément de preuve permettant de démontrer que l’ASFC ou Immigration Canada [sic] utilise l’intelligence artificielle » et que l’argument de la demanderesse selon lequel le ministre ou l’ASFC utilisaient la technologie de reconnaissance faciale était hypothétique. De plus, la SPR a fondé sa conclusion selon laquelle la demanderesse et Mme Mohamed sont la même personne sur une comparaison visuelle des photos elles-mêmes, et non sur une quelconque technologie de reconnaissance faciale.

[37] Par conséquent, je ne suis pas convaincue que le défaut de la SPR d’examiner les éléments de preuve présentés par la demanderesse sur la technologie de reconnaissance faciale rend la décision déraisonnable.

[38] Quatrièmement, la demanderesse affirme que le défaut de la SPR d’accueillir sa demande d’ajournement afin qu’elle puisse assister en personne à son audience a rendu la décision déraisonnable en raison de la mauvaise connectivité et de la qualité de l’image qui en a découlé durant la procédure virtuelle. À l’audience de la Cour, la demanderesse a également affirmé que cela constituait un déni d’équité procédurale, puisque, par souci d’équité, il convient d’autoriser un demandeur à assister en personne à une audience concernant une demande d’annulation afin que la SPR puisse procéder à une évaluation visuelle du demandeur. J’examine ci-dessous les deux aspects de cet argument, qui ne sont pas fondés.

[39] La demande d’ajournement de l’audience que la demanderesse a présentée par l’entremise d’une lettre de son conseil de l’époque datée du 8 avril 2021, contenait la justification suivante :

[traduction]

Je vous écris pour vous demander une remise de la date d’audience. Ma cliente se trouve en Ouganda. Elle est arrivée en Ouganda le 26 mars 2021 pour être auprès de sa tante, qui est dans un état critique. Elle prévoit revenir au Canada le 10 juin 2021. Je lui ai proposé d’assister à l’audience Virtuellement [sic] à partir de l’Ouganda, mais elle affirme qu’il y a des problèmes de réseau et des pannes. [...]

Le fait que la demande de remise soit présentée tardivement n’est attribuable qu’à moi. L’un de mes assistants a par erreur inscrit l’audience à mon calendrier pour le 14 mai 2021 et ne s’est pas aperçu que l’audience était prévue pour le 14 avril 2021 avant que je reçoive l’invitation à la Réunion Virtuelle [sic] le 7 avril 2021.

[40] Nulle part dans la lettre le conseil n’a soulevé de préoccupations concernant la capacité de la SPR à voir la demanderesse adéquatement afin d’évaluer son identité, et cette question n’a pas non plus été soulevée durant l’audience. Le problème est plutôt présenté comme un problème d’horaire. Par conséquent, il n’est pas loisible à la demanderesse d’affirmer maintenant qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale parce que la SPR n’a pas pu évaluer son apparence physique en personne [voir Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 au para 26; Sultan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1403 au para 28].

[41] En ce qui concerne l’incidence sur le caractère raisonnable de la décision, les conclusions relatives à l’identité tirées par la SPR en l’espèce ne reposaient sur aucune observation concernant la comparution de la demanderesse à l’audience. Par conséquent, toute conséquence de la mauvaise connectivité Internet et tout problème de qualité de l’image en découlant n’ont aucune incidence sur le caractère raisonnable de la décision de la SPR.

B. Le droit à l’équité procédurale de la demanderesse n’a pas été enfreint

[42] La demanderesse affirme que le défaut du ministre de communiquer des renseignements concernant l’utilisation qu’il aurait faite de la technologie de reconnaissance faciale pour établir une correspondance entre la photo de Mme Mohamed et la photo de la demanderesse a enfreint son droit à l’équité procédurale. Cependant, le dossier ne contient aucun élément de preuve montrant que la demanderesse a demandé à la SPR d’ordonner au ministre de préciser si la technologie de reconnaissance faciale avait été utilisée pour identifier la série de photos. Vu la position avancée par la demanderesse à la SPR, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce qu’elle présente une telle demande à la SPR. Comme elle ne l’a pas fait, la demanderesse ne peut pas soulever cet argument relatif à l’équité procédurale au contrôle judiciaire [voir Bernard, précité, au para 26; Sultan, précitée, au para 28].

[43] Je souligne que cette question a été expressément examinée par le juge Mosley dans la décision Abdulle c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 162, où la demanderesse a fait valoir que, si le ministre comptait se fonder sur des comparaisons photographiques pour faire annuler son statut au Canada, il aurait dû préciser la technologie employée. Comme en l’espèce, la demanderesse a soutenu qu’un certain type de technologie de reconnaissance faciale devait avoir été utilisé, puisqu’il est impossible pour les fonctionnaires de passer au crible des milliers de demandes d’immigration afin de trouver deux images qui concordent. Le juge Mosley n’a pas conclu à un manquement à l’équité procédurale parce que la demanderesse n’avait pas demandé à la Section d’appel des réfugiés (SAR) de donner une directive de communication ni présenté de fondement probant pour établir que le ministre avait utilisé la technologie de reconnaissance faciale :

[35] Si les faiblesses des logiciels de reconnaissance faciale sont de notoriété publique, l’argument de la demanderesse est miné par le fait qu’elle n’a pas sollicité, auprès de la SAR, une directive visant la communication des méthodes ou processus utilisés, et qu’elle a plutôt présenté ses arguments lors de l’appel en se fondant sur l’hypothèse, qui n’est étayée par aucune preuve, selon laquelle un tel logiciel a été utilisé. Il s’agissait d’une simple hypothèse, notamment à la lumière de l’affirmation non contestée du défendeur selon laquelle une recherche exhaustive a été effectuée au moyen de [traduction] « techniques d’enquête traditionnelles ». Quelles que soient ces techniques, il est impossible d’inférer qu’elles comprenaient l’utilisation d’un logiciel de reconnaissance faciale en l’absence d’une preuve à l’appui.

[36] Dans ces circonstances, rien ne permet à la Cour de conclure que la SAR a privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale. Il reste donc à établir si la décision était raisonnable par ailleurs. [Non souligné dans l’original.]

[44] La juge Strickland a tiré une conclusion semblable au paragraphe 18 de la décision Mah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1229, où elle a indiqué qu’en l’absence de demande d’ordonnance de communication, on ne peut pas reprocher à la SPR de ne pas avoir abordé une question qui n’a pas été soulevée devant elle.

[45] Contrairement à ce que la demanderesse prétend en l’espèce, il ne s’agit pas d’un cas d’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale. La demanderesse formule l’hypothèse selon laquelle le ministre a utilisé la technologie de reconnaissance faciale pour retrouver les photos en cause, mais aucun élément de preuve au dossier n’appuie cette affirmation. De plus, la décision dont est saisie la Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire est celle de la SPR, et il ressort clairement des motifs que la SPR n’a pas utilisé la technologie de reconnaissance faciale pour tirer ses conclusions.

[46] Je ne suis pas convaincue que la demanderesse a établi l’existence d’un manquement à l’équité procédurale.

VI. Conclusion

[47] Ayant conclu que la demanderesse n’a pas démontré que la décision de la SPR est déraisonnable ou que son droit à l’équité procédurale a été enfreint, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[48] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale aux fins de certification, et j’estime qu’aucune ne se pose.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4136-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. L’intitulé est modifié afin que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile soit désigné comme étant le défendeur.

  2. L’affidavit de Bridgette Sullivan, daté du 3 août 2021, est radié intégralement.

  3. Les paragraphes 6 et 7 et 9 à 20 de l’affidavit de la demanderesse daté du 14 juillet 2021 sont radiés.

  4. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  5. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4136-21

INTITULÉ :

SURAYA MUHIDIN HASSAN c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 22 novembre 2023

COMPARUTIONS :

Tina Hlimi

POUR LA demanderesse

Alison Engel-Yan

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tina Hlimi Law

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour Le défendeur

 

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