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Date : 20231129


Dossier : IMM-15015-23

Référence : 2023 CF 1600

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

ABDALLAH KHALEEL ABEDALAZIZ YOUSEF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Abdallah Khaleel Abedalaziz Yousef, présente une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada prise contre lui. Son renvoi doit avoir lieu le 30 novembre 2023.

[2] Le demandeur prie la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui jusqu’à ce que sa demande principale d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) (l’agent) soit tranchée.

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête est accueillie. Je conclus que le demandeur satisfait au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Faits et décisions en toile de fond

[4] Le demandeur, âgé de 32 ans, est citoyen de la Jordanie.

[5] Le demandeur est arrivé au Canada à la fin de 2018. En février 2019, il a présenté une demande d’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté en Jordanie parce qu’il fait partie de la communauté 2SLGBTQI+.

[6] Dans une décision du 25 août 2021, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande. Dans une décision du 3 février 2022, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision de la SPR. Dans une décision du 9 janvier 2023, notre Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la SAR.

[7] Le 28 mars 2023, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a reçu la demande du demandeur fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[8] Le 16 novembre 2023, le demandeur a reçu de la part de l’ASFC une directive lui enjoignant de se présenter pour son renvoi. Le 24 novembre 2023, il a demandé à l’ASFC de reporter son renvoi.

[9] Le 28 novembre 2023, l’agent a refusé de reporter le renvoi du demandeur. Il a conclu que la preuve présentée ne suffisait pas à établir que le demandeur serait exposé à un risque de préjudice à son retour en Jordanie. De plus, selon l’agent, ni le fait que le demandeur pouvait bientôt présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) ni sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en cours ne justifiait de reporter son renvoi, pas plus que la preuve qu’il avait présentée au sujet de ses troubles de santé mentale et l’intérêt de son enfant à naître.

III. Analyse

[10] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis est bien établi : Toth c Canada (Emploi et Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd.); RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196.

[11] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, ce qui veut dire que, pour obtenir le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, le demandeur doit démontrer que les conditions suivantes sont réunies : i) la demande de contrôle judiciaire principale soulève une question sérieuse; ii) l’exécution de la mesure de renvoi causerait un préjudice irréparable; iii) la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. La question sérieuse

[12] Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère a été respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR‑MacDonald, à la p 314). La Cour doit également garder à l’esprit que le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi de la personne visée par une mesure de renvoi exécutoire est limité. La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 au para 67) (Baron).

[13] Selon l’arrêt Baron, le demandeur qui conteste la décision de refuser le report de son renvoi doit satisfaire à une norme élevée quant au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth, qui consiste à établir l’existence d’une question sérieuse à trancher.

[14] En ce qui concerne le premier volet, le demandeur fait valoir que la demande principale d’autorisation et de contrôle judiciaire soulève des questions sérieuses, à savoir que l’agent a refusé de reporter son renvoi jusqu’à ce qu’il soit en mesure de mettre fin à ses séances de psychothérapie au Canada et jusqu’à ce qu’il puisse présenter une demande d’ERAR.

[15] Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas soulevé de question sérieuse, puisque l’agent a raisonnablement examiné l’intérêt de l’enfant, ses problèmes de santé mentale, sa capacité de prendre l’avion, ainsi que la disponibilité des services de santé mentale en Jordanie et les conditions dans ce pays.

[16] Après avoir examiné les documents des parties, je suis d’accord avec le demandeur. Je fais d’abord remarquer que [traduction] « le fait qu’un demandeur puisse ultérieurement présenter une demande d’ERAR ne peut justifier le sursis, et invoquer pareil argument reviendrait à demander de surseoir indéfiniment à la mesure de renvoi » (Adetunji v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2023 CanLII 74713 au para 11). Le demandeur n’a pas soulevé de question sérieuse en ce qui concerne sa possibilité de présenter une demande d’ERAR. Cela dit, j’estime qu’il a démontré que la demande principale soulève une question sérieuse, à savoir que l’agent n’a pas tenu compte des répercussions de son renvoi sur sa santé mentale et sa psychothérapie, de sorte qu’un report aurait pu être justifié (Gill c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 1075 au para 19; Tiliouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 au para 12).

B. Le préjudice irréparable

[17] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » ne renvoie pas à l’étendue du préjudice; il désigne plutôt un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR-MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746 (CF 1re inst); Horii c Canada (CA), [1992] 1 CF 142 (CAF), [1991] ACF no 984).

[18] Le demandeur soutient qu’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé, car il vivra un autre traumatisme et sa santé mentale se détériorera du fait que sa femme sera laissée sans soutien pendant sa grossesse et la naissance de leur enfant et qu’il n’aura pas la possibilité de présenter de nouveaux éléments de preuve concernant les risques dans le cadre d’une demande d’ERAR.

[19] Le défendeur soutient que l’existence d’un préjudice irréparable n’est pas établie. Il affirme que rien ne démontre que le demandeur ne peut obtenir du soutien en santé mentale en Jordanie, et que ses problèmes de santé mentale (en particulier ses idées suicidaires et sa dépression) et sa crainte d’être expulsé ne constituent pas un préjudice irréparable. Il fait également valoir que refuser d’octroyer un sursis au demandeur, lequel lui permettrait de présenter une demande d’ERAR, n’équivaut pas à un préjudice irréparable, ni le fait qu’il soit séparé de sa femme enceinte.

[20] Je suis d’accord avec le demandeur. Je suis d’avis qu’il a présenté une preuve claire et non hypothétique démontrant qu’il subira un préjudice irréparable advenant son renvoi en Jordanie (Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 31). La preuve au dossier, y compris un rapport psychologique soulignant [traduction] « son risque accru de suicide, ses tentatives de suicide et ses pensées suicidaires », démontre que sa santé psychologique s’est nettement détériorée à la perspective du renvoi. Cette forme de préjudice a été reconnue comme irréparable par notre Cour dans des requêtes en sursis (AB c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2023 CF 1301 au para 27 (AB)). Compte tenu des déclarations contenues dans ce rapport selon lesquelles les problèmes de santé mentale du demandeur persistent et que toute interruption de ses traitements pourrait entraîner une détérioration de son état de santé, et compte tenu de la recommandation qu’il reste au Canada pour y être traité, je conclus que la santé psychologique du demandeur risquerait de se détériorer advenant son renvoi en Jordanie, de sorte qu’il subirait un préjudice irréparable. Par conséquent, le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth est établi.

[21] Il convient de citer un extrait de la décision de l’agent : [TRADUCTION] « Nous n’avons reçu aucun document médical qui montre qu’Abdallah Khaleel Abedalaziz Yousef a planifié ou tenté de se blesser ou de s’enlever la vie ou qu’il a l’intention de le faire. » À l’audience, l’avocate du défendeur a laissé entendre que le demandeur n’avait pas présenté d’autres éléments de preuve pour étayer le risque de suicide, notamment la preuve provenant d’un médecin ou d’un psychiatre, la preuve d’une tentative de suicide ou la preuve d’une hospitalisation à la suite d’une tentative de suicide. Le défendeur a affirmé que le simple fait de présenter une lettre d’un psychothérapeute qui ne fait selon lui que reproduire textuellement ce que le demandeur lui a dit et qui affirme que ce dernier peut avoir des idées suicidaires, ne suffit pas à établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[22] Je ne suis pas de cet avis. L’extrait de la décision de l’agent présenté plus haut est un exemple d’une « description [...] perverse » du préjudice qu’a subi le demandeur, et que subissent tous ceux qui sont aux prises avec des idées suicidaires (Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313 au para 28). De plus, en ce qui concerne cet extrait de la décision, le défendeur interprète mal les éléments de preuve requis pour qu’une personne puisse démontrer que son risque de suicide peut établir l’existence d’un préjudice irréparable (voir AB, au para 27).

[23] Ce raisonnement revient à exiger que la personne démontre qu’elle a tenté de se suicider ou qu’elle a l’intention de le faire pour pouvoir établir qu’elle pourrait le faire à l’avenir. Je ne saurais accepter ce raisonnement sans fondement et même destructeur. Il est contraire à la loi et constituerait un précédent vraiment dangereux.

C. La prépondérance des inconvénients

[24] Dans le cadre du troisième volet du critère, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer quelle partie subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[25] Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur, puisqu’il a fait preuve d’ouverture et de collaboration tout au long du processus d’immigration, qu’il n’a aucun antécédent criminel et qu’il ne présente aucun danger pour le public ou la sécurité du Canada. Il fait également valoir que même si on lui permet de présenter une demande d’ERAR et de suivre son traitement médical au Canada, le ministre ne perdra pas l’occasion de demander son renvoi, et le processus ne sera que retardé.

[26] Selon le défendeur, le fait qu’il a intérêt à ce que la mesure d’expulsion soit exécutée rapidement et que le demandeur a déjà bénéficié de plusieurs recours dans le cadre de la procédure d’immigration fait pencher la prépondérance des inconvénients en sa faveur.

[27] Selon moi, la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur. L’intérêt du défendeur à exécuter sans tarder une mesure de renvoi ne l’emporte pas sur le préjudice psychologique important auquel le demandeur sera vraisemblablement exposé s’il est renvoyé.

[28] En définitive, le demandeur satisfait au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. Par conséquent, la requête est accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-15015-23

LA COUR ORDONNE : la requête du demandeur est accueillie. Il est sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur jusqu’à ce que la Cour tranche de manière définitive sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en cours visant la décision de l’agent.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-15015-23

 

INTITULÉ :

ABDALLAH KHALEEL ABEDALAZIZ YOUSEF c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 novembre 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Sarah Mikhail

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nimanthika Kaneira

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smith Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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