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Date: 20231206

Dossier : T‐1931‐13

Référence : 2023 CF 1636

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2023

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

M. UNTEL, SUZIE JONES ET PENNY KOZMENSKI

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs présentent une requête en jugement sommaire au titre du paragraphe 215(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 [les Règles]. Les demandeurs cherchent à faire trancher dix questions communes certifiées dans leur recours collectif concernant leurs allégations de négligence et d’abus de confiance.

[2] Les allégations des demandeurs découlent de l’envoi postal de masse dans le cadre duquel Santé Canada a transmis plus de 41 000 lettres à des participants du Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales [le PAMFM] en novembre 2013. Les lettres ont été acheminées dans des enveloppes à fenêtre transparente qui exposaient le nom du programme, à savoir le « Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales », dans l’adresse de l’expéditeur, ainsi que le nom complet et l’adresse du destinataire (c.‐à‐d. les membres du groupe). Les demandeurs font valoir que cet envoi postal de masse a [traduction] « exposé » leur participation au programme, a divulgué leurs renseignements personnels et a porté atteinte à leur droit à la vie privée. Ils soutiennent que cet envoi postal constituait un acte de négligence et un abus de confiance de la part de Santé Canada.

[3] Pour les motifs exposés ci‐après, la Cour accueille la requête en jugement sommaire en faveur des demandeurs, mais seulement en partie. La Cour conclut que les demandeurs n’ont pas établi que le manquement à l’obligation de diligence du défendeur dans les circonstances a causé un préjudice à l’échelle du groupe, et qu’en conséquence, il est impossible de traiter comme une question commune la responsabilité du défendeur en ce qui a trait aux dommages‐intérêts pour négligence. La Cour conclut également que les demandeurs n’ont pas établi que le défendeur avait commis un abus de confiance à leur endroit. La Cour répond aux questions communes aux paragraphes 222 et 223.

I. Contexte

A. L’envoi postal du PAMFM de 2013

[4] Santé Canada, qui administre le PAMFM, a envoyé des lettres à 41 457 participants du PAMFM en novembre 2013 [l’envoi postal]. Santé Canada a utilisé des enveloppes de 9 pouces sur 12 pouces munies d’une fenêtre transparente qui permettait de voir la page couverture de la lettre sans ouvrir l’enveloppe. Sur la page couverture figuraient le nom complet et l’adresse de chaque participant, ainsi que l’adresse de l’expéditeur suivante :

Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales

Santé Canada

IA : 0300A

Ottawa (Ontario) K1A 0K9

[5] Lors de l’envoi postal, la marihuana était une substance désignée réglementée par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19. La grande majorité des participants au PAMFM avaient dû demander et obtenir l’autorisation de posséder ou de produire de la marihuana à des fins médicales personnelles aux termes du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001‐227 [le Règlement] (maintenant abrogé). Les participants avaient dû fournir une déclaration indiquant qu’ils souffraient d’un état pathologique ou de symptômes justifiant la consommation de marihuana à des fins médicales (alinéa 6(1)b) du Règlement), ainsi qu’une déclaration distincte de leur médecin (alinéa 4(2)b) du Règlement).

[6] Quelques participants ont demandé et obtenu seulement une « Licence de production à titre de personne désignée », qui autorisait le titulaire de la licence à produire, à garder et à fournir de la marihuana à des fins médicales au nom d’un participant titulaire d’une autorisation de possession et d’usage de marihuana à des fins médicales. Les participants qui avaient obtenu une Licence de production à titre de personne désignée n’étaient pas tenus de divulguer leur état pathologique.

[7] Certains participants étaient titulaires de plus d’une autorisation (c.‐à‐d. une licence de production et d’usage de marihuana à des fins médicales).

[8] Avant l’envoi postal, Santé Canada avait l’habitude d’utiliser des enveloppes sur lesquelles figurait, comme adresse de l’expéditeur, une adresse générique de Santé Canada, sans aucune mention du PAMFM.

[9] L’envoi postal visait à informer les participants du PAMFM des changements qui seraient apportés au Règlement, y compris l’ajout d’une interdiction sur la culture de la marihuana dans une maison d’habitation privée. Santé Canada voulait informer les participants des modifications bien avant leur entrée en vigueur et les renseigner quant aux prochaines étapes.

[10] Santé Canada a confié le contrat de l’envoi postal à Postes Canada (impression, conditionnement, étiquetage et livraison des lettres). Le 24 octobre 2013, Santé Canada a fourni à Postes Canada des enveloppes préimprimées qui ne comportaient aucune mention du PAMFM et qui n’étaient pas munies d’une fenêtre transparente.

[11] Le 30 octobre 2013, Postes Canada a informé Santé Canada que les enveloppes préimprimées étaient endommagées et en quantité insuffisante. Postes Canada a aussi indiqué que les enveloppes n’étaient pas compatibles avec l’équipement utilisé pour les envois postaux de masse. Postes Canada a proposé à Santé Canada d’utiliser des enveloppes génériques à fenêtre surdimensionnées.

[12] Comme l’indique le dossier des demandeurs, Santé Canada et Postes Canada ont échangé des courriels pendant plusieurs jours. Santé Canada a rempli un formulaire de Postes Canada pour approuver les détails de l’envoi postal, y compris l’utilisation des enveloppes et l’adresse de l’expéditeur. Le 13 novembre 2013 ou vers cette date, Postes Canada a livré aux participants du PAMFM les lettres dans des enveloppes sur lesquelles figuraient leur nom complet et le nom « Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales » dans l’adresse de l’expéditeur.

[13] Santé Canada a pris connaissance des préoccupations des participants du programme peu après la livraison des lettres.

[14] Le 21 novembre 2013, le sous‐ministre de Santé Canada a affiché sur son site Web une déclaration reconnaissant qu’une « erreur administrative » avait été commise relativement à l’envoi postal. Le sous‐ministre s’est exprimé en ces termes :

Santé Canada a récemment envoyé environ 40 000 lettres d’information aux personnes intéressées par les changements qui seront apportés au Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales.

J’ai appris qu’en raison d’une erreur administrative, l’étiquette des enveloppes indiquait qu’elles avaient été envoyées par le Programme. Santé Canada n’agit habituellement pas de cette façon.

Au nom de Santé Canada, je regrette sincèrement cette erreur administrative. Santé Canada prend des mesures pour éviter que cette erreur se reproduise.

La protection des renseignements personnels est d’une importance fondamentale pour Santé Canada. Nous discutons présentement avec le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.

B. Le rapport du commissaire à la protection de la vie privée

[15] Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada [le Commissariat] a ouvert sa propre enquête en vertu du paragraphe 29(3) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P‐21 [la Loi sur la protection des renseignements personnels]. Le Commissariat a reçu 339 plaintes individuelles portées par des destinataires de la lettre en question. Le Commissariat a mené une enquête conjointe au lieu de mener une enquête distincte sur chacune des plaintes. Les résultats de l’enquête ont été communiqués à tous les plaignants. Le Commissariat a publié en 2015 un rapport [le rapport du Commissariat] intitulé « Divulgation accidentelle par Santé Canada ».

[16] Le Commissariat a résumé les préoccupations des plaignants (aux para 15‐16) :

15. Les plaignants ont allégué que SC [Santé Canada] n’a pas protégé leur vie privée en indiquant clairement le nom du PAMFM sur les trousses expédiées, révélant ainsi des renseignements personnels les concernant (c.à‐d. leur identité et leur participation au PAMFM) aux employés de la SCP [Société canadienne des postes] et aux membres du public.

16. Les plaignants ont cité plusieurs éléments de préoccupation relativement à l’incidence des actions de SC sur leur vie personnelle, plus particulièrement :

a. Carrière et situation financière : certaines personnes ont dit craindre de perdre leur emploi si leur employeur apprenait qu’elles consomment de la marihuana à des fins médicales.

b. Réputation : il y a un préjugé social associé à l’utilisation de la marihuana, même à des fins médicales, vu son statut de substance illégale. Certains plaignants ont déclaré avoir reçu des commentaires d’autres personnes en raison de leur association au Programme à la suite de l’envoi postal de SC.

c. Sécurité : comme le mentionne la lettre que SC a envoyée à ses clients au sujet du Programme : « La pratique actuelle qui consiste à permettre aux personnes de faire pousser de la marihuana pour des raisons médicales pose des risques pour la sûreté et la sécurité des Canadiens. La valeur élevée de la marihuana sur le marché illicite accroît le risque de violation de domicile et de détournement vers le marché noir. » Révéler l’identité d’une personne associée au Programme accroît donc les risques susmentionnés, que SC reconnaît clairement dans cet énoncé.

d. Santé ou bien‐être : le Programme a pour but d’offrir une médication aux personnes qui souffrent de graves problèmes de santé. Nombre de plaignants ont affirmé que le stress découlant de cet incident a nui à leur santé.

[17] Le Commissariat a résumé ses conclusions en ces termes :

56. Nous concluons que la combinaison de la mention du PAMFM dans l’adresse de l’expéditeur et du nom du destinataire constitue des renseignements personnels de nature sensible en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. SC n’a pas convaincu le Commissariat qu’il avait obtenu le consentement approprié pour communiquer ces renseignements, ni que l’une des catégories de communication autorisées en vertu du paragraphe 8(2) de la Loi s’appliquerait dans les circonstances. Par conséquent, nous concluons que SC a contrevenu à la Loi. Les plaintes sont donc fondées.

[18] Le Commissariat a formulé d’autres observations, aux paragraphes 57 à 60, soulignant que l’envoi postal ne fait pas partie des pratiques courantes de Santé Canada, qu’il s’agissait d’une erreur administrative et que depuis, Santé Canada a mis en place des procédures d’envoi strictes et a créé un groupe de travail sur la protection des renseignements personnels. Le rapport du Commissariat indique également que Santé Canada devrait tenir compte de la sensibilité des renseignements qu’il traite et du haut niveau de protection nécessaire.

C. La déclaration

[19] La déclaration des demandeurs, faite initialement en novembre 2013, puis modifiée six fois, vise à obtenir, en plus d’une ordonnance d’autorisation et de nomination des représentants demandeurs, les éléments suivants :

[traduction]

[...]

  1. une déclaration portant que Santé Canada avait une obligation de diligence envers les demandeurs et d’autres membres du groupe, et que le défendeur a manqué à cette obligation, ce qui a causé un préjudice aux demandeurs et aux autres membres du groupe;

  2. une déclaration portant que Santé Canada a commis un abus de confiance à l’endroit des demandeurs et des autres membres du groupe;

  3. des dommages‐intérêts pour négligence et abus de confiance, y compris pour les préjudices suivants :

    1. dépenses engagées pour prévenir les violations de domicile, les vols simples ou qualifiés ou les dommages matériels, notamment des plants de marihuana et des accessoires s’y rapportant;

    2. dépenses pour assurer la sécurité personnelle;

    3. atteinte à la réputation;

    4. perte d’emploi;

    5. possibilités d’emploi réduites;

    6. souffrances morales;

    7. détresse, humiliation et angoisse découlant de la réalisation du fait que leur participation au programme d’accès à la marihuana à des fins médicales a été rendue publique à toute personne qui a vu l’enveloppe, y compris :

      • a)un sentiment de perte de contrôle quant au caractère privé des renseignements personnels,

      • b)de l’anxiété et des inquiétudes quant aux questions de savoir qui a eu accès à ces renseignements et dans quelles circonstances,

      • c)la crainte et l’incertitude quant à la question de savoir si d’autres personnes savaient qu’ils participaient au programme;

    8. débours divers;

    9. dérangements, frustration et anxiété causés par l’obligation de prendre des précautions pour réduire le risque de violation de domicile, de vol simple ou qualifié ou de dommages matériels, ainsi que pour assurer la sécurité personnelle;

  4. des dommages‐intérêts généraux;

  5. des dommages‐intérêts majorés;

  6. des dommages‐intérêts punitifs; [plus demandés]

  7. une ordonnance rendue en vertu des paragraphes 334.28(1) et (2) des Règles et prévoyant l’évaluation globale de la réparation pécuniaire et sa distribution aux demandeurs et aux membres du groupe;

  8. des intérêts avant jugement et après jugement conformément aux articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7;

  9. des dépens, s’il y a lieu;

  10. toute autre réparation que la Cour estime juste.

[20] L’action a finalement été autorisée en tant que recours collectif comportant dix questions communes (M Untel c Canada, 2022 CF 587 [Untel 2022]).

D. Membres du groupe et représentants demandeurs

[21] Les membres du groupe sont définis en ces termes :

[traduction]

Toutes les personnes qui ont reçu de Santé Canada, en novembre 2013, une enveloppe portant sur le recto la mention « Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales » ou « Marihuana Medical Access Program ».

[22] Il y a trois représentants demandeurs. Les deux représentants demandeurs anonymes, M. Untel et Suzie Jones, ont souscrit des affidavits en 2014, au moment où la demande d’autorisation a été présentée. Penny Kozmenski est la demanderesse nommément désignée, comme l’a exigé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c M Untel, 2016 CAF 191 [Untel CAF 2016]). Mme Kozmenski a souscrit son affidavit en novembre 2016, lorsqu’elle a été ajoutée comme représentante demanderesse nommément désignée. Les représentants demandeurs n’ont fourni aucun affidavit supplémentaire ou plus récent.

[23] M. Untel a déclaré qu’il vit dans une région rurale et travaille dans le secteur des soins de santé. Il a affirmé souffrir d’une maladie de la moelle épinière et d’arthrite. Santé Canada lui avait accordé l’autorisation de posséder et produire de la marihuana pour son usage personnel. Il a déclaré qu’il avait informé seulement trois personnes de sa participation au PAMFM, qu’il consommait de la marihuana seulement chez lui, en privé, et qu’il gardait ses problèmes de santé confidentiels. Il a dit craindre que son employeur le réprimande s’il découvrait qu’il consomme de la marihuana à des fins médicales et que son organisme de réglementation professionnel mette en doute sa compétence, même si sa consommation de marihuana n’avait pas d’incidence sur ses capacités. M. Untel a aussi déclaré qu’il serait exposé à un risque de violation de domicile. Il a affirmé que la réception de l’envoi postal de novembre 2013 lui avait causé [traduction] « beaucoup de stress et d’anxiété », et qu’il avait été [traduction] « sidéré » lorsqu’il avait vu l’enveloppe.

[24] Suzie Jones a déclaré qu’elle vivait dans une grande ville lors de l’envoi postal et qu’elle travaillait comme parajuriste. Elle a affirmé souffrir d’endométriose et de douleur chronique. Santé Canada lui avait accordé l’autorisation de posséder de la marihuana pour son usage personnel. Elle a indiqué que ses amis et les membres de sa famille étaient bien au courant de ses problèmes de santé, et que plusieurs d’entre eux savaient qu’elle participait au PAMFM. Elle a exprimé les mêmes craintes que M. Untel au sujet d’éventuelles réprimandes de son employeur et de son organisme de réglementation professionnel, et du risque d’invasion de domicile. Mme Jones a aussi déclaré qu’elle avait vécu [traduction] « beaucoup de stress et d’anxiété », et qu’elle avait été [traduction] « sidérée » lorsqu’elle avait reçu l’enveloppe.

[25] Mme Kozmenski a déclaré qu’elle vivait à Windsor, en Ontario, et qu’elle travaillait comme préposé aux services de soutien à la personne lors de l’envoi postal. Elle a affirmé souffrir de douleur causée par des hernies discales et des bombements discaux au dos, d’arthrite aux épaules et aux hanches, et de fibromyalgie. Santé Canada lui avait accordé l’autorisation de posséder et de produire de la marihuana pour son usage personnel. Mme Kozmenski a indiqué qu’elle avait informé seulement douze personnes qu’elle participait au PAMFM. Elle a souligné que sa fille, qui avait alors seize ans, était allée chercher le courrier, et qu’en conséquence, elle avait dû expliquer ses problèmes de santé et les raisons pour lesquelles elle consommait de la marihuana à sa fille et à son fils, qui avait alors sept ans. Mme Kozmenski a aussi déclaré qu’elle avait subi [traduction] « beaucoup de stress et d’anxiété », qu’elle avait été [traduction] « sidérée » lorsqu’elle avait reçu l’enveloppe, et qu’elle craignait pour sa sécurité. Mme Kozmenski a finalement décidé de déménager deux ans après la réception de l’enveloppe. Elle a aussi déclaré s’être jointe à la Cannabis Rights Coalition et au groupe Cannabis in Canada en 2014.

E. Procédure d’autorisation

[26] L’historique procédural du recours collectif depuis 2013 est résumé brièvement ci‐après.

[27] Dans le contexte de la requête en autorisation de recours collectif des demandeurs, le défendeur a demandé la radiation de trois paragraphes de l’affidavit du déposant des demandeurs, M. David Robins [l’affidavit de M. Robins], qui avait été déposé à l’appui de la requête en autorisation. Dans la décision John Doe v Her Majesty The Queen, 2015 FC 236 [John Doe 2015], le juge Rennie a rejeté la requête du défendeur. Les paragraphes en question résumaient les renseignements fournis par un [traduction] « groupe non identifié d’éventuels membres du groupe autosélectionnés » en réponse à un questionnaire. Les renseignements comprenaient des réponses sur les répercussions de l’envoi postal (p. ex., préoccupations concernant la réputation, l’emploi et la sécurité, ainsi que le stress).

[28] Le juge Rennie a conclu que les paragraphes en cause ne constituaient pas une preuve par ouï‐dire inadmissible, car l’affidavit avait été déposé uniquement pour étayer la demande d’autorisation et ne portait pas sur le fond de la demande. Il a formulé la remarque suivante au paragraphe 8 : [traduction] « La preuve n’est pas déposée pour établir que les membres du groupe éventuel ont subi un préjudice, mais bien pour établir que les personnes qui prétendent être des membres du groupe allèguent qu’elles ont subi un préjudice » [souligné dans l’original]. Le juge Rennie a conclu que la preuve ne constituait pas un ouï‐dire compte tenu de son objectif (aux para 11 et 13).

[29] Dans la décision M Untel c Canada, 2015 CF 916, le juge Phelan a conclu qu’il convenait de procéder par recours collectif et a souligné, au paragraphe 51, que « les questions communes permettront de faire avancer le litige ». La Cour a certifié les questions communes proposées par les demandeurs, qui invoquent six différents délits – rupture de contrat, rupture de garantie, négligence, abus de confiance, intrusion dans l’intimité, publicité donnée à la vie privée, violation du droit à la vie privée garanti par la Charte –, et a souligné, au paragraphe 65, qu’il pourrait être nécessaire de modifier certaines questions communes.

[30] Dans l’appel Untel CAF 2016, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel du défendeur en partie et a radié plusieurs causes d’action, ne conservant que celles pour négligence et abus de confiance.

[31] Dans Canada c John Doe, 2019 CAF 8, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel du défendeur portant sur la certification des questions communes concernant les dommages‐intérêts globaux. La Cour d’appel fédérale a souligné, au paragraphe 1, qu’elle avait déjà tranché l’appel de l’ordonnance de certification (Untel CAF 2016), et a conclu que « la partie de l’ordonnance certifiant la détermination globale du montant des dommages‐intérêts à titre de question commune » était une décision définitive. La Cour d’appel fédérale a ajouté, au paragraphe 3, qu’il était loisible au défendeur de présenter les mêmes arguments quant à la pertinence d’une évaluation globale des dommages‐intérêts à l’égard des causes d’action qui demeurent lors de l’examen des questions communes.

F. Les questions communes

[32] Dans Untel 2022, le juge Phelan a autorisé le recours collectif, a défini les membres du groupe, a énoncé le fondement de la demande (négligence et abus de confiance) et a énoncé dix questions communes :

  1. Santé Canada avait‐il envers les membres du groupe une obligation de diligence lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

  2. Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il manqué à cette obligation de diligence au moment d’envoyer l’enveloppe?

  3. Les membres du groupe ont‐ils communiqué les renseignements personnels à Santé Canada?

  4. Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il fait un mauvais usage des renseignements personnels lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

  5. Dans l’affirmative, ce mauvais usage des renseignements personnels a‐t‐il été préjudiciable aux membres du groupe?

  6. Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il abusé de la confiance des membres du groupe lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

  7. [Le défendeur] doit‐[il] payer des dommages‐intérêts aux membres du groupe par suite des causes d’action?

  8. Le préjudice subi par les membres du groupe peut‐il faire l’objet d’une évaluation globale en application du paragraphe 334.28(1) des Règles?

  9. La conduite de Santé Canada justifie‐t‐elle l’octroi de dommages‐intérêts punitifs ou majorés?

  10. Les membres du groupe ont‐ils droit à des intérêts avant jugement et après jugement en application de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‐50?

II. La requête en jugement sommaire

[33] La question que soulève la présente requête consiste à savoir si la Cour devrait rendre un jugement sommaire, et dans l’affirmative, s’il convient de répondre aux questions communes et de quelle manière y répondre.

[34] L’article 215 des Règles des Cours fédérales est formulé en ces termes :

Absence de véritable question litigieuse

If no genuine issue for trial

215 (1) Si, par suite d’une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

215 (1) If on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

Somme d’argent ou point de droit

Genuine issue of amount or question of law

(2) Si la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

...

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui‐ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

(2) If the Court is satisfied that the only genuine issue is

...

(b) a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

Pouvoirs de la Cour

Powers of Court

(3) Si la Cour est convaincue qu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse à l’égard d’une déclaration ou d’une défense, elle peut :

a) néanmoins trancher cette question par voie de procès sommaire et rendre toute ordonnance nécessaire pour le déroulement de ce procès;

b) rejeter la requête en tout ou en partie et ordonner que l’action ou toute question litigieuse non tranchée par jugement sommaire soit instruite ou que l’action se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale.

(3) If the Court is satisfied that there is a genuine issue of fact or law for trial with respect to a claim or a defence, the Court may

(a) nevertheless determine that issue by way of summary trial and make any order necessary for the conduct of the summary trial; or

(b) dismiss the motion in whole or in part and order that the action, or the issues in the action not disposed of by summary judgment, proceed to trial or that the action be conducted as a specially managed proceeding.

[35] Comme tous les articles des Règles, l’article 215 doit être interprété à la lumière de l’article 3, qui indique à la Cour qu’elle doit « apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » et tenir compte du principe de proportionnalité, notamment de la complexité et de l’importance des questions.

[36] Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 [Hryniak], les requêtes en jugement sommaire sont un moyen important d’éviter les frais et les retards associés à un procès complet dans les affaires appropriées, permettant ainsi de faire l’économie des ressources judiciaires et de favoriser l’accès à la justice. Dans l’arrêt Hryniak, la Cour suprême du Canada s’est exprimée en ces termes aux paragraphes 49 et 50 :

Il n’existe pas de véritable question litigieuse nécessitant la tenue d’un procès lorsque le juge est en mesure de statuer justement et équitablement au fond sur une requête en jugement sommaire. Ce sera le cas lorsque la procédure (1) permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, (2) lui permet d’appliquer les règles de droit aux faits et (3) constitue un moyen proportionné, plus expéditif et moins coûteux d’arriver à un résultat juste.

[37] Dans la décision Milano Pizza Ltd c 6034799 Canada Inc, 2018 CF 1112 [Milano Pizza], la juge Mactavish a résumé le droit concernant les requêtes en jugement sommaire devant la Cour. La juge Mactavish a expliqué la notion de « véritable question litigieuse », la question qui se pose lors de l’examen d’une requête en jugement sommaire, le fardeau qui incombe aux parties respectives et d’autres principes fondamentaux, aux paragraphes 31, 33‐36, et 40. Les principes, qui ont été répétés dans de nombreux jugements subséquents, ne sont pas contestés. Les voici :

  • il incombe à la partie requérante de démontrer qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse;

  • toutes les parties, y compris celle qui répond à la requête, doivent « présenter leurs meilleurs arguments »;

  • la réponse à une requête en jugement sommaire ne peut se fonder sur des conjectures touchant la preuve qui pourrait être produite à une étape ultérieure de l’instance;

  • le dossier dont est saisi le juge des requêtes doit lui permettre de dégager les faits nécessaires au règlement du litige;

  • un jugement sommaire ne sera pas rendu lorsque le juge n’est pas en mesure de dégager les faits essentiels ou lorsqu’il serait injuste de le faire;

  • le juge doit faire preuve de prudence puisque le prononcé d’un jugement sommaire fera en sorte que la partie ne pourra pas présenter de preuve à l’instruction.

[38] Plus récemment, la Cour d’appel fédérale a répété ces principes dans l’arrêt Saskatchewan (Procureur général) c Première Nation de Witchekan Lake, 2023 CAF 105, au paragtaphe 22 [Witchekan].

[39] Dans leur requête en jugement sommaire, les demandeurs ont le lourd fardeau de démontrer qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse (para 215(1) des Règles; Witchekan, au para 23; Milano Pizza, au para 34; CanMar Foods Ltd c TA Foods Ltd, 2021 CAF 7 au para 27 [CanMar Foods]). Bien que le défendeur reconnaisse qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse, les deux parties doivent « présenter leurs meilleurs arguments » pour permettre à la Cour de trancher les questions soulevées dans la requête.

III. Aperçu de la position des parties

A. La position des demandeurs

[40] Les demandeurs soutiennent que la preuve n’est pas contestée et qu’il convient de répondre à toutes les questions certifiées en leur faveur. Les demandeurs font valoir que Santé Canada a fait preuve de négligence; il a manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe, selon laquelle il devait protéger leurs renseignements personnels contre toute communication sans leur consentement. Les demandeurs affirment que la responsabilité et les dommages‐intérêts pour négligence ne sont pas des questions communes, qu’ils ne sont pas tenus d’établir les dommages‐intérêts à ce stade‐ci et que les dommages‐intérêts pour négligence peuvent être évalués individuellement, lors des évaluations ou des procès portant sur les questions individuelles. Les demandeurs soulignent que les membres du groupe ne sont pas tous susceptibles d’établir des dommages‐intérêts pour négligence. Les demandeurs soutiennent également que Santé Canada a commis un abus de confiance à leur endroit.

[41] Les demandeurs font valoir que les droits à la vie privée doivent être protégés et que le délit d’abus de confiance en common law devrait évoluer pour protéger la vie privée d’une manière analogue au délit d’atteinte à la vie privée prévu dans certains textes législatifs provinciaux, et conformément à l’évolution récente du droit au Royaume‐Uni et de la jurisprudence concernant la Charte canadienne des droits et libertés, paragraphe 6(1), partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‐U), 1982, c 11 [la Charte]. Les demandeurs soutiennent qu’il n’est pas nécessaire que le mauvais usage de renseignements confidentiels soit intentionnel et qu’ils ne sont pas tenus de prouver l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe, car à lui seul, l’abus de confiance est préjudiciable. Ils font valoir que les réparations qu’il convient d’accorder pour un abus de confiance sont souples compte tenu de leur fondement à vocation équitable, qu’ils justifient l’octroi de dommages‐intérêts, et qu’en conséquence, ils ne sont pas tenus de prouver l’existence d’un préjudice réel.

[42] Les demandeurs soutiennent à titre subsidiaire que s’il est nécessaire d’établir le préjudice réel causé aux membres du groupe, il y a suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour prouver l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe.

B. La position du défendeur

[43] Le défendeur reconnaît qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse et qu’il est possible de répondre aux questions communes soulevées dans la requête en jugement sommaire en sa faveur.

[44] Le défendeur soutient que Santé Canada n’a pas manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe. Il ajoute que les demandeurs n’ont pas prouvé qu’il avait causé des dommages ou des préjudices indemnisables, soit des éléments d’une cause d’action pour négligence.

[45] Le défendeur soutient également que les demandeurs ne satisfont pas au critère applicable pour décider s’il y a eu abus de confiance, qui exige le mauvais usage intentionnel de renseignements confidentiels au détriment des demandeurs.

[46] Le défendeur soutient que le délit d’abus de confiance en common law ne peut pas être élargi pour imiter le délit d’atteinte à la vie privée prévu dans les textes législatifs de certaines provinces, comme le proposent les demandeurs.

[47] Le défendeur soutient que les questions communes certifiées définissent la demande et la requête en jugement sommaire. Le défendeur soutient que les questions 7 et 8 nécessitent une conclusion sur la responsabilité à la fois pour la négligence et l’abus de confiance, et que la détermination de la responsabilité ne peut pas être tranchée lors des évaluations ou des procès portant sur les questions individuelles, comme le font maintenant valoir les demandeurs. La Cour ne peut pas établir si le défendeur devrait payer des dommages‐intérêts pour négligence ou abus de confiance sans conclure – en tant que question commune – que le défendeur est responsable.

IV. Questions préliminaires

[48] Les demandeurs ont voulu déposer une contre‐preuve pour répondre aux questions soulevées par le défendeur que les demandeurs qualifient de [traduction] « nouvelles ». Premièrement, les demandeurs ont voulu répondre à l’observation du défendeur selon laquelle ils doivent satisfaire au critère énoncé dans Anns v Merton London Borough Council (1977), [1978] AC 728 (HL) (adopté dans l’arrêt Cooper c Hobart, 2001 CSC 79), appelé le critère Anns/Cooper, pour établir une nouvelle obligation de diligence. Deuxièmement, les demandeurs ont voulu déposer une contre‐preuve pour répondre à l’observation du défendeur selon laquelle ils doivent établir à la fois un lien de causalité et la responsabilité pour négligence, ainsi que le préjudice réel causé par l’abus de confiance.

[49] Le défendeur s’est opposé au dépôt de la réponse écrite des demandeurs, soulignant que les Règles ne prévoyaient pas une réponse sauf dans des circonstances particulières, et aucune circonstance particulière n’a été établie. Le défendeur souligne que les critères applicables en common law pour la négligence et l’abus de confiance ne constituent pas de nouvelles questions, et que les questions communes définissent la requête en jugement sommaire. Cependant, le défendeur ne s’est pas opposé à la jurisprudence supplémentaire présentée par les demandeurs.

[50] La Cour a refusé d’accepter les observations écrites en réponse des demandeurs. La Cour a souligné que les demandeurs ont déposé la requête et doivent présenter leurs meilleurs arguments au sujet des questions communes et établir le bien‐fondé de leurs allégations de négligence et d’abus de confiance. La Cour a reconnu que les observations du défendeur ne soulevaient pas de nouvelles questions. La Cour a accordé aux demandeurs amplement de temps pour y répondre de vive voix et pour fournir à la Cour la jurisprudence supplémentaire sur laquelle ils s’appuyaient.

[51] En ce qui a trait à la position des demandeurs selon laquelle l’observation du défendeur voulant que la requête en jugement sommaire soit accueillie en faveur des défendeurs constitue une contre‐requête, à laquelle les demandeurs n’ont pas eu la possibilité de répondre, la Cour conclut que la jurisprudence a établi qu’une contre‐requête n’est pas requise (Milano Pizza, aux para 111‐112).

V. Négligence

[52] Les questions communes sont les suivantes :

  1. Santé Canada avait‐il envers les membres du groupe une obligation de diligence lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?
  2. Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il manqué à cette obligation de diligence au moment d’envoyer l’enveloppe?

A. Les observations des demandeurs

[53] Les demandeurs soutiennent que ,conformément au critère établi dans l’arrêt Mustapha c Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, au paragraphe 3, [Mustapha], pour déterminer s’il y a négligence, ils doivent établir les éléments suivants : le défendeur avait envers eux une obligation de diligence; par ses agissements, le défendeur a manqué à la norme de diligence, les demandeurs ont subi des dommages; ces dommages leur ont été causés, en fait et en droit, par le manquement du défendeur.

[54] Les demandeurs font valoir que Santé Canada avait l’obligation de protéger leurs renseignements personnels. Les demandeurs s’appuient sur la Loi sur la protection des renseignements personnels, sur le rapport du Commissariat et sur la stratégie d’atténuation du risque d’atteinte à la vie privée de 2012 de Santé Canada, intitulée 2012 Privacy Risk Mitigation Strategy [la stratégie de 2012].

[55] Les demandeurs font valoir que Santé Canada est assujetti à la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui établit une obligation de diligence au paragraphe 8(1). Ils soulignent que, dans cette loi, la définition de renseignements personnels désigne des renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment les « renseignements relatifs [...] à son dossier médical ». Ils soutiennent que le nom et l’adresse indiqués sur l’enveloppe sont des renseignements personnels.

[56] Les demandeurs soulignent que le commissaire à la protection de la vie privée a conclu que la mention du PAMFM, avec le nom et l’adresse des membres du groupe, constitue des renseignements personnels aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[57] Les demandeurs renvoient également à la stratégie d’avril 2012 de Santé Canada, qui reconnaît que le PAMFM est assujetti aux [traduction] « principes fondamentaux de la Loi sur la protection des renseignements personnels » et se fonde sur des principes de protection des renseignements personnels universellement reconnus. Les demandeurs font valoir que la stratégie de 2012 prouve que Santé Canada connaissait les risques découlant des atteintes à la vie privée, y compris les risques liés à l’envoi de renseignements sur le PAMFM à la mauvaise personne ou à l’attribution de la participation au PAMFM à la mauvaise personne.

[58] En réponse aux observations du défendeur, les demandeurs font valoir qu’une nouvelle obligation de diligence devrait être reconnue si cette obligation n’existe pas déjà. Les demandeurs soutiennent que l’application du critère Anns/Cooper milite en faveur d’une conclusion selon laquelle il existe une nouvelle obligation de diligence.

[59] Les demandeurs soutiennent qu’ils entretenaient un lien étroit avec Santé Canada, que les risques découlant de la divulgation de leurs renseignements personnels étaient prévisibles et qu’aucune considération de politique générale n’écarte cette obligation de diligence.

[60] Les demandeurs soulignent qu’il y avait une communication continue entre Santé Canada et les participants du PAMFM, que les participants ont fourni les renseignements nécessaires et qu’ils étaient vulnérables en raison d’un [traduction] « état pathologique débilitant ». Santé Canada possédait de nombreux renseignements médicaux personnels concernant les demandeurs et le risque de divulgation de ces renseignements était prévisible.

[61] Les demandeurs contestent l’affirmation selon laquelle des considérations de politique générale écartent l’obligation de diligence. Ils soulignent que les membres du groupe composent un groupe limité, que la marihuana est désormais légale et que la responsabilité indéterminée de Santé Canada ne sera pas mise en cause.

[62] Les demandeurs soutiennent que Santé Canada a manqué à son obligation de diligence en ne respectant pas ses obligations aux termes de la loi et ses propres politiques en ce qui concerne la collecte, la conservation, la sécurité et la communication des renseignements personnels des membres du groupe; en omettant d’établir des politiques efficaces pour gérer les renseignements personnels; en omettant de prendre des mesures raisonnables pour empêcher la communication de renseignements personnels; en omettant d’assurer la sécurité des renseignements personnels et d’en préserver la confidentialité; en transmettant par la poste du matériel qui ne doit pas être acheminé par la poste.

[63] Les demandeurs soutiennent que la stratégie de 2012 prouve que Santé Canada savait qu’un manquement à son obligation de diligence causerait un préjudice aux membres du groupe. Les demandeurs soulignent également que la lettre de Santé Canada informait les participants qu’il était nécessaire d’apporter des changements au programme en raison du « risque de violation de domicile et de détournement [de marihuana] vers le marché noir ». Les demandeurs font valoir que la négligence dont a fait preuve Santé Canada relativement à l’envoi postal de masse a alimenté ce risque en particulier.

[64] Les demandeurs contestent que l’utilisation d’enveloppes à fenêtre était une erreur commise par inadvertance. Ils soulignent que Santé Canada a approuvé l’utilisation des enveloppes à fenêtre exposant l’adresse de l’expéditeur et que le sous‐ministre a affirmé qu’il ne s’agit pas d’une pratique courante.

[65] Les demandeurs soutiennent que l’envoi postal de masse a eu pour effet de communiquer les renseignements personnels des membres du groupe sans leur consentement, leur a causé des souffrances, de l’humiliation, de l’angoisse, de l’anxiété, des craintes et de l’incertitude en raison de la perte de contrôle à l’égard de leurs renseignements personnels.

[66] Les demandeurs soulignent que la question commune 7 vise à établir si le défendeur doit payer des dommages‐intérêts aux membres du groupe par suite des causes d’action. Les demandeurs font valoir que la responsabilité de Santé Canada en ce qui a trait aux dommages‐intérêts découle du manquement à son obligation de diligence. Les demandeurs affirment que la Cour devrait ordonner des évaluations ou des procès individuels pour déterminer le montant des dommages‐intérêts pour négligence à adjuger aux membres du groupe, comme le prévoit le plan de déroulement de l’instance.

[67] En réponse à l’observation du défendeur selon laquelle les demandeurs doivent maintenant prouver que le préjudice qu’ils ont subi en raison de la négligence, les demandeurs soulignent que les questions 1 et 2 visent seulement à savoir s’il existait une obligation et s’il y a eu un manquement à cette obligation. Les demandeurs font valoir qu’il n’est pas nécessaire de traiter comme une question commune la responsabilité et les dommages‐intérêts, car ces questions seront traitées lors des procès portant sur les questions individuelles. Par exemple, les demandeurs renvoient à l’arrêt Rumley c Colombie‐Britannique, 2001 CSC 69, au paragraphe 36 [Rumley], dans lequel la Cour suprême du Canada a souligné que les questions du préjudice et du lien de causalité découlant de la négligence systémique alléguée devraient être jugées dans le cadre de procès individuels. Ils renvoient également à l’arrêt Pioneer Corp c Godfrey, 2019 CSC 42, au paragraphe 120 [Pioneer], dans lequel la Cour suprême du Canada a relevé plusieurs possibilités pour déterminer quels membres du groupe avaient subi des pertes une fois la responsabilité établie.

[68] Les demandeurs reconnaissent que lors des évaluations ou des procès portant sur les questions individuelles, certains membres du groupe, contrairement à d’autres, pourraient réussir à démontrer qu’ils ont subi un préjudice indemnisable.

[69] Subsidiairement, les demandeurs font valoir que si l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe est nécessaire pour prouver qu’ils ont subi un préjudice découlant de la négligence, le dossier comprend de tels éléments de preuve. Les demandeurs s’appuient sur les éléments suivants : le rapport du Commissariat, qui résume les plaintes; l’affidavit de M. Robins, fourni par les demandeurs à la requête en autorisation en 2014, qui résume les réponses au sondage mené par les avocats du groupe; les plaintes que Santé Canada a reçues des suites de l’envoi postal. Les demandeurs s’appuient aussi sur leurs rapports d’expert, selon lesquels il existait un préjugé répandu associé à l’utilisation de la marihuana à des fins médicales avant la légalisation, et dans une certaine mesure, après la légalisation.

[70] Les demandeurs s’appuient également sur les affidavits de trois représentants demandeurs, qui ont invoqué le stress, l’anxiété et le sentiment d’être sidéré pour décrire le préjudice qu’ils avaient subi.

[71] En réponse à la question de la Cour visant à savoir pourquoi aucun affidavit supplémentaire ou plus récent des participants du PAMFM n’avait été déposé, les demandeurs ont répondu qu’il n’était pas nécessaire de déposer de tels affidavits pour répondre aux questions communes 1 et 2, et que si la Cour avait besoin d’une preuve du préjudice subi, la Cour pouvait rendre une ordonnance concernant une preuve spéciale ou des modes de preuve spéciaux.

[72] En ce qui a trait aux dommages‐intérêts réclamés, les demandeurs reconnaissent qu’ils n’ont pas réclamé de dommages‐intérêts pour les trois représentants demandeurs dans leur avis de demande, mais qu’ils le faisaient dans leur mémoire des faits et du droit concernant la présente requête. Cependant, les demandeurs font maintenant valoir que les dommages‐intérêts des trois représentants demandeurs devraient être établis lors d’un procès sommaire ou d’une évaluation individuelle. Les demandeurs reconnaissent également que les affidavits de M. Untel et de Suzie Jones n’étayent pas l’existence d’un préjudice découlant de la négligence, mais que l’affidavit de Mme Kozmenski peut le faire.

B. Les observations du défendeur

[73] Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas établi que Santé Canada avait une obligation de diligence envers eux, qu’il avait manqué à cette obligation de diligence ou qu’ils ont subi un préjudice en raison du manquement à cette obligation de diligence. Par conséquent, le défendeur n’est pas responsable de négligence.

[74] Le défendeur soutient qu’une violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels (ce qui est contesté) ne donne pas naissance à une cause d’action. Le défendeur souligne que la Loi sur la protection des renseignements personnels ne prévoit aucune obligation de diligence ni aucune réparation en cas de violation, ce qui reflète un choix intentionnel du législateur. La réparation prévue aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels est la réalisation d’une enquête et la préparation d’un rapport par le commissaire à la protection de la vie privée.

[75] Le défendeur ajoute qu’en common law, l’État n’a aucune obligation de diligence reconnue en ce qui a trait à la protection des renseignements personnels aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[76] Le défendeur soutient que toute nouvelle obligation de diligence maintenant invoquée par les demandeurs ne pourrait pas satisfaire au critère Anns/Cooper, car le préjudice allégué n’est pas raisonnablement prévisible et des considérations de politique résiduelles empêchent de conclure à l’existence d’une obligation de diligence.

[77] Le défendeur soutient qu’il n’existait aucun préjudice connu ou prévisible pour les raisons suivantes : l’envoi postal a été livré conformément à la Loi sur la Société canadienne des postes, LRC 1985, c C‐10, et à ses règlements d’application; l’envoi postal n’a rien communiqué au sujet de l’état pathologique d’un membre du groupe; il n’était pas raisonnablement prévisible que d’autres personnes vivant dans le même ménage que les membres du groupe ignorent qu’ils participaient au PAMFM; des enveloppes sur lesquelles figuraient des renseignements semblables avaient déjà été envoyées aux membres du groupe.

[78] Le défendeur soutient que même si les demandeurs pouvaient prouver qu’un préjudice était raisonnablement prévisible, des considérations de politique résiduelles empêchent de conclure à l’existence d’une obligation de diligence, car une telle obligation exposerait le gouvernement à des réclamations privées [traduction] « quasi illimitées », car il possède de nombreux renseignements personnels.

[79] Le défendeur ajoute que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un quelconque manquement à la norme de diligence alléguée. Le défendeur soutient que Santé Canada a agi « de façon aussi diligente qu’une personne ordinaire, raisonnable et prudente placée dans la même situation » (citant Ryan c Victoria, [1999] 1 RSC 201 au para 28). Le défendeur soutient que les demandeurs interprètent mal la stratégie de 2012; cette stratégie ne reconnaît pas l’existence d’un quelconque manquement à la norme de diligence, mais démontre plutôt que Santé Canada a fait preuve de diligence raisonnable pour assurer le respect de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[80] Le défendeur conteste l’observation des demandeurs selon laquelle la communication (c.‐à‐d. l’envoi postal) a causé un préjudice, car à la lecture de l’enveloppe, une tierce partie aurait pu découvrir que le membre du groupe participait au PAMFM. Le défendeur soutient que l’envoi postal était nécessaire pour informer les participants d’importants changements qui seraient apportés au programme, qu’il n’était pas prévisible que les participants subissent un préjudice et que la gravité du préjudice allégué n’a pas été établie.

[81] Le défendeur souligne que la question commune 7 exige que les demandeurs établissent la responsabilité et l’existence d’un préjudice. Le défendeur souligne que dans leur requête en jugement sommaire, les demandeurs cherchent à obtenir une décision concernant les questions communes, puis des évaluations individuelles. Cependant, les demandeurs font maintenant valoir que le défendeur devrait être tenu responsable au titre d’une question commune, puis que des évaluations individuelles des dommages‐intérêts devraient être effectuées par la suite. Le défendeur avance que cela évoque l’idée de conclure à la responsabilité sans d’abord conclure à l’existence d’un lien de causalité et d’un préjudice en tant que question commune.

[82] Le défendeur renvoie à l’arrêt Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41, au paragraphe 96 [Nelson] :

[96] Il est bien établi qu’une partie défenderesse ne saurait être responsable de négligence, à moins que son manquement n’ait causé le préjudice subi par la partie demanderesse. Dans l’analyse du lien de causalité, il faut procéder à deux examens distincts (Mustapha, par. 11; Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, par. 13; Livent, par. 77; A. M. Linden et autres, Canadian Tort Law (11e éd. 2018), p. 309‐310). Premièrement, le manquement de la partie défenderesse doit être la cause factuelle du préjudice subi par la partie demanderesse. La causalité factuelle est généralement évaluée au moyen du critère dit du « facteur déterminant » (Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, par. 8 et 13; Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333, par. 21‐22). La partie demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice ne serait pas survenu n’eut été l’acte de négligence de la partie défenderesse.

[83] Le défendeur souligne que la position actuelle des demandeurs est différente de celle exposée dans leur requête en autorisation, dans laquelle les demandeurs ont suggéré de traiter comme une question commune la responsabilité, et que les questions communes ont été formulées en conséquence. Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont fourni aucune preuve d’un préjudice dans le cadre de la requête, et qu’en conséquence, il faut répondre par la négative à la question 7. Le défendeur souligne que dans la jurisprudence sur laquelle s’appuient les demandeurs pour étayer leur demande d’évaluations individuelles (Rumley, Pioneer), les questions communes sont formulées différemment.

[84] Le défendeur fait valoir que les questions certifiées lient les deux parties. Les demandeurs ont le fardeau d’établir l’existence d’un lien de causalité et d’un préjudice pour établir la responsabilité, et ne l’ont pas fait.

[85] Le défendeur souligne que pour qu’une action pour négligence soit accueillie, la Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que chaque élément de la cause d’action est établi pour chaque membre du groupe. Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas établi les quatre éléments nécessaires pour que la cause d’action soit accueillie (c.‐à‐d. l’existence d’une obligation de diligence, le manquement à l’obligation de diligence du défendeur dans les circonstances, et le fait que les demandeurs ont subi un préjudice en raison du manquement à l’obligation de diligence envers eux). Le défendeur renvoie à l’arrêt Bou Malhab c Diffusion Métromédia CMR inc, 2011 CSC 9, au paragraphe 53, dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que « la possibilité d’ordonner un recouvrement individuel des dommages‐intérêts ne déleste pas le demandeur du fardeau de prouver, en premier lieu, l’existence d’un préjudice personnel chez tous les membres du groupe ».

C. Santé Canada avait une obligation de diligence envers les membres du groupe et a manqué à cette obligation de diligence dans les circonstances

[86] Comme le souligne le défendeur, il n’existe aucune cause d’action d’origine législative pour un manquement à la Loi sur la protection des renseignements personnels, comme c’est le cas dans certaines provinces (p. ex. Colombie‐Britannique, Saskatchewan, Manitoba et Terre‐Neuve‐et‐Labrador). En l’absence d’un délit créé par voie législative, il faut s’appuyer sur la common law (La Reine c Saskatchewan Wheat Pool, 1983 CanLII 21 (CSC), p 211 [Saskatchewan Wheat Pool]); en l’espèce, il s’agit du délit de négligence en common law.

[87] Le manquement à une obligation légale n’établit pas automatiquement la négligence (Holland c Saskatchewan, 2008 CSC 42 au para 9). Cependant, comme le reconnaît le défendeur, le manquement à une obligation d’origine législative peut être pris en compte et prouver la négligence dans une certaine mesure (Apotex Inc c Syntex Pharmaceuticals International Ltd (CAF), 2005 CAF 424 au para 10; Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 au para 31).

[88] En common law, l’État n’a aucune obligation de diligence reconnue en ce qui a trait à la protection des renseignements personnels aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels. L’application du critère Anns/Cooper contribue à trancher la question de savoir s’il existe une nouvelle obligation de diligence. Ce critère a récemment été reformulé dans l’arrêt Nelson, aux para 17‐18 :

Suivant la première étape, le tribunal se demande [...] si le préjudice était une conséquence raisonnablement prévisible de la conduite de la partie défenderesse et s’il existe « un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au demandeur » (Rankin’s Garage, par. 18). Il y a un lien de proximité lorsqu’il existe entre les parties un lien à ce point « étroit et direct », qu’il serait « juste et équitable en droit d’imposer une obligation de diligence au défendeur » (Cooper, par. 32 et 34).

S’il existe une proximité suffisante permettant de fonder une obligation de diligence prima facie, il est nécessaire de passer à la deuxième étape de l’analyse établie dans les arrêts Anns et Cooper, qui consiste à se demander s’il existe des considérations de politique résiduelles étrangères au lien existant entre les parties qui devraient écarter l’obligation de diligence prima facie (Cooper, par. 30).

[Non souligné dans l’original.]

[89] Dans la décision Cain c Canada (Santé), 2023 CF 55 [Cain], Santé Canada voulait soustraire des renseignements semblables à la communication aux termes de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A‐1. Dans la décision Cain, Santé Canada a fait valoir qu’il s’agissait de renseignements « hautement personnels » pouvant révéler qu’une personne consomme ou cultive de la marihuana à des fins médicales, et que ces renseignements devraient être protégés. La position de Santé Canada donne à penser qu’il avait un lien de proximité avec les personnes qui avaient fourni des renseignements en vue d’obtenir l’autorisation de consommer ou de produire de la marihuana, et qu’il avait la responsabilité de protéger ces renseignements « hautement personnels ».

[90] Bien que le contexte soit différent, il est incohérent de la part de Santé Canada de maintenant faire valoir que l’envoi postal, qui a révélé le nom des participants du PAMFM et les a associés au PAMFM, n’a pas divulgué des renseignements hautement personnels qui devaient être protégés. Bien que l’association entre le nom des destinataires et le PAMFM n’ait pas révélé d’autres renseignements personnels ou détails sur l’état pathologique des participants, il est logique de déduire que les destinataires participaient au PAMFM, ce qui peut mener à d’autres inférences logiques concernant leur consommation de marihuana (même si certains destinataires avaient uniquement l’autorisation de cultiver de la marihuana).

[91] La Cour conclut que chaque participant au PAMFM avait un lien de proximité avec Santé Canada. Pour participer au PAMFM, la grande majorité des participants ont dû divulguer des renseignements personnels indiquant qu’ils présentaient au moins un des états pathologiques énoncés dans le Règlement. Les formulaires transmis par les participants comprenaient leurs coordonnées, qui permettaient de les joindre directement et exclusivement, ou de les joindre par l’entremise de leur représentant nommé.

[92] Le préjudice découlant de la divulgation de l’association entre les participants et le PAMFM était prévisible. Dans la lettre de novembre 2013, Santé Canada a souligné que « [l]a pratique actuelle qui consiste à permettre aux personnes de faire pousser de la marihuana pour des raisons médicales pose des risques pour la sûreté et la sécurité des Canadiens. La valeur élevée de la marihuana sur le marché illicite accroît le risque de violation de domicile et de détournement vers le marché noir ».

[93] Dans sa déclaration, le sous‐ministre a reconnu que « [l]a protection des renseignements personnels est d’une importance fondamentale pour Santé Canada ».

[94] En outre, dans la décision Cain, le juge Pentney a souscrit à la position de Santé Canada quant à la nécessité de protéger les renseignements personnels, et a tiré la conclusion suivante aux paragraphes 107‐108 :

Les organismes gouvernementaux détiennent toutes sortes de renseignements concernant des individus, et bien que tous les renseignements qui sont considérés comme étant « personnels » au sens de la définition législative méritent d’être protégés, il faut reconnaître que la divulgation de certains types de renseignements personnels particulièrement sensibles peut avoir des conséquences particulièrement dévastatrices. Les renseignements sur l’état de santé d’une personne doivent figurer très haut sur une telle liste : il s’agit de l’un des renseignements les plus intimes que nous possédons, et la décision de les communiquer ou non, et dans l’affirmative, dans quelle mesure, peut être un choix déchirant qui a des conséquences importantes pour la personne, sa famille et ses amis.

[...] Santé Canada avait l’obligation d’essayer d’empêcher la divulgation des renseignements personnels de chacun. Même si le Ministère détenait des milliers de documents, l’obligation visait chacune des personnes à qui ils se rapportaient.

[Non souligné dans l’original.]

[95] La stratégie de 2012 étaye la conclusion selon laquelle les risques associés à la divulgation des renseignements personnels liés au PAMFM étaient prévisibles. La stratégie de 2012 a reconnu que le PAMFM avait [traduction] « connu de nombreuses atteintes à la vie privée » en ce qui concerne les renseignements personnels des participants (y compris celles causées par une erreur administrative). Bien que les atteintes à la vie privée décrites dans la stratégie ne soient pas de la même nature que celles causées par l’envoi postal, cela indique que Santé Canada était conscient des préjudices éventuels et prenait des mesures pour éviter d’autres incidents.

[96] La Cour conclut qu’il existait un lien de proximité selon les circonstances particulières (c.‐à‐d. conformément aux exigences en vigueur, les participants du PAMFM avaient fourni des renseignements personnels pour avoir l’autorisation de consommer ou de cultiver de la marihuana en 2013, Santé Canada communiquait régulièrement avec les participants du PAMFM, en plus de la stratégie de 2012 et de la déclaration du sous‐ministre). Par conséquent, la Cour conclut que Santé Canada avait une obligation de diligence envers les membres du groupe afin de protéger leurs renseignements personnels.

[97] La Cour n’est pas d’accord avec le défendeur pour dire qu’il existe des considérations de politique générale qui empêchent de conclure à l’existence d’une obligation de diligence. La Cour n’est pas convaincue que la reconnaissance d’une obligation de diligence en l’espèce ferait en sorte que le gouvernement soit exposé de façon [traduction] « quasi illimitée » à des réclamations pour atteinte à la vie privée. Cette nouvelle obligation de diligence se rapporte uniquement aux circonstances particulières de l’espèce; c’est‐à‐dire que Santé Canada exigeait aux participants de fournir des renseignements médicaux personnels pour établir leur admissibilité au PAMFM tel qu’il existait avant les changements apportés en 2014, a conservé ces renseignements et a indiqué aux participants, dans un formulaire de demande, qu’il communiquerait uniquement avec les participants ou leur représentant nommé. La reconnaissance de cette obligation de diligence n’exposera pas Santé Canada à des réclamations provenant d’autres personnes que les membres du groupe.

[98] La Cour conclut que la réponse à la question commune 1 est affirmative. Santé Canada avait une obligation de diligence envers les membres du groupe.

[99] La Cour conclut également que la réponse à la question commune 2 est affirmative. Santé Canada a manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe lorsqu’il a effectué l’envoi postal.

[100] Cette conclusion repose sur les obligations de Santé Canada aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels, la stratégie de 2012 et le fait que Santé Canada avait examiné et approuvé les détails de l’envoi postal au préalable.

[101] Santé Canada a eu plusieurs occasions d’examiner et de vérifier les détails de l’envoi postal, y compris l’inclusion du PAMFM dans l’adresse de l’expéditeur (ce qui s’écartait de la pratique antérieure) et l’utilisation de la page couverture sur laquelle figuraient l’adresse de l’expéditeur, ainsi que le nom et l’adresse des participants, qui étaient visibles à travers la fenêtre de l’enveloppe. Comme Santé Canada n’avait jamais indiqué « PAMFM » dans l’adresse de l’expéditeur et avait pris des mesures pour reconnaître et atténuer différentes atteintes à la vie privée dans le cadre du PAMFM, il aurait dû être attentif à la nécessité d’éviter que le nom des participants soit associé au PAMFM. Une personne raisonnable et prudente placée dans la même situation aurait probablement pris davantage de précautions pour s’assurer que l’envoi postal respecte l’obligation de Santé Canada de protéger les renseignements personnels de Santé Canada avant d’approuver l’utilisation des enveloppes à fenêtre. Comme je le mentionne plus haut, Santé Canada était conscient de son obligation de protéger les renseignements personnels des participants du PAMFM.

[102] Répondre aux questions communes 1 et 2 en faveur des demandeurs ne revient pas à conclure que le défendeur est responsable de négligence; en réalité, cela établit simplement que dans les circonstances actuelles, il existait une obligation de diligence et il y a eu manquement à cette obligation.

[103] Pour établir la responsabilité pour négligence, conformément à la question commune 7, le membre du groupe doit prouver qu’il a subi un préjudice réel causé par le manquement à l’obligation de diligence.

VI. Abus de confiance

A. Les observations des demandeurs

[104] Les demandeurs soutiennent qu’il y a lieu de répondre par l’affirmative aux questions communes 3, 4, 5 et 6.

[105] Les demandeurs font valoir que le délit d’abus de confiance devrait être élargi pour reconnaître l’importance de protéger le caractère privé des renseignements personnels et que toute atteinte au caractère privé des renseignements personnels devrait en soi donner ouverture à une action sans preuve d’une perte réelle. Les demandeurs s’appuient sur la jurisprudence relative à la Charte, ainsi que sur la jurisprudence relative au délit d’abus de confiance d’origine législative et au délit d’intrusion dans l’intimité en common law.

[106] Les demandeurs citent des passages de plusieurs jugements à l’appui de leur position selon laquelle le délit de l’abus de confiance est en évolution. Ils font valoir que la vie privée est une valeur sacrée de la Charte et que la jurisprudence relative à la Charte (comme R c Spencer, 2014 CSC 43 [Spencer]) devrait contribuer à l’évolution de la common law.

[107] Les demandeurs font aussi valoir que même si le délit en common law n’est pas élargi comme ils le proposent, ils satisfont au critère à trois volets applicable pour décider s’il y a eu abus de confiance, qui est établi dans l’arrêt Lac Minerals Ltd c International Corona Resources Ltd, 1989 CanLII 34 (CSC) [Lac Minerals]. Ils soutiennent qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve au dossier pour prouver l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe.

[108] Les demandeurs soutiennent qu’ils satisfont au critère établi dans l’arrêt Lac Minerals; les membres du groupe ont confié des renseignements confidentiels à Santé Canada; les membres du groupe ont communiqué ces renseignements à titre confidentiel; Santé Canada a fait un mauvais usage des renseignements au détriment des membres du groupe.

[109] Les demandeurs s’appuient sur un rapport préparé par leur expert, John Wunderlich, et sur les conclusions du Commissariat pour établir qu’ils ont confié des renseignements confidentiels à Santé Canada à titre confidentiel.

[110] Les demandeurs renvoient à la décision Cain, aux paragraphes 103 et 107, en ce qui concerne la nature confidentielle de leurs renseignements. Ils font valoir que les renseignements que Santé Canada cherchait à protéger dans la décision Cain sont les mêmes que ceux divulgués dans l’envoi postal de masse qui ne constituerait maintenant pas, selon Santé Canada, un abus de confiance.

[111] Les demandeurs s’appuient aussi sur la décision Ari v Insurance Corporation of British Columbia, 2022 BCSC 1475 [Ari], aux paragraphes 38‐40, dans lequel la Cour suprême de la Colombie‐Britannique a adopté la description de la portée du caractère privé des renseignements personnels que la Cour suprême du Canada a donnée dans l’arrêt Spencer. Dans la décision Ari, la Cour suprême de la Colombie‐Britannique a conclu que le droit à la vie privée englobe les adresses résidentielles et qu’une personne devrait exercer un contrôle sur la diffusion de ce renseignement (aux para 33, 44‐46).

[112] Les demandeurs font valoir que tout emploi non autorisé de renseignements confidentiels constitue un abus de confiance. Les demandeurs soulignent que les membres du groupe n’ont pas autorisé la communication de leurs renseignements personnels ni leur emploi à toute autre fin que l’obtention d’une licence leur permettant de cultiver ou de posséder de la marihuana, et d’en consommer afin de traiter leurs problèmes de santé. Ils soutiennent que l’empressement de Santé Canada à envoyer les renseignements concernant les changements qui seraient apportés au PAMFM a favorisé [traduction] « la rapidité au détriment de la confiance », ce qui a entraîné le mauvais usage des renseignements confidentiels.

[113] Les demandeurs font valoir que la déclaration du sous‐ministre reconnaît que Santé Canada a fait un mauvais usage des renseignements et établit l’abus de confiance. Les demandeurs contestent l’allégation selon laquelle l’envoi postal de Santé Canada était une « erreur administrative » et soulignent que Santé Canada a approuvé le mauvais usage de leurs renseignements.

[114] Les demandeurs cherchent à établir une distinction entre l’arrêt Tucci v Peoples Trust Company, 2020 BCCA 246, au paragraphe 113 [Tucci], et l’affaire qui nous intéresse en l’espèce, et font valoir que la conclusion de la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique – selon laquelle le mauvais usage des renseignements doit être intentionnel pour qu’il y ait abus de confiance – était fondée sur les faits de cette affaire en particulier, qui concernait une atteinte à la vie privée par une tierce partie. Les demandeurs estiment que la décision Tucci est la seule qui indique que le mauvais usage doit être intentionnel.

[115] Les demandeurs soutiennent que le mauvais usage constitue un préjudice commun, car les participants du PAMFM ont communiqué leurs renseignements à titre confidentiel et Santé Canada a fait un mauvais usage de ces renseignements. Les demandeurs font valoir que les renseignements ont été utilisés à des fins non autorisées sans leur consentement. Les demandeurs font valoir que la divulgation de leurs renseignements confidentiels respecte tous les éléments nécessaires pour conclure à l’existence d’un abus de confiance – y compris le préjudice – et donne en soi ouverture à une action sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’une perte réelle.

[116] Les demandeurs avancent qu’il importe peu que toute personne autre que les participants du PAMFM ait vu la lettre; l’envoi postal a [traduction] « exposé » leur participation, ce qui est suffisant pour constituer un préjudice, dans l’éventualité où il est nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice.

[117] Les demandeurs ajoutent que la Cour peut accorder des réparations plus diversifiées en common law et en equity pour remédier à un abus de confiance, ce qui lui permet d’accorder des dommages‐intérêts simplement pour l’abus de confiance sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’une perte. Les demandeurs s’appuient sur l’arrêt Lac Minerals pour soutenir que les origines différentes de l’abus de confiance, à savoir en equity et en common law, donnent un éventail de recours plus large.

[118] Les demandeurs soulignent que la jurisprudence canadienne et internationale reconnaît que le concept du préjudice est large et englobe les souffrances morales ou psychologiques (p. ex., The Catalyst Capital Group Inc v VimpelCom Ltd, 2019 ONCA 354 au para 41 [Catalyst Capital Group]; Lysko v Braley, 2006 CanLII 11846 (ONCA) aux para 18, 20 [Lysko]; Cadbury Schweppes Inc v FBI Foods Ltd, 1994 CanLII 360 (BCSC) aux para 52‐53, 64 [Cadbury Schweppes]; Coco v AN Clark (Engineers) Ltd, [1969] RPC 41 [Coco]; Attorney General v Guardian Newspapers Ltd (No 2), [1988] UKHL 6 (BaiLII) [Guardian Newspapers]).

[119] Les demandeurs font valoir que la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu dans l’arrêt Lysko que la divulgation peut causer un préjudice (au para 18), et que la Cour suprême du Canada a reconnu dans l’arrêt Cadbury Schweppes Inc c Aliments FBI Ltée, 1999 CanLII 705 (CSC) [Cadbury Schweppes CSC], que la divulgation même pourrait suffire pour qu’il y ait préjudice (au para 53).

[120] Les demandeurs s’appuient aussi sur plusieurs jugements rendus au Royaume‐Uni, dont Sicri v Associated Newspapers Ltd, [2020] EWHC 3541 (QB), dans lequel la cour a tiré la conclusion suivante [traduction] : « une réparation peut aussi être accordée pour la commission de l’acte répréhensible en soi, dans la mesure où celui‐ci a une incidence sur les valeurs protégées par le droit, à condition que cette réparation soit compensatoire, et n’ait pas un objectif de dissuasion ou de défense du droit. Une telle indemnisation reflète la perte ou la diminution d’un droit de contrôler des renseignements privés » (au para 138). Les demandeurs s’appuient sur la décision Guardian Newspapers pour étayer leur argument selon lequel il est dans l’intérêt public d’accorder une indemnisation en cas d’atteinte à la vie privée et d’abus de confiance même en l’absence de préjudice.

[121] Les demandeurs reconnaissent qu’il n’existe aucune jurisprudence canadienne étayant clairement l’élargissement du délit d’abus de confiance, mais avancent que la Cour devrait prendre l’initiative d’élargir ce délit pour reconnaître l’importance de la vie privée. Les demandeurs regroupent des passages des jugements Lac Minerals, Cadbury Schweppes, Jones v Tsige, 2012 ONCA 32 [Jones], Ari, et autres, pour étayer l’élargissement du délit, y compris pour prévoir une réparation en cas d’abus de confiance sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’une perte. Les demandeurs soutiennent que des dommages‐intérêts globaux devraient être accordés aux membres du groupe pour reconnaître qu’il y a eu atteinte à leur vie privée; il n’est pas nécessaire qu’ils prouvent qu’ils ont subi une perte réelle.

[122] Subsidiairement, s’il est nécessaire d’établir l’existence d’un préjudice, les demandeurs font valoir que l’expérience commune des membres du groupe en ce qui concerne la divulgation de leurs renseignements personnels est suffisante. Ils ajoutent que les troubles émotionnels décrits par les représentants demandeurs établissent aussi l’existence d’un préjudice commun. Ils s’appuient également sur l’affidavit de M. Robins, les conclusions du rapport du Commissariat et les avis des Drs Joan Bottorff et Zachary Walsh au sujet de la stigmatisation associée à la consommation de marihuana à des fins médicales avant la légalisation pour démontrer le préjudice que les membres du groupe ont subi.

[123] Les demandeurs soutiennent que tous les membres du groupe devraient recevoir un montant de base des dommages‐intérêts globaux en reconnaissance du préjudice à l’échelle du groupe. Ils font valoir que si des membres du groupe en particulier peuvent démontrer que le préjudice qu’ils ont subi justifie l’octroi de dommages‐intérêts supérieurs au montant de base, ils peuvent demander des dommages‐intérêts supplémentaires lors d’évaluations ou de procès individuels.

B. Les observations du défendeur

[124] Le défendeur soutient qu’il y a lieu de répondre par la négative aux questions 4, 5 et 6. Le défendeur fait valoir que les demandeurs n’ont pas établi que Santé Canada avait commis un abus de confiance à l’endroit des membres du groupe.

[125] Le défendeur soutient qu’essentiellement, les demandeurs demandent à la Cour, d’une part, de conclure que le délit d’abus de confiance devrait être réinterprété en fonction des circonstances des demandeurs, et d’autre part, d’inclure des aspects du délit d’intrusion dans l’intimité même si ce délit a été radié de la déclaration parce qu’ils avaient omis des faits importants nécessaires.

[126] Le défendeur reconnaît que la common law a évolué et peut continuer de le faire, mais soutient qu’il faut éviter d’élargir la common law dans l’objectif de revoir à la baisse les exigences à remplir pour qu’il y ait abus de confiance. Le critère applicable pour décider s’il y a eu abus de confiance est établi dans l’arrêt Lac Minerals.

[127] Le défendeur soutient que les demandeurs ne satisfont pas au critère à trois volets, qui exige le mauvais usage intentionnel de renseignements au détriment de la personne qui a communiqué les renseignements. Le défendeur reconnaît que les demandeurs ont communiqué les renseignements à Santé Canada à titre confidentiel, mais fait valoir que ces renseignements n’étaient pas nécessairement confidentiels et que Santé Canada n’en a pas fait un mauvais usage et n’a pas eu l’intention d’en faire un mauvais usage. Le défendeur fait valoir que les demandeurs ont fourni leur adresse afin que Santé Canada puisse communiquer avec eux par la poste. Santé Canada a commis une erreur par inadvertance; il n’avait pas l’intention d’abuser de la confiance des participants du PAMFM. Le défendeur ajoute que les demandeurs n’ont pas prouvé que cela a entraîné un quelconque préjudice.

[128] Le défendeur conteste l’observation des demandeurs selon laquelle une violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels peut établir l’existence d’un abus de confiance. Le défendeur reconnaît que les renseignements en cause sont visés par la définition de « renseignements personnels » donnée dans la Loi sur la protection des renseignements personnels. Cependant, le défendeur conteste que Santé Canada a violé la Loi sur la protection des renseignements personnels, malgré la conclusion du Commissariat.

[129] Le défendeur soutient que le délit d’abus de confiance en common law ne donne pas ouverture à une action en soi. Dans l’arrêt Ari, sur lequel s’appuient les demandeurs, la Cour suprême de la Colombie‐Britannique a conclu que le délit d’atteinte à la vie privée – prévu dans la loi provinciale – donnait ouverture à une action sans qu’il soit nécessaire de prouver un préjudice réel. Cependant, il n’existe aucun délit d’atteinte à la vie privée aux termes de la Loi sur la protection des renseignements personnels fédérale. L’abus de confiance n’est pas, lui non plus, un délit d’origine législative.

[130] Le défendeur souligne que le premier élément du critère établi dans l’arrêt Lac Minerals prévoit que les renseignements confiés doivent être confidentiels. Le défendeur soutient que bien que cet élément ne fasse pas partie des questions communes, il doit être tranché.

[131] Le défendeur fait valoir que la question de savoir si les renseignements sont confidentiels dépend des circonstances de chaque membre du groupe et ne peut être tranchée à l’échelle du groupe. Le défendeur reconnaît que les renseignements personnels peuvent être confidentiels, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Le défendeur souligne que plusieurs participants du PAMFM s’étaient identifiés publiquement dans des procédures judiciaires relatives à l’envoi postal, étaient membres de groupes de défense d’intérêts publics ou avaient correspondu directement avec le programme sans supprimer leur nom. En outre, certains étaient très ouverts quant à leur consommation de marihuana à des fins médicales. Bien que leurs renseignements puissent être personnels, ils ne sont pas nécessairement confidentiels.

[132] Le défendeur soutient qu’en l’absence de preuve démontrant que des renseignements confidentiels ont été divulgués à Postes Canada ou à d’autres membres du ménage, il est impossible d’établir l’existence d’un abus de confiance.

[133] Le défendeur soutient également que la réception de la lettre comportant la mention du PAMFM dans l’adresse de l’expéditeur est une [traduction] « association indéterminée », car certains participants avaient seulement l’autorisation de cultiver de la marihuana et n’avaient divulgué aucun renseignement personnel au sujet d’un état pathologique pour obtenir leur licence (c.‐à‐d. Licence de production à titre de personne désignée). En outre, le défendeur fait valoir que l’éventail d’états pathologiques pour lesquels la consommation de marihuana à des fins médicales était autorisée était si vaste qu’à la réception de l’enveloppe, il était impossible d’avoir une idée des renseignements médicaux des membres du groupe.

[134] Le défendeur reconnaît que la participation des membres du groupe au PAMFM a été communiquée à Santé Canada « dans des circonstances ayant donné naissance à une obligation fondée sur des rapports de confiance » (question 3). Cependant, le défendeur soutient que cela n’est pas suffisant pour établir la responsabilité pour abus de confiance.

[135] Le défendeur ajoute que la mention du PAMFM dans l’adresse de l’expéditeur sur l’enveloppe ne constitue pas un mauvais usage des renseignements confidentiels des demandeurs. Le défendeur souligne que Santé Canada n’a fait aucune observation sur sa façon de communiquer avec les participants du PAMFM, mais a seulement indiqué qu’il communiquerait avec les participants soit directement soit par l’entremise de leur représentant nommé.

[136] Le défendeur fait valoir que la confiance doit avoir été trahie intentionnellement pour qu’il y ait un abus de confiance (Tucci, au para 113) et que le mauvais usage de renseignements exige plus que l’inadvertance. En l’espèce, rien n’indique que Santé Canada a intentionnellement abusé de la confiance des membres du groupe.

[137] Le défendeur soutient que les demandeurs ne peuvent pas s’appuyer sur une lacune ou une ambiguïté dans la jurisprudence pour prétendre que le délit intentionnel d’abus de confiance ne nécessite plus un comportement intentionnel de la part du défendeur. Le défendeur fait valoir que la jurisprudence sur laquelle s’appuient les demandeurs – pour affirmer que l’exigence d’une intention n’est pas établie en droit parce que cette question n’est pas précisément abordée dans la jurisprudence en question – ne permet pas à la Cour de conclure que l’intention n’est pas un élément du délit en common law. Le défendeur souligne que dans les jugements cités par les demandeurs (p. ex. Cadbury Schweppes CSC, Lac Minerals), le comportement en cause était intentionnel.

[138] Le défendeur souligne que le caractère volontaire est nécessaire même dans les délits d’atteinte à la vie privée prévus dans les lois provinciales (p. ex., la Privacy Act, RSBC 1996, c 373, de la Colombie‐Britannique [la Privacy Act de la C.‐B.]).

[139] Le défendeur soutient que les demandeurs doivent aussi démontrer que le prétendu mauvais usage des renseignements confidentiels a causé un préjudice aux membres du groupe, et qu’ils ne l’ont pas fait.

[140] Le défendeur ajoute que le préjudice est à la fois un élément de la cause d’action dans le cas des abus de confiance et une question certifiée. Le défendeur reconnaît que le préjudice peut être interprété largement (Cadbury Schweppes CSC), mais soutient que le sentiment d’être sidéré et le choc décrits par les demandeurs ne constituent pas un préjudice. Le défendeur souligne que dans l’arrêt Lysko, la cause d’action pour abus de confiance a été radiée, car la déclaration du demandeur concernant l’angoisse et l’embarras n’était pas suffisante pour prouver l’existence d’un préjudice.

[141] Le défendeur soutient que les témoignages des trois représentants demandeurs, sur lesquels les demandeurs s’appuient maintenant pour prouver l’exigence d’un préjudice, ne sont pas vérifiés, fiables ni suffisants.

[142] Le défendeur souligne qu’il n’a pas eu l’occasion de contre‐interroger Mme Kozmenski et que le contre‐interrogatoire de M. Untel et de Suzie Jones a été effectué uniquement dans le contexte de la requête en autorisation. Les représentants demandeurs n’ont pas été contre‐interrogés quant à leurs allégations relatives au sentiment d’être sidéré, au stress ou à l’anxiété. Le défendeur souligne qu’il n’existe aucune preuve, dix ans après l’envoi postal, démontrant que les craintes de nature conjecturale des représentants demandeurs se sont matérialisées. Le défendeur indique que la Cour peut déduire qu’il en est ainsi, car ils n’ont pas subi de préjudice.

[143] Le défendeur ajoute que M. Untel et Suzie Jones n’ont fourni aucun élément de preuve indiquant qu’une personne qu’ils n’avaient pas informée de leur consommation de marihuana avait appris qu’ils participaient au PAMFM en raison de l’envoi postal. Le défendeur ajoute que Mme Kozmenski n’a fourni aucun élément de preuve établissant un quelconque lien de causalité entre l’envoi postal et les événements subséquents qu’elle a décrits.

[144] En ce qui a trait aux avis des Drs Bottorff et Walsh concernant l’utilisation de la stigmatisation pour évaluer le préjudice à l’échelle du groupe, le défendeur souligne que les éléments de preuve au sujet de la stigmatisation sont mitigés. Le défendeur soutient que les affirmations selon lesquelles les demandeurs auraient subi des souffrances morales, de l’humiliation ou de l’anxiété en raison de la stigmatisation associée à la consommation de marihuana à cette époque auraient été influencées par plusieurs facteurs contextuels, comme l’ont reconnu les experts des demandeurs en contre‐interrogatoire.

[145] Le défendeur soutient également que l’affidavit de M. Robins, sur lequel s’appuient maintenant les demandeurs pour prouver l’existence d’un préjudice, constitue du ouï‐dire et n’est pas suffisamment fiable pour établir l’existence d’un préjudice réel subi par les membres du groupe.

[146] Le défendeur fait valoir qu’il est possible d’envisager des dommages‐intérêts globaux uniquement si la Cour conclut qu’un abus de confiance a causé préjudice au groupe, ce qui n’a pas été établi. Les observations du défendeur sur les dommages‐intérêts globaux sont énoncées ci‐après.

C. L’existence d’un abus de confiance n’a pas été établie

[147] Bien que les questions 3 à 6 ne reprennent pas exactement le critère à trois volets établi dans l’arrêt Lac Minerals pour décider s’il y a eu abus de confiance, ces questions portent sur les mêmes exigences de base. Il convient de souligner que la question commune 5 vise à établir si le mauvais usage des renseignements personnels a été préjudiciable aux membres du groupe, soit un élément que les demandeurs cherchent maintenant à minimiser ou à éliminer. La question 7 vise à savoir s’il est possible d’accorder des dommages‐intérêts pour abus de confiance, ce qui indique que les demandeurs doivent établir tous les éléments du délit d’abus de confiance.

(1) Le délit d’abus de confiance ne devrait pas être élargi comme le proposent les demandeurs

[148] Pour avoir gain de cause en ce qui a trait à l’abus de confiance, les demandeurs doivent satisfaire au critère établi dans l’arrêt Lac Minerals. La Cour n’est pas d’accord avec les demandeurs pour dire que le délit en common law peut ou devrait être élargi comme ils le proposent, car cela créerait, dans le cadre des allégations relatives à la protection de la vie privée, un nouveau délit assorti d’un critère moins rigoureux que le délit d’intrusion dans l’intimité et que les délits d’origine législative qui existent dans certaines provinces.

[149] Les demandeurs se fondent sur l’arrêt Jones pour appuyer leur observation selon laquelle la common law évolue. Ils font valoir que, par analogie, la common law devrait continuer d’évoluer pour reconnaître le délit d’abus de confiance sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice, et pour reconnaître que l’abus de confiance devrait en soi donner ouverture à une action.

[150] Dans l’arrêt Jones, la question à trancher consistait à établir si le droit ontarien reconnaissait une action civile pour atteinte à la vie privée. La Cour d’appel de l’Ontario a souligné au paragraphe 15 que cette question soulève des discussions depuis 120 ans et que d’autres causes d’action, y compris l’abus de confiance, avaient déjà été invoquées.

[151] La Cour d’appel de l’Ontario a examiné la doctrine, les lois pertinentes (y compris celles sur la protection de la vie privée), ainsi que la jurisprudence canadienne et américaine (y compris la jurisprudence relative à la Charte). Elle a souligné, au paragraphe 66, que la jurisprudence de la Charte [traduction] « reconnaît le respect de la vie privée comme étant une valeur fondamentale dans nos lois et précise que le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels, qui est distinct du respect de la vie privée et du respect de la vie privée qui à trait à la maison, mérite d’être protégé ».

[152] La Cour d’appel de l’Ontario a reconnu le nouveau délit d’intrusion dans l’intimité en Ontario, et a souligné, au paragraphe 65, que la reconnaissance de cette cause d’action constituait une étape de plus dans l’évolution de la common law [traduction] « d’une manière qui concorde avec l’évolution des besoins de la société ».

[153] Dans l’arrêt Jones, au para 71, la Cour d’appel de l’Ontario a énoncé les éléments de la cause d’action pour intrusion dans l’intimité :

[traduction]

[71] [...], en premier lieu, que la conduite de la défenderesse doit être intentionnelle, et j’y ajouterais inconsidérée; en deuxième lieu, que la défenderesse doit s’être ingérée, sans justification légitime, dans les affaires privées ou les préoccupations personnelles de la plaignante; et en troisième lieu, qu’une personne raisonnable considérerait l’invasion comme étant très choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. Par contre, la preuve d’un préjudice à un intérêt économique reconnu ne constitue pas un élément de la cause d’action. Je retournerai plus bas à la question des dommages‐intérêts, mais je considère important de souligner maintenant que, étant donné que l’intérêt protégé est intangible, les dommages‐intérêts pour intrusion dans l’intimité se mesurent traditionnellement par une somme modeste.

[Non souligné dans l’original.]

[154] La Cour d’appel de l’Ontario a souligné que le délit nécessite des invasions importantes et délibérées de la vie privée (au para 72). Bien que la preuve d’une perte réelle ne soit pas un élément de la cause d’action, en l’absence de preuve de pertes pécuniaires, le montant des dommages‐intérêts est modeste, [traduction] « mais suffisant pour souligner le tort qui a été commis » (au para 87).

[155] Les demandeurs se fondent également sur l’arrêt Insurance Corporation of BC v Ari, 2023 BCCA 331 [Ari BCCA] à l’appui de leurs observations selon lesquelles le droit devrait mieux protéger les droits à la vie privée, y compris le caractère privé des renseignements personnels, et les dommages‐intérêts globaux constituent une réparation appropriée.

[156] Dans l’arrêt Ari BCCA, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a conclu que le juge de première instance n’avait pas commis d’erreur en tenant compte de la jurisprudence relative à la Charte, y compris l’arrêt Spencer, dans lequel la Cour suprême du Canada a souligné que le caractère privé des renseignements personnels comprend le droit de contrôler l’utilisation des renseignements personnels. La Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a comparé les exigences du délit prévu dans la Privacy Act de la C.‐B. avec les exigences du délit d’intrusion dans l’intimité en common law (aux para 101‐105). Elle a souligné que le délit d’origine législative nécessite une atteinte intentionnelle à la vie privée sans apparence de droit (comme c’est le cas pour le délit d’intrusion dans l’intimité en common law), mais le délit d’origine législative n’exige pas que la conduite portant atteinte à la vie privée soit très choquante aux yeux d’une personne raisonnable ni que le demandeur prouve que l’atteinte à la vie privée a causé un préjudice réel.

[157] Dans l’arrêt Ari BCCA, les conclusions de la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique étaient fondées sur le délit d’origine législative, qui est différent du délit d’intrusion dans l’intimité en common law et du délit d’abus de confiance en common law. En ce qui concerne la question des dommages‐intérêts globaux pour le délit d’atteinte à la vie privée d’origine législative, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a souligné que la Class Proceedings Act, RSBC 1996, c 50 [Class Proceedings Act de la C.‐B.] prévoit, à l’article 29, l’octroi de dommages‐intérêts globaux lorsque la responsabilité du défendeur peut [traduction] « raisonnablement être établie sans que des membres n’aient à en faire la preuve individuellement ». En l’espèce, les demandeurs prient la Cour d’accorder des dommages‐intérêts globaux sans preuve de la perte et ne présentent rien qui pourrait contribuer à établir ces montants de manière raisonnable.

[158] Dans l’arrêt Tucci, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a conclu que le juge des requêtes avait envisagé la possibilité d’accorder des dommages‐intérêts globaux, mais que la façon dont il avait formulé la question commune concernant les dommages‐intérêts globaux portait à confusion. La Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a révisé la question commune afin de la clarifier. Elle a expliqué, au paragraphe 121, que les dommages‐intérêts compensatoires nécessitent une preuve de la perte, tandis que les dommages‐intérêts globaux reconnaissent un acte fautif en droit et ne nécessitent pas une preuve de la perte. Cependant, comme elle le mentionne aussi dans l’arrêt Ari BCCA, la Class Proceedings Act de la C.‐B. nécessite que les dommages‐intérêts globaux soient établis de façon raisonnable.

[159] Bien que les demandeurs avancent qu’un abus de confiance s’apparente au délit d’intrusion dans l’intimité, il s’agit d’un délit intentionnel qui nécessite que la conduite soit très choquante, bien qu’il n’exige aucune preuve du préjudice réel. Les demandeurs font valoir que l’abus de confiance ne devrait pas être intentionnel, que le mauvais usage en soi devrait suffire à justifier une réparation, en particulier des dommages‐intérêts globaux pour reconnaître [traduction] « l’acte fautif en droit », et qu’il ne devrait pas être nécessaire de prouver l’existence d’une perte réelle.

[160] Les nombreux arguments invoqués par les demandeurs – qui visent à élargir le délit en common law afin d’éliminer l’exigence d’une intention et l’exigence selon laquelle le mauvais usage des renseignements confidentiels doit avoir été préjudiciable à la personne qui a communiqué les renseignements – entraîneraient essentiellement la reconnaissance d’un nouveau délit assorti d’un critère moins rigoureux que celui à satisfaire pour établir l’existence d’une intrusion dans l’intimité et que celui à satisfaire pour les délits d’atteinte à la vie privée prévus dans certaines lois provinciales.

[161] Les demandeurs souhaitent que la Cour élargisse le délit d’abus de confiance pour éviter les exigences dont est assorti le délit d’intrusion dans l’intimité, c’est‐à‐dire qu’elle en vienne à la conclusion que le mauvais usage de renseignements personnels n’exige pas l’intention, que tout mauvais usage de renseignements personnels est préjudiciable, qu’il n’est pas nécessaire que la divulgation ou le mauvais usage des renseignements soient choquants, et qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice. Les demandeurs proposent aussi qu’il soit possible d’accorder des dommages‐intérêts globaux pour reconnaître que le mauvais usage de renseignements personnels peut être préjudiciable sans preuve d’une perte réelle. La liste de souhaits des demandeurs est loin d’être une simple étape de plus dans l’évolution des délits en common law.

[162] La Cour prend note des renvois à la Charte que les demandeurs ont effectués pour étayer leurs observations selon lesquelles il convient d’élargir la common law pour refléter les mêmes valeurs, mais le délit d’intrusion dans l’intimité a évolué de façon à refléter les valeurs de protection de la vie privée garanties par la Charte. La Cour n’atténue pas la nécessité de respecter la vie privée. Cependant, les éléments du délit d’abus de confiance ont été établis dans l’arrêt Lac Minerals et demeurent inchangés.

(2) Les demandeurs n’ont pas établi que Santé Canada avait commis un abus de confiance à leur endroit.

[163] Les demandeurs n’ont pas établi tous les éléments du délit d’abus de confiance. Ils n’ont pas établi que le mauvais usage de leurs renseignements confidentiels était intentionnel ni qu’il leur a été préjudiciable.

a) Les demandeurs ont confié des renseignements confidentiels à Santé Canada à titre confidentiel

[164] Le défendeur conteste la question de savoir si les renseignements que les membres du groupe ont transmis à Santé Canada étaient « confidentiels » (le premier volet du critère établi dans l’arrêt Lac Minerals). Cependant, bien que certains demandeurs puissent avoir fait preuve d’ouverture quant à leur consommation de marihuana à des fins médicales, d’autres n’ont pas nécessairement fait preuve de cette même ouverture ou ont choisi de décider à qui communiquer ce renseignement (p. ex., les représentants demandeurs). L’affirmation du défendeur selon laquelle les renseignements contenus dans l’envoi postal n’étaient pas nécessairement confidentiels pour des membres du groupe en particulier diffère de la position du Canada dans la décision Cain. Dans cette décision, au paragraphe 103, la Cour a tiré la conclusion suivante : « Il y a de nombreuses raisons légitimes pour lesquelles une personne pourrait ne pas vouloir que les autres sachent qu’elle consomme de la marihuana à des fins médicales, et Santé Canada avait raison de se préoccuper de la protection des renseignements qu’il détenait à ce sujet. » Santé Canada ne devrait pas adopter maintenant une position incompatible concernant le même type de renseignements que lui ont transmis les participants du PAMFM.

[165] La Cour conclut que dans les circonstances actuelles, les renseignements étaient confidentiels et ont été communiqués à titre confidentiel. En ce qui a trait aux deux premiers éléments du critère établi dans l’arrêt Lac Minerals et à la question commune 3, la Cour conclut que les membres du groupe ont communiqué des renseignements confidentiels à Santé Canada à titre confidentiel.

b) Santé Canada a fait un mauvais usage des renseignements confidentiels

[166] La question commune 4 vise à savoir si Santé Canada a fait un mauvais usage des renseignements personnels des membres du groupe lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels.

[167] L’utilisation d’enveloppes à fenêtre dans laquelle figuraient le nom complet et l’adresse des participants du PAMFM, ainsi que l’adresse de l’expéditeur comprenant le nom du PAMFM, était un mauvais usage des renseignements confidentiels des membres du groupe. Le mauvais usage, ou la divulgation de renseignements, est analogue à la divulgation que Santé Canada voulait empêcher dans la décision Cain.

[168] Les formulaires que les participants du PAMFM ont remplis précisaient que Santé Canada communiquerait avec les participants soit directement soit par l’entremise de leur représentant nommé, exception faite des communications avec les services de police « si la police le demande dans le cadre d’une enquête ». Ce passage communique le processus de Santé Canada et les attentes des participants quant à la confidentialité de leurs renseignements.

[169] La pratique courante de Santé Canada consistant à utiliser des enveloppes qui ne mentionnaient pas le PAMFM dans l’adresse de l’expéditeur n’a pas été appliquée. Les participants du PAMFM n’ont pas consenti à ce que leur nom et leur adresse soient utilisés en association avec le PAMFM.

[170] L’observation du défendeur selon laquelle l’envoi postal n’a révélé aucun renseignement personnel particulier, comme l’état pathologique ou le fait de consommer ou de produire de la marihuana, n’est pas convaincante. Il est raisonnable de supposer que toute personne qui verrait l’enveloppe conclurait que le membre du groupe est lié au PAMFM à titre de consommateur ou de producteur de marihuana à des fins médicales.

[171] Le fait que certains membres du groupe faisaient preuve d’une plus grande ouverture que d’autres au sujet de leur état pathologique et de leur participation au PAMFM ou la possibilité que nul autre que les membres du groupe n’ait vu les enveloppes n’annule pas le fait qu’il y a eu un mauvais usage des renseignements.

[172] Même si la divulgation des renseignements personnels n’a pas touché tous les membres du groupe, dans les circonstances, l’utilisation des renseignements personnels par Santé Canada constituait un mauvais usage de ces renseignements.

c) Les demandeurs n’ont pas établi que le mauvais usage de leurs renseignements confidentiels était intentionnel ni qu’il leur a été préjudiciable

[173] Le mauvais usage de renseignements confidentiels n’établit pas en soi l’existence d’un abus de confiance. Selon le critère énoncé dans l’arrêt Lac Minerals et la jurisprudence subséquente appliquant ce critère, d’une part, le mauvais usage doit être préjudiciable à la personne qui a communiqué les renseignements, et d’autre part, le mauvais usage et l’abus de confiance subséquent doivent être intentionnels. La jurisprudence sur laquelle se fondent les demandeurs n’appuie pas leur observation selon laquelle l’intention et la preuve d’un préjudice ne sont pas nécessaires pour établir l’existence d’un abus de confiance.

[174] L’évolution du droit de l’intrusion dans l’intimité (que j’examine plus haut) invoquée par les demandeurs, qui reflète la jurisprudence relative à la Charte soulignant l’importance du caractère privé des renseignements personnels, n’appuie pas l’élargissement du délit de l’abus de confiance de façon à éliminer les éléments de l’intention ou du préjudice.

[175] Dans l’arrêt Tucci, la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a souligné que [traduction] « [l]e délit d’abus de confiance est, à mon avis, bien défini comme un délit intentionnel. L’essence du délit civil est la trahison de la confiance » (au para 113).

[176] Bien que les demandeurs prennent acte de la conclusion de la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique, ils font valoir qu’il n’est conclu dans aucune autre jurisprudence que le mauvais usage des renseignements doit être intentionnel. Cependant, la Cour souligne qu’on ne lui a mentionné aucun précédent dans lequel il est conclu qu’il n’est pas nécessaire que le mauvais usage de renseignements confidentiels soit intentionnel.

[177] En l’espèce, le mauvais usage des renseignements confidentiels des membres du groupe n’était pas accidentel. Santé Canada a approuvé l’utilisation d’enveloppes à fenêtre transparente et l’adresse de l’expéditeur, et a autorisé l’envoi postal. Comme je le conclus plus haut, Santé Canada a manqué à son obligation de diligence envers les membres du groupe, selon laquelle il devait protéger leurs renseignements. Cependant, le mauvais usage des renseignements des membres du groupe n’était pas intentionnel; Santé Canada n’avait pas l’intention de faire un mauvais usage des renseignements confidentiels et n’avait pas l’intention de trahir la confiance des participants du PAMFM ni de leur causer un quelconque préjudice.

[178] La question commune 5 vise à établir si le mauvais usage des renseignements confidentiels a été préjudiciable aux membres du groupe.

[179] La question commune 6 vise à savoir si Santé Canada a abusé de la confiance des membres du groupe lorsqu’il a recueilli, conservé ou divulgué les renseignements personnels. La question 6 intègre des éléments du délit d’abus de confiance, y compris le préjudice.

[180] Les demandeurs n’ont pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le mauvais usage des renseignements personnels a été préjudiciable aux membres du groupe.

[181] La jurisprudence sur laquelle se fondent les demandeurs n’appuie pas leur argument selon lequel la preuve d’un préjudice n’est pas nécessaire pour établir l’existence d’un délit d’abus de confiance. Dans l’arrêt Catalyst Capital Group, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que [traduction] « [...] la jurisprudence établit clairement qu’un demandeur doit prouver l’existence d’un préjudice pour établir la responsabilité pour abus de confiance [...] L’arrêt Lysko reconnaît que l’arrêt Cadbury Schweppes a adopté une définition large du préjudice, mais a confirmé l’exigence » (au para 41). Dans l’arrêt Lysko, au paragraphe 20, la Cour d’appel de l’Ontario a radié l’allégation d’abus de confiance au motif que la déclaration concernant l’angoisse, l’humiliation et l’embarras qu’une personne a éprouvés ne prouvait pas l’existence d’un préjudice. La jurisprudence du Royaume‐Uni et la jurisprudence concernant l’atteinte à la vie privée d’origine législative qui n’exige aucune preuve du préjudice subi (p. ex., Ari et Ari BCCA), sur lesquelles s’appuient les demandeurs, ne sont pas plus utiles.

[182] Contrairement aux prétentions des demandeurs, dans l’arrêt Cadbury Schweppes, la Cour suprême du Canada n’a pas conclu que la communication des renseignements confidentiels en soi était préjudiciable, car elle ne devait pas trancher cette question. La Cour suprême du Canada a souligné qu’il serait nécessaire de démontrer la nature et l’étendue de tout préjudice subi pour justifier toute indemnité. La Cour suprême du Canada n’a pas non plus conclu que la divulgation en soi [traduction] « pouvait » suffire pour qu’il y ait préjudice. L’arrêt Cadbury Schweppes a plutôt réitéré le critère établi dans l’arrêt Lac Minerals, y compris l’élément du préjudice.

[183] Dans l’arrêt Lac Minerals, aux pages 638‐639, le juge La Forest a fourni des précisions sur les trois éléments du critère :

Si, comme nous l’avons vu, l’existence de chacun des trois éléments du critère susmentionné est prouvée, il y a abus de confiance. L’obtention de renseignements confidentiels dans le cadre de rapports de confiance crée l’obligation de ne pas utiliser ces renseignements pour une autre fin que celle en vue de laquelle ces renseignements ont été donnés. S’ils sont utilisés à une autre fin, au détriment de celui qui les a confiés, ce dernier a droit à une réparation.

[Non souligné dans l’original.]

[184] Les demandeurs s’appuient sur la remarque du juge La Forest, à la page 656, selon laquelle, dans les cas d’abus de confiance, il existe davantage de souplesse en matière de réparation pour faire valoir qu’une réparation sous la forme de dommages‐intérêts est appropriée sans preuve d’un préjudice réel. En outre, l’arrêt Lac Minerals et la jurisprudence subséquente n’abandonnent pas l’exigence relative au préjudice; s’il n’existe aucune preuve d’un préjudice, aucune réparation ne serait nécessaire.

[185] Les demandeurs déforment les conclusions de l’arrêt Lysko, sur lequel ils s’appuient. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario a radié la cause d’action pour abus de confiance après avoir conclu (sans tenir compte des autres éléments) que le demandeur n’avait pas allégué des faits suffisants à l’appui du préjudice. La Cour d’appel de l’Ontario a répété que le demandeur doit prouver qu’il a subi un préjudice ou une perte en raison de l’abus de confiance, a reconnu que le concept du préjudice peut être vaste, mais a conclu que les allégations selon lesquelles le demandeur aurait éprouvé de l’angoisse et de l’embarras n’étaient pas suffisantes (aux para 19‐20). La Cour d’appel de l’Ontario a ajouté, au paragraphe 20 :

[traduction]

[20] [...] L’acte de procédure ne décrit pas non plus le type de détresse émotionnelle ou psychologique que causerait la divulgation des renseignements intimes dont il est question dans l’arrêt Cadbury. Je suis d’accord avec le juge des requêtes pour conclure que ce motif justifie à lui seul la radiation de la cause d’action pour abus de confiance. Cela dit, je ne laisse pas entendre que l’appelant a présenté des allégations concernant les autres exigences à satisfaire pour qu’il y ait abus de confiance, comme l’exigence selon laquelle la partie à qui les renseignements confidentiels ont été communiqués en a fait un mauvais usage.

[186] Aucun précédent canadien s’écartant du critère énoncé dans l’arrêt Lac Minerals n’a été porté à l’attention de la Cour. Comme la Cour est liée par le critère énoncé dans l’arrêt Lac Minerals, des éléments de preuve fiables démontrant l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe sont nécessaires.

[187] L’objectif de l’octroi de dommages‐intérêts dans une affaire d’abus de confiance est de « placer la personne qui a communiqué des renseignements à titre confidentiel dans une situation aussi avantageuse que celle dans laquelle elle se serait trouvée n’eût été le manquement ». Bien que la Cour dispose de la souplesse nécessaire pour accorder une réparation appropriée (Cadbury Schweppes CSC, au para 61), l’octroi de dommages‐intérêts n’est pas approprié s’il n’existe aucune preuve de la perte réelle.

[188] Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cadbury Schweppes CSC, le préjudice est un concept général « assez large pour englober, par exemple, l’angoisse morale ou psychologique résultant de la divulgation de renseignements intimes » (Cadbury Schweppes, au para 53, citant Argyll (Duchess) c Argyll (Duke), [1967] c 302). Cependant, la description donnée par les demandeurs est loin de s’approcher de la preuve de l’angoisse morale ou psychologique subie qui est décrite dans Cadbury Schweppes. La preuve déposée par les représentants demandeurs, qui remonte à 2014 et à 2016, renvoie à de vagues préoccupations de nature conjecturale, y compris le stress, l’anxiété et le sentiment d’être sidéré. Rien de plus récent ou précis n’a été produit dans l’objectif de prouver l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe.

[189] Les demandeurs font subsidiairement valoir – dans l’éventualité où la Cour n’accepterait pas d’élargir le délit et d’alléger le fardeau de preuve établi dans l’arrêt Lac Minerals – que le rapport du Commissariat et l’affidavit de M. Robins sont suffisants pour prouver l’existence d’un préjudice. Cependant, le résumé des plaintes préparé par le Commissariat et l’affidavit de M. Robins constituent une preuve par ouï‐dire qui n’est pas fiable. Les affidavits des trois représentants demandeurs n’ont pas fait l’objet d’un contre‐interrogatoire quant au préjudice que les représentants demandeurs auraient subi, qui était vague et de nature conjecturale. Les préoccupations relatives à la stigmatisation associée à la consommation de marihuana à des fins médicales et récréatives ne prouvent pas l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe. Comme le souligne le défendeur, la stigmatisation dépend de plusieurs facteurs contextuels, qui ne sont pas les mêmes pour tous les membres du groupe.

[190] Je rejette l’observation des demandeurs selon laquelle l’affidavit de M. Robins est admissible, car elle est conforme à l’exception de principe à la règle du ouï‐dire. Comme le souligne le défendeur, les demandeurs ont produit l’affidavit de M. Robins pour établir un certain fondement factuel pour les causes d’action dans le contexte de leur requête en autorisation. Dans la décision John Doe 2015, le juge Rennie a conclu, au paragraphe 11, que l’affidavit de M. Robins n’avait pas été produit pour la véracité de son contenu et ne constituait pas un ouï‐dire [traduction] « à cette étape de l’instance » [c.‐à‐d. autorisation]. Le juge Rennie a souligné que cet élément de preuve avait été déposé pour démontrer que les déclarations avaient été faites. Il a ajouté ceci au paragraphe 13 : [traduction] « À mon avis, les demandeurs ne tentent pas d’établir que la situation a causé un préjudice ou de l’embarras, mais plutôt qu’il existe un groupe de personnes qui allèguent avoir subi un préjudice et qui témoigneront à cet effet. La question de savoir si le bien‐fondé de ces allégations sera établi au procès revient au juge du procès, qui entendra les dépositions des témoins en interrogatoire principal ou en contre‐interrogatoire » [non souligné dans l’original]. Le bien‐fondé des allégations résumées dans l’affidavit de M. Robins n’a pas été établi, et malgré les dix années qui se sont écoulées, les membres du groupe n’ont fourni aucun autre affidavit attestant les conséquences de l’envoi postal.

[191] Les demandeurs ne peuvent pas s’appuyer sur le résumé des plaintes fourni dans le rapport du Commissariat. Ce résumé décrit des craintes de nature conjecturale sur la carrière, l’emploi, la réputation et la sécurité. Le résumé des plaintes préparé par le Commissariat constitue un ouï‐dire. Là encore, dix ans plus tard, des éléments de preuve plus précis démontrant qu’une quelconque crainte s’est matérialisée seraient nécessaires pour prouver l’existence d’un préjudice.

[192] Les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver que le mauvais usage des renseignements a été préjudiciable aux membres du groupe. Les réponses aux questions 5 et 6 sont négatives.

VII. Responsabilité et dommages‐intérêts

[193] Les questions 7 et 8 visent à savoir si le défendeur doit payer des dommages‐intérêts par suite des causes d’action et si le préjudice subi peut faire l’objet d’une évaluation globale.

A. Les observations des demandeurs

[194] Les demandeurs font valoir que le défendeur doit payer des dommages‐intérêts à la fois pour négligence et abus de confiance.

[195] Les demandeurs contestent la façon dont le défendeur interprète la question 7. Ils font valoir qu’il n’est pas nécessaire de traiter comme une question commune la responsabilité et les dommages‐intérêts pour négligence. Ils font valoir qu’il existe une distinction entre la [traduction] « responsabilité » et le fait d’être [traduction] « responsable », mais n’expliquent pas cette distinction. Les demandeurs soutiennent que si les réponses aux questions 1 et 2 sont affirmatives, la responsabilité du défendeur pour négligence s’ensuit.

[196] De même, les demandeurs soutiennent que si les réponses aux questions 3 à 6 sont affirmatives, la responsabilité du défendeur pour abus de confiance s’ensuit et des dommages‐intérêts globaux devraient être accordés. Les demandeurs contestent qu’ils doivent traiter comme une question commune la question du préjudice à l’échelle du groupe.

[197] En ce qui a trait à la question 8, les demandeurs précisent qu’ils cherchent à obtenir des évaluations individuelles de leurs dommages‐intérêts pour négligence et une évaluation des dommages‐intérêts globaux pour abus de confiance (ainsi que des évaluations individuelles des dommages‐intérêts supérieurs au montant de base), et que les dommages‐intérêts globaux s’ajouteraient à tout montant accordé pour négligence.

[198] Comme je le souligne plus haut, les demandeurs s’appuient sur l’arrêt Ari pour faire valoir, par analogie, que si des dommages‐intérêts globaux sont appropriés pour le délit d’atteinte à la vie privée d’origine législative en l’absence de preuve du préjudice, des dommages‐intérêts globaux devraient être appropriés pour l’abus de confiance. Ils font valoir que la souplesse en matière de réparation dans les cas d’abus de confiance milite en faveur de l’octroi de dommages‐intérêts globaux pour reconnaître l’anxiété et le stress qu’ils ont vécus en raison de la perte de contrôle à l’égard de leurs renseignements. Les demandeurs soutiennent que l’octroi de dommages‐intérêts globaux éliminerait la nécessité d’effectuer des évaluations individuelles pour la majorité des membres du groupe.

[199] Les demandeurs ont initialement proposé l’octroi de dommages‐intérêts globaux de 2 000 $ par membre du groupe à titre de dommages‐intérêts généraux pour abus de confiance. Ils reconnaissent maintenant qu’il existe un large éventail de dommages‐intérêts globaux et que ceux‐ci relèvent du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Ils proposent maintenant que ce montant se situe entre 500 et 2 000 $. Les demandeurs n’ont pas été en mesure de répondre aux questions de la Cour concernant la méthode ou les critères qui devraient orienter l’établissement du montant de base dans l’éventualité où des dommages‐intérêts globaux étaient octroyés. Les demandeurs reconnaissent que la jurisprudence est limitée et indiquent que les dommages‐intérêts accordés pour le délit d’intrusion dans l’intimité et le délit d’atteinte à la vie privée d’origine législative pourraient servir de guide.

B. Les observations du défendeur

[200] Le défendeur soutient qu’il est impossible d’accorder des dommages‐intérêts sans établir d’abord la responsabilité; il doit exister un préjudice indemnisable et un lien de causalité pour établir la négligence, et il doit exister une preuve du préjudice pour établir l’abus de confiance et l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe pour justifier l’octroi de dommages‐intérêts globaux.

[201] Le défendeur soutient que bien que les Règles permettent à la Cour de rendre une ordonnance relativement à l’évaluation d’une réparation pécuniaire, y compris une évaluation globale, la Cour peut se prévaloir de cette option uniquement lorsqu’il est possible d’établir la responsabilité ou d’accorder des dommages‐intérêts de manière globale.

[202] Le défendeur soutient que les questions communes prévoyaient que la responsabilité soit traitée comme une question commune, et qu’il n’est pas loisible aux demandeurs de maintenant faire valoir que cette question devrait être tranchée dans le cadre d’évaluations ou de procès individuels, car ils n’arrivent pas à établir l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe.

[203] Le défendeur soutient que la preuve présentée par les représentants demandeurs n’a pas établi qu’ils ont subi un préjudice. Le défendeur prend acte des allégations selon laquelle les demandeurs ont eu le sentiment d’être sidérés, mais renvoie à l’arrêt Mustapha, dans lequel la Cour suprême du Canada a affirmé, au paragraphe 9, que le préjudice pour souffrance morale est indemnisable uniquement si le préjudice est « grave et de longue durée, et qu’il ne doit pas s’agir simplement des désagréments, angoisses et craintes ordinaires que toute personne vivant en société doit régulièrement accepter, fût‐ce à contrecœur ». Le défendeur soutient qu’aucune preuve de ce genre n’a été produite.

[204] En ce qui a trait au montant approprié de tous dommages‐intérêts globaux, le défendeur soutient que la proposition des demandeurs d’accorder 2 000 $ à chaque membre du groupe ne cadre pas avec les montants modestes accordés dans d’autres affaires pour abus de confiance ou atteinte à la vie privée. Le défendeur fait valoir qu’une grande partie des précédents cités par les demandeurs à l’appui de l’octroi de dommages‐intérêts globaux pour abus de confiance, intrusion dans l’intimité ou atteinte à la vie privée concernaient des demandeurs individuels.

[205] Le défendeur soutient que Beckett v Aetna Inc, no de dossier 2:17‐CV ‐3864‐JS [Beckett], un jugement invoqué par les demandeurs qui s’est soldé par l’octroi de dommages‐intérêts globaux d’un montant de base équivalant à 1 100 $ canadiens, n’est pas un guide. Le défendeur souligne que dans cette affaire tranchée aux États‐Unis, 30 représentants demandeurs ont fourni des éléments de preuve détaillés sur le préjudice qu’ils ont subi en raison de la divulgation de leurs renseignements médicaux personnels, contrairement aux représentants demandeurs ou aux membres du groupe en l’espèce, qui n’ont fourni aucun élément de preuve sur le préjudice réellement subi.

[206] Le défendeur souligne que l’arrêt Severs v Hyp3R Inc, 2021 BCSC 2261, cité par les demandeurs pour aider la Cour à évaluer les dommages‐intérêts globaux, traitait de différents délits, comme le délit d’atteinte à la vie privée d’origine législative et le délit d’intrusion dans l’intimité en common law (qui nécessitent tous deux l’intention, mais pas la preuve d’une perte réelle).

[207] En ce qui a trait aux intérêts avant jugement et après jugement, le défendeur soutient que la Cour devrait s’appuyer sur l’article 31 de Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‐50, et qu’en tout état de cause, la réponse à la question 10 devrait être négative, car les demandeurs n’ont pas établi la responsabilité ni la l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe.

C. Il est impossible de répondre à la question 7 relativement à la cause d’action pour négligence

[208] Les interprétations contradictoires des questions communes sèment inutilement la confusion. Les questions communes se rapportent aux causes d’action pour négligence et abus de confiance; la Cour doit examiner les éléments de ces causes d’action. Répondre aux questions communes sans se pencher sur la question globale de savoir si les demandeurs ont établi le bien‐fondé de leurs causes d’action pour négligence et abus de confiance ne permet pas de faire avancer l’instance.

[209] Les demandeurs ne peuvent pas avoir gain de cause relativement à leur cause d’action pour négligence en s’appuyant uniquement sur les réponses aux questions 1 et 2, sans tenir compte de la question 7. Contrairement à l’observation des demandeurs selon laquelle il n’est pas nécessaire de traiter comme une question commune la responsabilité et l’existence d’un préjudice, la question 7 l’exige.

[210] La réparation que sollicitent les demandeurs dans leur déclaration, y compris les dommages‐intérêts, est décrite plus haut au paragraphe 19. Cependant, les demandeurs n’ont fourni aucune preuve liée aux dommages‐intérêts qu’ils sollicitent.

[211] L’observation des demandeurs selon laquelle ils ont été pris au dépourvu en raison de la position du défendeur dans le cadre de la présente requête (car ils ne pensaient pas qu’il était nécessaire de traiter l’octroi de dommages‐intérêts comme une question commune soit pour la négligence ou pour l’abus de confiance) n’est pas convaincante compte tenu de la formulation des questions communes, en particulier de la question 7, qui vise à savoir si le défendeur est responsable relativement aux causes d’action.

[212] La proposition des demandeurs de présenter une requête visant à modifier les questions certifiées, puis de recueillir des éléments de preuve sur le préjudice que le manquement à l’obligation de diligence et l’abus de confiance ont causé à l’échelle du groupe va à l’encontre des avantages que procure une requête en jugement sommaire, soit de trancher les questions en s’appuyant sur les faits et le droit dans un processus sommaire. En outre, la proposition des demandeurs ne tient pas compte de l’historique du litige, y compris des observations répétées du défendeur selon lesquelles il est nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice pour établir la négligence. Elle va aussi à l’encontre des principes prévoyant que les demandeurs doivent présenter leurs meilleurs arguments dans le cadre d’une requête en jugement sommaire et que la Cour ne peut pas s’appuyer sur un élément qui pourrait être produit ultérieurement en preuve (Milano Pizza, aux para 33‐40).

[213] Comme l’a souligné le défendeur, la Cour n’est saisie d’aucune requête visant à modifier les questions communes. Les demandeurs ne devraient pas s’écarter maintenant des questions communes.

[214] La Cour conclut que la proposition des demandeurs irait à l’encontre de l’objectif de leur requête en jugement sommaire. Bien que le défendeur fasse valoir que la Cour ne devrait pas modifier ou éliminer les questions certifiées, il est évident que les questions concernant les dommages‐intérêts pour les deux causes d’action (négligence et abus de confiance) auraient dû être séparées ou formulées différemment. Conformément à la jurisprudence sur les requêtes en jugement sommaire, la Cour conclut qu’il est préférable de reconnaître que pour apporter une solution au litige qui soit juste et expéditive, il faudra avoir recours à des évaluations ou à des procès individuels pour déterminer la responsabilité du défendeur fondée sur la négligence et les dommages‐intérêts à accorder aux membres du groupe, s’il y a lieu. Cette solution semble être envisagée dans le plan de déroulement de l’instance. Les questions communes 1 et 2 feront avancer le litige si les membres du groupe demandent des dommages‐intérêts pour négligence. Les demandeurs reconnaissent que les membres du groupe ne présenteront pas tous une telle demande, car ils ne seront pas tous en mesure de prouver l’existence d’un préjudice.

[215] La Cour peut seulement répondre aux questions 1 et 2 en ce qui concerne les deux premiers éléments de la négligence. La marche à suivre relativement aux évaluations ou aux procès portant sur les questions individuelles sera établie par l’entremise de la gestion d’instance.

D. Question 8 – Le préjudice subi par les membres du groupe ne doit pas faire l’objet d’une évaluation globale

[216] La question commune 8 vise à savoir si le préjudice subi par les membres du groupe peut faire l’objet d’une évaluation globale en application du paragraphe 334.28(1) des Règles.

[217] L’abus de confiance n’a pas été établi, notamment parce que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe. Il n’est pas nécessaire d’établir des dommages‐intérêts globaux ou autres relativement à l’abus de confiance.

[218] Même si la Cour avait conclu que le délit d’abus de confiance avait été prouvé selon la prépondérance des probabilités, l’octroi de dommages‐intérêts globaux ne serait pas approprié. Comme je le conclus plus haut, les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer l’existence d’un préjudice à l’échelle du groupe. Ils ont renvoyé au rapport du Commissariat, à l’affidavit de M. Robins, aux avis d’experts sur la stigmatisation que subissent les consommateurs de marihuana et aux affidavits des trois représentants demandeurs. Comme je l’indique plus haut, ces éléments de preuve n’auraient pas été suffisants pour justifier l’octroi de dommages‐intérêts globaux. Plus de dix ans plus tard, les membres du groupe auraient dû déposer, le cas échéant, de meilleurs éléments de preuve sur la perte ou le préjudice qu’ils ont subi en raison de l’envoi postal.

[219] À titre d’observation, le montant de base de 2 000 $ par membre du groupe proposé par les demandeurs est sans fondement. La jurisprudence appuie l’octroi de dommages‐intérêts globaux très modestes dans les cas de négligence, d’intrusion dans l’intimité et d’atteinte à la vie privée conformément aux lois provinciales respectives. En outre, dans plusieurs provinces, les lois provinciales applicables exigent que les dommages‐intérêts globaux dans le cadre de recours collectifs soient [traduction] « établis de façon raisonnable ».

VIII. Conclusion

[220] La requête en jugement sommaire est accueillie.

[221] Dans l’arrêt Witchekan, la Cour d’appel fédérale a souligné (au para 35) que l’arrêt Hryniak s’écarte de l’approche qui existait jusque‐là à l’égard du jugement sommaire, et a souligné que « selon la norme actuelle applicable au prononcé d’un jugement sommaire, l’état du dossier doit être tel que le juge ait suffisamment confiance qu’il peut résoudre le litige en vertu de son pouvoir discrétionnaire ». En l’espèce, le dossier permet à la Cour de répondre aux questions communes, exception faite de la responsabilité du défendeur pour négligence.

[222] Les réponses aux questions sont parfois en faveur des demandeurs, parfois en faveur du défendeur. La réponse à la question 7 est en faveur du défendeur en ce qui concerne l’abus de confiance allégué. Il est impossible de répondre à la question 7 en ce qui concerne la responsabilité du défendeur pour négligence; des évaluations individuelles seront nécessaires. La marche à suivre relativement aux évaluations individuelles sera établie dans le cadre du processus de gestion de l’instance.

[223] La Cour conclut qu’elle fera avancer le litige en rendant un jugement sommaire et en répondant ainsi aux questions communes :

Q 1 : Santé Canada avait‐il envers les membres du groupe une obligation de diligence lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

R : Oui.

Q 2 : Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il manqué à cette obligation de diligence au moment d’envoyer l’enveloppe?

R : Oui.

Q 3 : Les membres du groupe ont‐ils communiqué les renseignements personnels à Santé Canada?

R : Oui.

Q 4 : Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il fait un mauvais usage des renseignements personnels lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

R : Oui.

Q 5 : Dans l’affirmative, ce mauvais usage des renseignements personnels a‐t‐il été préjudiciable aux membres du groupe?

R : Non.

Q 6 : Dans l’affirmative, Santé Canada a‐t‐il abusé de la confiance des membres du groupe lorsqu’il a recueilli, utilisé, conservé et divulgué les renseignements personnels?

R : Non.

Q 7 : [Le défendeur] doit‐[il] payer des dommages‐intérêts aux membres du groupe par suite des causes d’action?

R : Il est impossible de répondre à la question 7 relativement à la négligence. Bien que les réponses aux questions 1 et 2 soient affirmatives, il est possible d’établir les dommages‐intérêts pour négligence uniquement de façon individuelle; chaque membre du groupe doit établir qu’il a subi un préjudice en raison du manquement à l’obligation de diligence de Santé Canada. Il reste à voir si des membres du groupe le feront. La marche à suivre relativement à de telles demandes sera établie par l’entremise de la gestion d’instance.

R : En ce qui concerne la cause d’action pour abus de confiance, non.

Q 8 : Le préjudice subi par les membres du groupe peut‐il faire l’objet d’une évaluation globale en application du paragraphe 334.28(1) des Règles?

R : Non.

Q 9 : La conduite de Santé Canada justifie‐t‐elle l’octroi de dommages‐intérêts punitifs ou majorés?

R : Non. Les demandeurs et le défendeur s’entendent sur le fait que l’octroi de dommages‐intérêts punitifs n’est pas approprié en l’espèce.

Q 10 : Les membres du groupe ont‐ils droit à des intérêts avant jugement et après jugement en application de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‐50?

R : Il est impossible de répondre à cette question à l’heure actuelle.

[224] En ce qui a trait à la taille du groupe, le défendeur confirme que le groupe compte 41 453 membres après les exclusions.

[225] Comme l’a souligné le défendeur, un petit pourcentage des membres du groupe n’ont fourni aucun renseignement médical personnel et ont seulement obtenu une licence de production de marihuana pour autrui. La question de savoir si ces personnes devraient demeurer dans le groupe sera tranchée après le jugement.


JUGEMENT dans le dossier T‐1931‐13

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La requête en jugement sommaire présentée par les demandeurs est accueillie.

  2. Les réponses aux questions communes sont indiquées plus haut.

  3. Les demandeurs n’ont pas établi que Santé Canada avait commis un abus de confiance.

  4. Les demandeurs ont établi que Santé Canada avait une obligation de diligence envers eux et qu’il avait manqué à cette obligation de diligence dans les circonstances; cependant, les demandeurs n’ont pas établi que le défendeur devait payer des dommages‐intérêts aux membres du groupe en raison du préjudice qu’il leur a causé. Les demandeurs peuvent faire valoir leurs demandes fondées sur la négligence lors d’évaluations ou de procès individuels. La marche à suivre sera établie par l’entremise de la gestion d’instance après le prononcé du présent jugement.

  5. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1931‐13

 

INTITULÉ :

M. Untel et al. c Sa Majesté le Roi

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 17, 18 et 26 octobre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 décembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Theodore P Charney

Caleb Edwards

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Stéphanie Dion

Nathan Joyal

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Branch MacMaster LLP

STROSBERG SASSO SUTTS LLP

MCINNES COOPER

Charney Lawyers

Avocats

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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