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Date : 20231212


Dossier : T-758-22

Référence : 2023 CF 1676

Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

ENGLOBE ENVIRONNEMENT INC

demanderesse

et

AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’Agence] a procédé à la saisie de terreaux fabriqués par la demanderesse, Englobe Environnement inc. [Englobe], parce que ceux-ci contenaient certains métaux ou métalloïdes en des concentrations supérieures aux normes. Englobe s’est opposée à cette saisie en invoquant divers motifs qui relèvent du droit administratif. Elle a également soutenu que les dispositions législatives et réglementaires fédérales qui fondaient la saisie étaient inconstitutionnelles.

[2] La demande d’Englobe est rejetée. Les dispositions contestées ont été validement adoptées en vertu de la compétence concurrente relative à l’agriculture prévue à l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de la compétence fédérale relative au droit criminel prévue au paragraphe 91(27) de la même loi. Elles n’ont pas une portée excessive qui serait contraire à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Sur le plan du droit administratif, les dispositions réglementaires en cause ne constituent pas une sous-délégation prohibée ou une abdication de compétence. Enfin, les décisions prises par l’Agence relativement aux saisies sont raisonnables.

I. Contexte

[3] Pour la bonne compréhension des présents motifs, il faut tout d’abord présenter les grandes lignes du cadre législatif et réglementaire pertinent. Une brève description des faits qui ont donné lieu à la présente demande suivra.

A. Contexte juridique

[4] La Loi sur les engrais, LRC 1985, c F-10 [la Loi], a été initialement adoptée en 1885 (SC 1885, c 68). Entre autres choses, ses dispositions exigent l’enregistrement de divers types d’engrais avant leur commercialisation et prévoient certaines obligations quant à l’étiquetage des engrais. Il semble que la Loi visait initialement la protection des agriculteurs contre la fraude et les engrais de mauvaise qualité.

[5] En 2015, dans un esprit de réduction du fardeau réglementaire, la Loi a été modifiée afin de supprimer l’exigence d’enregistrement préalable de divers types d’engrais. Assurer l’innocuité des engrais est alors devenu un objectif prépondérant de la Loi. C’est dans ce contexte que le Parlement a ajouté l’article 3.1, qui se lit ainsi :

3.1 Il est interdit à toute personne de fabriquer, de vendre, d’importer ou d’exporter, en contravention avec les règlements, tout engrais ou supplément qui présentent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement.

3.1 No person shall manufacture, sell, import or export in contravention of the regulations any fertilizer or supplement that presents a risk of harm to human, animal or plant health or the environment.

[6] L’article 5 de la Loi a également été modifié afin de conférer au Gouverneur en conseil le pouvoir d’adopter des règlements d’application de l’article 3.1, notamment pour préciser la portée de l’interdiction et pour régir l’évaluation du risque de préjudice. En 2020, dans l’exercice de ce pouvoir, le Gouverneur en conseil a ajouté l’article 2.1 au Règlement sur les engrais, CRC, c 666 [le Règlement], qui se lit ainsi :

2.1 Il est interdit de fabriquer, de vendre, d’importer ou d’exporter tout engrais ou supplément qui contient une substance ou un mélange de substances en des quantités qui présentent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement, à l’exception des parasites, si l’engrais ou le supplément est utilisé selon son mode d’emploi ou appliqué en une quantité qui ne dépasse pas la quantité nécessaire pour atteindre l’objectif visé.

2.1 A person shall not manufacture, sell, import or export any fertilizer or supplement that contains any substance or mixture of substances in quantities that present a risk of harm to human, animal or plant health or the environment, except pests, if the fertilizer or supplement is used according to its directions for use, or in amounts not in excess of the amount that is necessary to achieve its intended purposes.

[7] L’administration de la Loi est confiée à l’Agence.

[8] L’article 2.1 du Règlement ne prévoit pas de seuils déterminés au-delà desquels certaines substances « présentent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement ». Afin d’assurer un certain degré de cohérence dans l’application de la Loi, l’Agence se fonde sur les seuils et la méthode de calcul indiqués dans une circulaire administrative portant le numéro T-4-93 [la Circulaire T-4-93]. Pour certains éléments chimiques, comme le nickel, le molybdène et le sélénium, la Circulaire établit des quantités maximales qu’un hectare de terre peut recevoir sur une période de 45 ans et fournit une méthode pour calculer la concentration maximale de ces substances dans un engrais ou un supplément en fonction de la quantité et de la fréquence d’application indiquées par le fabricant.

B. Contexte factuel

[9] Englobe est une société qui se spécialise dans le traitement, le compostage et la valorisation de matières organiques. L’une de ses installations est située à Saint-Henri-de-Lévis (Québec). Elle y produit du compost et des terreaux à partir de diverses matières premières comme des résidus végétaux, des résidus alimentaires, des biosolides municipaux (c’est-à-dire les résidus solides du processus de traitement des eaux usées), des écorces et des copeaux de bois.

[10] Le 17 mai 2021, l’Agence a prélevé des échantillons de deux produits de terreaux élaborés par Englobe, appelés respectivement « Terre à potager St-Henri » et « Multimix pelouse St-Henri ». Englobe a également prélevé ses propres échantillons. Une analyse de ces échantillons réalisée par le laboratoire de l’Agence a révélé des concentrations de nickel, de molybdène et de sélénium supérieures aux concentrations maximales indiquées dans la Circulaire T-4-93. Le 13 juillet 2021, l’Agence a transmis des avis de rétention en vertu de l’article 9 de la Loi, ce qui équivaut à une forme de saisie. Ces avis étaient fondés sur le fait que l’inspectrice de l’Agence avait des motifs raisonnables de croire que les terreaux en question contrevenaient à l’article 2.1 du Règlement. Il n’est pas contesté que ces terreaux constituent soit des engrais, soit des suppléments visés par la Loi.

[11] L’Agence et Englobe ont entamé des discussions afin de tenter de résoudre la situation. L’Agence a autorisé Englobe à mélanger une partie des terreaux retenus avec d’autres terreaux dans l’espoir de réduire la concentration des éléments problématiques. Le 16 septembre 2021, l’Agence et Englobe ont prélevé des échantillons de ce nouveau mélange. L’analyse effectuée par l’Agence a encore une fois révélé des concentrations trop élevées de nickel, de molybdène et de sélénium. Le 21 octobre 2021, l’Agence a transmis de nouveaux avis de non-conformité à l’égard de ce mélange.

[12] Dès le mois de juillet 2021, Englobe a exprimé des doutes concernant la fiabilité des résultats d’analyse de l’Agence. Après vérification auprès du laboratoire, l’inspectrice de l’Agence a répondu qu’aucune erreur n’avait été commise dans le processus d’échantillonnage et d’analyse et a refusé de prendre de nouveaux échantillons. Au cours de l’automne, Englobe a fourni à l’Agence les résultats de l’analyse par un laboratoire privé d’un échantillon prélevé en juillet 2021. Ces résultats étaient inférieurs à ceux du laboratoire de l’Agence et étaient inférieurs aux normes de la Circulaire T-4-93 en ce qui a trait au molybdène et au sélénium. Englobe a aussi demandé confirmation du fait que les résultats de l’Agence étaient présentés sur une base humide et non sur une base sèche. En décembre 2021, l’Agence a confirmé que les résultats étaient exprimés sur une base humide. De plus, elle a souligné que le laboratoire retenu par Englobe n’était pas accrédité pour utiliser la méthode choisie aux fins de l’analyse.

[13] Des échanges subséquents n’ont pas permis d’en arriver à un accord. En mars 2022, Englobe a transmis une mise en demeure à l’Agence, exigeant la levée de la rétention des produits. Dans cette mise en demeure, Englobe réitérait ses doutes concernant la fiabilité des analyses du laboratoire de l’Agence et présentait les résultats de l’analyse par des laboratoires privés d’échantillons prélevés sur le nouveau mélange en septembre 2021. De plus, Englobe alléguait que la Circulaire T-4-93 n’était pas un instrument approprié afin d’évaluer l’innocuité de terreaux destinés à un usage unique et affirmait que les normes figurant dans cette circulaire auraient dû être adoptées par règlement. En avril 2022, Englobe a déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

[14] Il convient de souligner l’évolution des arguments qu’Englobe met de l’avant afin de contester les avis de rétention. Initialement axée sur la validité des résultats d’analyse, cette contestation a ensuite porté sur le bien-fondé des normes figurant dans la Circulaire T-4-93, puis sur l’invalidité de la Loi et du Règlement pour des motifs relevant du droit constitutionnel et du droit administratif. À l’audience, la plaidoirie d’Englobe a été presque exclusivement consacrée aux allégations d’invalidité de la Loi et du Règlement. Les présents motifs porteront donc principalement sur ces questions.

[15] Au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, Englobe a déposé le rapport de l’agronome Marc Hébert, qui met en doute la fiabilité des résultats d’analyse de l’Agence, affirme que les produits d’Englobe sont sécuritaires et critique l’approche qui sous-tend la Circulaire T-4-93. L’Agence a produit une preuve abondante en réponse, qu’il n’est pas nécessaire de décrire en détail à ce stade. L’Agence a aussi présenté une requête en radiation du rapport de M. Hébert.

[16] En matière de contrôle judiciaire, il n’est habituellement pas permis de présenter une preuve qui ne figurait pas au dossier du décideur administratif : Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 aux paragraphes 86 et 98. En matière constitutionnelle, l’approche est plus souple, puisque, comme on le verra plus loin, diverses formes de preuve extrinsèque peuvent être pertinentes pour déterminer le caractère véritable d’une loi ou pour comprendre comment elle se rattache à un chef de compétence. Étant donné l’évolution de la position adoptée par Englobe, les questions déterminantes n’exigent pas une analyse détaillée de la preuve. Il serait donc contreproductif de trancher la requête en radiation. Dans la mesure où les présents motifs renvoient à des éléments de preuve, ceux-ci sont admissibles au regard des règles évoquées plus haut.

[17] Peu de temps après l’audition de la demande, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23 [Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact]. Les parties ont été invitées à présenter des observations additionnelles au sujet de cette décision. Cependant, celle-ci ne modifie pas les règles de base du partage des compétences et ne porte pas sur les compétences concernant l’agriculture et le droit criminel. Elle a donc peu d’incidence sur l’issue de la présente affaire. Encore plus récemment, notre Cour a rendu jugement dans l’affaire Coalition pour une utilisation responsable du plastique c Canada (Environnement et Changements climatiques), 2023 CF 1511. Cependant, la décision contestée dans cette affaire ne présente que peu de ressemblance avec les dispositions législatives et réglementaires qui font l’objet de la présente demande.

II. Analyse

[18] Afin d’expliquer le rejet de la demande, les arguments présentés par Englobe seront analysés dans l’ordre dans lequel ils ont été présentés, à savoir : la compétence du Parlement pour adopter la Loi, la portée prétendument excessive des dispositions contestées, la validité du Règlement et de la Circulaire au regard des principes de droit administratif, puis le caractère raisonnable des décisions de l’Agence.

A. Le partage des compétences

[19] Pour les motifs qui suivent, le Parlement était compétent afin d’adopter les dispositions contestées, notamment l’article 3.1 de la Loi. Le caractère véritable de l’article 3.1 est l’interdiction des engrais et des suppléments qui posent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement. Ce caractère véritable se rattache à la compétence concurrente relative à l’agriculture, prévue à l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à la compétence fédérale relative au droit criminel découlant du paragraphe 91(27) de la même loi.

(1) Cadre d’analyse

[20] La Cour suprême du Canada a succinctement résumé les deux étapes du cadre d’analyse applicable en matière de partage des compétences dans le récent arrêt Murray-Hall c Québec (Procureur général), 2023 CSC 10, au paragraphe 22 [Murray-Hall] :

Pour décider si une loi ou certaines de ses dispositions sont constitutionnellement valides au regard du partage des compétences, les tribunaux doivent d’abord procéder à la qualification de cette loi ou de ces dispositions, puis, sur cette base, à leur classification parmi les chefs de compétence énumérés aux art. [91 à 95] de la Loi constitutionnelle de 1867 [...].

[21] La première étape vise à circonscrire ce qu’on appelle le « caractère véritable » (« pith and substance ») de la loi ou des dispositions législatives en cause. Pour ce faire, les tribunaux analysent à la fois l’objet et les effets de la loi. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, 2011 CSC 66 au paragraphe 64, [2011] 3 RCS 837 [Renvoi sur les valeurs mobilières], la Cour suprême précise que :

La preuve intrinsèque, telles les dispositions qui énoncent les objectifs et la structure générale du texte législatif, peut en révéler l’objet. La preuve extrinsèque, comme le Hansard ou d’autres comptes rendus du processus législatif, peut aussi contribuer à déterminer quel est l’objet d’un texte législatif. Par ailleurs, les effets d’un tel texte s’entendent de son effet juridique ainsi que des conséquences pratiques de son application [...].

[22] À la seconde étape, il s’agit de déterminer si le caractère véritable de la loi peut être rattaché à l’un des chefs de compétence de l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée. Comme la Cour suprême le souligne dans le Renvoi sur les valeurs mobilières, au paragraphe 65, « [i]l peut alors être nécessaire d’interpréter la portée de la compétence visée. » Depuis l’arrêt Citizens Insurance Co of Canada v Parsons (1881), 7 App Cas 96 (CP), il est généralement admis que les catégories de sujets mentionnées aux articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 doivent s’interpréter les unes par les autres. Il en découle que les chefs de compétence exprimés en des termes dont la portée potentielle est vaste (comme les paragraphes 91(2) ou 92(13)) ne peuvent englober des sujets plus précis qui font l’objet d’une attribution expresse : Renvoi sur les valeurs mobilières, au paragraphe 72.

[23] Néanmoins, les chefs de compétence énumérés aux articles 91 à 95 ne doivent pas recevoir une interprétation étroite ni se limiter aux réalités connues en 1867 : Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79 aux paragraphes 22, 23 et 28, [2004] 3 RCS 698 [Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe]; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56 aux paragraphes 46 et 47, [2005] 2 RCS 669.

[24] Il peut arriver que le Parlement fédéral et les législatures provinciales puissent adopter des dispositions législatives semblables. La Cour suprême explique ainsi cette situation dans le Renvoi sur les valeurs mobilières, au paragraphe 66 :

Le droit constitutionnel canadien reconnaît depuis longtemps que le même sujet ou la même « matière » peut avoir à la fois un aspect provincial et un autre fédéral. Ainsi, une loi fédérale peut régir une matière d’un point de vue et une loi provinciale la régir d’un autre point de vue. La loi fédérale vise alors un objectif dont le caractère véritable relève de la compétence du Parlement, tandis que la loi provinciale vise un objectif différent qui relève de la compétence provinciale [...]. Ce concept, connu sous le nom de doctrine du double aspect, ouvre la voie à l’application concurrente de législations fédérale et provinciales [...]

[25] Par conséquent, si une loi, de par son caractère véritable, peut être rattachée à l’un des chefs de compétence de l’ordre de gouvernement qui l’a adoptée, ses effets sur l’exercice des compétences de l’autre ordre de gouvernement ne sont pas pertinents : Québec (Procureur général) c Canada (Procureur général), 2015 CSC 14 au paragraphe 38, [2015] 1 RCS 693 [l’affaire du Registre des armes à feu]; Groupe Maison Candiac inc c Canada (Procureur général), 2020 CAF 88 au paragraphe 33, [2020] 3 RCF 645 [Groupe Maison Candiac].

[26] La Cour suprême a rappelé à plusieurs reprises que les principes régissant l’interprétation des articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 visent à maintenir l’équilibre du fédéralisme : voir notamment Banque canadienne de l’Ouest c Alberta, 2007 CSC 22 au paragraphe 24, [2007] 2 RCS 3 [Banque canadienne de l’Ouest]; R c Comeau, 2018 CSC 15 aux paragraphes 78 à 83, [2018] 1 RCS 342 [Comeau]. La Cour a parfois illustré cet équilibre en ayant recours au principe de subsidiarité, qui veut que « l’intervention législative provienne de l’ordre de gouvernement qui est le plus proche du citoyen et qui est ainsi jugé le plus à même de répondre aux préoccupations de ce citoyen » : Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61 au paragraphe 183, [2010] 3 RCS 457 (les juges LeBel et Deschamps) [Renvoi sur la procréation assistée]. Cependant, ces principes ne permettent pas à notre Cour d’écarter le cadre d’analyse établi qui guide l’interprétation de la Loi constitutionnelle de 1867, notamment en posant des exigences additionnelles qui devraient être satisfaites pour qu’une loi fédérale soit déclarée valide.

[27] Enfin, les tribunaux ont sans cesse rappelé que l’opinion que l’on peut se faire du bien-fondé d’une loi, de sa sagesse du point de vue des politiques publiques ou de son efficacité n’a aucune incidence sur sa validité constitutionnelle au regard du partage des compétences : Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), 2000 CSC 31 aux paragraphes 18 et 57, [2000] 1 RCS 783; Renvoi sur les valeurs mobilières, au paragraphe 90; Comeau, au paragraphe 83; Murray-Hall, au paragraphe 44.

(2) Caractère véritable des dispositions contestées

[28] Dans l’analyse du caractère véritable, il faut d’abord examiner les dispositions contestées : affaire du Registre des armes à feu, paragraphe 30; Murray-Hall, au paragraphe 30. Englobe conteste la validité constitutionnelle de l’article 3.1 de la Loi et de l’article 2.1 du Règlement. La contestation d’Englobe vise également les définitions d’« engrais » et de « supplément », qui se trouvent à l’article 2 de la Loi, ainsi que l’attribution d’un pouvoir réglementaire au Gouverneur en conseil, à l’article 5. Cependant, l’argumentaire d’Englobe concernant le partage des compétences vise essentiellement l’article 3.1 de la Loi.

[29] Dans son mémoire, Englobe soutient que le caractère véritable des dispositions contestées est « la réglementation stricte de la fabrication et de la vente, à l’échelle locale, des composts, des terreaux et des autres matières issues du recyclage de matières organiques résiduelles sécuritaires ». Le mémoire de l’Agence, de son côté, propose une caractérisation de la Loi dans son ensemble comme « un contrôle des composantes, de l’étiquetage et de l’innocuité des engrais et suppléments ». Les parties n’ont pas abordé cette question à l’audience.

[30] Le caractère véritable de l’article 3.1 de la Loi peut être décrit comme une interdiction des engrais et des suppléments qui posent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement. Cette description découle du texte de la disposition, d’une comparaison avec les autres dispositions de la loi, de son effet juridique et des éléments de preuve extrinsèque qui ont été déposés au dossier. Il est vrai que cette description se rapproche du libellé de l’article 3.1, mais cela est inévitable étant donné la généralité des termes que celui-ci emploie.

[31] Commençons par examiner le libellé de l’article 3.1. Celui-ci porte sur les engrais et les suppléments, qui sont les deux principaux produits réglementés par la Loi. Contrairement à d’autres dispositions de la Loi qui exigent l’enregistrement, l’obtention d’une licence ou l’évaluation d’un produit avant sa fabrication ou sa mise en marché, l’article 3.1 prévoit une interdiction qui s’applique à tout moment, que le produit soit assujetti à une exigence d’enregistrement ou non. Bien qu’elle fasse partie d’un régime réglementaire, cette disposition est de nature prohibitive. Ce qui est interdit, ce sont diverses opérations concernant un engrais ou un supplément qui pose un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement. Ce risque fait partie du caractère véritable de l’article 3.1, puisque c’est lui qui définit non seulement la portée de l’interdiction, mais aussi sa raison d’être.

[32] Englobe invoque le fait que l’article 4 de la Loi contient une interdiction plus précise, visant les engrais et les suppléments qui contiennent des « ingrédients destructifs » ou qui sont « nuisible[s] à la croissance des plantes ». Selon Englobe, cela démontrerait, a contrario, que l’article 3.1 vise des substances qui sont sécuritaires. Un tel argument est difficile à comprendre. Il n’y a pas lieu d’affirmer que, contrairement à son libellé, l’article 3.1 vise à prohiber des substances sécuritaires. En réalité, rien n’empêche le Parlement de prévoir différentes interdictions qui visent des gammes de conduites plus ou moins larges et des niveaux plus ou moins élevés de risque ou de préjudice.

[33] La preuve extrinsèque appuie la caractérisation proposée plus haut. Lors de l’étude du projet de loi qui comprenait l’article 3.1, le ministre de l’Agriculture et de l’Agro-alimentaire, M. Gerry Ritz, a affirmé que les nouvelles dispositions de la Loi visaient entre autres l’innocuité des engrais et des suppléments (Débats de la Chambre des communes, 3 mars 2014, p 3397) :

[Ce projet de loi] va renforcer la sécurité de nos produits agricole[s], c’est-à-dire le premier maillon de la chaîne alimentaire, tout en réduisant le fardeau réglementaire de l’industrie et en facilitant la mise en marché des produits agricoles.

[34] Dans la mesure où les modifications qui ont été apportées à la Loi en 2015 et au Règlement en 2020 s’inscrivent dans le cadre d’un même processus de révision de la réglementation, le résumé de l’étude d’impact de la réglementation [REIR] qui a précédé l’adoption des modifications au Règlement (Gazette du Canada, Partie I, vol 152, no 49, 8 décembre 2018) peut jeter un certain éclairage sur l’objet de l’article 3.1 de la Loi. Les extraits suivants du REIR démontrent qu’en prenant le Règlement, le Gouverneur en conseil avait à l’esprit les risques que peuvent poser l’utilisation de certains engrais, peu importe le contexte précis de leur utilisation :

L’intérêt croissant à l’égard du recyclage des sous-produits et des déchets industriels ou organiques aux fins d’application comme engrais et suppléments (par exemple pour modifier le sol) peut avoir des avantages, dont la restitution au sol d’éléments nutritifs et l’amélioration subséquente de l’état physique des sols. Cependant, l’utilisation de sous-produits recyclés présente également des risques nouveaux en raison de la présence potentielle de contaminants biologiques et chimiques. Par conséquent, les avantages de telles matières doivent être soigneusement évalués par rapport à leurs dangers potentiels. Étant donné qu’un traitement adéquat peut atténuer de façon efficace les préoccupations liées à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement, il est essentiel d’examiner prudemment les sources des sous-produits de déchets et le degré de transformation et de traitement utilisés pour leur fabrication en vue de déterminer les risques.

[...]

Enfin, le niveau de surveillance réglementaire varie selon l’utilisation prévue de l’engrais, la majorité des engrais destinés à des marchés spécialisés (dont les pépinières, les serres commerciales, les terrains de golf et les produits domestiques et de jardinage) étant exemptés de l’enregistrement. Cette exemption est davantage fondée sur un précédent historique lié à l’efficacité et au rendement du produit (par exemple les pertes économiques potentielles étant supérieures dans un contexte agricole que pour les utilisations spécialisées) que sur les risques réels. Comme l’efficacité n’est plus réglementée par l’ACIA, le Règlement doit être modifié afin de tenir compte de l’accent mis sur la sécurité. En dépit du plus faible volume de produits utilisés à des fins spécialisées par rapport à des fins agricoles, les scénarios d’exposition constituent un risque potentiel.

[35] Dans la section de son mémoire qui porte sur le caractère véritable des dispositions contestées, Englobe fait valoir une panoplie d’arguments relatifs à la portée soit excessive, soit insuffisante de la Loi, au caractère prétendument sécuritaire des produits que celle-ci vise ou au changement de perspective découlant des modifications apportées à la Loi en 2015. Englobe n’a pas insisté sur ces arguments en plaidoirie. Ils ne sont pas pertinents à la détermination du caractère véritable des dispositions contestées. Un désaccord quant à la portée souhaitable de l’interdiction constitue plutôt une remise en question du bien-fondé ou de l’efficacité de la Loi, ce qui n’est pas pertinent à l’analyse. Englobe n’a pas non plus présenté de preuve établissant qu’en adoptant l’article 3.1, le Parlement poursuivait un objectif caché au sens de l’arrêt R c Morgentaler, [1993] 3 RCS 463.

(3) Rattachement à la compétence concurrente relative à l’agriculture

[36] Le caractère véritable de l’article 3.1 de la Loi est donc l’interdiction des engrais et des suppléments qui posent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement. Ainsi caractérisé, l’article 3.1 se rattache à la compétence concurrente sur l’agriculture, prévue par l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui se lit ainsi :

[TRADUCTION] 95. La législature de chaque province peut légiférer en matière d’agriculture et d’immigration dans cette province, et le Parlement du Canada peut légiférer en matière d’agriculture et d’immigration dans toutes les provinces ou dans chacune d’elles. Toutefois, les lois édictées en pareille matière par une législature n’ont d’effet, dans les limites de la province et à son égard, que dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec les lois du Parlement du Canada.

95. In each Province the Legislature may make Laws in relation to Agriculture in the Province, and to Immigration into the Province; and it is hereby declared that the Parliament of Canada may from Time to Time make Laws in relation to Agriculture in all or any of the Provinces, and to Immigration into all or any of the Provinces; and any Law of the Legislature of a Province relative to Agriculture or to Immigration shall have effect in and for the Province as long and as far only as it is not repugnant to any Act of the Parliament of Canada.

 

[37] (Il convient de rappeler ici que seule la version anglaise de la Loi constitutionnelle de 1867 a valeur officielle. La traduction française donnée ici est tirée du Rapport définitif du comité de rédaction constitutionnelle française, en ligne : https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/sjc-csj/constitution/loireg-lawreg/.)

[38] D’entrée de jeu, il convient de faire une mise au point quant à la portée de la compétence concurrente relative à l’agriculture. La prémisse fondamentale de l’argumentaire d’Englobe est que ce chef de compétence n’a qu’une portée étroite et doit recevoir une interprétation restrictive. Il est vrai que, selon une jurisprudence établie depuis longtemps, la mise en marché des produits agricoles est considérée comme relevant d’autres chefs de compétence. Certains auteurs ont pu déplorer cette jurisprudence et affirmer que la portée de l’article 95 s’en trouve réduite à peu de choses : Neil Finkelstein, Laskin’s Canadian Constitutional Law, 5e éd (Toronto : Carswell, 1986) aux pages 500 et 501; Robert S Fuller, Donald E Buckingham et Robert W Scriven, Agriculture Law in Canada, 2e éd (Toronto : LexisNexis, 2019) aux pages 192 à 194. De plus, dans bien des cas, les lois provinciales concernant l’agriculture peuvent se rattacher tout autant aux compétences provinciales sur « property and civil rights » (la propriété et les droits civils) ou « matters of a merely local or private nature » (les matières à caractère purement local ou privé) qu’à la compétence concurrente relative à l’agriculture : voir, par exemple, Québec (Procureur général) c Canadian Owners and Pilots Association, 2010 CSC 39 au paragraphe 22, [2010] 2 RCS 536. Cela pourrait expliquer pourquoi les tribunaux n’ont jamais tenté de donner une définition précise de la portée de cette dernière compétence. Quoi qu’il en soit, rien dans ce qui précède ne justifie d’écarter le principe selon lequel chaque chef de compétence doit recevoir une interprétation généreuse et évolutive.

[39] Le rattachement de l’article 3.1 de la Loi à la compétence concurrente relative à l’agriculture découle du fait que les engrais sont inséparables de l’agriculture. L’article 2 de la Loi définit un engrais comme un élément nutritif des plantes et un supplément comme une substance qui favorise la croissance des plantes. La croissance des plantes est au cœur de l’agriculture. Ainsi, dès lors qu’une loi est relative aux engrais, elle se rattache nécessairement à l’agriculture. De plus, il tombe sous le sens que le Parlement peut, en s’appuyant sur l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, adopter des lois qui portent sur les substances utilisées aux fins de l’agriculture en vue de prévenir la contamination des sols.

[40] La Cour d’appel de l’Ontario a reconnu ce lien indissociable entre les engrais et l’agriculture dans un arrêt portant sur une contestation de la validité constitutionnelle d’une version antérieure de la Loi : R v Bradford Fertilizer Co Ltd (1971), 22 DLR (3d) 617 [Bradford Fertilizer]. La Cour s’est exprimée ainsi, à la page 621 :

[traduction] À mon avis, il serait impossible de traiter intelligemment de l’application ou de l’usage des engrais tout en faisant abstraction du concept d’agriculture. On écarterait l’aspect le plus important du sujet.

Tant les dispositions de la Loi et des Règlements que le sens commun du mot « agriculture » et le rôle qu’y jouent les engrais me portent à conclure que la Loi sur les engrais est une « loi en matière d’agriculture ». Il s’agit donc d’une loi que le Parlement peut adopter en vertu de l’art. 95 de l’A.A.N.B., 1867.

[41] Il est vrai que la Cour d’appel s’est concentrée sur les exigences d’enregistrement qui étaient alors au cœur de la Loi, alors que l’article 3.1 énonce une interdiction. Les propos de la Cour d’appel demeurent tout de même pertinents en l’espèce, puisque ce qui importe, ce sont les produits concernés, à savoir les engrais et les suppléments, plutôt que la différence entre leur enregistrement et leur interdiction.

a) Les engrais comme « articles de commerce »?

[42] Pour échapper à cette conclusion, Englobe soutient que l’article 3.1 ne se rattache pas à l’agriculture, mais plutôt à la réglementation des engrais considérés comme « articles de commerce ». Englobe s’appuie sur la jurisprudence bien établie selon laquelle la réglementation de la mise en marché des produits agricoles ne se rattache ni au volet général de la compétence fédérale sur « the regulation of trade and commerce » (la réglementation des échanges et du commerce), à l’article 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, ni à la compétence concurrente sur l’agriculture, à l’article 95 : voir, par exemple R v Eastern Terminal Elevator Co, [1925] RCS 434; Lower Mainland Dairy Products Sales Adjustment Committee v Crystal Dairy Limited, [1933] AC 168 (CP) [Crystal Dairy]; Reference re Natural Products Marketing Act, 1934, [1936] RCS 398, [1937] AC 377 (CP); Reference as to the Validity of Section 5(a) of the Dairy Industry Act, [1949] RCS 1, [1951] AC 179 (CP) [le Renvoi sur la margarine]. Englobe ajoute que l’interdiction formulée par l’article 3.1 de la Loi vise le fabricant d’engrais et non l’agriculteur.

[43] Un tel raisonnement ne saurait tenir. L’interdiction prévue à l’article 3.1 ne présente aucune ressemblance avec les régimes de mise en marché dont il était question dans les affaires précitées. La Loi ne cherche pas à réglementer les prix, à établir des quotas ou à centraliser la mise en marché des engrais. Les engrais visés par l’article 3.1 jouent un rôle dans l’agriculture elle-même, étant donné leur rôle dans la croissance des plantes.

[44] Aucun précédent n’appuie l’extension des principes relatifs à la mise en marché des produits agricoles à des opérations qui se situent en amont de la production. Au contraire, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté un argument semblable dans l’arrêt Bradford Fertilizer. Après avoir examiné les arrêts de la Cour suprême et du Conseil privé cités plus haut, la Cour d’appel a affirmé, à la page 624 :

[traduction] [...] la Loi sur les engrais a été adoptée afin de favoriser l’agriculture en exigeant que les éléments nutritifs des plantes et les suppléments des sols utilisés en agriculture se conforment à des normes, soient sécuritaires et soient décrits et étiquetés d’une manière qui permette aux acheteurs de savoir ce qu’ils achètent et comment l’utiliser. L’objet de la Loi n’est pas de « régir le commerce des engrais », bien qu’il soit évident que la Loi entraîne un certain degré de réglementation de ce commerce et de ses manufacturiers et revendeurs.

[45] À titre de comparaison, le Conseil privé a statué que le Parlement pouvait, en vertu de sa compétence sur « bankruptcy and insolvency » (la faillite et l’insolvabilité) adopter une loi concernant les arrangements entre les fermiers et leurs créanciers, même si cette loi intervenait en amont de la faillite et visait en réalité à prévenir la faillite : British Columbia (Attorney General) v Canada (Attorney General), [1937] AC 391 (CP) [Re Farmers’ Creditors Arrangement Act].

[46] Englobe s’appuie également sur l’arrêt Saskatchewan (Attorney General) v Canada (Attorney General), [1949] AC 110 (CP), dans lequel le Conseil privé a déclaré invalide une loi provinciale concernant les prêts aux agriculteurs. Dans ce cas, cependant, l’invalidité de la loi découlait du rattachement de son caractère véritable à la compétence fédérale relative à l’intérêt, ce qui faisait obstacle à son rattachement à la compétence provinciale relative à la propriété et les droits civils ou à la compétence concurrente relative à l’agriculture. On ne saurait en déduire quoi que ce soit quant à la portée de cette dernière compétence.

[47] Englobe présente son argument sous un angle légèrement différent en soutenant que l’article 3.1 de la Loi excède la compétence concurrente conférée par l’article 95 parce qu’il vise le fabricant d’engrais et non l’agriculteur. Ainsi, il n’affecterait pas les activités des exploitants agricoles (« interfere with the agricultural operations of the farmers »), pour reprendre l’expression employée par le Conseil privé dans l’affaire Crystal Dairy à la page 174. Une telle prétention ne résiste pas à l’analyse. L’article 3.1 affecte très certainement les activités des exploitants agricoles en interdisant que certains types d’engrais leur soient vendus. Englobe rétorque que les exploitants agricoles peuvent contourner cette interdiction en se procurant de tels engrais à titre gratuit (ce qui, affirme-t-elle, serait souvent le cas des biosolides municipaux) ou en épandant du fumier (quoique le fumier n’est pas exempté de l’application de l’article 3.1 de la Loi et de l’article 2.1 du Règlement; voir l’alinéa 3(1)a) du Règlement). Cependant, le fait qu’une loi soit peu efficace ou qu’elle puisse être contournée n’a pas d’incidence sur sa validité constitutionnelle; il s’agit plutôt de considérations relatives au bien-fondé de la loi : voir les décisions citées au paragraphe [27].

b) La portée excessive et le rattachement à l’agriculture

[48] Englobe soutient également que l’article 3.1 de la Loi excéderait la portée de la compétence concurrente sur l’agriculture puisqu’il vise des engrais qui ne sont pas utilisés pour des usages agricoles. En particulier, les produits qu’elle fabrique seraient destinés à des usages résidentiels (par ex., l’aménagement d’une pelouse ou d’un potager), municipaux (par ex., l’aménagement d’un parc) ou commerciaux (par ex., l’aménagement d’un terrain de golf). Jusqu’en 2020, le Règlement désignait ces engrais sous le vocable d’« engrais spécial ». Les extraits du REIR cités plus haut emploient plutôt l’expression « usages spécialisés » ou « marchés spécialisés ».

[49] Selon Englobe, l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne viserait que les « exploitations agricoles » ou les « producteurs agricoles », selon le sens commun de ces expressions, et exclurait les usages « spécialisés ». Bien qu’Englobe n’ait pas fourni davantage de précisions, on en déduit que l’agriculture ne comprendrait que les activités de nature commerciale qui visent la production de denrées alimentaires, sur des fermes ou dans des champs.

[50] Or, rien ne justifie d’apporter de telles restrictions au sens commun du mot agriculture, tel qu’il est employé à l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme il a été expliqué plus haut, les chefs de compétence énumérés aux articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 doivent recevoir une interprétation large et évolutive. Il ne faut pas les confiner à leur idéal‐type ou à leur manifestation la plus commune ou la plus connue : Re Farmers’ Creditors Arrangement Act, aux pages 402 et 403; Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, aux paragraphes 22 à 29. On ne devrait pas non plus donner aux mots employés dans ces dispositions un sens plus étroit que leur sens commun.

[51] Les définitions des dictionnaires permettent de donner une idée du sens communément associé au mot agriculture. L’Académie française définit l’agriculture comme une « activité ayant pour objet l’exploitation de la terre par la production de végétaux et l’élevage des animaux ». Selon le Merriam-Webster, c’est [traduction] « la science ou l’activité de la culture des sols, de la production des récoltes et de l’élevage du bétail ». L’Oxford English Dictionary parle plutôt de [traduction] « la pratique de faire pousser des récoltes, élever le bétail et d’obtenir des produits animaux ». Selon le Petit Larousse, le mot agriculture dénote une « activité économique ayant pour objet la transformation et la mise en valeur du milieu naturel afin d’obtenir les produits végétaux et animaux utiles à l’homme, en partic. ceux destinés à son alimentation ». Plus avare de mots, le Multi-Dictionnaire de la langue française assimile simplement l’agriculture à « l’art de cultiver la terre ».

[52] À l’exception de celle du Petit Larousse, aucune de ces définitions ne cantonne l’agriculture à une activité commerciale ou économique. Rien ne justifie donc d’exclure de la portée de la compétence concurrente relative à l’agriculture une personne qui cultive des légumes pour sa consommation personnelle ou un groupe de voisins qui tiennent un jardin communautaire. De plus, aucune de ces définitions n’exige que les produits de l’agriculture soient destinés à l’alimentation; on n’a qu’à penser à la culture du coton ou du tabac. Il s’ensuit que l’agriculture, au sens commun du terme, peut comprendre la production de végétaux à des fins ornementales ou décoratives.

[53] Les quelques décisions qui ont appliqué l’article 95 appuient une interprétation large, plutôt que celle qu’Englobe met de l’avant. La Cour d’appel de l’Alberta a statué que la Loi sur la généalogie des animaux, LRC 1985, c 8 (4e suppl), relève de la compétence concurrente relative à l’agriculture, dans le contexte d’un litige portant sur l’élevage des chiens de race : R v Neuman, 1998 ABCA 261. Une version antérieure de cette loi avait été jugée valide dans l’arrêt R v Davenport, [1928] 2 DLR 852 (CA Alberta), qui portait sur l’élevage des chevaux de course. On peut présumer que les formes d’agriculture en cause ne visaient pas la production alimentaire. Dans le second arrêt, à la page 854, la Cour a également rejeté la prétention que l’agriculture se limitait à la « culture des champs ».

[54] De toute manière, même si l’on devait adopter une définition étroite de l’agriculture qui exclut certains usages dits « spécialisés », cela n’affecterait pas la validité de l’article 3.1 de la Loi, puisque son caractère véritable, l’interdiction de certains engrais, se rattache à l’agriculture. Le fait que certains de ces engrais puissent être employés à des fins non agricoles ne constituerait qu’un effet accessoire. En effet, la Loi vise tous les engrais et suppléments, quel que soit le contexte de leur utilisation. Or, les effets accessoires de la disposition attaquée sur des compétences de l’autre ordre de gouvernement ne changent pas son caractère véritable et ne sont pas pertinents à l’analyse : A-G Ontario v Barfried Enterprises Ltd, [1963] RCS 570 aux pages 577 à 580; Global Securities Corp c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2000 CSC 21 au paragraphe 23, [2000] 1 RCS 494; Bande Kitkatla c Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 RCS 146; Banque canadienne de l’Ouest, aux paragraphes 30 et 31; Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, au paragraphe 113.

[55] Adopter une interprétation étroite de ce que constitue l’« agriculture » aux fins de l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 donnerait également lieu à des problèmes pratiques considérables. Il serait difficile de déterminer si les lois adoptées en vertu de ce chef de compétence s’appliquent à diverses personnes qui s’écartent de l’idéal-type de l’exploitation agricole commerciale visant la production de denrées alimentaires. On peut penser aux personnes qui tiennent des jardins communautaires, à celles pour qui l’agriculture est un passe-temps ou aux exploitants dont la production est destinée à la fabrication de biocarburants. De plus, certains usages dits « spécialisés » visent la production à des fins alimentaires. L’un des produits d’Englobe est d’ailleurs appelé « terre à potager ». Il se peut fort bien qu’un tel usage soulève des préoccupations relatives non seulement à l’environnement, mais aussi à la santé humaine.

[56] Enfin, Englobe prétend que l’article 3.1 de la Loi serait inconstitutionnel parce qu’il vise une vaste gamme de produits dont l’innocuité serait généralement reconnue. Un tel argument est fallacieux. C’est le risque de préjudice qui déclenche l’interdiction prévue par l’article 3.1. Le dossier de preuve fait état des préoccupations de la communauté scientifique quant aux effets de concentrations élevées de nickel, de molybdène et de sélénium. La question de savoir si les concentrations maximales fixées par l’Agence sont trop faibles ou trop élevées ou si la philosophie sous-jacente est libérale ou conservatrice est relative au bien-fondé de la Loi et n’a pas d’incidence sur sa validité constitutionnelle. En d’autres termes, dès lors que les engrais relèvent de la compétence concurrente concernant l’agriculture, il appartient au Parlement de déterminer les concentrations maximales de certaines substances ou de déléguer ce pouvoir à un organisme subordonné.

c) « From time to time »

[57] En s’appuyant sur une étude de Me Jesse Hartery, « La compétence concurrente en matière d’immigration : rendre aux provinces canadiennes ce qu’elles ont perdu » (2018) 63 RD McGill 487, Englobe soutient que l’article 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 devrait être interprété comme conférant compétence principalement aux provinces et que le Parlement fédéral ne pourrait intervenir qu’en présence d’une problématique qui transcenderait les intérêts locaux. Me Hartery appuie sa thèse sur l’expression « from time to time », qui qualifie le pouvoir que l’article 95 confère au Parlement fédéral, mais non celui des provinces.

[58] Dans un contexte juridique, l’expression « from time to time » signifie lorsque l’occasion s’y prête : Fischbach and Moore of Canada Ltd v Noranda Mines Ltd (1978), 84 DLR (3d) 465 (CA Sask). Elle est souvent utilisée pour préciser qu’une faculté ou un pouvoir peut être exercé plus d’une fois : Lawrie v Lees (1881), 7 App Cas 19 (CL). Elle n’impose pas de limites matérielles à l’exercice du pouvoir en question.

[59] Par conséquent, et avec égards pour l’opinion contraire, l’expression « from time to time » ne saurait être interprétée comme établissant une limite matérielle au pouvoir que l’article 95 confère au Parlement fédéral, à moins d’étirer le sens des mots au-delà du point de rupture. D’ailleurs, l’article 95 contient une clause explicite qui accorde prépondérance aux lois fédérales, ce que l’on peut difficilement réconcilier avec une prétendue limite implicite à l’intervention fédérale. En particulier, l’expression « from time to time » ne saurait justifier l’imposition d’un critère de subsidiarité inspiré de celui que la Cour suprême applique à des chefs de compétence dont la portée potentielle est plus vaste, comme la compétence relative à la réglementation des échanges et du commerce; voir, à ce sujet, le Renvoi sur les valeurs mobilières.

[60] Me Hartery appuie également sa thèse sur un discours prononcé par le Secrétaire d’État aux Colonies lors du débat qui a mené à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 par le Parlement impérial. Le Secrétaire d’État a exprimé l’avis que les compétences conférées par l’article 95 seraient probablement exercées par les provinces dans la plupart des cas. Cependant, une prévision concernant la manière dont une compétence sera exercée n’équivaut pas à une limite à cet exercice. En bout de ligne, rien n’appuie l’interprétation proposée par Englobe.

(4) Rattachement à la compétence fédérale relative au droit criminel

[61] L’Agence soutient que l’article 3.1 de la Loi peut également être rattaché à la compétence fédérale relative au « criminal law » (le droit criminel) prévue au paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Englobe s’oppose à ce rattachement. Elle soutient que l’article 3.1 n’est pas une mesure valide de droit criminel puisque le critère retenu par le Parlement pour définir l’infraction, c’est-à-dire le risque de préjudice, ne serait pas suffisamment précis pour circonscrire un préjudice réel. De plus, Englobe soutient qu’une mesure de droit criminel ne saurait viser un produit reconnu comme étant sécuritaire.

[62] Pour les motifs qui suivent, l’article 3.1 de la Loi est une mesure valide de droit criminel.

[63] Depuis le Renvoi sur la margarine, il est établi que pour se rattacher à la compétence fédérale sur le droit criminel, une mesure législative fédérale doit non seulement prévoir une interdiction assortie de sanctions, mais aussi viser un objet qui relève validement du droit criminel. Dans cette affaire, le juge Rand a donné comme exemples d’un tel objet [traduction] « la paix publique, l’ordre, la sécurité, la santé, la moralité » (à la page 50). Dans des arrêts subséquents, la Cour suprême a statué que la prévention des dommages à la santé causés par l’usage du tabac ou de la marijuana étaient des exemples d’objectifs publics liés à la santé qui justifiaient la mise en œuvre de sanctions criminelles : RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1995] 3 RCS 199; R c Malmo-Levine; R c Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 RCS 571 [Malmo-Levine]. Dans l’arrêt R c Hydro-Québec, [1997] 3 RCS 213, au paragraphe 130 [Hydro-Québec], la Cour suprême a fait un pas de plus et a conclu que :

[...] le Parlement peut, en vertu de sa compétence en matière de droit criminel, édicter validement des interdictions relatives à des actes précis en vue de prévenir la pollution ou, autrement dit, le rejet de certaines substances toxiques dans l’environnement.

[64] Dans des décisions récentes, la Cour d’appel fédérale a réitéré le fait que la protection de l’environnement constitue un objectif légitime que peut poursuivre le droit criminel : Syncrude Canada Ltd c Canada (Procureur général), 2016 CAF 160 au paragraphe 49 [Syncrude]; Groupe Maison Candiac, aux paragraphes 52 à 55.

[65] Dans le Renvoi sur la procréation assistée, au paragraphe 240, les juges LeBel et Deschamps ont affirmé que « l’exigence que le mal soit réel et que l’appréhension du préjudice soit raisonnable constitue une composante essentielle du volet matériel de la définition du droit criminel ». Les tribunaux seraient donc appelés à vérifier si la mise en œuvre du droit criminel possède un fondement factuel suffisant. Une telle vision des choses ne fait pas l’unanimité. Dans cette affaire, les juges LeBel et Deschamps s’exprimaient au nom de deux de leurs collègues. La juge en chef exprimait une opinion dissidente sur cette question, appuyée de trois de ses collègues. Le juge Cromwell ne s’est pas directement prononcé quant à cette question. Dans un arrêt subséquent, le Renvoi relatif à la Loi sur la non‐discrimination génétique, 2020 CSC 17, [2020] 2 RCS 283 [Renvoi sur la non-discrimination génétique], quatre juges ont affirmé que l’opinion des juges LeBel et Deschamps constituait l’état du droit et deux autres juges ont affirmé que la question n’avait pas été tranchée (voir les paragraphes 138 et 269).

[66] Même en supposant que le critère applicable soit celui que les juges LeBel et Deschamps ont énoncé, le dossier de preuve contient suffisamment d’éléments démontrant que le Parlement se fondait sur une appréhension raisonnée de préjudice lorsqu’il a adopté l’article 3.1 de la Loi. Il s’ensuit que cette disposition poursuit un objectif valide de droit criminel.

[67] Le rapport de la professeure Whalen, l’experte de l’Agence, décrit comment l’utilisation d’engrais et de suppléments peut contribuer à l’accumulation de contaminants, notamment de métaux et de métalloïdes, dans le sol. Ces substances sont ensuite susceptibles d’être absorbées dans les récoltes ou de contaminer les cours d’eau adjacents, ce qui donnera éventuellement lieu à leur absorption par les êtres humains. La fabrication d’engrais et de suppléments par compostage de biosolides municipaux est susceptible de donner lieu à des concentrations élevées de métaux et de métalloïdes. Cette préoccupation était d’ailleurs soulignée dans l’extrait du REIR cité plus haut.

[68] Par ailleurs, les risques que présentent les métaux et les métalloïdes pour la santé humaine ne font pas de doute, même si les résultats des recherches scientifiques ne permettent pas de tracer un portrait exhaustif de la situation ou de préciser les seuils de toxicité. Cela est vrai même si de très petites quantités de ces éléments sont essentielles à la vie végétale ou animale. Le dossier de preuve contient un rapport préparé par Santé Canada qui répertorie les études portant sur les effets nocifs de divers métaux ou métalloïdes, dont le nickel, le molybdène et le sélénium. La présence de métaux dans l’environnement fait l’objet de diverses formes de réglementation. En particulier, les normes québécoises mises de l’avant par M. Hébert, l’expert d’Englobe, établissent des concentrations maximales de nickel, de molybdène et de sélénium.

[69] Les arguments qu’Englobe fait valoir pour s’opposer au rattachement de l’article 3.1 de la Loi à la compétence fédérale relative au droit criminel se résument à une critique de la portée excessive de cette disposition. Or, dès lors que la disposition contestée vise un objectif valide de droit criminel, il n’appartient pas aux tribunaux d’évaluer le degré de préjudice qui découle de la conduite prohibée ou l’efficacité de l’interdiction. La juge Karakatsanis l’explique dans le Renvoi sur la non-discrimination génétique, au paragraphe 79 :

Dans la mesure où le Parlement répond à une appréhension raisonnée de préjudice à l’un ou plusieurs de ces intérêts publics, le degré de gravité du préjudice n’a pas à être établi pour qu’il puisse légiférer en matière criminelle. Le tribunal ne détermine pas si la réponse de droit criminel apportée par le Parlement est appropriée ou sage. L’accent est mis uniquement sur la question de savoir si le recours au droit criminel est possible dans les circonstances.

[70] Ainsi, l’article 3.1 de la Loi n’est pas invalide du seul fait qu’il prohibe une conduite associée à un risque de préjudice. Il va de soi que le Parlement n’est pas tenu d’attendre qu’un risque de préjudice se soit concrétisé pour interdire une activité. Les prétentions de M. Hébert concernant le caractère trop sévère des normes appliquées par l’Agence, la comparaison entre celles-ci et les normes québécoises et la validité de l’approche retenue par l’Agence pour déterminer les concentrations maximales ne constituent qu’une remise en question de la nécessité ou du bien-fondé de l’interdiction prévue par l’article 3.1. De tels arguments n’affectent pas la validité constitutionnelle d’une loi.

[71] En se fondant sur le rapport de M. Hébert, Englobe soutient que certaines substances que l’article 3.1 de la Loi prohibe sont sécuritaires. Cette opinion est contredite par la preuve présentée par l’Agence. Comme on l’a vu plus haut, le Parlement s’est fondé sur une appréhension raisonnée de préjudice lorsqu’il a adopté l’article 3.1. Il n’appartient pas aux tribunaux de substituer leur opinion à celle du Parlement à cet égard ni d’arbitrer des controverses scientifiques. L’incertitude scientifique ne constitue pas un frein à l’exercice de la compétence relative au droit criminel : Malmo-Levine, au paragraphe 78. Le rattachement à la compétence relative au droit criminel ne dépend pas non plus d’une évaluation de l’efficacité de la mesure contestée : Syncrude, aux paragraphes 52 à 60.

[72] À cet égard, la présente affaire peut être rapprochée de l’arrêt Malmo-Levine. La Cour suprême a statué que l’interdiction du cannabis se rattachait à un objectif valide de droit criminel, malgré certaines preuves qui suggéraient que l’usage du cannabis ne présentait pas de conséquences néfastes pour la plupart des utilisateurs et que seules certaines catégories d’utilisateurs étaient exposées à des risques importants en matière de santé. Cela démontre que les controverses quant à la portée ou au degré de gravité d’un préjudice ne font pas obstacle au rattachement d’une interdiction à la compétence relative au droit criminel.

[73] Englobe soutient que la présente affaire se distingue de l’arrêt Hydro-Québec, puisque la portée de l’article 3.1 de la Loi n’est pas circonscrite à l’aide d’un mécanisme élaboré d’identification des substances nocives, semblable à celui que l’on retrouve dans la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, LRC 1985, c 16 (4e suppl), qui était en cause dans cette affaire. Cependant, il est bien établi que le Parlement peut assortir une interdiction d’exceptions. Le choix du mécanisme qui permet de définir la portée de l’interdiction ou celle des exceptions relève du Parlement et non des tribunaux. En l’espèce, le Parlement a choisi de confier au Gouverneur en conseil le soin de préciser par règlement la portée de l’interdiction prévue à l’article 3.1 de la Loi. Le choix de cette méthode, plutôt que d’une méthode analogue à celle dont il était question dans l’arrêt Hydro-Québec, ne signifie pas que le Parlement ne cherche pas à réprimer un mal ou ne poursuit pas un objectif valide de droit criminel.

[74] Englobe fait également remarquer que dans l’arrêt Bradford Fertilizer, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la Loi ne se rattachait pas à la compétence relative au droit criminel. Or, la Cour d’appel s’est prononcée relativement à une version antérieure de la Loi, qui ne comportait pas l’interdiction prévue par l’article 3.1.

[75] Bref, l’article 3.1 de la Loi se rattache à la compétence fédérale relative au droit criminel, puisque l’interdiction qu’il énonce vise des objectifs publics valides de droit criminel, à savoir la protection de la santé et de l’environnement.

B. La portée excessive et l’article 7 de la Charte

[76] Puisque l’article 3.1 de la Loi et l’article 2.1 du Règlement ont été adoptés dans le respect des contraintes découlant du partage constitutionnel des compétences, il convient maintenant de trancher la prétention d’Englobe selon laquelle ces dispositions sont néanmoins contraires à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, en raison de leur portée excessive.

[77] Englobe possède l’intérêt requis pour soulever cette question. Il est vrai qu’une personne morale ne peut habituellement invoquer l’article 7 de la Charte, puisque celui-ci protège des droits dont seules les personnes physiques peuvent être titulaires : Irwin Toy Ltd c Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927 à la page 1004. Néanmoins, une personne morale accusée d’une infraction pénale peut toujours plaider l’inconstitutionnalité du texte qui crée l’infraction, même si elle ne peut être titulaire du droit qu’elle invoque : R c Big M Drug Mart Ltd, [1985] 1 RCS 295 aux pages 313 et 314. La portée de cette exception a été étendue aux personnes morales contre qui l’État intente des procédures judiciaires en vue de faire appliquer un régime réglementaire : Office canadien de commercialisation des œufs c Richardson, [1998] 3 RCS 157. Il en va de même lorsque la personne morale s’adresse aux tribunaux afin de faire invalider une action administrative prise à son encontre : Canada c Stanley J Tessmer Law Corporation, 2013 CAF 290 aux paragraphes 5 à 7; Prairie Tubulars (2015) Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2021 CF 36 aux paragraphes 67 à 69, [2021] 2 RCF 57; conf pour d’autres motifs, 2022 CAF 92. C’est le cas d’Englobe, dont les produits ont été saisis en vertu de la Loi. Celle-ci peut donc plaider que les dispositions contestées violent l’article 7 de la Charte.

[78] L’Agence soutient néanmoins que la Cour ne devrait pas trancher cette question, qui serait théorique parce qu’Englobe n’est pas actuellement menacée de poursuites pénales. L’Agence s’appuie sur l’arrêt Friedman c Canada (Revenu national), 2021 CAF 101. Cependant, cet arrêt porte sur la question particulière de la protection contre l’auto-incrimination dans le cadre d’une enquête de nature administrative qui pourrait éventuellement donner lieu à des poursuites pénales. Il a été jugé que l’article 7 de la Charte n’entrait en jeu qu’à partir du moment où l’enquête vise véritablement des poursuites pénales. C’est l’absence de toute preuve que des poursuites pénales étaient envisagées qui rendait le recours théorique dans cette affaire. Or, les arguments d’Englobe n’ont rien à voir avec la protection contre l’auto-incrimination. La situation d’Englobe n’est pas plus théorique que celles des demandeurs dans les affaires citées au paragraphe qui précède. Il y a donc lieu de trancher les arguments d’Englobe.

[79] Une disposition législative a une portée excessive s’« il n’existe aucun lien rationnel entre les objets de la disposition et certains de ses effets, mais pas tous » : Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au paragraphe 112, [2013] 3 RCS 1101; voir aussi R c Ndhlovu, 2022 CSC 38; Conseil canadien pour les réfugiés c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17. L’objet de la loi doit être formulé à un niveau approprié de généralité, comme la Cour suprême l’explique dans l’arrêt R c Moriarity, 2015 CSC 55 au paragraphe 28, [2015] 3 RCS 485 :

Le niveau approprié de généralité se situe donc entre la mention d’une « valeur sociale directrice » — énoncé trop général — et une formulation restrictive, par exemple la quasi‐répétition de la disposition contestée dissociée de son contexte — formulation qui risque d’être trop précise [...]. Un énoncé trop large de l’objet mènera presque toujours à la conclusion que la disposition n’a pas une portée excessive, alors qu’une formulation trop restrictive de l’objet mènera presque toujours à la conclusion inverse.

[80] L’objet de l’article 3.1 de la Loi et de l’article 2.1 du Règlement est de s’assurer de l’innocuité des engrais et des suppléments. Cet objet transparaît du libellé des dispositions concernées, de l’accent mis sur la sécurité dans les modifications apportées à la Loi en 2015, des propos tenus par le ministre lors de la présentation du projet de loi et des extraits du REIR cités plus haut.

[81] À l’évidence, le moyen choisi, c’est-à-dire l’interdiction de la fabrication, de la vente, de l’importation ou de l’exportation d’engrais et de suppléments qui présentent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement, possède un lien rationnel avec l’atteinte de l’objet des dispositions contestées. Ces dispositions n’ont pas une portée excessive.

[82] Englobe soutient néanmoins qu’en raison des définitions très larges des termes « engrais » et « supplément », à l’article 2 de la Loi, l’article 3.1 de la Loi et l’article 2.1 du Règlement peuvent s’appliquer à des substances qui ne sont pas dangereuses, ce qui leur donnerait une portée excessive. Or, le libellé de ces dispositions prévoit précisément le contraire : seuls sont interdits les engrais et les suppléments qui présentent un risque de préjudice. On ne peut faire dire aux dispositions contestées le contraire de ce qu’elles disent.

[83] Selon Englobe, la portée excessive de l’article 3.1 découle également de l’emploi d’un seuil trop bas, le risque de préjudice, pour circonscrire la portée de l’interdiction. Puisque la preuve d’un simple risque est suffisante, une personne peut contrevenir à l’article 3.1 même en l’absence d’un préjudice avéré. L’article 3.1 interdirait donc des produits qui ne présentent aucun danger significatif. Cependant, la portée excessive ne saurait découler d’un désaccord quant au seuil de risque ou de danger que le Parlement est disposé à tolérer. Par exemple, on ne saurait prétendre que les limites de vitesse établies par le Code de la sécurité routière, RLRQ c C-24.2, ont une portée excessive parce qu’il est possible, dans certaines circonstances, de conduire une voiture de façon sécuritaire à une vitesse supérieure à 100 km/h ou parce que d’autres provinces ont fixé une limite différente. En dernière analyse, il s’agit de tracer une ligne—en l’espèce, avec des mots plutôt que des nombres. Un désaccord relatif à l’endroit précis où la ligne est tracée ne fait pas disparaître le lien rationnel entre la fin et les moyens.

[84] Il convient d’examiner les allégations de portée excessive avec un esprit réaliste, surtout lorsqu’il est question de la protection de l’environnement et de la santé. Bien souvent, l’état des connaissances scientifiques ne permet pas de prédire avec certitude l’apparition d’un préjudice, mais seulement d’évaluer, avec plus ou moins de précision, le degré de risque. Selon le principe de précaution, l’absence de certitude scientifique concernant les effets d’une activité ne devrait pas faire obstacle à la prise de mesures visant à minimiser les risques associés à cette activité : 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d'arrosage) c Hudson (Ville), 2001 CSC 40 au paragraphe 31, [2001] 2 RCS 241. Il ne faudrait pas appliquer le principe de justice fondamentale lié à la portée excessive des lois d’une manière qui empêcherait la mise en œuvre du principe de précaution : voir, par analogie, le Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, au paragraphe 146.

[85] S’appuyant sur l’arrêt R c Heywood, [1994] 3 RCS 761 au paragraphe 62, Englobe soutient que l’on peut avoir recours à des scénarios hypothétiques raisonnables afin d’évaluer si les dispositions contestées ont une portée excessive. Elle affirme qu’une personne qui fabrique son propre terreau en compostant des résidus alimentaires pourrait commettre une infraction à l’article 3.1 de la Loi et être menacée d’emprisonnement, si ce terreau ne respecte pas les normes figurant dans la Circulaire T-4-93. Or, un tel scénario n’est pas raisonnable. Il est loin d’être certain qu’un individu qui composte lui-même ses résidus alimentaires « fabrique » (« manufactures », en anglais), un engrais ou un supplément. Rien dans la preuve n’étaye l’idée que la prohibition de l’article 3.1 s’applique à des individus qui compostent des résidus alimentaires à des fins personnelles. De plus, rien dans la preuve ne tend à démontrer que le compostage domestique puisse donner lieu à un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement. En fait, tant l’extrait du REIR cité au paragraphe [34] que le rapport de la professeure Whalen (à la page 33) indiquent que c’est l’utilisation de biosolides municipaux ou de substances semblables qui est la principale source potentielle de métaux et de métalloïdes dans des concentrations qui posent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement.

[86] Les dispositions contestées n’ont donc pas une portée excessive et ne sont pas contraires à l’article 7 de la Charte.

C. La validité du cadre réglementaire au regard du droit administratif

[87] La contestation d’Englobe n’est pas seulement fondée sur des motifs qui relèvent du droit constitutionnel. Englobe invoque également certains principes de droit administratif pour affirmer que l’article 2.1 du Règlement ainsi que la Circulaire T-4-93 sont invalides. Il convient maintenant d’analyser ces arguments.

(1) L’article 2.1 du Règlement opère-t-il une sous-délégation illégale ou une abdication de pouvoir?

[88] Englobe soutient que l’article 2.1 du Règlement est invalide puisqu’il ne fait que reproduire le texte de l’article 3.1 de la Loi, sous réserve de variantes mineures qui n’ont pas d’incidence sur l’analyse. Ce faisant, le Gouverneur en conseil aurait « abdiqué » sa compétence ou, en d’autres termes, aurait sous-délégué l’exercice de son pouvoir réglementaire aux fonctionnaires de l’Agence. En substance, Englobe prétend que le Gouverneur en conseil aurait dû préciser dans le Règlement les concentrations maximales des substances nocives ou énoncer une méthode précise afin de déterminer celles-ci.

[89] Pour étayer cet argument, Englobe invoque les arrêts Attorney-General of Canada v Brent, [1956] RCS 318 [Brent]; Brant Dairy Co c Milk Commission of Ontario, [1973] RCS 131 [Brant Dairy]; Institut canadien des compagnies immobilières publiques c Corporation de la ville de Toronto, [1979] 2 RCS 2 [Institut canadien]. La Cour d’appel fédérale a résumé ainsi la portée de cette jurisprudence, dans l’arrêt Actton Transport Ltd c Steeves, 2004 CAF 182, au paragraphe 22 :

Le principe établi dans ces précédents est que, lorsqu’un décideur est par délégation autorisé à décider certaines questions par règlement, le règlement qu’il prend dans l’exercice de son pouvoir doit effectivement décider les questions. Le règlement ne peut simplement conférer au décideur le pouvoir de décider administrativement ce que la loi l’oblige à décider par règlement.

[90] Il s’agit ni plus ni moins d’une conséquence du principe selon lequel un organisme exerçant des pouvoirs délégués ne peut à son tour déléguer ces pouvoirs (« delegatus non potest delegare »). Or, ce principe n’est pas une règle rigide, mais plutôt une présomption interprétative qui peut devoir céder le pas devant l’intention explicite ou implicite du législateur : Barreau du Haut-Canada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 243 au paragraphe 74, [2009] 2 RCF 466; Re Peralta and the Queen (1985), 16 DLR (4th) 259 (CA Ont), conf par [1988] 2 RCS 1045.

[91] Il faut donc examiner soigneusement la Loi pour déterminer les attentes du Parlement concernant l’exercice du pouvoir réglementaire du Gouverneur en conseil. L’article 3.1 et les dispositions qui confèrent le pouvoir réglementaire sont reproduites ci-dessous :

3.1 Il est interdit à toute personne de fabriquer, de vendre, d’importer ou d’exporter, en contravention avec les règlements, tout engrais ou supplément qui présentent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement.

3.1 No person shall manufacture, sell, import or export in contravention of the regulations any fertilizer or supplement that presents a risk of harm to human, animal or plant health or the environment.

5 (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

5 (1) The Governor in Council may make regulations

[...]

[...]

c.1) régir la fabrication, la vente, l’importation et l’exportation des engrais et des suppléments qui présentent un risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement;

(c.1) respecting the manufacturing, sale, importation or exportation of any fertilizer or supplement that presents a risk of harm to human, animal or plant health or the environment;

[...]

[...]

f.1) régir l’évaluation des engrais et des suppléments et, notamment :

(f.1) respecting the evaluation of a fertilizer or supplement, including regulations respecting

(i) la fourniture d’échantillons de ces engrais ou de ces suppléments,

(i) the provision of samples of the fertilizer or supplement,

[...]

[...]

(iii) l’évaluation de leur impact potentiel et du risque de préjudice qu’ils présentent à l’égard de la santé humaine, animale ou végétale, ou de l’environnement;

(iii) the evaluation of the potential impact of the fertilizer or supplement on, and the risk of harm posed by the fertilizer or supplement to, human, animal or plant health or the environment;

[92] D’entrée de jeu, un aspect de l’article 5 doit être mis en évidence. La « fabrication, la vente, l’importation et l’exportation des engrais et des suppléments » nocifs et l’« l’évaluation de leur impact potentiel et du risque de préjudice qu’ils présentent » constituent deux objets distincts du pouvoir réglementaire conféré au Gouverneur en conseil. Cette dualité se reflète également dans l’article 3.1 lui-même. En effet, en raison de sa position dans la phrase, l’expression « en contravention avec les règlements » se rapporte à l’interdiction de fabriquer, de vendre, d’importer ou d’exporter. Elle ne se rapporte pas à la question de savoir si un engrais ou un supplément présente un risque de préjudice.

[93] Il convient donc d’examiner la manière dont le Gouverneur en conseil a exercé son pouvoir réglementaire de manière séparée à l’égard de ces deux aspects de l’article 3.1.

[94] Il semble évident qu’il ne saurait y avoir contravention à l’article 3.1 en l’absence de règlement adopté en vertu de l’alinéa 5(1)c.1). En l’absence d’un tel règlement, la vente, la fabrication, l’importation ou l’exportation d’un engrais ou d’un supplément ne peut être « en contravention avec les règlements ». Là n’est cependant pas la question, puisque l’article 2.1 du Règlement existe. Il s’agit plutôt de savoir si le Gouverneur en conseil peut interdire toute forme de vente, de fabrication, d’importation ou d’exportation d’un engrais ou d’un supplément qui présente un risque de préjudice ou si, au contraire, il a l’obligation de circonscrire la portée de la prohibition énoncée à l’article 3.1, comme dans les affaires Brent, Brant Dairy et Institut canadien.

[95] L’objectif visé par l’alinéa 5(1)c.1) est de permettre au Gouverneur en conseil d’apporter des exceptions aux activités interdites par l’article 3.1. Le paragraphe 5(1.1) en donne d’ailleurs une idée, en permettant que ce pouvoir soit exercé afin de prévoir des « exigences d’approbation préalable et de transit » en matière d’importation. Le Parlement a donc envisagé que le Gouverneur en conseil autorise, en vertu de l’alinéa 5(1)c.1), l’importation d’engrais ou de suppléments nocifs, à certaines conditions. En somme, l’alinéa 5(1)c.1) accorde une forme de pouvoir de dispense ou de prévoir des exceptions à l’article 3.1. Or, rien dans le texte, l’économie ou l’objet de la Loi n’indique que le Gouverneur en conseil est tenu de prévoir de telles exceptions. Le fait que l’article 2.1 du Règlement se borne à reproduire, avec quelques précisions, la substance de l’article 3.1 de la Loi et qu’il ne prévoit pas de catégories d’exceptions n’entrave aucunement la mise en application de la Loi.

[96] Quant au deuxième volet de l’article 3.1, la question est de savoir s’il peut y avoir contravention à cette disposition en l’absence de dispositions réglementaires régissant « l’évaluation des engrais et des suppléments ». Rien dans le texte de l’article 3.1 n’exige l’adoption d’un règlement portant sur ces questions. L’article 3.1 n’interdit pas la commercialisation d’engrais et de suppléments qui contiennent certaines substances dans une concentration qui excède les normes prévues par règlement. Cette disposition est plutôt formulée d’une manière qui permet son application malgré l’absence de règlements adoptés en vertu du sous-alinéa 5(1)f.1)(iii). Le « risque de préjudice à la santé humaine, animale ou végétale ou à l’environnement » mentionné à l’article 3.1 est une norme intelligible qui peut être appliquée indépendamment de tout règlement. Voir, par analogie, Irving Oil Ltd c Secrétaire provincial du Nouveau-Brunswick, [1980] 1 RCS 787 à la page 794; Groupe Maison Candiac, au paragraphe 74.

[97] À titre d’analogie, le sous-alinéa 5(1)f.1)(i) de la Loi permet au Gouverneur en conseil de régir la fourniture d’échantillons d’engrais ou de suppléments. L’absence de règlements pris en vertu de ce sous-alinéa n’entrave pas le pouvoir d’un inspecteur d’exercer le pouvoir de prélever un échantillon d’engrais, prévu à l’alinéa 7(1)c) de la Loi.

[98] Par conséquent, le fait que le libellé de l’article 2.1 du Règlement reprenne en partie celui de l’article 3.1 de la Loi ne crée pas une situation de sous-délégation ou d’abdication de pouvoir que le Parlement aurait voulu éviter.

[99] Les arrêts Brent, Brant Dairy et Institut canadien peuvent être distingués du présent dossier. Étant donné la nature des régimes réglementaires en cause dans ces affaires, il était évident que le législateur ne pouvait pas avoir l’intention que l’autorité administrative déléguée adopte un règlement qui se contente de reproduire les termes de la disposition habilitante. Pour prendre l’arrêt Institut canadien comme exemple, un règlement de zonage ne peut se borner à autoriser le conseil municipal à assujettir des projets immobiliers à un vaste ensemble de conditions déterminées au cas par cas. À la différence de l’article 3.1 de la Loi, les lois en cause dans ces affaires ne comportaient aucune interdiction qui aurait pu s’appliquer indépendamment de l’exercice du pouvoir réglementaire en cause.

[100] Par conséquent, l’absence de définition de ce qui constitue un risque de préjudice, à l’article 2.1 du Règlement, ne rend pas celui-ci invalide et ne fait pas obstacle à son application.

(2) La Circulaire est-elle un règlement déguisé?

[101] Englobe demande également l’invalidation de la Circulaire T-4-93, au motif qu’elle constituerait une forme de réglementation non autorisée par la Loi.

[102] Une circulaire ou une directive émise par l’Administration, sans habilitation législative, ne peut affecter les droits des administrés. Les tribunaux ont parfois invalidé de telles directives lorsqu’il était évident qu’elles visaient à imposer une norme de conduite en l’absence de toute habilitation législative : Dlugosz c Québec (Procureur général), [1987] RJQ 2312 (CA) [Dlugosz].

[103] Par contre, une directive peut indiquer comment un décideur administratif entend exercer un pouvoir discrétionnaire que la loi lui confère. Les tribunaux ont reconnu la validité d’un tel procédé, pourvu que le décideur administratif considère les faits particuliers de chaque cas avant de prendre une décision : Maple Lodge Farms Ltd c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2 aux pages 6 et 7; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 32, [2015] 3 RCS 909. Ce n’est que lorsque le décideur « entrave sa discrétion », c’est-à-dire qu’il applique mécaniquement les critères de la directive sans examiner les circonstances particulières du cas d’espèce, qu’une décision sera jugée déraisonnable : Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c Territoires du Nord-Ouest (Éducation, Culture et Formation), 2023 CSC 31 au paragraphe 93; Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299. Dans un tel cas de figure, c’est la décision qui est invalidée et non la directive.

[104] En l’espèce, la Circulaire se présente comme un guide qui explique comment l’Agence entend appliquer l’article 3.1 de la Loi et l’article 2.1 du Règlement. Il n’y a aucune preuve démontrant que l’inspectrice de l’Agence a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire par une application aveugle des normes de la Circulaire T-4-93. Jusqu’à ce qu’elle transmette sa mise en demeure et présente sa demande de contrôle judiciaire, Englobe n’a jamais fait valoir auprès de l’inspectrice que les concentrations maximales figurant dans la directive étaient inappropriées ou que les circonstances exigeaient qu’on s’en écarte.

[105] Par ailleurs, la Circulaire ne prétend pas imposer elle-même une norme de conduite aux administrés. Il est évident qu’elle ne vise qu’à préciser les circonstances dans lesquelles l’Agence jugera qu’il y a contravention aux dispositions de la Loi et du Règlement. Contrairement à la directive en cause dans l’affaire Dlugosz, elle ne vise pas à imposer aux administrés une norme de conduite en l’absence d’une habilitation législative. Il n’y a donc pas lieu de la déclarer invalide pour ce motif.

D. Le caractère raisonnable des décisions de l’Agence

[106] Dans son mémoire, Englobe a aussi attaqué le caractère raisonnable des avis de rétention émis par l’Agence, indépendamment de la question de la validité des dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement. Englobe a peu insisté sur ces questions à l’audience. Il convient néanmoins d’en traiter brièvement.

(1) La validité des résultats d’analyse

[107] À l’origine, Englobe a remis en question la validité des résultats d’analyse du laboratoire de l’Agence. Elle a fait effectuer des contre-expertises par des laboratoires privés, dont les résultats étaient globalement inférieurs à ceux de l’Agence. Elle a émis l’hypothèse que le laboratoire de l’Agence avait présenté ses résultats sur une base sèche plutôt que sur une base humide. Cette question occupait une place importante dans la demande de contrôle judiciaire et dans le rapport d’expert de M. Hébert.

[108] En réponse à la demande, l’Agence a produit l’affidavit extrêmement détaillé de M. Tyler Spencer. Celui-ci décrit avec force détails les méthodes d’analyse utilisées par le laboratoire de l’Agence et par les laboratoires retenus par Englobe. Il explique que dans plusieurs cas, ces derniers ne détenaient pas l’accréditation requise pour employer ces méthodes. Surtout, il démontre pourquoi les méthodes employées par les laboratoires retenus par Englobe sont moins précises et moins fiables que celles du laboratoire de l’Agence, notamment lorsqu’il s’agit de détecter de faibles concentrations de nickel, de molybdène ou de sélénium.

[109] À l’audience, confrontée à cette preuve, Englobe a essentiellement abandonné ce moyen. Elle s’est bornée à soutenir que l’Agence aurait dû prélever des échantillons additionnels afin que les résultats d’analyse soient davantage représentatifs. Rien dans la Loi ni dans le Règlement n’oblige cependant l’Agence à faire cela. Les échantillons prélevés suffisaient pour donner à l’Agence des motifs raisonnables de croire qu’une violation de la Loi a eu lieu.

(2) La fréquence d’application

[110] Englobe a également soutenu que les normes de la Circulaire T-4-93 n’étaient pas appropriées pour évaluer l’innocuité d’un produit à usage unique, comme les terreaux qu’elle fabrique. Ces normes sont plutôt conçues pour s’appliquer à des engrais ou des suppléments qui sont utilisés à chaque année durant une période de référence de 45 ans.

[111] La formule de calcul des concentrations maximales permises contenue dans la Circulaire T-4-93 se fonde, entre autres variables, sur la fréquence d’utilisation. On aurait pu s’interroger sur le caractère raisonnable d’une application de cette formule fondée sur une utilisation annuelle des produits d’Englobe sur une période de 45 ans, alors que ceux-ci sont destinés à un usage unique. À l’audience, les parties ont cependant confirmé que l’Agence a effectué le calcul en prenant pour acquis que les produits d’Englobe ne serait utilisés qu’une seule fois en 45 ans sur le même terrain, ce qui équivaut essentiellement à une utilisation unique. Cette question ne se pose donc plus.

(3) La saisie sélective de certains lots de terreaux

[112] Enfin, Englobe a insisté sur le fait que l’Agence a émis des avis de rétention à l’égard de deux lots de terreaux, mais ne l’a pas fait à l’égard d’un troisième lot qui, selon toute vraisemblance, présente les mêmes caractéristiques chimiques. Elle en tire la conclusion que ses produits ne sont pas réellement dangereux : s’ils l’étaient, l’Agence aurait sûrement saisi ce troisième lot.

[113] On ne saurait tirer quelque conclusion que ce soit de l’omission de l’Agence de saisir ce troisième lot. La preuve ne révèle pas quelles sont les stratégies et les priorités d’application de la Loi déployées par l’Agence. Il est possible que les ressources de l’Agence soient limitées. En l’absence de renseignements additionnels, il est impossible de tirer l’inférence qu’Englobe met de l’avant.

III. Conclusion

[114] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire d’Englobe est rejetée. Les dispositions contestées de la Loi et du Règlement sont valides, tant dans la perspective du droit constitutionnel que dans celle du droit administratif. Par ailleurs, Englobe n’a pas fait la démonstration que les décisions prises par l’Agence à son égard étaient déraisonnables.

[115] Les parties n’ont pas présenté d’observations particulières concernant les dépens. Il n’y a aucune raison de s’écarter de la règle habituelle selon laquelle la partie perdante est condamnée aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-758-22

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. La demanderesse est condamnée aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-758-22

 

INTITULÉ :

ENGLOBE ENVIRONNEMENT INC c AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 3 et 4 octobre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 décembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Guillaume Lemieux

Nicolas Gagné

Elsa Chouinard

 

Pour la demanderesse

 

Frédéric Paquin

Mathieu Laliberté

Thomas Swerdfager

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gravel Bernier Vaillancourt

Avocats

Québec (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour la défenderesse

 

 

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