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Date : 20230120


Dossier : IMM-13524-22

Référence : 2023 CF 100

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JOSE ANTONIO SERNA MEDINA

ERIKA GARCIA ESPINO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Les demandeurs sont des citoyens du Mexique. Ils ont reçu la directive de se présenter pour être renvoyés du Canada le 23 janvier 2023. Ils ont présenté une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux en attendant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 26 octobre 2022 par laquelle leur demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) présentée au titre du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) a été rejetée.

[2] Pour les raisons qui suivent, je suis convaincu que les demandeurs ont satisfait au critère à trois volets pour l’octroi d’un sursis.

II. CONTEXTE

[3] Les demandeurs (un couple marié) ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignaient d’être victimes d’un cartel criminel au Mexique. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a jugé les demandeurs crédibles, mais elle a rejeté leur demande d’asile au motif qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Cancún, à La Manzanilla ou à Mexico. Les demandeurs ont comparu devant la SPR sans être accompagnés d’un avocat pour les aider. Avec l’aide d’un travailleur social, ils ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel et a confirmé la décision de la SPR au motif que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Mexico.

[4] Après avoir reçu la décision défavorable de la SAR, les demandeurs ont retenu les services d’un avocat (l’ancien avocat). Celui‐ci a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR. Cette demande a été rejetée en février 2022.

[5] Les demandeurs se sont vu offrir la possibilité de présenter une demande d’ERAR. Leur première demande a été présentée en janvier 2022. Bien qu’elle ait été rejetée en février 2022 pour des motifs qui sont sans rapport avec la présente requête, les demandeurs se sont vus offrir la possibilité de présenter de nouveau leur demande, ce qu’ils ont fait le 26 août 2022. Tout au long de ce processus, les demandeurs ont continué d’être aidés par leur ancien avocat.

[6] La demande d’ERAR a été de nouveau rejetée le 26 octobre 2022. Les demandeurs ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. Ils ont également demandé une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

III. ANALYSE

A. Question préliminaire : dépôt tardif de la demande d’autorisation

[7] Les demandeurs ont signifié et déposé leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR hors délai. Ils ont inclus une demande de prorogation de délai dans leur demande d’autorisation. Même si leur demande de prorogation de délai ne sera pas tranchée avant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande d’autorisation (voir les Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, art 6(2)), je suis convaincu, compte tenu de toutes les circonstances, qu’il est approprié d’examiner la présente requête en injonction interlocutoire sur le fond.

B. Critère applicable à l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi

[8] Le critère applicable à l’octroi d’un sursis interlocutoire à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien connu. Les demandeurs doivent démontrer trois choses : 1) que la demande de contrôle judiciaire soulève une « question sérieuse à juger »; 2) qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis est refusé; 3) que l’appréciation de la prépondérance des inconvénients (qui consiste à déterminer laquelle des deux parties est susceptible de subir le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande de sursis est accueillie ou rejetée) favorise l’octroi d’un sursis : voir Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1988), 86 NR 302, 6 Imm LR (2d) 123 (CAF); R c Société Radio‐Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 au para 12; Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; et RJR – MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334.

[9] L’objectif d’une ordonnance interlocutoire comme celle demandée en l’espèce est de faire en sorte que l’objet du litige principal soit préservé afin qu’une réparation efficace soit possible si les demandeurs obtiennent gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24. La décision d’accorder ou de refuser une telle injonction interlocutoire est une décision discrétionnaire qui doit être rendue eu égard à toutes les circonstances pertinentes : voir l’arrêt Société Radio‐Canada, au para 27. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte » (au para 25).

[10] En ce qui concerne le premier volet du critère, le seuil à respecter en l’espèce pour établir l’existence d’une question sérieuse à juger est peu élevé. Les demandeurs n’ont qu’à démontrer que la demande de contrôle judiciaire principale n’est ni frivole ni vexatoire : arrêt RJR – MacDonald, aux p 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25.

[11] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire » (arrêt RJR – MacDonald, à la p 341). C’est ce qu’il faut entendre par le terme « irréparable » qui doit qualifier le préjudice. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid). Généralement, est irréparable le préjudice qui ne peut être quantifié en termes monétaires ou qui ne pourrait être réparé pour quelque autre raison même s’il peut être quantifié (par exemple, l’autre partie est à l’abri de tout jugement).

[12] Pour établir qu’il y a préjudice irréparable, la partie requérante « doit établir de manière détaillée et concrète qu’[elle] subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Des affirmations non étayées de préjudice ne suffisent pas. La partie requérante doit démontrer qu’il existe une « forte probabilité » qu’un préjudice irréparable sera causé (arrêt Glooscap Heritage Society, au para 31).

[13] Le troisième volet du critère consiste à évaluer quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi était accordé ou refusé en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond de la demande de contrôle judiciaire. Pour satisfaire à ce volet du critère, les demandeurs doivent établir que le préjudice qu’ils subiraient si le sursis était refusé est plus grave que celui que subirait le défendeur si le sursis était accordé. Le préjudice établi dans le cadre du deuxième volet du critère est examiné de nouveau à l’étape du troisième volet, sauf qu’il est désormais pondéré avec d’autres intérêts qui seront aussi touchés par la décision de la Cour. Cet exercice d’appréciation est imprécis et peu scientifique : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 au para 17. Il est cependant au cœur de la question de savoir ce qui est juste et équitable eu égard aux circonstances de l’espèce.

[14] Plus largement, bien que chacun des volets du critère soit important et que tous trois doivent être observés, ils ne constituent pas des compartiments distincts et étanches. Chacun d’eux appelle la Cour à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier : Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 135. Le critère doit être appliqué d’une manière globale, les forces attribuables à l’un de ses volets pouvant compenser les faiblesses attribuables à un autre : voir l’arrêt RJR – MacDonald, à la p 339; l’arrêt Wasylynuk, au para 135; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au para 51; Colombie‐Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97 (inf. pour d’autres motifs, par 2021 CAF 84); et Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73 au para 56. Voir aussi l’ouvrage de Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights » (2019) 69 UTLJ (supp 1) à la p 14.

[15] Ensemble, les trois volets du critère aident la Cour à évaluer et à répartir ce que l’on a appelé le risque d’injustice corrective (voir l’ouvrage de Sharpe, précité). Ils aident la Cour à répondre à la question suivante : est‐il plus juste et équitable pour la partie requérante ou pour la partie intimée de supporter le risque que l’issue du litige principal ne coïncide pas avec l’issue de la requête interlocutoire?

C. Critère applicable

1) Question sérieuse à juger

[16] Le principal motif sur lequel est fondée la demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR présentée par les demandeurs est l’assistance non effective de leur ancien avocat. Ils soutiennent que l’assistance de leur ancien avocat n’était pas effective parce qu’il ne les a pas défendus pleinement et correctement devant l’agent chargé de l’ERAR dans la mesure où il a omis ou négligé des renseignements importants qui sont pertinents pour leur profil de risque. Ils allèguent, entre autres, que ce manquement semble découler d’une mauvaise compréhension de sa part concernant la nature de leur profil de risque et le type de preuve sur lequel peut reposer une demande d’ERAR présentée au titre de l’alinéa 113a) de la LIPR.

[17] Le cadre dans lequel une allégation d’assistance non effective d’un avocat est jugée dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre de la LIPR est bien établi. Tout d’abord, comme condition préalable à l’examen de la question par la cour de révision, les demandeurs doivent démontrer que leur ancien avocat a eu une possibilité raisonnable de répondre aux allégations. Ensuite, en ce qui concerne le bien‐fondé des allégations, les demandeurs doivent démontrer que la conduite de leur ancien avocat relevait de la négligence ou de l’incompétence (le volet examen du travail de l’avocat) et qu’une erreur judiciaire en a résulté (le volet appréciation du préjudice). Voir, entre autres, Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 36‐38; Gombos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 850 au para 17; Satkunanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 470 aux para 33‐39; et Nik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 522 aux para 22‐24.

[18] Aux fins de la présente requête, les demandeurs ont d’abord informé leur ancien avocat de leurs préoccupations et lui ont demandé des réponses. Ces réponses ont été incluses dans le dossier de la requête, tout comme la plainte qu’ils ont déposée contre leur ancien avocat auprès du Barreau de l’Ontario.

[19] En ce qui concerne le volet examen du travail de l’avocat, le fardeau dont doivent s’acquitter les demandeurs est double. Ils devront établir les faits sur lesquels ils s’appuient pour contester la conduite de leur ancien avocat et ils devront démontrer que cette conduite n’a pas respecté la norme de l’assistance ou du jugement professionnel raisonnable. Voir R c GDB, [2000] 1 RCS 520 au para 27.

[20] Les demandeurs devront respecter un critère exigeant pour établir le volet de l’examen du travail de l’avocat dans le cadre d’une allégation d’assistance non effective. En effet, il existe une forte présomption que la conduite de leur ancien avocat se situait à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable (arrêt GDB, au para 27). La cour de révision se gardera bien de remettre en question les décisions tactiques de l’avocat; la sagesse rétrospective n’a pas sa place dans l’évaluation (ibid). De plus, l’expression d’une insatisfaction d’ordre général à l’égard de la conduite de l’avocat est insuffisante; la négligence ou l’incompétence alléguée doit ressortir de la preuve de façon claire et précise (Shirwa c (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 CF 51 (CA) au para 12).

[21] En ce qui concerne le volet appréciation du préjudice, les demandeurs devront démontrer que l’inconduite de leur ancien avocat a entraîné une erreur judiciaire. Les erreurs judiciaires peuvent prendre plusieurs formes dans le contexte d’une assistance non effective de l’avocat (arrêt GDB, au para 28). Cela comprend les affaires dans lesquelles le travail de l’avocat a compromis la fiabilité de l’issue de l’instance antérieure ou nui à l’équité procédurale (ibid).

[22] En l’espèce, les demandeurs allèguent que la conduite de leur ancien avocat remet en cause la fiabilité de la décision défavorable relative à l’ERAR. Pour avoir gain de cause sur ce fondement, ils devront démontrer qu’il existe une probabilité raisonnable que le résultat ait été différent, n’eût été l’incompétence de leur ancien avocat (Bisht c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1178 au para 24). Une « probabilité raisonnable » se situe quelque part entre une simple possibilité et une probabilité : voir la décision Satkunanathan, au para 96, adoptant le critère établi dans R v Dunbar, 2003 BCCA 667 au para 26, adoptant le critère établi dans R v Joanisse (1995), 102 CCC (3d) 35 (CA Ont) à la p 64; voir aussi Bi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 293 au para 33 et Corpuz Ledda c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 811 au para 15.

[23] Le défendeur fait valoir que le motif de l’assistance non effective de l’avocat ne satisfait pas au critère relatif à la question frivole ou vexatoire parce qu’il est évident que les demandeurs ne seront pas en mesure de respecter les volets de l’examen du travail de l’avocat et de l’appréciation du préjudice du critère. La Cour suprême du Canada a souligné qu’à cette étape, la Cour ne devrait procéder qu’à une évaluation limitée et préliminaire du bien‐fondé de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale : voir l’arrêt Metropolitan Stores, aux p 127‐128 et 130; et l’arrêt RJR – MacDonald, à la p 337. Eu égard à cette évaluation, je suis convaincu que l’allégation d’assistance non effective n’est ni frivole ni vexatoire. Les demandeurs ont satisfait au premier volet du critère.

2) Préjudice irréparable

[24] Je suis convaincu que le renvoi des demandeurs avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR rendrait inopérante cette demande. Cela suffit à respecter le deuxième volet du critère compte tenu de la solidité apparente de la demande de contrôle judiciaire principale.

[25] Si les demandeurs étaient renvoyés au Mexique à cette étape, leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR deviendrait théorique (Solis Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 171 au para 5). Le caractère théorique potentiel d’une demande de contrôle judiciaire principale ne constitue pas nécessairement un préjudice irréparable; la question de savoir si c’est le cas doit être tranchée en fonction des circonstances particulières de l’espèce : voir El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42 au para 8; et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 aux para 34‐38.

[26] En l’espèce, je suis convaincu que le motif de l’assistance non effective est manifestement défendable. Même à cette étape préliminaire, les demandeurs ont des arguments solides en ce qui concerne les volets de l’examen du travail de l’avocat et de l’appréciation du préjudice du critère. Ces arguments sont suffisants pour conclure que les demandeurs subiraient un préjudice irréparable s’ils étaient renvoyés au Mexique avant que leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ait été définitivement tranchée. En effet, si les demandeurs étaient renvoyés à l’étape actuelle, ils perdraient le droit de faire valoir un motif manifestement défendable pour contester la décision défavorable relative à l’ERAR. Ils seraient également, de ce fait, privés du droit de demander une réparation utile et efficace à la Cour à l’égard d’une décision dont on peut soutenir qu’elle est entachée d’irrégularités. Même si la Cour était disposée à entendre la demande de contrôle judiciaire en dépit de son caractère théorique, et même si les demandeurs étaient en mesure de persuader la Cour que la décision a été rendue en violation des exigences d’équité procédurale (en raison de l’assistance non effective de l’ancien avocat), l’annulation de la décision relative à l’ERAR et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision ne constitueraient pas une réparation utile ni efficace si les demandeurs se trouvent déjà au Mexique. Il s’agit d’une circonstance qui ne peut faire l’objet d’aucune autre réparation.

[27] Avant de conclure sur ce volet du critère, il importe de souligner que la solidité apparente de la demande de contrôle judiciaire principale est un facteur essentiel à prendre en considération lorsque l’on se penche sur la question du préjudice irréparable comme je l’ai fait. En l’espèce, c’est cet élément qui a fait que le risque d’injustice corrective est devenu une probabilité réelle plutôt qu’un risque conjectural ou simplement hypothétique. Toutefois, soyons clairs : les demandeurs n’étaient pas tenus d’établir qu’ils auraient probablement gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire, et je n’ai pas non plus tiré pareille conclusion. J’ai simplement conclu que leur demande est suffisamment solide pour donner lieu à un risque réel d’injustice corrective s’ils devaient quitter le Canada avant qu’elle soit tranchée définitivement. Voilà qui suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère. En revanche, les motifs de contrôle qui satisfaisaient au premier volet du critère du fait qu’ils n’étaient ni futiles ni vexatoires, même s’ils ne semblaient pas solides, pourraient ne pas appuyer une telle conclusion. Évidemment, dans un tel cas, une partie qui cherche à obtenir un sursis pourrait toujours chercher à satisfaire le deuxième volet du critère en établissant d’autres formes de préjudice irréparable.

[28] Dans leur demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux, les demandeurs invoquent également d’autres formes de préjudice irréparable — à savoir, un préjudice aux mains de leurs agents de persécution. Puisque j’ai conclu que la perte du droit de demander une réparation utile et efficace dans le cadre de l’instance principale suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère, il n’est pas nécessaire d’évaluer l’autre forme de préjudice irréparable qu’ils invoquent.

3) Prépondérance des inconvénients

[29] Je suis également convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs.

[30] Dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, outre les intérêts des demandeurs, l’intérêt public doit être pris en compte puisqu’il s’agit d’une affaire mettant en cause les décisions d’un organisme public (arrêt RJR – MacDonald, à la p 350). Les demandeurs font l’objet de mesures de renvoi valides et exécutoires qui ont été prises en vertu d’un pouvoir légal et réglementaire. Ces mesures sont donc présumées conformes à l’intérêt public. De plus, aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, une mesure de renvoi doit être « exécutée dès que possible » une fois qu’elle est exécutoire. Il est présumé aussi qu’une action qui suspend l’effet de la mesure (comme le ferait un sursis interlocutoire) est préjudiciable à l’intérêt public : voir l’arrêt RJR – MacDonald, aux p 346 et 348‐349. La question de savoir si cela suffit à contrecarrer une demande de sursis interlocutoire dans un cas donné dépendra évidemment de l’ensemble des circonstances de l’affaire et aussi parfois de la période pendant laquelle l’effet de la mesure de renvoi serait suspendu : voir l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés, au para 27.

[31] En outre, l’incidence sur l’intérêt public de la suspension de l’effet d’une mesure législative par un organisme public est une question de degré qui varie selon l’objet du litige. Comme le faisait observer la Cour suprême dans l’arrêt RJR – MacDonald, l’incidence sur l’intérêt public d’une décision soustrayant une partie à l’application d’une mesure législative valide est moindre que l’incidence d’une suspension intégrale de l’effet d’une telle mesure. L’incidence d’une suspension temporaire de la mise en œuvre d’une mesure de renvoi est sans doute encore plus faible (mais, encore une fois, le calibrage précis de cette incidence dépendra des circonstances particulières de l’affaire).

[32] En l’espèce, le seul « inconvénient » que le défendeur subirait si les demandeurs n’étaient pas renvoyés maintenant et si leur demande de contrôle judiciaire était rejetée serait un report du renvoi du Canada, lequel n’aura pas été entièrement contrecarré.

[33] Par contre, l’« inconvénient » que les demandeurs subiraient s’ils étaient privés de leur droit à une réparation utile est considérable et, comme je l’ai conclu précédemment, irréparable. L’intérêt de veiller à ce que les demandeurs conservent le droit à une réparation utile et efficace n’est pas propre à ceux‐ci. Il touche également le public et l’administration de la justice, un facteur qui fait également pencher la balance en faveur d’un sursis. Dans les circonstances particulières de l’espèce, cette réalité l’emporte sur l’intérêt public qui se dégage de l’exécution immédiate de la mesure de renvoi.

[34] Pour ces motifs, je suis donc convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs.

IV. CONCLUSION

[35] Après examen de tous les facteurs pertinents, je suis d’avis qu’il est plus juste et équitable que ce soit le défendeur, plutôt que les demandeurs, qui assume le risque que l’issue du litige principal ne coïncide pas avec l’issue de la requête. Un sursis de l’exécution de la mesure de renvoi est le seul moyen de faire en sorte que l’objet du litige principal soit préservé et qu’une réparation efficace demeure possible dans le cas où les demandeurs obtiendraient gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire (arrêt Google Inc, au para 24). Les facteurs faisant contrepoids ne suffisent pas à supplanter ce facteur d’une importance fondamentale.

[36] Par conséquent, la requête est accueillie. Les demandeurs ne seront pas renvoyés du Canada avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire principale.

[37] Enfin, d’après l’intitulé, le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Même s’il est ainsi couramment désigné, le nom du défendeur au titre de la loi demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, art 5(2); LIPR, art 4(1)). Par conséquent, l’intitulé de la présente ordonnance est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-13524-22

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accueillie.

  2. Les demandeurs ne seront pas renvoyés du Canada avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 26 octobre 2022 relative à l’examen des risques avant renvoi.

  3. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-13524-22

 

INTITULÉ :

JOSE ANTONIO SERNA MEDINA ET AUTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 janvier 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Penny Yektaeian

 

Pour les demandeurs

 

Sally Thomas

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Penny Yektaeian

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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