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Date : 20240502


Dossier : T-1573-22

Référence : 2023 CF 1719

Ottawa (Ontario), le 2 mai 2024

En présence de l’honorable juge Régimbald

ENTRE :

9255-2504-QUÉBEC INC.

ET 142550 CANADA INC.

ET GRAND-BOISÉ DE LA PRAIRIE INC.

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT

ET DU CHANGEMENT CLIMATIQUE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

Table des matières

I. Contexte 3

II. Les faits 5

A. Le Décret 8

B. La RFGO 9

C. Les procédures antérieures et connexes 10

(1) Le Groupe Maison Candiac Inc. c Canada (Procureur général), 2018 CF 643 (rendue le 2 juin 2018) [GMC CF] 10

(2) 9255-2504 Québec Inc. c Canada, 2020 CF 161 (rendue le 30 janvier 2020) [GB CF] 11

(3) Groupe Maison Candiac inc. c Canada (Procureur général), 2020 CAF 88 (rendue le 15 mai 2020) [GMC CAF] 12

(4) 9255-2504 Québec Inc. c Canada, 2022 CAF 43 (rendue le 9 mars 2022) [GB CAF] 12

D. La demande d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) et les représentations des Demanderesses au Ministre 14

E. Les motifs de la décision du Ministre 17

III. Question en litige 19

IV. Analyse 20

A. Norme de contrôle de la décision raisonnable 20

B. Application de la norme de contrôle selon la norme de la décision raisonnable 26

(1) La Politique d’indemnisation est raisonnable et permet au Ministre de déterminer, au cas par cas, si une perte est « subie en raison des conséquences extraordinaires » d’un décret au sens du paragraphe 64(1) de la Loi 28

(2) Les lacunes des motifs du Ministre sur le plan de la justification 31

a) Omission de tenir compte des précédents applicables au sujet des objets de la Loi dans son ensemble 33

(i) Le contexte global de la Loi, ses objets et l’intention du législateur 35

(ii) Le décret d’urgence en vertu de la Loi 37

(iii) Le mécanisme d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi 39

b) Le Ministre a omis de motiver sa décision sur les arguments principaux et la preuve soumise par les Demanderesses 48

(i) Les motifs du Ministre sur l’usage historique et l’usage anticipé et potentiel du terrain ne sont ni transparents ni intelligibles 49

(ii) Les motifs du Ministre sur la proportion de la superficie du projet affecté par le Décret manquent de logique interne 53

(iii) Les motifs du Ministre sur le « risque commercial » et la connaissance de la présence de la RFGO sur le terrain ne répondent pas aux arguments des Demanderesses 58

c) Le Ministre a omis d’expliquer sa pondération des arguments sur d’autres critères pertinents inclus à la Politique d’indemnisation, comme sur la durée du Décret, l’usage possible pour une entité corporative, et les pertes encourues 66

(i) Autre « usage possible » pour une entité corporative 66

(ii) La durée du Décret 77

(iii) Les pertes réclamées 81

d) Le Ministre a omis de tenir compte des conséquences importantes pour les Demanderesses et pour les justiciables dans le futur 85

V. Remède approprié 90

VI. Les dépens 94

VII. Conclusion 94

I. Contexte

[1] 9255-2504-Québec Inc., 142550 Canada Inc. et Grand-Boisé de la Prairie Inc. [les Demanderesses] sont des compagnies qui œuvrent dans le domaine du développement immobilier sur la Rive-Sud de Montréal, principalement sur le territoire de la ville de La Prairie [La Prairie].

[2] En mars 2010, les Demanderesses ont entrepris des discussions avec La Prairie visant un projet de développement d’un secteur de la ville, nommé Symbiocité, qui devait se réaliser en 6 phases échelonnées sur environ six ans.

[3] Les phases 1 à 4 du projet ont été complétées avec succès. Toutefois, le 17 juin 2016, le gouverneur en conseil [GEC] a adopté un décret d’urgence [Décret] en vertu de la Loi sur les espèces en péril, LC 2002, c 29 [la Loi] afin de protéger l’habitat de la rainette faux-grillon de l’Ouest [RFGO], ce qui a mis fin au projet des Demanderesses, les empêchant de compléter les phases 5 et 6 du projet Symbiocité.

[4] Le paragraphe 64(1) de la Loi prévoit une indemnisation « juste et raisonnable » pour les personnes qui subissent des pertes en raison des « conséquences extraordinaires » suite à l’adoption d’un tel Décret. Les Demanderesses tentent donc depuis l’entrée en vigueur du Décret de se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies en raison de l’arrêt complet du projet Symbiocité. Ces pertes sont estimées à plus de 22 millions de dollars.

[5] Le 29 juin 2022, le ministre de l’Environnement et du Changement climatique [le Ministre] a rejeté la demande d’indemnisation des Demanderesses [Décision]. Dans sa Décision, le Ministre précise avoir considéré une politique d’indemnisation adoptée par son ministère [la Politique d’indemnisation], ainsi qu’un Rapport d’évaluation (incluant une Note de service) préparé par son ministère. Plus précisément, il explique que selon le dossier qui lui a été remis, les pertes des Demanderesses n’ont pas été subies en raison des « conséquences extraordinaires » de l’adoption du Décret, et donc qu’il n’y a pas lieu de verser une indemnité « juste et raisonnable » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi.

[6] En contrôle judiciaire, les Demanderesses prétendent que la conclusion du Ministre que l’adoption du Décret n’a pas causé de « conséquences extraordinaires » et que leurs pertes ne peuvent être indemnisées est déraisonnable. Elles allèguent qu’il ne s’agit pas d’une issue acceptable ou justifiée, eu égard à la preuve et aux arguments qu’elles ont soumis, et que cette conclusion ne respecte ni la lettre ni l’esprit de la Loi.

[7] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les motifs du Ministre ne sont pas transparents et n’expliquent pas la pondération qu’il a faite de certains facteurs pertinents de sa Politique d’indemnisation. Dans ses motifs, le Ministre omet aussi de pondérer certains arguments principaux des Demanderesses et de considérer les conséquences importantes de l’interprétation du Ministre tant pour les Demanderesses que pour le public en général qui pourrait se retrouver dans une situation similaire dans le futur. Enfin, la décision du Ministre n’explique pas en quoi son interprétation du paragraphe 64(1) est compatible avec les objets de la Loi qui visent notamment à favoriser la préservation des espèces, tout en encourageant et en appuyant les Canadiens dans leurs efforts de conservation, incluant le partage des frais dans certains cas.

[8] Dans un dossier connexe, T-811-22 - Le groupe Maison Candiac Inc. c Procureur général du Canada [Groupe Maison Candiac], les mêmes questions se posent. Dans cet autre dossier, le Ministre a aussi rejeté une demande d’indemnisation, résultant des conséquences du même Décret, mais sur un autre projet dans la même région. Les deux dossiers, bien que distincts, furent entendus ensemble et les arguments des parties se recoupent grandement. Surtout, à l’audience, suite aux questions de la Cour portant sur toutes les questions communes aux deux dossiers et aux réponses des procureurs, il appert que les Demanderesses adoptent les arguments présentés par la Demanderesse dans le dossier Groupe Maison Candiac, et vice versa. Le Procureur général du Canada [PGC] a aussi plaidé les deux dossiers dans le cadre d’une seule plaidoirie où il a répondu à tous les arguments de part et d’autre puisque, hormis les questions de faits propres à chacun des dossiers, les questions de droit portant sur le contrôle judiciaire étaient les mêmes dans les deux dossiers. Les motifs des deux décisions sont donc similaires, à quelques distinctions près.

II. Les faits

[9] Les Demanderesses sont des personnes morales qui œuvrent dans le domaine du développement immobilier. Elles sont propriétaires de terrains situés sur le territoire de la ville de La Prairie avec l’intention d’y développer un projet résidentiel. La Prairie était aussi propriétaire de terrains voisins de ceux des Demanderesses, qui pouvaient aussi faire l’objet d’un développement résidentiel.

[10] Avant de commencer la construction du projet, les Demanderesses savaient que les terres visées abritaient l’habitat d’une population de RFGO et que celle-ci avait été classée en 2001 comme « espèce faunique vulnérable » aux termes de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables, RLRQ, c E-12.01 du Québec [LEMV]. Toutefois, en 2008, La Prairie a obtenu un certificat d’autorisation conformément à l’article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c Q-2, du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs [ministère de l’Environnement du Québec], autorisant des activités de remblayage des zones humides où le projet Symbiocité des Demanderesses devait être construit. Certaines mesures de protection de l’habitat de la RFGO étaient exigées des Demanderesses en contrepartie, notamment la création d’un parc de conservation et d’étangs de reproduction, ce que les Demanderesses avaient accepté.

[11] Fortes des autorisations requises et obtenues du ministère de l’Environnement du Québec, en juillet 2012, les Demanderesses signent un protocole d’entente avec La Prairie afin de préparer l’ensemble du projet, incluant les travaux qui devaient être effectués pour protéger la RFGO. Ce protocole d’entente prévoit notamment l’échange de terrains entre les Demanderesses et La Prairie (Dossier des Demanderesses [DD], pièces P-2 Protocole d’entente 2012-02 et P-4 Certificats d’autorisation émis par le Ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs).

[12] Aux termes du protocole d’entente, les Demanderesses ont cédé à La Prairie, pour une somme nominale de 1$, tous les terrains du développement requis à des fins de rues, de parcs, d’espaces verts, de voies multifonctionnelles, de voies cyclables, de sentiers, de zones tampons, de bassins de rétention, et toutes les servitudes requises au projet. Les Demanderesses ont aussi cédé à La Prairie des terrains requis pour la construction d’une école, d’un Centre de la petite enfance, et d’un aréna, le tout en échange de terrains dans la zone de développement appartenant à La Prairie.

[13] Toujours aux termes du protocole d’entente de 2012, les Demanderesses ont acquis de La Prairie la majeure partie des lots sur lesquels les phases 5 et 6 du projet Symbiocité devaient être construites, et qui sont affectés par le Décret, pour une somme de 4 284 845 $ (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1749; voir 9255-2504 Québec Inc c Canada, 2020 CF 161 [GB CF] au para 17).

[14] En somme, bien que certains terrains furent acquis par les Demanderesses bien avant le protocole d’entente de 2012, la majorité des terrains affectés par le Décret et destinés aux phases 5 et 6 furent acquis en 2012, après que le ministère de l’Environnement du Québec eut approuvé le projet, incluant les mesures de protection pour la RFGO.

[15] Les Demanderesses font valoir que n’eût été du certificat d’autorisation obtenu du ministère de l’Environnement du Québec, elles n’auraient pas acquis les terrains additionnels se trouvant dans l’aire d’application du Décret appartenant à La Prairie afin de procéder au développement du projet Symbiocité. Selon elles, suite à l’obtention du certificat d’autorisation du ministère de l’Environnement du Québec, le projet était en tout point conforme et prévoyait la mise en place de zones de conservation pour la RFGO tel que précisé dans le certificat d’autorisation. Il n’y avait donc aucun risque à procéder au développement et à investir les sommes colossales nécessaires.

[16] C’est d’ailleurs ce que M. Quint, le dirigeant principal des Demanderesses, a témoigné devant la Cour fédérale dans l’instance GB CF. Il a précisé que du moment où il avait sur le plan environnemental « toutes les autorisations requises de la ville et de la province pour entreprendre le projet, celui-ci ne présentait plus de risque, du moins sur ce plan. » En effet, il explique que « pour un promoteur [...], avoir un certificat en vertu de l’article 22 de la loi québécoise sur la qualité de l’environnement, c’est le feu vert pour avancer un projet ». Il a également soutenu devant la Cour fédérale que si la réalisation du projet présentait toujours un risque, il n’aurait pas investi 15 millions de dollars dans la construction des infrastructures, dont 2,5 millions furent consacrés au surdimensionnement des infrastructures des phases 1 à 4, lesquelles étaient nécessaires à la réalisation des phases 5 et 6 (GB CF au para 48).

A. Le Décret

[17] Ayant terminé les quatre premières phases de leur projet, les Demanderesses s’apprêtaient à lancer les phases 5 et 6 lorsque, le 8 juillet 2016, le GEC a émis le Décret d’urgence visant la protection de l’habitat de la RFGO en vertu de l’article 80 de la Loi.

[18] Suite à l’adoption du Décret, les terrains alloués au développement des phases 5 et 6 du projet Symbiocité se sont retrouvés entièrement dans l’aire d’application du Décret. Puisque le Décret interdit notamment l’installation d’infrastructures, la modification de la végétation, l’altération des surfaces d’eau et le drainage des sols sur ces terrains, l’adoption du Décret a mis fin au projet (voir l’article 2(1) du Décret). En d’autres termes, la construction des phases 5 et 6 ne sera jamais entamée.

[19] Depuis l’adoption du Décret, les Demanderesses cherchent à se faire indemniser pour les pertes qu’elles ont subies puisqu’elles n’ont pas pu compléter leur projet. Elles invoquent le paragraphe 64(1) de la Loi qui confère au Ministre le pouvoir, en conformité avec les règlements adoptés à cette fin, de verser une indemnité « juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires » de l’adoption d’un décret d’urgence en vertu de l’article 80 de la Loi.

B. La RFGO

[20] Tel que le décrit le juge René Leblanc dans GB CF au paragraphe 9, la RFGO est un petit amphibien vivant en milieux humides qui, à l’âge adulte, ne mesure généralement pas plus de 2,5 centimètres et ne pèse généralement pas plus qu’un gramme. Sa vie durant, il se déplacera rarement à plus de 300 mètres de son lieu de reproduction. La menace qui pèse sur la RFGO est que son habitat se trouve dans des zones propices au développement résidentiel ou agricole, ce qui contribue à une forte diminution de sa population.

[21] Dès 2001, la RFGO a été classée « espèce faunique vulnérable » par le gouvernement du Québec, aux termes de la LEMV (9255-2504 Québec Inc. c Canada [GB CAF], 2022 CAF 43 au para 7; GB CF au para 15). Le 23 février 2010, la RFGO, population des Grands Lacs/Saint-Laurent et du Bouclier canadien, est désignée par le gouvernement fédéral, par décret du GEC, « espèce menacée » au sens de la Loi (GB CF au para 12).

C. Les procédures antérieures et connexes

[22] Le présent litige n’est pas unique. Comme mentionné plus haut, dans le dossier connexe Groupe Maison Candiac, un promoteur se retrouve dans une situation quasi identique et demande aussi une indemnisation en vertu de l’article 64 de la Loi. Les Demanderesses et la demanderesse dans le dossier connexe Groupe Maison Candiac n’en sont pas non plus à leurs premiers litiges devant cette Cour au sujet du Décret adopté par le Ministre le 8 juillet 2016. La présente décision s’inscrit donc dans une lignée d’autres décisions connexes.

(1) Le Groupe Maison Candiac Inc. c Canada (Procureur général), 2018 CF 643 (rendue le 22 juin 2018) [GMC CF]

[23] Dans cette affaire, la demanderesse dans le dossier connexe Groupe Maison Candiac tentait de faire annuler le Décret d’urgence estimant qu’il était invalide soit parce qu’il avait été adopté en vertu d’une disposition habilitante - le sous-alinéa 80 (4)(c)(ii) de la Loi – qui excède la compétence du Parlement, soit parce qu’il constitue une forme d’expropriation sans indemnisation.

[24] La Cour fédérale a rejeté la demande de Groupe Maison Candiac. La Cour a statué que les principes d’expropriation déguisée ne s’appliquent pas en l’espèce puisque l’article 64 prévoit une possibilité d’indemnisation.

[25] La Cour a aussi statué que le Ministre peut indemniser la demanderesse malgré le fait que le GEC n’ait pas adopté un règlement sur la question, comme prévu dans le libellé de l’article 64 de la Loi puisque sinon, cela permettrait au titulaire du pouvoir règlementaire de stériliser la loi en s’abstenant d’exercer le pouvoir que lui confère la Loi. En d’autres mots, le Ministre conserve son pouvoir discrétionnaire nonobstant le fait que le GEC n’a pas adopté de règlement à cet effet.

(2) 9255-2504 Québec Inc. c Canada, 2020 CF 161 (rendue le 30 janvier 2020) [GB CF]

[26] Le 3 avril 2017, les Demanderesses (c’est-à-dire les mêmes qu’en l’espèce) ont institué une action en responsabilité civile contre Sa Majesté la Reine où elles cherchaient à être entièrement indemnisées pour tous les préjudices qui leur avaient été causés par l’adoption du Décret. Les Demanderesses prétendaient que l’omission d’adopter un mécanisme d’indemnisation en vertu de l’article 64 de la Loi constituait une faute au sens de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif (LRC (1985), c C-50) [LRCECA] et, subsidiairement, que la prise du Décret d’urgence sans indemnisation équivalait à une expropriation déguisée au sens de la common law et de l’article 952 du Code civil du Québec [CcQ].

[27] La Cour fédérale a rejeté l’action des Demanderesses. Elle a jugé que les conditions de la LRCECA n’avaient pas été remplies. Le fait que le GEC n’ait pas adopté de règlement ne faisait pas en sorte que la Couronne ou le Ministre avait commis une faute donnant lieu à l’octroi de dommages-intérêts.

[28] La Cour fédérale a également conclu que les principes d’expropriation déguisée ne s’appliquent pas puisque la Loi prévoit explicitement un régime d’indemnisation. En adoptant l’article 64 de la Loi, le Parlement a donc écarté le recours de droit commun en expropriation déguisée, émanant tant de la présomption interprétative issue de la common law que de l’article 952 du CcQ. L’indemnisation prévue à l’article 64 de la Loi ne doit donc pas nécessairement équivaloir au montant de la perte (GB CF aux para 226, 228).

(3) Groupe Maison Candiac inc. c Canada (Procureur général), 2020 CAF 88 (rendue le 15 mai 2020) [GMC CAF]

[29] La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel de Groupe Maison Candiac et a confirmé la décision de la Cour fédérale selon laquelle, malgré l’absence d’un règlement adopté en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi, le Ministre conserve un pouvoir discrétionnaire de verser une indemnité « juste et raisonnable » pour les pertes subies en raison des « conséquences extraordinaires » de l’adoption d’un décret d’urgence.

[30] Suite aux deux décisions dans GMC, la Ministre de l’époque s’est dite ravisée et prête à envisager d’indemniser la Demanderesse GMC (et par ricochet, les Demanderesses en l’espèce), pourvu qu’une demande lui soit présentée.

(4) 9255-2504 Québec Inc. c Canada, 2022 CAF 43 (rendue le 9 mars 2022) [GB CAF]

[31] Les Demanderesses dans le dossier en l’instance ont porté appel de la décision de la Cour fédérale dans leur action en responsabilité civile. La Cour d’appel fédérale a rejeté leur appel et a confirmé la décision de la Cour fédérale, pour les motifs que les Demanderesses n’ont pas réussi à démontrer la faute d’un préposé de l’État et que la prise du décret d’urgence s’apparentait à une expropriation déguisée. Selon la Cour d’appel, les principes d’expropriation déguisée ne sont pas applicables puisque la décision a été prise aux termes d’une loi qui prévoit un régime d’indemnisation spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la Loi. Cela a pour effet d’écarter le recours au droit commun en matière d’expropriation déguisée issu tant de la common law que de l’article 952 du CcQ (GB CAF au para 77).

[32] Toutefois, la Cour d’appel fédérale s’est prononcée au sujet du risque d’affaires qu’avaient pris les Demanderesses en achetant ces terrains. La Cour d’appel a conclu au paragraphe 35 que « le risque qui est à la source des dommages réclamés par les appelantes n’est pas la prise du décret d’urgence, mais plutôt le risque que ce décret soit pris sans possibilité d’indemnisation sur l’avis de la ministre. Ce risque était difficilement envisageable puisqu’il s’accorde si peu avec les notions canadiennes de traitement équitable, ou fair dealing ».

[33] La Cour d’appel fédérale a précisé que si le droit permet à la Ministre de l’époque d’exercer sa discrétion pour indemniser les Demanderesses en l’absence d’un règlement, le défaut de le faire n’est pas nécessairement une faute qui engage la responsabilité civile extracontractuelle de l’état (GB CAF au para 69).

[34] Le 6 mai 2022, les Demanderesses ont déposé une demande d’autorisation pour faire appel de ce jugement à la Cour suprême du Canada [CSC], mais cette demande a été rejetée le 8 juin 2023 (9255-2504 Québec inc., et al. c Sa Majesté le Roi, 2023 CanLII 49306 (CSC)).

D. La demande d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) et les représentations des Demanderesses au Ministre

[35] Le 19 juin 2020, les Demanderesses ont soumis au Ministre une demande d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi (DD, pièce P-28 Lettre adressée au ministre de l’Environnement l’Honorable Jonathan Wilkinson en date du 19 juin 2020 à la p 1705). Elles ont demandé une indemnité de 22 292 473 $ pour les pertes liées au fait que le Décret a empêché la réalisation des phases 5 et 6 de leur projet immobilier (DD, pièce P-28 Lettre adressée au ministre de l’Environnement l’Honorable Jonathan Wilkinson en date du 19 juin 2020 aux pp 1705-1706).

[36] Afin de soutenir leur demande, les Demanderesses ont fourni au ministère de l’Environnement et du Changement climatique Canada [ECCC ou le ministère] des pièces justificatives (voir le Dossier des Défendeurs, vol. 1 à vol. 6, aux pp 1-4777). Parmi ces pertes, les Demanderesses ont identifié un montant de 18 150 000 $ pour la perte de la valeur des lots des phases 5 et 6; un montant de 2 095 395 $ en « coûts irrécupérables/actifs rendus improductifs » (montant qui incluait des sommes investies qui sont maintenant caduques, comme le surdimensionnement des infrastructures municipales et d’égout pluvial qui étaient nécessaires en raison des phases 5 et 6, mais qui constitue maintenant des dépenses perdues); et un montant de 3 330 555 $ pour « autres pertes » (incluant un remplacement d’une station de pompage et des profits non réalisés) en raison de l’adoption du Décret (voir DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1763).

[37] Suivant la présentation de cette demande, ECCC a échangé plusieurs correspondances avec les Demanderesses. Le 21 mai 2021, ECCC a transmis aux Demanderesses une liste de critères, qui est décrite comme étant une « Politique d’indemnisation » adoptée par le ministère, dont le Ministre pourrait tenir compte pour rendre sa décision. Dans sa totalité, la Politique d’indemnisation se lit comme suit :

Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de verser une indemnité en vertu de l’alinéa 64 (1) b) de la Loi sur les espèces en péril (LEP), le Ministre évaluera les principaux éléments de la disposition: si une personne est éligible; si une personne a subi des pertes en raison de conséquences extraordinaires de l’application d’un décret pris en vertu de l’article 80; et, dans l’affirmative, quelle serait une indemnité juste et raisonnable compte tenu des circonstances.

Dans l’exercice de sa discrétion, le Ministre peut notamment tenir compte des facteurs suivants:

Demandeur: Un demandeur est généralement un individu ou une personne morale propriétaire d’un terrain directement affecté par l’application d’un décret d’urgence pris en vertu de l’article 80 de la LEP.

Conséquences extraordinaires: L’évaluation des conséquences extraordinaires peut généralement tenir compte de la mesure dans laquelle un décret pris en vertu de l’article 80 restreint l’utilisation du terrain. Ceci peut notamment comprendre :

· Les changements à l’usage historique de la propriété;

· Les changements à l’usage actuel, anticipé et potentiel de la propriété;

· S’il existe d’autres usages possibles du terrain qui ne contreviendraient pas au décret d’urgence pris en vertu de l’article 80;

· La proportion du terrain ou de l’usage anticipé qui est affectée par le décret;

· L’impact sur la valeur du terrain;

· La durée de temps pendant laquelle l’usage est restreint par le décret d’urgence; et/ou

· S’il les restrictions réglementaires existantes limitaient déjà l’usage.

Indemnisation juste et raisonnable: Toute indemnisation fournie peut être inférieure aux pertes éligibles; ces pertes doivent être vérifiables et directement attribuables aux conséquences extraordinaires résultant de l’application d’un décret pris en vertu de l’article 80. Les pertes éligibles n’incluraient généralement pas les profits futurs et spéculatifs, mais pourraient inclure, et ne seraient pas limitées à :

· La perte de valeur de la propriété,

· Coûts irrécupérables / actifs improductifs; et/ou

· Coûts de conformité.

De plus, des considérations liées à l’environnement de risque commercial seraient généralement prises en compte afin de déterminer l’indemnisation fournie; ces considérations pourraient inclure, mais ne seraient pas limitées à:

· La connaissance de la présence d’espèces en péril et de leur habitat,

· Mesures d’atténuation entreprises et l’utilisation des autres recours disponibles, et/ou

· La nature exceptionnelle et temporaire d’un décret.

[Je souligne.]

(Dossier des Défendeurs, vol. 3, Pièce jointe 1 Rapport d’évaluation, annexe 38 à la p 1692.)

[38] Le 3 mars 2022, ECCC a transmis aux Demanderesses une ébauche du Rapport d’évaluation de leur demande [ébauche du Rapport] pour permettre aux Demanderesses d’y répondre. Le 13 mai 2022, les Demanderesses ont soumis au Ministre leurs commentaires en réponse à l’ébauche du Rapport préparé par ECCC (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1775).

E. Les motifs de la décision du Ministre

[39] Le 22 juin 2022, ECCC a transmis au Ministre une Note de service avec le Rapport d’évaluation final sur la demande d’indemnisation des Demanderesses. Cette Note de service incluait l’ensemble des communications entre les Demanderesses et le ministère, les recommandations et la pondération des facteurs présents à la Politique d’indemnisation par le ministère dans l’évaluation de la demande, et la conclusion du ministère qu’aucune indemnité ne devrait être versée [Note de service] (DD, pièce P-30, Note de service 22 juin 2022 aux pp 1790-1795). Pour sa part, le Rapport d’évaluation final [Rapport d’évaluation] sur lequel le Ministre a aussi fondé sa décision comprend une analyse détaillée de la demande d’indemnisation et des informations sur l’historique et l’étendue du projet immobilier des Demanderesses, ainsi que sur les buts et objets du Décret. Le Rapport d’évaluation n’inclut pas les conclusions du ministère sur sa pondération des facteurs de la Politique d’indemnisation. Ces conclusions se retrouvent par contre dans la Note de service. Le document et ses annexes comptent au total plus de 4700 pages.

[40] Le 29 juin 2022, le Ministre a rejeté la demande d’indemnisation des Demanderesses. En s’appuyant sur l’ensemble des informations et arguments soumis par les Demanderesses et en tenant compte du texte, de l’objet et de l’esprit de la Loi, le Ministre a conclu que les pertes des Demanderesses n’ont pas été subies en raison de conséquences pouvant être qualifiées d’« extraordinaires » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Incidemment, aucune indemnité ne pouvait être offerte aux Demanderesses.

[41] Le Ministre explique qu’il a pris sa décision en se basant sur la Politique d’indemnisation et sur le Rapport d’évaluation préparé par ECCC. Plus précisément, il décrit que sa décision a été prise en fonction des trois éléments clés prévus au paragraphe 64(1) de la Loi, c’est-à-dire : (i) si les Demanderesses sont éligibles; (ii) si elles ont subi des pertes en raison des « conséquences extraordinaires » de l’application du Décret d’urgence; et, le cas échéant (iii) quelle indemnité serait considérée comme étant juste et raisonnable en vertu de l’objet et des principes de la Loi.

[42] Les motifs pertinents du Ministre se lisent comme suit :

L’évaluation de toute demande d’indemnisation doit être faite en tenant compte non seulement des éléments prévus à l’article 64 de la Loi sur les espèces en péril, mais également de l’objet et l’esprit de la loi. La diminution de la biodiversité est reconnue comme l’un des plus graves problèmes environnementaux actuels. Entrainée en grande partie par la perte d’habitat causée par l’activité humaine, elle présente un risque important pour la société. La Loi sur les espèces en péril est l’un des principaux outils dont dispose le gouvernement fédéral afin d’assurer la protection et le rétablissement des espèces en péril. La Loi reconnait non seulement l’importance des espèces sauvages pour le patrimoine national, mais aussi la responsabilité partagée des gouvernements et de la population canadienne à l’égard de la conservation de la faune. Ainsi, lorsqu’une espèce et son habitat ne sont pas adéquatement protégés et qu’aucune solution coopérative ne peut être trouvée, la Loi confère au gouvernement fédéral les pouvoirs nécessaires pour agir.

La Loi sur les espèces en péril prévoit diverses mesures de protection, y compris le décret d’urgence à l’article 80, afin de protéger une espèce lorsqu’elle est exposée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement. C’est justement en réponse à des menaces imminentes au rétablissement de la rainette faux-grillon de l’Ouest causées par le développement résidentiel à La Prairie que le gouverneur en conseil a pris un décret d’urgence.

[...]

Ma décision concernant la demande d’indemnisation de vos clientes a donc été prise en fonction des trois éléments clés prévus au paragraphe 64(1) de la Loi sur les espèces en péril : vos clientes sont-elles éligibles, ont-elles subi des pertes en raison des conséquences extraordinaires de l’application du décret d’urgence et, le cas échéant, quelle serait une indemnité juste et raisonnable en vertu de l’objet et des principes de la Loi? En outre, dans le cadre de l’étude de la demande, j’ai aussi eu recours à la politique d’indemnisation en place. Je vous fais donc part de ma décision ainsi que des motifs qui la sous-tendent.

[...]

Selon l’ensemble des informations fournies, le décret n’a ni changé l’usage historique du terrain ni l’usage au moment de son application de façon significative.

Je remarque tout d’abord que le terrain qui était prévu servir à la construction des phases 5 et 6 du projet Symbiocité comprenait plusieurs milieux humides dont certains abritaient des rainettes-faux grillons de l’Ouest. La présence de la rainette faux-grillon de l’Ouest dans ce secteur était connue depuis au moins 2002 à la suite de la publication d’un premier plan de conservation pour l’espèce élaboré par la Société de la faune et des parcs du Québec. De plus, même si les informations disponibles révèlent que le terrain qui devait servir à la construction des phases 5 et 6 aurait depuis longtemps été identifié comme un terrain propice au développement, celui-ci n’a jamais été développé. Au moment de l’entrée en vigueur du décret, la construction n’avait pour ainsi dire pas encore débuté. Par conséquent, seul l’usage potentiel, dont celui anticipé par vos clientes, a été affecté par le décret d’urgence.

Par ailleurs, bien que le décret ait empêché le développement des phases 5 et 6, vos clientes ont tout de même pu réaliser la majeure partie de leur projet. Le décret s’applique à environ 17 p. 100 de la superficie totale du projet ou 28 p. 100 de la superficie développable et réduit de 11 p. 100 le nombre d’unités d’habitation pouvant être construites. Parmi les 1,562 unités qui étaient prévues être construites au moment de l’entrée en vigueur du décret, 184 n’auront pu être réalisées.

Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis que les pertes de vos clientes n’ont pas été subies en raison de conséquences pouvant être considérées comme extraordinaires.

[...]

[Je souligne.]

(DD, pièce P-1 Décision du Ministre 29 juin 2022 aux pp 49-52.)

III. Question en litige

[43] La présente affaire soulève une seule question : est-ce que la Décision du Ministre est raisonnable?

IV. Analyse

A. Norme de contrôle de la décision raisonnable

[44] Les parties s’entendent que l’interprétation d’une loi par un décideur administratif est évaluée selon la norme de contrôle de la raisonnabilité (Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 115 [Vavilov];

[45] Suivant cette norme, l’arrêt Mason, s’appuyant sur l’arrêt Vavilov, nous enseigne que la cour de révision doit d’abord s’intéresser aux motifs du décideur administratif afin d’évaluer la justification de sa décision. Par ailleurs, la CSC réitère la nécessité de « développer et de renforcer une culture de la justification » (Mason aux para 8, 58-60, 63; Vavilov aux para 14, 81, 84, 86).

[46] Dans l’arrêt Mason, la CSC nous indique comment une cour de révision doit procéder au contrôle judiciaire d’une décision. Ainsi, une décision peut être déraisonnable si la cour de révision identifie une lacune fondamentale, soit en raison du manque de logique interne du raisonnement, soit en raison du manque de justification compte tenu des contraintes factuelles et juridiques ayant une incidence sur la décision (Mason au para 64).

[47] La CSC identifie une série de contraintes factuelles et juridiques que le décideur doit examiner et justifier, selon le contexte applicable, afin que sa décision soit suffisamment justifiée au sens de l’arrêt Vavilov. Le fardeau de justification est variable, mais le décideur doit se montrer « conscient » des éléments essentiels, « sensible à la question qui lui [est] soumise » et « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » (Mason aux para 69, 74; Vavilov aux para 120, 128). Le décideur se doit de considérer les arguments principaux et la preuve des parties et motiver sa décision quant à l’impact de ces arguments sur sa décision (Mason aux para 73-74; Vavilov aux para 126-128).

[48] Notamment, le décideur doit s’assurer de considérer les principes d’interprétation législatifs, les règles législatives, de common law ou de droit international applicables, la preuve et les arguments principaux des parties, les pratiques et décisions antérieures du tribunal administratif, et les conséquences potentielles et possiblement sévères de la décision sur la partie visée ou sur une vaste catégorie de personnes, ainsi que les enjeux globaux. L’omission de bien considérer un de ces éléments, ou de ne pas suffisamment motiver sa décision, peut constituer une lacune grave qui amène une cour de révision à « perdre confiance » en la décision du décideur (Mason aux para 64, 66-76).

[49] Lorsque le décideur expose ses motifs, il ne suffit pas que la décision soit justifiable, mais qu’elle soit justifiée au moyen de motifs qui établissent la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel (Mason aux para 59-60; Vavilov aux para 81, 84, 86). La Cour doit déterminer si, en examinant le raisonnement suivi et le résultat obtenu, la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et peut être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Mason aux para 8, 58-61; Vavilov, aux para 12, 15, 24, 85-86). La décision ne sera pas raisonnable si elle manque de logique interne ou que la cour de révision n’est pas en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans se buter sur « une faille décisive dans la logique globale » (Mason au para 65, citant Vavilov aux para 102-103).

[50] Par contre, la cour de révision ne doit pas établir son propre critère (« yardstick ») pour ensuite jauger ce qu’a fait le décideur (Mason au para 62; Vavilov au para 83). Néanmoins, l’évaluation de la Cour est sensible et respectueuse, mais elle n’est pas une formalité : le contrôle judiciaire demeure un exercice rigoureux (Mason aux para 8, 63; Vavilov au para 12).

[51] Par conséquent, lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit évaluer les motifs de la décision « de façon globale et contextuelle » en fonction de l’historique de l’instance, de la preuve soumise et des arguments principaux des parties (Mason au para 61; Vavilov aux para 91, 94, 97). Le rôle de la Cour n’est pas de soupeser de nouveau les éléments de preuve qui ont été présentés au ministère, ni de mettre en doute l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ni de faire sa propre interprétation de la loi. Il incombe au décideur de remplir ces rôles. Tant que l’interprétation faite de la loi par le décideur est raisonnable, et que les motifs de sa décision sont justifiables, précis et intelligibles, la cour doit faire preuve de retenue (Vavilov, aux para 75, 83, 85-86, 115-124).

[52] Quelle que soit l’approche adoptée par le décideur, la tâche de la cour de révision est de veiller à ce que l’interprétation de la disposition législative soit conforme au « principe moderne » d’interprétation des lois qui est axée sur le contexte global de la Loi, suivant le sens ordinaire et grammatical des mots choisis par le législateur, et qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet, le contexte, et l’intention du législateur (Mason aux para 67, 69-70, 83; Vavilov aux para 110, 115-124; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 42; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Attorney General), 2021 CAF 157 aux para 20, 36 [Alexion]; Le-Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66 au para 16; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 RCS 27 au para 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c Rex, 2002 CSC 42 au para 26; Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983 à la p 87). De même, une interprétation qui comporte une « analyse axée sur les résultats » et qui est faite de manière expéditive ou non authentique est déraisonnable (Alexion au para 37, citant Vavilov aux para 120-121; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 au para 42 [Entertainment Software CAF]).

[53] En l’espèce, il revient au Ministre, et non à la Cour fédérale, d’interpréter l’étendue de l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 64(1) de la Loi (Safe Food Matters Inc c Canada (Procureur général), 2022 CAF 19 au para 37). Le Ministre n’est pas tenu d’imiter la façon dont les tribunaux le font – la norme de perfection ne s’applique pas. Le Ministre n’a pas non plus à exprimer des motifs sur tous les arguments, dispositions législatives, ou détails soulevés par les parties (Mason aux para 61, 69-70; Vavilov aux para 119 et 120). La longueur des motifs eux-mêmes n’est pas non plus un indicateur déterminant du caractère raisonnable de la décision (Vavilov aux para 92, 292-293; Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 aux para 16-19; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 17).

[54] Par contre, plus la décision a des répercussions sévères sur les droits et les intérêts d’une partie, plus les motifs doivent refléter ces enjeux, être suffisants pour les parties, et le décideur doit expliquer « pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur » (Mason au para 76; Vavilov aux para 133-134; Alexion au para 21). Par conséquent, une décision peut être déraisonnable simplement parce que le décideur ne tient pas compte ou ne traite pas, dans ses motifs, des conséquences particulièrement graves pour les parties (Mason aux para 69, 76; Vavilov aux para 134-135).

[55] Aussi, les motifs portant sur les éléments clés ne doivent pas toujours être explicites. Ils peuvent être implicites ou sous-entendus. Comme l’a reconnu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Zeifmans LLP c Canada, 2022 CAF 160, au paragraphe 10 [Zeifmans], « « [e]n examinant l’ensemble du dossier, la cour de révision doit avoir la certitude que le décideur administratif était bien au fait des questions litigieuses importantes, notamment des questions d’interprétation législative, pour en arriver à ses décisions, en vérifiant ce qui est explicite dans les motifs ou ce qui est implicite ou sous-entendu dans le dossier. » (voir aussi Vavilov aux para 94, 128).

[56] Lorsque la cour de révision examine « l’ensemble du dossier » pour déterminer si l’administrateur était conscient des questions clés et qu’il a pris une décision à leur sujet, ce dossier comprend tous les documents, preuves et arguments qui furent présentés au décideur (Zeifmans au para 10; Vavilov au para 94). En l’espèce, parmi ces documents, ECCC a transmis au Ministre une Note de service et un Rapport d’évaluation que les Demanderesses ont eu l’opportunité de commenter. Bien que le Rapport d’évaluation lui-même ne soit pas susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire puisqu’il n’a aucun effet juridique ou pratique, l’autorité décisionnelle se doit d’examiner toute lacune qui lui est présentée. Les arrêts Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2018 CAF 153 au paragraphe 201 et Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 319 au paragraphe 45 indiquent d’ailleurs que des lacunes importantes dans un rapport sur lequel la décision est appuyée peuvent mener à son annulation. Bien que les rapports dans ces décisions étaient requis par le contexte législatif (alors qu’aucun rapport d’évaluation n’est prévu dans le contexte du paragraphe 64(1) de la Loi), à mon avis, les enseignements de la Cour d’appel s’appliquent aussi en l’espèce. Dans la mesure où le Ministre indique lui-même dans ses motifs que sa décision est basée en partie sur le Rapport d’évaluation, et que ce Rapport contient des lacunes importantes qui ont été portées à son attention par les parties dans leurs représentations écrites en réponse, ces lacunes peuvent avoir un impact réel sur la raisonnabilité de la décision du Ministre.

[57] Cependant, bien que la cour de révision puisse examiner « l’ensemble du dossier » en l’absence de motifs précis sur une question importante, elle ne peut que « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent peuvent être facilement discernées » (Vavilov au para 97). La cour de révision ne peut pas déduire du dossier ou voir dans les motifs du décideur une justification « implicite » dans l’abstrait, pour justifier le résultat que le décideur n’a pas lui-même donné (Mason aux para 96-97, 101).

[58] Enfin, la cour de révision doit analyser la raisonnabilité de la décision en fonction de la preuve, mais aussi en fonction des représentations fournies par les parties devant le décideur. En l’espèce, les Demanderesses plaident que ni le Ministre, ni ECCC avant lui n’ont considéré ses représentations écrites déposées durant le processus d’indemnisation. Hormis quelques mentions très sommaires dans la Note de Service ou dans le Rapport d’évaluation, les Demanderesses allèguent que leurs arguments n’ont pas été considérés ou pondérés.

[59] Bien que la cour de révision puisse entendre de nouveaux arguments qui n’ont pas été soumis au décideur, elle doit être prudente à cet effet (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 aux para 22-26). Les motifs suivants vont donc principalement se concentrer sur les arguments présentés par les Demanderesses à ECCC et au Ministre, afin de déterminer si la Décision du Ministre est raisonnable eu égard à la preuve et aux arguments déposés devant lui.

B. Application de la norme de contrôle selon la norme de la décision raisonnable

[60] Afin de procéder à l’examen des motifs, la Cour garde à l’esprit les consignes de la CSC notées plus haut, c’est-à-dire que le Ministre n’est pas tenu à une norme parfaite, ne doit pas procéder à une interprétation formaliste de la Loi et ne doit pas traiter de tous les arguments des parties. La Cour ne doit pas non plus établir son propre critère pour ensuite jauger le travail du Ministre. Cependant, la décision du Ministre doit être justifiée et démontrer que le Ministre était « conscient » et sensible aux questions, s’attaquer de façon significative aux questions clés, aux arguments principaux et à la preuve soumise par les parties, ainsi qu’aux conséquences de la Décision tant pour les parties que pour une vaste catégorie de personnes. Enfin, la Décision du Ministre doit être conforme au « principe moderne » d’interprétation législative et doit expliquer pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur (Mason aux para 69, 74, 76; Vavilov aux para 120, 128, 133-135).

[61] Les Demanderesses reprochent au Ministre (et à ECCC avant lui dans le Rapport d’évaluation et la Note de Service) de ne pas avoir considéré les enseignements de cette Cour et de la Cour d’appel fédérale dans GMC et GB, ni leurs représentations sur des points critiques, notamment le montant de la perte elle-même (qui constitue un impact très important selon elles), la durée du Décret (qui est perpétuel selon elles), le fait qu’elles ne conservaient aucune utilisation possible ou raisonnable des terrains en question, et qu’ayant obtenu toutes les autorisations nécessaires, il n’y avait plus de « risque commercial ».

[62] Surtout, les Demanderesses reprochent au Ministre de ne pas avoir motivé sa décision et expliquer en quoi les impacts importants qu’elles subissent ne constituent pas des « conséquences extraordinaires » au sens de l’article 64 de la Loi, et en quoi leur refuser une indemnisation « juste et raisonnable » est conforme avec l’intention du législateur, notamment au préambule de la Loi (Mason aux para 66, 73-74, 76). Puisque l’intérêt des Demanderesses est très important en l’espèce, le Ministre devait selon elles motiver sa décision sur chacun de ses arguments principaux. En d’autres mots, une perte de 22 millions de dollars mérite, selon les Demanderesses, plus que trois pages et demie de motifs avant de rejeter la demande d’indemnité.

[63] Les Demanderesses soumettent enfin que si leurs pertes ne peuvent se qualifier à titre de « conséquences extraordinaires » de l’adoption d’un décret d’urgence, il sera difficile pour tout justiciable de se qualifier dans l’avenir. Le critère imposé par le Ministre est donc trop élevé, voire impossible à atteindre.

(1) La Politique d’indemnisation est raisonnable et permet au Ministre de déterminer, au cas par cas, si une perte est « subie en raison des conséquences extraordinaires » d’un décret au sens du paragraphe 64(1) de la Loi

[64] Le Ministre a indiqué dans sa lettre aux Demanderesses qu’il a retenu « quelques facteurs qui lui semblaient déterminants » afin de décider si les pertes des Demanderesses ont été subies « en raison de conséquences pouvant être qualifiées d’extraordinaires ». Ces facteurs provenaient de la Politique d’indemnisation élaborée par ECCC et citée plus haut au paragraphe 37 de mes motifs.

[65] Dans un premier temps, je suis d’accord avec le PGC que les critères prévus à la Politique d’indemnisation, en tant que tels, sont raisonnables. Comme noté plus haut, la Politique d’indemnisation repose sur trois critères : (1) Le « demandeur » et son éligibilité; (2) les « conséquences extraordinaires »; et (3) l’« indemnisation juste et raisonnable ».

[66] Chacun de ces critères est ensuite expliqué dans la Politique d’indemnisation, qui inclut certains facteurs à considérer. À cet effet, je note que certains des facteurs indiqués à la Politique d’indemnisation reprennent les mêmes facteurs aussi utilisés pour évaluer s’il y a eu appropriation par interprétation ou expropriation déguisée dans l’arrêt Annapolis Group Inc. c Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36 au para 45 [Annapolis], comme à savoir si les mesures restreignent l’utilisation antérieure, actuelle et potentielle des terrains, et la durée permanente ou indéterminée des restrictions.

[67] À mon avis, les critères et facteurs proposés par la Politique d’indemnisation pour déterminer si une perte est « subie en raison des conséquences extraordinaires » d’un décret et si tel est le cas, en déterminer l’indemnité « juste et raisonnable » aux termes du paragraphe 64(1), sont appropriés. Ces critères et facteurs, considérés ensemble, établissent une balise qui, au cas par cas, permet au Ministre d’évaluer si la conséquence dans une situation précise est « extraordinaire », permettant ainsi une indemnisation « juste et raisonnable ». L’examen des critères et des facteurs notés à la Politique d’indemnisation, dans le contexte propre de chacune des demandes à venir, peut mener à une conclusion compatible avec le libellé du paragraphe 64(1), mais aussi avec les objets globaux de la Loi.

[68] Par contre, il est important de noter que ces critères ne sont pas obligatoires ni exhaustifs. Le Ministre est libre d’éliminer certains facteurs, ou d’en considérer d’autres, au cas par cas et selon le contexte. Par ailleurs, le Ministre ne peut entraver sa discrétion en refusant de considérer des facteurs additionnels pour la simple raison qu’ils ne sont pas inclus dans la Politique d’indemnisation.

[69] Aussi, les parties sont d’accord que les facteurs prévus à la Politique d’indemnisation, bien que notés sous le critère « conséquences extraordinaires » ou sous le critère pour évaluer une « indemnité juste et raisonnable », sont interchangeables et s’appliquent aux deux questions. Par exemple, les motifs du Ministre notent qu’il n’y a pas de « conséquence extraordinaire » en l’espèce et, par conséquent, il n’a pas examiné quelle aurait été une « indemnisation juste et raisonnable » dans les circonstances. Par contre, sa décision est en partie basée sur la « connaissance » de la présence de la RFGO sur les terrains des Demanderesses, bien que le facteur de la « connaissance de la présence de l’espèce » soit noté à la Politique d’indemnisation sous le critère de l’« indemnisation juste et raisonnable » et non sous le critère pour déterminer s’il y a des « conséquences extraordinaires » ou non. En d’autres mots, tous les facteurs indiqués dans la Politique d’indemnisation sont pertinents tant pour évaluer s’il y a « conséquence extraordinaire » que pour déterminer le montant d’une « indemnisation juste et raisonnable », peu importe sous quel critère ce facteur est placé dans la Politique d’indemnisation. Je suis d’accord avec cette interprétation.

[70] D’ailleurs, suite à la divulgation de la Politique d’indemnisation aux Demanderesses et la demande de ECCC pour leurs représentations sur la base des critères et facteurs prévus, les Demanderesses ne se sont pas opposées. Les Demanderesses n’ont pas soumis qu’un critère ou un facteur de la Politique d’indemnisation n’était pas pertinent afin de déterminer si, dans leur cas précis, les pertes subies l’étaient en raison des « conséquences extraordinaires » du Décret.

[71] La Décision du Ministre doit donc être soigneusement conçue et démontrer une pondération adéquate de tous ces critères et facteurs polycentriques, en conformité avec les objets de la Loi. La décision à savoir s’il s’agit d’une « conséquence extraordinaire » ou non, ou ensuite à savoir quel montant est une « indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies », doit être justifiée, transparente et intelligible (Vavilov au para 99) et être conforme aux objets de la Loi qui, comme nous le verrons, consistent à protéger les espèces, encourager et appuyer les efforts de conservation des Canadiens, et dans certains cas, de partager les coûts associés à cette protection.

[72] La véritable question en l’espèce porte plutôt sur l’application et la pondération de ces critères et facteurs prévus dans la Politique d’indemnisation par le Ministre et surtout, si les motifs fournis reflètent une application raisonnable de la Politique permettant une interprétation et une application du paragraphe 64(1) qui sont conformes avec les objets et l’esprit de la Loi. Le Ministre a retenu les facteurs suivants dans sa décision :

· l’usage historique du terrain et l’usage du terrain au moment de son application;

· l’usage potentiel ou anticipé de la propriété;

· le pourcentage de surface du projet des Demanderesses affecté par le décret d’urgence;

· la connaissance depuis 2002 de la présence de l’espèce sur le terrain visé par le décret d’urgence et des menaces à son égard.

[73] À mon avis, les motifs du Ministre en l’espèce ne démontrent pas une pondération des critères et facteurs de la Politique d’indemnisation qui répond aux arguments et à la preuve déposée par les Demanderesses. Les motifs ne sont pas suffisants pour étayer les conclusions du Ministre, alors que le dossier qui lui a été soumis était exhaustif.

(2) Les lacunes des motifs du Ministre sur le plan de la justification

[74] À mon avis, les motifs du Ministre omettent d’expliquer pourquoi les arguments principaux des Demanderesses sur des éléments présents dans sa propre Politique d’indemnisation ont été rejetés en faveur d’autres critères et facteurs présents dans la même Politique. Il n’a pas expliqué non plus comment il avait pondéré ces éléments, dans sa conclusion que les pertes des Demanderesses ne constituaient pas des « conséquences extraordinaires » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi.

[75] En omettant de traiter de ces arguments principaux, sur des facteurs qui existent dans sa propre Politique d’indemnisation et sur lesquels ECCC a sollicité les représentations des Demanderesses, le Ministre ne s’est pas montré « conscient » des éléments essentiels, « sensible à la question qui lui [était] soumise », ne s’est pas « attaqu[é] de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties », ni accordé de motifs quant à l’impact de ces arguments sur sa Décision (Mason aux para 61, 69, 73-74; Vavilov aux para 91, 94, 97, 120, 127, 128).

[76] Selon moi, le Ministre a commis certaines erreurs, notamment :

a) il n’a ni considéré les décisions de la Cour qui contraignaient son interprétation des objets de la Loi, ni le préambule de la Loi dans son ensemble, préférant en isoler certains extraits;

b) ses motifs ne démontrent pas qu’il était « conscient » des arguments principaux des Demanderesses, notamment au sujet de l’usage historique, anticipé et potentiel; la proportion de surface du projet affectée; et le « risque commercial »;

c) le Ministre a omis d’expliquer sa pondération des arguments sur d’autres critères pertinents inclus à la Politique d’indemnisation, comme sur la durée du Décret, l’usage possible pour une entité corporative, et les pertes encourues; et

d) il n’a pas pris en considération l’impact important de sa Décision sur les droits des Demanderesses ni l’impact plus large d’une telle Décision sur une vaste catégorie de personnes qui pourraient se retrouver dans la même situation.

a) Omission de tenir compte des précédents applicables au sujet des objets de la Loi dans son ensemble

[77] Notons d’entrée de jeu que le Ministre a fait référence à l’objet et l’esprit de la Loi dans ses motifs, notant « la responsabilité partagée des gouvernements et de la population canadienne à l’égard de la conservation de la faune ».

[78] Par contre, bien que le Ministre ait pris en considération plusieurs techniques d’interprétation législatives et considéré certains arguments soulevés par les parties, le Ministre n’a pas tenu compte d’importantes contraintes juridiques. Il se devait de les considérer afin de fournir aux Demanderesses une justification claire et intelligible, à savoir pourquoi les impacts qu’elles subissaient en raison de ce Décret n’étaient pas dus à des « conséquences extraordinaires » au sens du paragraphe 64 (1) de la Loi.

[79] Les arrêts Mason et Vavilov indiquent, comme discuté plus haut, que la raisonnabilité d’une interprétation doit être conforme au « principe moderne » d’interprétation législative. Par exemple, dans l’arrêt Mason, l’interprétation du décideur était déraisonnable parce qu’il a omis de considérer des éléments du contexte législatif et les conséquences importantes de sa décision sur le justiciable. Notamment, le décideur a omis de considérer des éléments importants du contexte législatif qui ont été soulevés par les parties. Ce contexte législatif exigeait que le décideur examine d’autres dispositions importantes de la loi, et ces autres dispositions imposaient une contrainte juridique importante et nécessaire à une interprétation raisonnable de la loi (Mason aux para 86, 91, 95).

[80] En l’espèce, la Loi a été soigneusement analysée par le juge LeBlanc dans les décisions de la Cour fédérale GMC CF et GB CF, et ces décisions ont été confirmées en appel par la Cour d’appel fédérale. Étant contraint par ces décisions de la Cour, le Ministre devait tenir compte de ces enseignements dans l’interprétation de l’étendue de sa discrétion (Vavilov au para 112; voir aussi Entertainment Software CAF aux para 33, 35). Or, ni les motifs du Ministre, ni la Note de service et le Rapport d’évaluation préparé par ECCC, ne discutent de façon substantive des enseignements de la Cour au sujet de la Loi et ce, malgré les arguments des Demanderesses qui ont porté ces décisions à l’attention de ECCC.

[81] Comme nous le verrons, le Ministre en l’espèce ne s’est pas appuyé sur les enseignements de la Cour afin d’interpréter son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 64(1), se contentant d’isoler certaines parties du préambule, mais faisant abstraction d’autres parties, et surtout du contexte global de la Loi et de l’intention du législateur. Il en ressort que l’interprétation proposée omet de considérer les arguments principaux des Demanderesses, ainsi que les conséquences importantes de la Décision non seulement pour les Demanderesses, mais pour toutes demandes futures, ce qui est contraire à ce que la jurisprudence nous enseigne.

(i) Le contexte global de la Loi, ses objets et l’intention du législateur

[82] Dans GMC CF et GB CF, le juge LeBlanc a identifié les objets de la Loi comme étant de « prévenir la disparition [...] des espèces sauvages, [de] permettre le rétablissement de celles qui, par suite de l’activité humaine, sont devenues des espèces disparues du pays, en voie de disparition ou menacées et [de] favoriser la gestion des espèces préoccupantes pour éviter qu’elles ne deviennent des espèces en voie de disparition ou menacées » (article 6 de la Loi; GMC CF aux para 15). La Cour a aussi noté la mention au préambule que « la conservation des espèces sauvages au Canada et [le] partage, dans certains cas, des frais associés à cet effort de conservation, [est] l’affaire de tous » [je souligne] (GB CF au para 226). Ensemble, ces deux mentions de la Loi rejoignent une autre mention du préambule qui prévoit que « les efforts de conservation des Canadiens et des collectivités devraient être encouragés et appuyés » (voir le préambule de la Loi).

[83] Ces trois objets rejoignent en quelque sorte la mention par le Ministre, dans ses motifs, où il note « la responsabilité partagée des gouvernements et de la population canadienne à l’égard de la conservation de la faune » [je souligne]. Ce triple objet vise donc à protéger et préserver les espèces menacées, à appuyer et à encourager la collaboration des Canadiens dans les efforts de conservation, et si nécessaire pour réaliser ces objectifs, en partager le coût d’une façon « juste et raisonnable ».

[84] La Loi prévoit différentes mesures afin de préserver les espèces menacées. Ces mesures furent discutées par la Cour dans les décisions GMC CF et GB CF ainsi que dans ces décisions portées en appel. Parallèlement, la Loi prévoit aussi différentes mesures d’indemnisation des pertes des justiciables, afin d’en partager les coûts, selon le cas.

[85] D’abord, des « interdictions fondamentales » sont inscrites aux articles 32 et 33 de la Loi. L’article 32 interdit de tuer, de blesser, de harceler, de capturer, de prendre, de posséder, de collectionner, d’acheter, de vendre ou de commercialiser des individus d’espèces en danger, menacées ou disparues figurant à l’annexe 1 de la Loi. Ces interdictions ne s’appliquent cependant que sur le territoire domanial fédéral – en d’autres mots les terres qui sont la propriété de Sa Majesté, les eaux intérieures et la mer territoriale du Canada, et les terres réservées au bénéfice des Premières Nations (GMC CF au para 69).

[86] L’article 33 de la Loi interdit d’endommager ou de détruire la « résidence » d’une espèce sauvage inscrite comme espèce en voie de disparition ou menacée, ou d’une espèce sauvage inscrite comme espèce disparue du pays dont un programme de rétablissement a recommandé la réinsertion à l’état sauvage du Canada (GMC CF au para 69).

[87] La « résidence » est définie à l’article 2 de la Loi comme étant un gîte-terrier, nid, ou autre aide ou lieu semblable – occupé ou habituellement occupé par un ou plusieurs individus pendant toute ou partie de leur vie, notamment pendant la reproduction, l’élevage, les haltes migratoires, l’hivernage, l’alimentation ou l’hibernation.

[88] Ces interdictions s’appliquent sur le territoire domanial fédéral, mais peuvent aussi s’appliquer aux terres provinciales si le GEC, sur recommandation du Ministre et suite à une consultation avec le ministre provincial compétent, adopte un décret en ce sens en vertu de l’article 34 de la Loi (GMC CF au para 70). Le Ministre doit faire recommander l’adoption d’un tel décret s’il estime que les lois de la province ne protègent pas efficacement l’espèce ou la résidence de ces espèces.

[89] Ensuite, les articles 56 et suivants visent à protéger l’« habitat » essentiel des espèces en péril en interdisant la destruction d’un élément de cet habitat essentiel. Ces interdictions s’appliquent aussi notamment sur les terres domaniales, mais, en vertu de l’article 61 (et tout comme les interdictions prévues par les articles 32 et 33), le Ministre peut recommander au GEC d’ordonner, par décret, l’interdiction de la destruction de l’habitat essentiel d’une espèce menacée ou en voie de disparition s’il estime (1) qu’aucune disposition ou mesure de la Loi ni d’aucune autre loi du Parlement ne protège l’habitat essentiel et (2) que les lois de la province ou du territoire ne la protègent pas efficacement (GMC CF aux para 72-74). Un tel décret rend donc les interdictions applicables sur les terres provinciales.

[90] Une distinction importante doit être notée. Alors qu’un décret adopté en vertu de l’article 34 peut viser la protection des espèces et de leur « résidence », un décret adopté en vertu de l’article 61 vise l’« habitat » de l’espèce. L’« habitat » est défini à l’article 2 de la Loi comme étant un endroit plus vaste que la « résidence ». Le terme « habitat » est défini comme « l’aire ou le type d’endroit où un individu ou l’espèce se trouvent ou dont leur survie dépend directement ou indirectement ou se sont déjà trouvés, et où il est possible de les réintroduire ».

(ii) Le décret d’urgence en vertu de la Loi

[91] Les dispositions relatives au décret d’urgence de la Loi sous l’article 80 assurent la protection des espèces sauvages inscrites et visent à interdire les activités susceptibles de nuire aux espèces ou à leur « habitat » ou imposer des mesures de protection des espèces. Selon cet article, le GEC peut, sur recommandation du Ministre compétent, adopter un décret d’urgence pour assurer la protection d’une espèce sauvage répertoriée. Le Ministre compétent doit faire cette recommandation s’il estime que l’espèce en péril est confrontée à des menaces imminentes pour sa survie ou son rétablissement (voir le paragraphe 80(2) de la Loi; GMC CF aux para 80-84; GB CF au para 115).

[92] Le sous-alinéa 80(4)c)(ii) dote le gouvernement d’un pouvoir d’intervention d’urgence exceptionnel quand une espèce en péril est « sur le point de subir un préjudice qui compromettra sa survie ou son rétablissement » (GMC CAF au para 34). Plus précisément, ce pouvoir permet l’adoption d’un décret « sans devoir procéder aux consultations et s’astreindre aux formalités qui s’imposent normalement pour rendre applicables [...] les interdictions prévues aux articles 34 et 61 de la Loi, et ce pour prévenir la disparition ‘d’une façon brutale et soudaine’ d’une espèce en péril » (GMC CAF au para 34 citant Centre québécois du droit de l’environnement c Canada (Environnement), 2015 CF 773 au para 104). Tel que l’a indiqué le juge Leblanc : « cette disposition habilite le gouverneur en conseil à prendre un décret d’urgence, que l’espèce désignée visée soit ou non une espèce aquatique ou une espèce d’oiseaux migrateurs protégés, au sens de la Loi, ou encore que son aire de répartition se trouve ou non sur le territoire domanial, la zone économique exclusive ou le plateau continental du Canada, au sens, encore une fois, de la Loi » (GMC CF aux para 82-85; GB CF au para 116).

(iii) Le mécanisme d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi

[93] L’affaire en l’espèce porte sur l’article 64 de la Loi. Cet article permet une indemnisation « juste et raisonnable » pour des pertes subies en raison des « conséquences extraordinaires » de certains décrets adoptés en vertu de la Loi (GMC CF au para 75). Dans ce cadre d’indemnisation, le Ministre est doté d’un grand pouvoir discrétionnaire de décider si une indemnité est accordée en vertu de la Loi ou non. L’article 64 se lit comme suit:

64 (1) Le Ministre peut, en conformité avec les règlements, verser à toute personne une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application :

64 (1) The Minister may, in accordance with the regulations, provide fair and reasonable compensation to any person for losses suffered as a result of any extraordinary impact of the application of

a) des articles 58, 60 ou 61;

(a) section 58, 60 or 61; or

b) d’un décret d’urgence en ce qui concerne l’habitat qui y est désigné comme nécessaire à la survie ou au rétablissement d’une espèce sauvage.

(b) an emergency order in respect of habitat identified in the emergency order that is necessary for the survival or recovery of a wildlife species.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[94] L’article 64 donne ouverture à une demande d’indemnisation suivant l’adoption de différents types de mesures, soit un décret d’urgence en vertu de l’article 80, un décret en vertu des articles 60 et 61 ou un arrêté en vertu de l’article 58. Ces mesures peuvent viser à protéger une espèce sauvage inscrite en empêchant la destruction de son « habitat » essentiel ou en interdisant des activités susceptibles de nuire à l’espèce ou à son « habitat », ou elles peuvent viser son rétablissement dans l’état sauvage si elle est disparue au Canada (voir les articles 58, 60-61 de la Loi). Les espèces sauvages inscrites comportent une grande variété d’espèces, incluant des espèces aquatiques et des oiseaux, qui vivent dans des habitats diversifiés, tels que des terres privées, des réserves et des terres publiques, autant fédérales que provinciales (voir l’article 58(7)).

[95] Notons à l’instant qu’aucune indemnisation n’est possible pour un décret adopté en vertu de l’article 34 de la Loi et s’appliquant à la « résidence » de l’espèce. Notons aussi qu’en vertu de l’article 62 de la Loi, le Ministre peut conclure une entente et acquérir des terres, ou des droits sur des terres, en vue de la protection de l’« habitat » de l’espèce. Nous y reviendrons.

[96] Le Ministre a également toute la latitude nécessaire pour déterminer un montant « juste et raisonnable » en fonction des circonstances dans un cas donné. Selon le texte du paragraphe 64(1), « il n’y a pas [...] adéquation entre la perte subie en raison des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application d’un décret d’urgence et l’indemnité à être versée aux termes de cet article, bien qu’il ne soit pas exclu que les circonstances particulières d’une affaire donnée justifient l’octroi d’une indemnité couvrant la totalité de la perte subie » (GB CF au para 228).

[97] Il est évident, d’après le texte de l’article, que le Parlement a limité le pouvoir du Ministre de verser une indemnité aux seuls cas où des pertes furent subies en raison de « conséquences extraordinaires » de l’application d’un décret d’urgence. Le Ministre n’a pas le pouvoir de verser une indemnité pour compenser les pertes subies en raison d’un autre type de conséquences découlant de l’application d’un décret d’urgence (Dossier des Défendeur, vol. 7, Mémoire des Défendeurs au para 40 à la p 4789). Je suis d’accord avec le PGC que la portée de ce qui constitue une « conséquence extraordinaire » ne devrait pas être interprétée de façon à limiter indûment cette contrainte imposée par le Parlement (Dossier des Défendeurs, vol. 7, Mémoire des Défendeurs aux para 40, 41 et 67 aux pp 4789, 4790, 4795-4796).

[98] Bien que le GEC n’ait jamais adopté de règlement stipulant les critères spécifiques pour l’indemnisation sous la Loi, contrairement au libellé du paragraphe 64(2), la Cour fédérale a reconnu qu’il s’agissait d’un choix intentionnel pour accorder une période d’essai au gouvernement (GB CF au para 166).

[99] Sur ce sujet, il ressort des débats parlementaires que les députés se sont beaucoup interrogés sur la formule d’indemnisation appropriée pour accorder des indemnités à des justiciables en vertu de cet article. Comme l’explique le juge LeBlanc dans GB CF au paragraphe 163 : « [n]ul doute que la mise en place d’un régime d’indemnisation au profit, notamment, des propriétaires fonciers touchés par la mise en œuvre de la Loi [canadienne] se voulait un volet important du projet de loi. Le gouvernement semblait soucieux de ne pas dupliquer l’expérience américaine dont la loi sur les espèces en péril, adoptée avant la Loi [canadienne], ne prévoyait pas de régime indemnitaire pour ces propriétaires (Débats de la Chambre des communes, 37e parl, 1re sess, n°16 (19 février 2001) à la p 905 (Hon David Anderson) [Débats])) » [je souligne] (GB CF au para 163).

[100] Les parlementaires ont décidé qu’il faudrait « plusieurs années d’expérience pratique » pour traiter de cette question. Le législateur souhaitait entre autres en savoir « beaucoup plus [...] sur les méthodes à employer pour déterminer l’admissibilité d’une personne à une indemnisation, la perte subie par quelqu’un et l’indemnisation que cette perte appelle » avant de choisir une formule. Selon le Ministre fédéral de l’Environnement de l’époque, l’honorable David Anderson, le législateur visait à « [s’]accorder une période d’essai » pour élaborer une règlementation après les premières années de l’application de la Loi (voir GB CF aux para 162-166, citant les Débats, n°143 (18 février 2002) à la p 8910 (Karen Redman, Secrétaire parlementaire du Ministre de l’Environnement); Débats, n°143 (18 février 2002) à la p 8907 (John Harvard); Débats, n°202 (10 juin 2002), partie A à la p 12375 (Hon David Anderson)).

[101] La référence à l’« expérience américaine » notée plus haut, où une approche coercitive fut adoptée, sans aucune mesure d’indemnisation, fut l’objet de plusieurs débats. Il ressort des débats parlementaires que des députés, surtout de l’opposition, étaient préoccupés par cette « expérience américaine » où les propriétaires terriens préféraient détruire des espèces trouvées sur leur terrain, plutôt que de les rapporter et d’être forcé de les protéger, de peur de subir des pertes faute de l’existence d’un programme d’indemnisation (voir par exemple Débats, n° 23 (28 février 2001) aux pp 1341-1342 (Rick Casson); Débats, n°30 (16 mars 2001) aux pp 1760-1761 (Gerald Keddy et Rick Borotsik); Débats, n° 143 (18 février 2002) à la p 8903 (Rick Casson); Débats, n° 143 (18 février 2002) à la p 8929 (Garry Breitkreuz); Débats, n° 145 (20 février 2002) à p 9048 (Gary Lunn); Débats, n° 169 (16 avril 2002) à la p 10437 (Rob Anders); Débats, n° 178 (29 avril 2002) à la p 10913 (Chuck Strahl); Débats, n° 202 (10 juin 2002) à la p 12406 (Hélène Scherrer); Débats, n° 202 (10 juin 2002) à la p 12421 (Rick Casson).

[102] Le Ministre responsable de la Loi, l’honorable David Anderson, a spécifiquement rejeté l’expérience américaine « si fréquemment proposé par [les députés de l’opposition] », en faveur d’un programme d’indemnisation favorisant la collaboration (Débats, n° 203 (11 juin 2002) à la p 12498 (Hon David Anderson); voir aussi Débats, n° 203 (11 juin 2002) à la p 12519 (Karen Redman, Secrétaire parlementaire du ministre de l’Environnement).

[103] Bien qu’il faille être prudent lors de l’analyse des débats parlementaires, ceux-ci peuvent être pertinents et utiles en vue de cerner l’intention des instigateurs d’un projet de loi; mais il ne faut pas leur accorder une importance excessive (GB CF au para 162, citant Fédération des francophones de la Colombie-Britannique c Canada (Emploi et Développement Social), 2018 CF 530 au para 223; voir aussi Renvoi relatif à la Loi sur l’évaluation d’impact, 2023 CSC 23 aux para 62, 89).

[104] Le contexte dans lequel le système d’indemnisation prévu à l’article 64 de la Loi fut discuté et adopté faisait donc état de l’expérience américaine, tel que noté par le juge LeBlanc. En adoptant l’article 64, les parlementaires canadiens indiquaient ne pas vouloir imiter cette expérience où, faute d’un tel système d’indemnisation, la protection des espèces menacées pouvait être en péril parce que les propriétaires terriens préféreraient détruire les habitats, plutôt que de les déclarer, les protéger, et encourir une perte importante sans indemnité.

[105] De plus, comme le mentionne le juge Leblanc dans l’affaire GB CF, le mécanisme d’indemnisation prévu à l’article 64 a été rarement invoqué depuis son adoption. Il remarque que le GEC n’a eu recours à un décret d’urgence qu’à deux reprises, dont une seule fois – et c’est le Décret en l’instance – à l’égard de terres privées. Dans chacun des cas, la question du versement éventuel d’une indemnité n’avait pas encore été envisagée (GB CF au para 169).

[106] Il en résulte que l’intention du législateur était de prévoir un système d’indemnisation qui serait prévu par règlement adopté par le GEC. Ce régime d’indemnisation devait être un « volet important du projet de loi », visant à rectifier l’expérience américaine qui avait démontré une lacune qui portait atteinte à l’objectif de protéger les espèces menacées.

[107] Il en ressort donc que l’interprétation du Ministre de son pouvoir d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) doit être compatible avec ces objets. L’interprétation de son pouvoir discrétionnaire ne peut pas être rigide au point de faire échec à ce contexte et dans les faits, essentiellement « dupliquer l’expérience américaine » qui, elle, ne permet pas d’indemnité.

[108] Par contre, tel que plaidé par le PGC, et je suis d’accord, l’expression « conséquences extraordinaires » doit être aussi comprise dans un contexte où la possibilité pour une personne de présenter une réclamation en vertu de l’article 64 de la Loi survient dans une situation qui est déjà, en soi, inhabituelle. L’interprétation de l’article 64 ne doit donc pas être souple au point où dès l’adoption d’un décret, une situation « extraordinaire » est créée, et toute conséquence ou « perte » qui en découle ne doit qu’ensuite être évaluée - et indemnisée.

[109] J’accepte aussi la position du PGC que le décret d’urgence est un outil de dernier recours dont dispose le gouvernement fédéral afin d’assurer la protection et le rétablissement des espèces en péril, soit un filet de sécurité mis en place uniquement lorsqu’aucune solution coopérative ne peut être trouvée (GB CF au para 168). Par l’utilisation du mot « extraordinaire », il doit s’agir d’une « conséquence » qui n’est pas normalement prévisible dans le cours normal des activités du justiciable.

[110] Ceci dit, une interprétation trop stricte est tout aussi invalide. Il ne faut pas interpréter le terme « conséquence extraordinaire » d’une façon si rigide qu’il devient étanche à toute demande d’indemnité. Si la conséquence doit être « extraordinaire » afin de mériter une indemnité, le fait de réussir à obtenir une telle indemnité ne devrait pas être en soi un résultat exceptionnel.

[111] Comme l’expliquait le juge LeBlanc dans GB CF au paragraphe 226, l’application du paragraphe 64(1) de la Loi doit notamment tenir compte du préambule de la Loi et de ses objets, qui fait de la conservation des espèces l’affaire de tous et requiert, dans certains cas, le partage des coûts. Ceci dit, le juge LeBlanc précise que le montant de l’indemnité doit refléter ce partage et cet objet, mais ne pas nécessairement être équivalent à la perte :

[226] La spécificité de ce régime tient, notamment, du libellé même de l’article 64 de la Loi qui, s’il parle du versement d’une indemnité « juste et raisonnable », le fait en lien avec la survenance de pertes « subies en raison des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application d’un [décret d’urgence] ». Ce libellé suggère aussi que la perte et l’indemnité envisagées à l’article 64, bien que nécessairement complémentaires, sont deux notions distinctes dans la mesure où il y est fait référence au mode de détermination à la fois « de la valeur de la perte subie » et « du montant de l’indemnité pour cette perte ». En d’autres termes, l’article 64 de la Loi suggère que l’indemnité versée pourra, suivant les circonstances de chaque cas, être différente de la valeur de la perte. On peut penser aussi, comme le souligne la défenderesse, que la détermination du montant de l’indemnité à verser pourrait se faire en tenant compte du préambule de la Loi, qui fait de la conservation des espèces sauvages au Canada et du partage, dans certains cas, des frais associés à cet effort de conservation, l’affaire de tous.

[...]

[228] Tout comme le texte de l’article 64 de la Loi, les débats parlementaires me semblent appuyer l’idée qu’il n’y a pas nécessairement adéquation entre la perte subie en raison des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application d’un décret d’urgence et l’indemnité à être versée aux termes de cet article, bien qu’il ne soit pas exclu que les circonstances particulières d’une affaire donnée justifient l’octroi d’une indemnité couvrant la totalité de la perte subie. [...]

[Je souligne.]

[112] D’ailleurs, comme discuté plus haut, la Loi elle-même comporte plusieurs indices laissant croire que le fait d’obtenir une indemnité afin de « partager les coûts » pour assurer la protection des espèces, comme le prévoit le préambule, ne devrait pas être exceptionnel. C’est d’ailleurs aussi le cas dans le contexte d’une expropriation déguisée, qui vise aussi d’autres types d’objectifs publics, notamment environnementaux (Dupras c Mascouche, 2022 QCCA 350 [Dupras] au para 39; Annapolis; The Queen in Right of the Province of British Columbia v Tener, [1985] 1 SCR 533).

[113] Le paragraphe 64(1) dont nous discutons en est un exemple.

[114] L’article 62 est un autre exemple. Cet article permet au Ministre d’acquérir des terres ou des droits sur des terres afin de protéger l’habitat d’une espèce en péril, possiblement pour un montant équivalent à la juste valeur marchande (une valeur potentiellement plus élevée qu’une simple indemnité). L’article 62 accorde donc une possibilité d’indemnisation potentiellement plus large que le paragraphe 64(1). De fait, l’interprétation du juge LeBlanc que l’indemnité prévue au paragraphe 64(1) peut être inférieure à la perte véritable est appuyée par l’article 62. Si l’article 62 permet une acquisition (qui compenserait la perte intégralement), la discrétion de verser une indemnité « juste et raisonnable » en vertu du paragraphe 64(1) doit pouvoir permettre une indemnité inférieure à la valeur de la perte. Autrement, le législateur aurait prévu que s’il y a une « conséquence extraordinaire » suite à l’adoption d’un décret, le Ministre doit indemniser de façon complète ou acquérir le terrain concerné, comme les principes en matière d’appropriation par interprétation ou d’expropriation déguisée le prévoient aussi. Or, le législateur a spécifiquement prévu un régime distinct au paragraphe 64(1) de la Loi.

[115] Aussi, puisqu’aucun système d’indemnisation n’existe pour un décret adopté en vertu de l’article 34 de la Loi, le PGC et les Demanderesses s’entendent que faute de programme d’indemnisation similaire à l’article 64, les principes d’expropriation déguisée s’appliquent pour un décret adopté en vertu de l’article 34, laissant encore place à une indemnisation potentiellement supérieure à toute indemnité reçue en vertu du paragraphe 64(1), voire similaire à une acquisition du terrain comme à l’article 62. Là encore, la distinction prévue au paragraphe 64(1) appuie l’interprétation du juge LeBlanc que l’indemnité prévue peut être inférieure à la perte subie.

[116] En gardant ce contexte à l’esprit, il revient au Ministre de préciser ses propres critères afin de déterminer les circonstances qui lui permettraient de conclure ou non en une « conséquence extraordinaire » en vertu de l’article 64. Les critères et facteurs élaborés dans la Politique d’indemnisation permettent au Ministre d’évaluer les conséquences vécues par les Demanderesses, et d’évaluer, si dans ce cas précis, les conséquences du Décret étaient « extraordinaires » permettant ainsi aux Demanderesses d’obtenir une indemnité « juste et raisonnable » suite à une évaluation du Ministre.

[117] Le Ministre devait donc examiner les faits de l’affaire, ainsi que les arguments des Demanderesses, et expliquer en quoi son refus de qualifier les conséquences subies par elles d’« extraordinaires » donnant ouverture à une indemnité « juste et raisonnable » était conforme aux objets de la Loi de favoriser la protection des espèces, d’encourager et d’appuyer les Canadiens dans leurs efforts de conservation; mais que dans ce cas-ci, ces objets seraient rencontrés même si aucun partage des coûts associés à ces efforts n’était nécessaire.

b) Le Ministre a omis de motiver sa décision sur les arguments principaux et la preuve soumise par les Demanderesses

[118] Comme discuté, une décision raisonnable doit démontrer que le décideur était « conscient » des arguments des parties et les a adéquatement considérés. Selon moi, les motifs du Ministre ne démontrent pas de manière transparente et intelligible pourquoi il a rejeté les arguments principaux des Demanderesses (Mason aux para 60, 74, 97; Vavilov aux para 127, 128, 136).

[119] Il ressort des motifs de la décision que le Ministre a relevé trois éléments principaux, tous venant de la Politique d’indemnisation, dans sa conclusion que les pertes encourues par les Demanderesses n’étaient pas dues à des « conséquences extraordinaires » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Ces trois éléments sont : i) l’usage historique, anticipé et potentiel; ii) la proportion de surface du projet affectée; et iii) la connaissance de la présence de la RFGO sur les terres.

(i) Les motifs du Ministre sur l’usage historique et l’usage anticipé et potentiel du terrain ne sont ni transparents ni intelligibles

[120] Dans sa Décision, le Ministre explique que « [s]elon l’ensemble des informations fournies, le décret n’a ni changé l’usage historique du terrain, ni l’usage au moment de son application de façon significative » (DD, pièce P-1 Décision du Ministre 29 juin 2022 à la p 51). À ce sujet, il reconnaît que le terrain n’a jamais été développé et qu’au moment de la prise du Décret d’urgence, la construction n’avait « pas encore débuté » sur ces terrains. Par contre, selon le Ministre, « seul l’usage potentiel, dont celui anticipé par [les Demanderesses], a été affecté par le décret d’urgence » [je souligne] (DD, pièce P-1 Décision du Ministre 29 juin 2022 à la p 51).

[121] La Décision à cet égard se fonde sur la Note de service et le Rapport d’évaluation. Les Demanderesses ont obtenu l’ébauche du Rapport et ont eu l’opportunité d’y répondre, avant que ce Rapport ne soit finalisé et remis au Ministre. Les Demanderesses ont noté que le raisonnement du Ministre était circulaire puisque pour qu’un décret soit envisagé, il fallait par définition que la propriété soit un endroit vacant dont le développement mettrait en danger sa survie puisqu’en réalité, les espèces menacées ne se retrouvent pas dans les endroits urbanisés. Dès lors, selon les Demanderesses, considérer l’état historique et la modification de cet état est circulaire et ne conduit nulle part, sinon à justifier artificiellement de ne pas indemniser les Demanderesses (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec le ministère de l’Environnement et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1783).

[122] De plus, les Demanderesses soutiennent que le Ministre ignore lui-même le second facteur du critère des « conséquences extraordinaires » de sa propre Politique d’indemnisation lequel fait référence aux « changements à l’usage actuel, anticipé et potentiel de la propriété », au profit du premier facteur noté dans la Politique sur les « changements à l’usage historique », sans s’en expliquer.

[123] Selon le PGC, le Ministre pouvait raisonnablement considérer l’usage historique comme un facteur déterminant pour décider du caractère extraordinaire ou non des conséquences d’un décret puisque les décrets d’urgence « ne porteront pas nécessairement toujours sur des terrains non développés comme [le prétendent les Demanderesses] » (Dossier des Défendeurs, vol. 7, Mémoire des Défendeurs aux para 51-52 à la p 4792). Le PGC souligne qu’un décret pourrait, par exemple, s’appliquer à des terrains développés, des terrains de camping ou une terre agricole, et pourrait être en vigueur que lors de la période de reproduction d’une espèce donnée ou encore seulement lors de certaines saisons névralgiques pour la survie ou le rétablissement de l’espèce (Dossier des Défendeurs, vol. 7, Mémoire des Défendeurs aux para 37 à la p 4789 et au para 52 à la p 4792). Le PGC soumet aussi que le Ministre a noté qu’il y avait un changement à l’usage « anticipé et potentiel » et donc que les Demanderesses invitent la Cour à pondérer à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle.

[124] Je suis d’accord avec l’argument du PGC en principe. Comme discuté, le critère en soi n’est pas problématique et le Ministre a noté l’impact sur l’usage « anticipé et potentiel » des terrains.

[125] Par contre, en l’espèce, la preuve incontestée démontre que l’impact du Décret est relativement à long terme sur des activités non pas futures, mais sur un développement qui était planifié et entamé. Aussi, bien qu’il s’agissait d’une question portant sur l’appropriation par interprétation, la CSC a statué dans Annapolis au paragraphe 45b) que l’interdiction de toute utilisation raisonnable potentielle peut équivaloir à une telle appropriation, donnant ouverture à une indemnisation. Nous y reviendrons. Selon moi, ce principe est aussi instructif dans la détermination à savoir si un impact sur l’utilisation potentielle d’un terrain peut constituer une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. La Politique d’indemnisation inclut justement un facteur spécifique à ce sujet.

[126] Devant la Cour, les Demanderesses ont plaidé que contrairement à ce qu’a écrit le Ministre et ECCC avant lui, l’usage du terrain en litige à des fins de développement résidentiel n’est pas que « potentiel » et « anticipé ». Ce potentiel est acquis et cet usage est plus que probable puisque :

  • Le terrain est depuis longtemps identifié comme un terrain propice au développement et les phases 1 à 4 ont été complétées avec succès;

  • Les Demanderesses ont obtenu toutes les autorisations nécessaires du ministère de l’Environnement du Québec, incluant des mesures de protection pour la RFGO (notamment la mise en place de zones de reproduction), et de La Prairie;

  • Un développement immobilier n’est assujetti à aucune autorisation préalable du gouvernement fédéral; n’eût été le Décret, les Demanderesses auraient réalisé de plein droit les phases 5 et 6 de leur développement.

[127] Surtout, le Ministre n’explique pas son analyse des deux facteurs ni sa pondération, et pourquoi il donne un poids prépondérant au facteur du « changement à l’usage historique » de préférence à sa conclusion sur un autre facteur pertinent en vertu de la Politique. Le Ministre n’explique pas pourquoi le changement qu’il reconnait à « l’usage [...] anticipé et potentiel » n’a aucun impact sur sa pondération des éléments pertinents dans sa conclusion que les pertes des Demanderesses alléguées à plus de 22M$ ne représentent pas une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Bien que le Ministre note avoir considéré le changement à l’usage « anticipé et potentiel », cela n’est pas suffisant en l’espèce.

[128] Pour être clair, le Ministre pouvait, dans sa pondération, mettre plus de poids sur le facteur du « l’usage historique », au détriment de l’usage « anticipé et potentiel ». Mais il devait démontrer avoir été conscient des arguments des Demanderesses sur la question et expliquer sa pondération de ces facteurs de la Politique tout en adressant les raisons pour lesquelles il rejette les arguments des Demanderesses sur la question. Ses motifs ne sont donc pas transparents ni intelligibles, et contreviennent à la culture de la justification (Mason aux para 60-63, 101; Vavilov aux para 2, 96, 136). Cet aspect de la décision n’est donc pas raisonnable.

(ii) Les motifs du Ministre sur la proportion de la superficie du projet affectée par le Décret manquent de logique interne

[129] Le deuxième critère sur lequel le Ministre fonde sa Décision concerne le pourcentage de surface du projet des Demanderesses affecté par le Décret d’urgence. Le Ministre constate que « bien que le décret ait empêché le développement des phases 5 et 6, [les Demanderesses] ont tout de même pu réaliser la majeure partie de leur projet » (DD, pièce P-1 Décision du Ministre 29 juin 2022 à la p 52). Le Ministre poursuit et discute du pourcentage de la surface du projet concerné par le Décret, comme suit :

Le décret s’applique à environ 17 p. 100 de la superficie totale du projet ou 28 p. 100 de la superficie développable et réduit de 11 p. 100 le nombre d’unités d’habitation pouvant être construites. Parmi les 1 562 unités qui étaient prévues être construites au moment de l’entrée en vigueur du décret, 184 n’auront pu être réalisées.

Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis que les pertes de vos clientes n’ont pas été subies en raison de conséquences pouvant être considérées comme extraordinaires.

(DD, pièce P-1 Décision du Ministre 29 juin 2022 à la p 52.)

[130] Selon le PGC, les motifs sont raisonnables parce que le Ministre ne fait que répéter des faits qui lui ont été communiqués par les Demanderesses. Le PGC soutient que les Demanderesses ne peuvent pas reprocher au Ministre d’avoir pris en considération des renseignements qu’elles ont jugé pertinent de lui soumettre.

[131] Il est vrai que les conclusions du Ministre proviennent des informations soumises par les Demanderesses à ECCC dans leur demande d’indemnisation. Par contre, dans leur réponse à l’ébauche du Rapport d’évaluation, lequel proposait ce calcul proportionnel, les Demanderesses ont indiqué ne pas comprendre la mathématique à laquelle référait le ministère.

[132] Devant la Cour, les Demanderesses comprennent maintenant le fondement de la décision, mais en contestent la raisonnabilité. Elles soumettent que le Ministre examine isolément les terrains des phases 5 et 6 pour une partie du facteur des « conséquences extraordinaires » de la Politique d’indemnisation (soit le facteur du « changement à l’usage historique de la propriété » discuté dans la section précédente – en isolant les phases 5 et 6), pour ensuite considérer l’ensemble du projet au complet incluant les phases 1 à 6 pour son application d’une seconde partie du facteur de « conséquences extraordinaires » de la Politique d’indemnisation (soit le facteur de la « proportion du terrain [...] qui est affectée par le décret » – en regroupant les phases 1 à 6). Dans les deux cas, l’effet de la considération du Ministre minimise l’impact du Décret.

[133] Pour être plus clair, lorsqu’il considère si « le changement à l’usage historique », « anticipé et potentiel » des terrains a été affecté (le critère (i) tel que discuté dans la section précédente), le Ministre isole les terrains des phases 5 et 6 – ils étaient vacants avant le Décret, le sont toujours, n’ont jamais été développés et la construction n’a pas débutée. Il n’y a donc eu aucun changement à l’usage historique.

[134] À l’inverse, lorsque le Ministre considère la « proportion du terrain [...] affectée par le décret » (le critère (ii)), alors là il considère le projet au complet - les phases 1 à 6 - pour conclure que le Décret ne vise que 17 % de la superficie totale du projet ou 28 % de la superficie développable, et qu’il ne réduit que de 11 % le nombre d’unités d’habitation pouvant être construites.

[135] Le résultat est que dans sa considération des faits, ces facteurs sont interprétés au détriment des Demanderesses, sans explication pourquoi cette méthodologie est utile, valide, ou préférable.

[136] Selon les Demanderesses : « soit l’on considère l’ensemble du développement des Demanderesses, soit l’on considère seulement le terrain faisant l’objet du litige. Il faut être cohérent. Les Demanderesses soumettent qu’en toute logique, ce qui doit être examiné, c’est l’impact du Décret sur le terrain qu’il vise, et que le fait qu’un justiciable possède d’autres terrains est sans pertinence à l’examen des impacts du Décret, peu importe que ces terrains soient adjacents au terrain en litige ou qu’ils en soient situés à mille lieues » (DD, Mémoire des Demanderesses, au para 59 à la p 1815).

[137] Elles soutiennent ainsi que le Décret s’applique à 100% du terrain faisant l’objet de la demande d’indemnisation et à 100% des phases 5 et 6 du développement. De plus, pour être cohérent, si pour ce qui est de « l’usage historique », « anticipé et potentiel » (le critère (i) – discuté dans la section précédente), le Ministre avait considéré les phases 1 à 6 ensemble, il aurait alors dû conclure que 80% du développement total était déjà réalisé au moment de la prise du décret et donc que tant « l’usage historique », que l’usage « anticipé et potentiel », soit les deux facteurs, avaient changés, au lieu de conclure le contraire.

[138] Je suis d’accord avec les Demanderesses.

[139] À mon avis, deux façons de considérer la preuve étaient loisibles et cohérentes pour le Ministre. Dans un premier temps, il pouvait considérer les phases 1 à 6 dans un tout. C’est ce qu’il a fait au critère (ii) en concluant que seulement 17% des terres étaient visées (17% des terres comprises dans les phases 1 à 6). Par contre, si les phases 1 à 6 sont considérées ensemble, alors la décision du Ministre au critère (i) de la section précédente ne tient plus. Ainsi, « l’usage historique » mais aussi « anticipé et potentiel » des terres comprises dans les phases 1 à 6 a en effet changé, puisque les phases 1 à 4 représentent environ 80% de terres auparavant vacantes.

[140] Dans un deuxième temps, il est aussi loisible d’isoler les phases 5 et 6, comme le Ministre l’a fait au critère (i) de la section précédente. Mais si c’est le choix du Ministre, alors au critère (ii), il se devait aussi d’isoler les terrains des phases 5 et 6 et de reconnaître que 100% de ces terrains étaient affectés par le Décret, et non seulement 17%.

[141] Dans un cas comme dans l’autre, peu importe le choix du Ministre, la conclusion ne mène pas nécessairement à une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. La Décision du Ministre n’est donc pas nécessairement déraisonnable qu’il choisisse une méthodologie ou l’autre. En effet, sa Décision pourrait être raisonnable en utilisant l’une ou l’autre des approches. Il s’agit d’un exercice de pondération de plusieurs critères de la Politique d’indemnisation qui comprend, nous le verrons, la durée du Décret, l’usage possible qui demeure (si tel est le cas), et les conséquences sur les parties et le public en général (en plus des autres facteurs notés à la Politique d’indemnisation).

[142] Par contre, à mon avis, le Ministre se devait d’utiliser une approche cohérente dans ses conclusions sur la preuve et les arguments des parties, ou expliquer pourquoi sa méthodologie était la bonne. Il n’a pas fourni de justification pour expliquer pourquoi il considère isolément le terrain des phases 5 et 6 dans son analyse pour le critère (i) de la section précédente et non pas l’ensemble du développement, et vice-versa pour le critère (ii). Il s’agit d’un élément important de la chaîne d’analyse qui ne se trouve pas dans les motifs du Ministre.

[143] D’ailleurs, je note que dans le dossier connexe Groupe Maison Candiac, le Ministre a adopté la méthode proposée par les Demanderesses et a isolé la première phase du projet « Vallée de Provence ». Dans ce dossier, il conclut que 18% de la superficie du projet est affectée, mais dans ce calcul, il exclut la première phase du projet déjà complétée à Candiac. S’il avait utilisé la même méthode en l’espèce, et avait exclu les phases 1 à 4, il devait conclure que 100% des terrains étaient affectés par le Décret au lieu de 17%.

[144] De plus, le facteur de la proportion du terrain affecté est en lui-même ambigu, s’il est analysé en vase clos, comme en l’espèce. Le fait que 17% d’une superficie subisse un impact ne veut rien dire en soi. Un exemple intéressant discuté à l’audience est celui des agriculteurs, exploitants miniers, pétroliers ou forestiers, qui pourraient voir une proportion très limitée de leur terrain affecté par un décret, ce qui aurait comme effet de néanmoins annihiler la rentabilité de l’entreprise.

[145] Par conséquent, que le décret n’ait qu’un impact de 17% n’est aucunement indicateur d’une conséquence « minime » ou « extraordinaire ». Encore faut-il remettre l’impact en contexte. En l’espèce, jamais le Ministre ne discute ni ne pondère le fait que la proportion du terrain représente en fait une perte alléguée de plus de 22 millions de dollars, et pourquoi nonobstant cet impact financier important, la proportion du terrain affectée n’était pas suffisante afin de qualifier la conséquence d’« extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi.

[146] Bref, la Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire portant sur le même Décret, sur la même Politique d’indemnisation, et ayant suivi le même processus avec le ministère. Le fait que la méthodologie diffère quant au calcul de la proportion du terrain affectée entre les deux dossiers décidés à quelques mois d’intervalle, laisse la Cour perplexe. Quoi qu’il en soit, les motifs du Ministre n’expliquent pas en quoi la distinction notée est pertinente, et sa décision manque donc de logique interne (Mason au para 65).

(iii) Les motifs du Ministre sur le « risque commercial » et la connaissance de la présence de la RFGO sur le terrain ne répondent pas aux arguments des Demanderesses

[147] Un des motifs principaux justifiant qu’aucune indemnité n’ait été accordée semble être que les Demanderesses savaient avant d’entreprendre leur développement qu’il y avait la présence de RFGO sur le terrain (DD, pièce P-1 Décision du Ministre 29 juin 2022 à la p 51; voir aussi GB CF au para 49). Sans le mentionner directement, le Ministre analyse donc aussi le facteur du « risque commercial » présent à la Politique d’indemnisation.

[148] Les facteurs du « risque commercial » et de la « connaissance de la présence d’espèces en péril et de leur habitat » sont inclus dans la Politique d’indemnisation, comme facteurs sous le critère « indemnisation juste et raisonnable », importants « afin de déterminer l’indemnisation fournie ». Il ne s’agit pas de facteurs sous le critère applicable de la Politique pour déterminer si les pertes sont subies en raison des « conséquences extraordinaires » de l’adoption du Décret.

[149] J’ai noté plus haut qu’il n’était pas déraisonnable d’analyser tous les critères et facteurs de la Politique d’indemnisation de façon interchangeable afin de déterminer si une conséquence est « extraordinaire » et si l’indemnisation est nécessaire dans un cas donné afin de respecter les objets de la Loi. Les parties sont d’accord avec cette approche. En l’espèce, il n’était donc pas déraisonnable pour le Ministre d’examiner si les Demanderesses savaient préalablement à leur projet de développement que la RFGO était présente sur les terrains. De fait, il est possible que d’acquérir un terrain en sachant que des espèces menacées s’y trouvent puisse avoir pour effet de limiter, voire de disqualifier, un justiciable de son droit d’obtenir une indemnité si un décret d’urgence est éventuellement adopté. Par contre, il s’agit d’une question de fait.

[150] En examinant la question, le Ministre devait donc considérer la preuve et les arguments des Demanderesses et expliquer pourquoi, dans sa pondération, ces arguments n’étaient pas suffisants afin de convaincre le Ministre qu’une indemnisation était de mise dans leur cas spécifique, nonobstant le fait qu’elles connaissaient que la RFGO était présente sur les terrains.

[151] En l’espèce, avant la Décision du Ministre, dans leur lettre du 18 juin 2021 (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1728), les Demanderesses ont expliqué qu’il n’y avait plus de « risque commercial » lié à la présence de la RFGO sur les terrains des phases 5 et 6. Elles ont expliqué avoir obtenu toutes les autorisations requises, notamment de La Prairie et du ministère de l’Environnement du Québec, avant de procéder à un échange de lots et d’acheter les terrains visés. À partir du moment où le développement fut autorisé par le ministère de l’Environnement du Québec, aucun « risque commercial » n’existait (voir GB CF au para 48).

[152] Dans l’ébauche du Rapport d’évaluation, une section spécifique réfère au « risque commercial ». Cette section conclut que « les [D]emanderesses devaient savoir au moment de l’acquisition du terrain que la réalisation de leur projet de développement comportait des risques » (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 au para 87 à la p 1764). Dans une autre section, le Rapport mentionne aussi que les Demanderesses ont obtenu une autorisation de La Prairie et un certificat du ministère de l’Environnement du Québec qui approuvaient le projet de développement, mais exigeaient que les Demanderesses prennent des mesures d’atténuation pour protéger la RFGO (notamment un parc de conservation et la création d’étangs de reproduction). Par contre, ni la Note de service ni le Rapport d’évaluation ne fait d’analyse ou ne discute de l’impact des autorisations gouvernementales sur le « risque commercial » qui pourrait subsister pour l’exécution du projet (voir ébauche du Rapport dans DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 aux pp 1748-1749, 1757, 1764).

[153] Dans sa réponse à l’ébauche du Rapport d’évaluation, les Demanderesses notent une méconnaissance des règles applicables en matière de développement immobilier. Ainsi, même s’il y a des risques inhérents à tout développement, ces risques n’existent plus à compter du moment où le projet de développement a été autorisé par la municipalité et par le ministère de l’Environnement du Québec avant l’achat des terrains en question et, dans ce cas-ci, quand les phases 1 à 4 sont déjà complétées avec succès. Surtout, les autorités municipales et provinciales ont discuté de la présence de la RFGO avec les Demanderesses et celles-ci ont consenti à divers aménagements afin de protéger l’espèce; et ces aménagements satisfaisaient au ministère de l’Environnement du Québec. Puisqu’aucune autorisation préalable du gouvernement fédéral n’était requise (il s’agit d’une compétence provinciale), et qu’aucun autre décret comme celui en l’espèce n’avait jamais été adopté par le GEC, il n’était pas prévisible que le Décret d’urgence soit adopté. Par conséquent, les Demanderesses ont soumis qu’aucun « risque commercial » prévisible ou probable ne demeurait, encore moins le risque qu’un décret d’urgence ne soit adopté par le GEC (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1787).

[154] Dans le Rapport d’évaluation remis au Ministre, le Rapport d’évaluation est demeuré essentiellement inchangé. La Note de service ne fait pas non plus état de ces observations de façon substantive. ECCC n’a pas adressé l’argument des Demanderesses au sujet des autorisations du ministère de l’Environnement du Québec avant d’acheter le terrain sujet au Décret, et de l’impact de l’obtention de ces autorisations sur le « risque commercial » du projet. ECCC n’a pas non plus pondéré l’argument suggérant qu’à partir de ce moment, il était impossible pour les Demanderesses de prédire l’intervention du gouvernement fédéral et que par conséquent, elles avaient convenablement soupesé leurs risques. ECCC n’a pas non plus discuté de l’impact de l’obtention de ces autorisations sur le « risque commercial » du projet et sur la pondération que le Ministre devrait appliquer à ce fait (Dossier des Défendeurs, vol.1, Rapport d’évaluation à la p 42).

[155] Les motifs du Ministre ne répondent pas non plus à cet argument principal des Demanderesses. Le Ministre ne mentionne pas l’existence des autorisations ni ne pondère l’impact de celles-ci sur le « risque commercial », à savoir s’il est d’accord ou non avec l’argument des Demanderesses qu’une fois ces autorisations obtenues, et les phases 1 à 4 déjà pratiquement complétées avec succès, aucun « risque commercial » ne demeurait prévisible. Sans le dire directement, le Ministre semble associer les pertes des Demanderesses à un « risque commercial » comme un autre, sans considérer les arguments des Demanderesses qui suggèrent que dans les faits en l’espèce, la présence de la RFGO sur les terrains n’était plus la source d’un « risque commercial » pertinent.

[156] De plus, ni le Ministre ni ECCC ne semble avoir considéré les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans GB CAF. Je le rappelle, les décisions de la Cour ainsi que de la Cour d’appel fédérale dans les affaires GMC CF et GB CF ont été décidées avant la Décision du Ministre sur la demande d’indemnités des Demanderesses. La Cour d’appel fédérale a rejeté l’argument du PGC sur le « risque d’affaire » suivant lequel il n’y avait pas lieu de verser une indemnité pour le motif que les promoteurs avaient mis à exécution leur projet domiciliaire tout en sachant qu’une espèce en péril se trouvait sur la propriété. La Cour d’appel fédérale a précisé que ce n’est pas le risque qu’un décret d’urgence soit adopté qu’un promoteur doit évaluer, mais plutôt le risque qu’un décret d’urgence soit adopté sans indemnité. La Cour d’appel fédérale conclut que ce risque était difficilement envisageable, car une telle façon de faire s’accorde très peu avec les notions de traitement équitable ou de « fair dealing » :

[35] Devant la Cour fédérale, l’intimée a fait valoir que les pertes subies par les appelantes n’étaient pas indemnisables puisqu’elles résultaient du risque d’affaires que les appelantes avaient assumé en mettant à exécution leur projet malgré leur connaissance de l’existence et du statut de la rainette. La Cour fédérale n’a pas examiné cette question, compte tenu de sa conclusion sur la question de la responsabilité civile de l’État : décision, par. 215. Cet argument peut être écarté sommairement. Le risque qui est à la source des dommages réclamés par les appelantes n’est pas la prise du décret d’urgence, mais plutôt le risque que ce décret soit pris sans possibilité d’indemnisation sur l’avis de la ministre. Ce risque était difficilement envisageable puisqu’il s’accorde si peu avec les notions canadiennes de traitement équitable, ou « fair dealing ».

[Je souligne.]

(GB CAF au para 35.)

[157] Ces décisions représentent une contrainte que le Ministre devait considérer dans son interprétation du paragraphe 64(1), surtout qu’elles furent portées à son attention. Dans la cause connexe Groupe Maison Candiac, le PGC plaide que les motifs de la Cour d’appel fédérale ne s’appliquent pas en l’espèce puisque la Cour d’appel faisait référence aux fautes particulières alléguées dans une poursuite en dommage, et reposant aussi sur les principes de l’expropriation déguisée, et que la notion de « fair dealing » est propre aux pouvoirs discrétionnaires contractuels ce qui se distingue du contexte administratif (Dossier du Défendeur dans Groupe Maison Candiac, vol. 8, Mémoire du PGC au para 47 à la p 3678). En d’autres mots, le fait que les Demanderesses connaissaient la présence de la RFGO fait en sorte que la Couronne n’a pas commis de faute civile donnant ouverture à un recours en refusant de les indemniser, notamment sur la base de l’expropriation déguisée.

[158] Selon moi, la portée des motifs de la Cour d’appel fédérale est plus large. La Cour d’appel fait directement référence à l’argument du PGC qu’il existait un risque d’affaires en raison de la présence de la RFGO afin de faire assumer la perte entièrement par les promoteurs nonobstant les principes de responsabilité civile et de l’expropriation déguisée (que le juge LeBlanc discute dans GB CF et refuse de trancher (aux para 29, 238)), et la Cour d’appel fédérale rejette cet argument puisque le risque de l’adoption d’un décret d’urgence « sans possibilité d’indemnisation » était « difficilement envisageable ». La Cour d’appel fédérale semble, implicitement du moins, suggérer que malgré le fait qu’un risque d’affaires pouvait exister, cela ne devait pas en soi faire échec à une indemnité.

[159] Or, le Ministre rejette la demande des Demanderesses implicitement et en partie à cause du « risque commercial », soit le même argument avancé devant la Cour pour rejeter le recours sur les principes de la responsabilité civile et sur l’expropriation déguisée. Le parallèle est pertinent, puisque le facteur du « risque commercial » est noté comme étant un facteur pertinent dans la Politique d’indemnisation.

[160] Je note que la suggestion de la Cour d’appel fédérale qu’un risque d’affaires ne disqualifie pas automatiquement une demande d’indemnité est conforme à la Politique d’indemnisation, qui inclut le « risque commercial » comme un facteur parmi tant d’autres (incluant la connaissance de la présence de l’espèce) afin de déterminer le montant de l’« indemnisation juste et raisonnable », mais non spécifiquement afin de déterminer s’il y a « conséquence extraordinaire » ou non. Bien que ces facteurs soient interchangeables, comme discuté plus haut, rien dans la Politique d’indemnisation n’indique que la connaissance de la présence de l’espèce devait se voir accorder un poids prépondérant. D’ailleurs, si le Ministre était de cet avis dans le cas spécifique des Demanderesses, il devait s’en expliquer.

[161] Ceci dit, la décision de la Cour d’appel fédérale doit aussi être interprétée en contexte. À cette date, il s’agissait d’une demande notamment en vertu des principes de l’expropriation déguisée et le Ministre n’avait pas encore rejeté la demande d’indemnisation à cette époque. Les mots de la Cour d’appel au paragraphe 35 que l’adoption d’un décret d’urgence « sans possibilité d’indemnisation sur l’avis du Ministre » était « difficilement envisageable » n’ont donc pas la portée concluante que les Demanderesses lui assignent. Par contre, puisque l’argument fut porté spécifiquement à l’attention du Ministre (et de ECCC), celui-ci devait au moins considérer la décision de la Cour d’appel, constater son impact potentiel et s’il voulait la rejeter, il devait expliquer pourquoi dans ses motifs et ainsi répondre à cet argument important soumis par les Demanderesses.

[162] Quoi qu’il en soit, le facteur du « risque commercial » est présent à la Politique d’indemnisation et représente un facteur pertinent dans la détermination à savoir si une perte est subie en raison d’une « conséquence extraordinaire » de l’adoption d’un décret. Il s’agit surtout selon moi d’un facteur pour justifier une « indemnisation juste et raisonnable » qui pourrait être inférieur à la demande du justiciable (ou même justifier le refus d’une indemnité), comme semble le suggérer la Politique d’indemnisation. Par contre, comme tous les autres facteurs, son application dépend du contexte et de la preuve soumise par les parties.

[163] Comme discuté, Mason requiert une culture de la justification, et le décideur doit adresser les arguments principaux des parties. En l’espèce, les Demanderesses ont présenté leurs arguments et, en toute bonne foi, ont pris les mesures nécessaires, incluant des mesures afin de préserver certaines parties de l’habitat de la RFGO, tel que requis par le ministère de l’Environnement du Québec. Il ne s’agit pas d’une situation où un justiciable agit de façon cavalière face à la loi.

[164] Par conséquent, le Ministre devait expliquer pourquoi, dans sa pondération de la preuve et face aux arguments des parties, il rejetait la démarche des Demanderesses, incluant l’obtention de toutes les autorisations requises, et jugeait que bien que les Demanderesses aient agi selon les règles de l’art et en toute bonne foi, cette démarche n’était pas suffisante afin de le satisfaire qu’elles avaient suffisamment atténué le « risque commercial ». Il devait expliquer pourquoi, selon lui, l’adoption d’un Décret d’urgence dans les circonstances demeurait suffisamment prévisible ou probable, plusieurs années avant son adoption, de sorte à disqualifier les pertes des Demanderesses à titre de « conséquences extraordinaires », et les attribuer plutôt à un « risque commercial » normal. Or, il ne l’a pas fait.

c) Le Ministre a omis d’expliquer sa pondération des arguments sur d’autres critères pertinents inclus à la Politique d’indemnisation, comme sur la durée du Décret, l’usage possible pour une entité corporative, et les pertes encourues

[165] Il existe plusieurs facteurs pertinents dans la Politique d’indemnisation qui sont discutés dans le Rapport d’évaluation, mais qui ne sont pas inclus dans la Décision du Ministre. Le ministère a demandé des représentations aux Demanderesses sur les éléments contenus dans la Politique. Les Demanderesses y ont répondu. Par contre, le Ministre n’explique pas pourquoi, dans le contexte particulier qui était devant lui, ces éléments de sa propre Politique d’indemnisation ne sont pas pertinents ou suffisamment probants pour être pondérés avec les autres éléments qu’il a spécifiquement considérés dans ses motifs.

[166] Parmi les éléments qui ont fait l’objet des arguments principaux des Demanderesses, mais que le Ministre a omis de motiver, notons i) l’usage possible des terrains qui demeure; ii) la durée du décret; et iii) les pertes réclamées.

(i) Autre « usage possible » pour une entité corporative

[167] Sous le critère « conséquences extraordinaires » de la Politique d’indemnisation, le Ministre peut prendre en considération un facteur à savoir si « d’autres usages possibles du terrain qui ne contreviendrait pas au décret » existent.

[168] Avant même la première ébauche du Rapport d’évaluation selon la Politique d’indemnisation, les Demanderesses ont fait parvenir une lettre à ECCC dans laquelle elles expliquent qu’il est très difficile d’imaginer qu’un décret puisse avoir une conséquence plus « extraordinaire », puisque le Décret « a pour effet de stopper à toutes fins utiles le développement en cours [et] empêche la réalisation des phases 5 et 6 du développement. Qui plus est, il empêche toute utilisation, quelle qu’elle soit, du terrain par un propriétaire privé. [...] Ce serait une insulte à l’intelligence que de soutenir que des usages raisonnables de la propriété par les demanderesses sont encore possibles, en raison des interdictions imposées par le décret [...] » (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1727).

[169] Dans son ébauche du Rapport, le ministère ne répond pas véritablement à la prétention des Demanderesses. Notamment, le Rapport n’indique pas si les « autres usages possibles du terrain », selon le facteur, doivent être « raisonnables » pour les fins du propriétaire, selon l’argument des Demanderesses. L’ébauche du rapport ne fait qu’indiquer qu’:

63. Étant donné sa valeur écologique, le terrain des phases 5 et 6 pourrait être utilisé à des fins récréatives ou de conservation dans la mesure ou [sic] les activités ne contreviennent pas aux interdictions.

(DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1758.)

[170] Dans sa réponse à l’ébauche, les Demanderesses réitèrent leurs prétentions qu’aucune utilisation « raisonnable » du terrain n’existe pour elles. Les Demanderesses mentionnent clairement qu’« il résulte des interdictions édictées par l’article 2 du décret qu’aucune utilisation raisonnable du terrain des demanderesses n’est possible pour un propriétaire privé. [...] Au terme du décret, le terrain des demanderesses doit être maintenu dans un état naturel afin que le milieu de vie de la rainette soit entièrement préservé. [...] Ce choix a un coût et il n’appartient pas aux demanderesses d’assumer seules ce coût » (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1783). Les Demanderesses ajoutent que la prétention de ECCC selon laquelle le terrain pourrait être utilisé à des fins récréatives ou de conservation dénote une méconnaissance complète des principes devant guider l’indemnisation en matière d’expropriation ou d’expropriation déguisée. Une indemnité doit être évaluée en fonction de l’usage que voulait en faire le propriétaire. Le test consiste à se demander non pas s’il subsiste quelques rares utilisations possibles, mais plutôt s’il subsiste des utilisations raisonnables pour un propriétaire privé. Des activités récréatives ou de conservation ne constituent pas des usages raisonnables d’un immeuble pour un propriétaire privé et constituent de l’expropriation déguisée (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1784, citant ville de Lorraine c 2646-8926 Quebec Inc, 2018 CSC 35 [Lorraine]; Dupras aux para 15, 17, 36; DD, Mémoire des Demanderesses au para 65 à la p à la p 1817).

[171] Dans le Rapport d’évaluation, la section demeure essentiellement inchangée. Le ministère ne considère pas les représentations des Demanderesses (Dossier des Défendeurs, vol. 1, Rapport d’évaluation au para 64 à la p 35). Aucune analyse n’est offerte en réponse à l’argument des Demanderesses que « l’usage » proposé par le ministère n’est pas « raisonnable » pour un propriétaire privé, surtout une corporation faisant affaire dans le développement immobilier. Le Rapport d’évaluation n’indique pas non plus pourquoi la prétention des Demanderesses à l’effet que les « autres usages possibles du terrain » doivent être « raisonnable[s] pour le propriétaire » devrait être acceptée ou rejetée.

[172] La Note de service ne répond pas non plus, ni ne pondère, cet argument des Demanderesses.

[173] La Note de service et le Rapport d’évaluation n’offrent pas non plus de suggestion sur la pondération que le Ministre devrait offrir à ce facteur présent dans la Politique d’indemnisation. La Note de service et le Rapport d’évaluation n’indiquent pas non plus en quoi, ou pourquoi, le fait qu’il n’y ait plus d’utilisation « possible » autre que récréative ou aux fins de conservation (et ayant pour conséquence de conférer une valeur nominale au terrain) ne devrait pas avoir un impact sur la Décision du Ministre, dans sa pondération à savoir si cet état de fait est une « conséquence extraordinaire » qui donnerait ouverture à une indemnité « juste et raisonnable ».

[174] À l’audience (et dans leurs représentations au ministère), les Demanderesses ont comparé la portée du terme « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) avec les principes de l’expropriation déguisée en common law et en vertu de l’article 952 du CcQ. Elles ont soumis que la CSC s’est prononcée sur l’importance du droit à la propriété privée et pourquoi le droit d’exproprier est strictement encadré afin de veiller notamment à ce que les personnes visées par une telle expropriation reçoivent une juste indemnité. Les Demanderesses ajoutent que le droit à la jouissance de ses biens et le droit à ne pas en être privées est un droit fondamental dans une démocratie comme le Canada et est profondément ancré dans la tradition juridique, et que le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens et la protection contre l’expropriation sont codifiés et enchâssés aux articles 952 du CcQ et 6 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 aux pp 1778, 1789; voir aussi Annapolis aux para 2, 24).

[175] Elles ont aussi soumis que pour qu’une situation de fait se qualifie en vertu des principes de l’expropriation déguisée, aucune utilisation « raisonnable » du terrain ne doit demeurer pour le propriétaire. L’impact doit être à la limite extrême – une conséquence extraordinaire – sur le droit de propriété. Par ricochet, selon les Demanderesses, si une situation de fait se qualifiait en vertu des principes d’expropriation déguisée, le fait d’interdire tout usage « raisonnable » d’une propriété doit par définition aussi constituer une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi pour le propriétaire assujetti à de telles restrictions. Comme les « autres usages possibles du terrain » proposés par le ministère ne constituent pas une « utilisation raisonnable » dans leur contexte, soit pour une entité corporative, il n’y a pas d’autre « usage possible » pour elles et l’atteinte à leur droit de propriété est telle qu’il se qualifierait en vertu des principes de l’expropriation déguisée si ces principes s’appliquaient (Dupras aux para 27, 38; Lorraine; Annapolis). Par conséquent, selon elles, leur situation doit aussi se qualifier à titre de « conséquence extraordinaire » puisqu’aucune utilisation « raisonnable » des terrains ne demeure.

[176] Après la décision de la CSC dans l’arrêt Mason, la Cour a invité les parties à faire des représentations écrites additionnelles sur l’impact de cette nouvelle décision [Représentations supplémentaires après Mason]. Aux paragraphes 11 à 13 de ses Représentations supplémentaires après Mason, le PGC a plaidé que le Ministre n’a pas été déraisonnable en omettant de discuter des arguments au sujet d’un « usage raisonnable de la propriété » puisque ces concepts ne sont pas pertinents au régime indemnitaire établi par la Loi et ont été répudiés par le juge LeBlanc dans la décision GB CF aux paragraphes 220-221, 228. Par conséquent, l’absence de motifs du Ministre (et de ECCC dans la Note de service et dans le Rapport d’évaluation) est justifiée et n’est pas une omission de considérer une « contrainte juridique » au sens de Mason.

[177] D’abord, selon moi, la conclusion du juge LeBlanc quant à l’application des principes d’expropriation doit être replacée dans le contexte de la question qui lui était présentée. Les promoteurs demandaient un dédommagement complet en vertu des principes de la responsabilité civile et de l’expropriation déguisée. Le juge LeBlanc explique dans GB CF que les principes de l’expropriation déguisée ne s’appliquent pas lorsqu’il y a une disposition statutaire qui prévoit une indemnisation, ce qui déplace les principes issus de la common law et de l’article 952 du CcQ.

[178] Par contre, la décision du juge LeBlanc dans GB CF n’énonce pas que la suppression d’« utilisation raisonnable » n’est pas un critère pertinent afin de déterminer si une conséquence est « extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Au contraire, aux paragraphes 237-242, le juge LeBlanc replace la demande en contexte et note que le régime d’indemnisation prévu à la Loi demeure à être interprété. Ce faisant, le juge LeBlanc refuse spécifiquement d’examiner la question à savoir si l’impact du Décret sur les terrains visés, dans les faits en l’espèce, pourrait se qualifier à titre d’expropriation déguisée, puisqu’il ne veut pas que sa décision puisse influencer la décision du Ministre sur une demande à venir en vertu du paragraphe 64(1) :

[237] Ayant conclu que la présence de l’article 64 de la Loi a pour effet d’écarter le recours de droit commun en expropriation déguisée émanant tant de la présomption interprétative issue de la common law que de l’article 952 du CcQ, au profit d’un régime d’indemnisation statutaire spécifiquement adapté aux objectifs poursuivis par la Loi, et que ce régime n’est pas impraticable, comme le prétendent les demanderesses, compte tenu de la position prise par la Ministre suite au jugement Groupe Maison Candiac, il n’est pas nécessaire, selon moi, d’examiner si, dans les faits, il y a autrement eu, en l’espèce, expropriation déguisée des terrains des demanderesses visés par le Décret. La préséance doit être donnée au régime d’indemnisation institué par la Loi.

[238] J’ajoute qu’il ne m’apparait pas souhaitable non plus que cette question soit abordée de manière à éviter que son issue, quelle qu’elle soit, puisse influer sur la décision qu’aurait à prendre le ministre fédéral de l’environnement advenant que les demanderesses lui demandent formellement d’exercer ses pouvoirs aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi et lui fournissent ainsi une première occasion, depuis l’adoption de la Loi, de prendre une décision aux termes de cette disposition et de développer, ce faisant, les balises et principes devant guider cette prise de décision. Pour les mêmes raisons, il n’aurait pas été souhaitable que je me prononce sur la seconde question en litige en l’instance, celle portant sur le risque d’affaires.

[239] Dans ce contexte inhabituel et nouveau, vaut mieux laisser au ministre toute la latitude nécessaire pour définir ces balises et principes et pour exercer, sur ce fondement, le pouvoir dont il est investi aux termes du paragraphe 64(1) de la Loi. La Cour sera là, si elle est sollicitée, pour contrôler la légalité de cet exercice et de l’issue qui en découle.

[...]

[242] [...] La défenderesse, d’ailleurs, aurait tort d’interpréter le présent jugement comme si l’affaire était entendue, en ce sens qu’elle est réglée et ne requiert plus aucune action; elle devra, plus tôt que tard, si elle ne veut pas s’exposer à d’autres recours, trouver une façon d’aller au bout de ce que le Parlement souhaitait pour la protection des espèces en péril au Canada, ce qui comprenait la mise en place effective d’un régime indemnitaire pour les pertes résultant des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application d’un décret d’urgence.

[Je souligne.]

[179] Contrairement à l’argument du PGC, le juge LeBlanc n’a donc pas rejeté entièrement les principes de l’expropriation déguisée aux paragraphes 220-221, 228 de sa décision et leur influence potentielle sur l’interprétation du paragraphe 64(1). Je note d’ailleurs que la Politique d’indemnisation elle-même reprend des critères identifiés par la CSC dans Annapolis au paragraphe 45 comme étant pertinents pour déterminer s’il y a appropriation par interprétation ou expropriation déguisée. ECCC semble donc considérer que certains concepts, du moins, y sont compatibles pour l’interprétation du paragraphe 64(1) de la Loi. Il était donc important pour le Ministre de répondre à l’argument des Demanderesses et saisir l’invitation du juge LeBlanc de prendre sa propre décision et de considérer la question quant à savoir si l’ « usage possible » ou « raisonnable » du terrain pour un propriétaire privé était pertinent.

[180] Je note aussi que la Cour d’appel, en obiter aux paragraphes 99-100 et 102 de GB CAF, a statué qu’il n’y avait pas eu expropriation déguisée dans le cas des Demanderesses parce que le gouvernement fédéral ne s’est rien approprié ou n’a rien acquis. Toutefois, le fait qu’il n’y ait pas eu expropriation déguisée ne veut pas dire en soi que les principes applicables à l’expropriation déguisée ne sont pas pertinents pour ce qui est de l’interprétation de la portée de l’article 64, comme semble le démontrer la Politique d’indemnisation dont certains critères se chevauchent avec l’appropriation par interprétation. En fait, il appartient au Ministre de le décider. Je note aussi que la Cour d’appel n’avait pas le bénéfice des enseignements de la CSC dans Annapolis aux paragraphes 38-39, 41, 44-45c, 48, 58, 64, lesquels auraient pu influencer sa décision.

[181] Quoi qu’il en soit, en l’espèce, les motifs sont silencieux à savoir s’il existe un autre « usage possible » pour les Demanderesses, rendant ainsi les conséquences du Décret acceptables et non « extraordinaires ». Pourtant, les arguments des Demanderesses soumis au Ministre étaient en réponse au facteur prévu à la Politique d’indemnisation. Le Ministre n’explique pas en quoi les autres « usages » proposés par le ministère (récréation et conservation), dans le contexte du droit de propriété des Demanderesses et de l’usage anticipé et potentiel des terrains, font en sorte que les conséquences du Décret ne sont pas des « conséquences extraordinaires » pour elles au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. La Note de service et le Rapport d’évaluation de ECCC n’offrent pas plus de lumière sur cette question importante.

[182] Le Ministre devait donc porter son attention sur l’argument des Demanderesses et expliquer pourquoi, selon lui, les termes « autres usages possibles » dans la Politique ne pouvaient être assimilés à une « utilisation raisonnable » pour un propriétaire, que ce soit en vertu des principes de l’expropriation déguisée (que ni la Cour ni la Cour d’appel fédérale n’ont répudiés dans GB CF ou GB CAF pour les fins de l’application du paragraphe 64(1)), ou selon le sens ordinaire des mots. Il n’a pas non plus expliqué pourquoi dans sa pondération, il a accordé plus de poids à d’autres critères prévus dans la Politique d’indemnisation au détriment de sa conclusion sur tout « usage possible » du terrain par les Demanderesses.

[183] Ceci dit, dans son mémoire principal, le PGC note certains exemples d’impact qui peuvent exister sur des terrains, dans des contextes particuliers (par exemple, sur des terrains de camping ou des terres agricoles lors de la période de reproduction d’une espèce (Dossier des Défendeurs, vol. 7, Mémoire des Défendeurs au para 37 à la p 4789 et au para 52 à la p 4792)). Je suis d’accord avec les représentations du PGC en principe. Dans certains cas, un décret aura une durée limitée dans le temps ou portera sur une petite superficie. Dans ces cas, il est possible qu’un usage « possible » et aussi « raisonnable » demeure en tout temps, nonobstant l’adoption d’un décret (voir par exemple Wallot c Ville de Québec, 2011 QCCA 1165). Dans d’autres cas, même si aucun usage « possible » ou « raisonnable » ne demeure, il est possible que la durée du décret (par exemple durant les semaines de reproduction d’une espèce) soit si courte que la conséquence imposée au propriétaire est minime.

[184] Dans un cas comme dans l’autre, il demeure des usages « possibles » ou « raisonnables » du terrain, soit pendant l’application du décret lui-même, ou après puisque le décret est de très courte durée. Un propriétaire ne saurait se qualifier en vertu des principes de l’expropriation déguisée et obtenir une compensation dans ces contextes puisque des utilisations « raisonnables » demeurent. Également, une conclusion qu’aucune « conséquence extraordinaire » n’existe afin de fonder une indemnité en vertu du paragraphe 64(1) pourrait aussi être raisonnable dans ces mêmes circonstances. Par contre, le Ministre pourrait aussi décider que malgré le fait que ces circonstances ne se qualifient pas en vertu des principes de l’expropriation déguisée (puisque des usages « possibles » ou « raisonnables » demeurent), elles sont néanmoins des « conséquences extraordinaires » selon lui et une indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) demeure possible. Il s’agit d’une analyse au cas par cas, en conformité avec les objets de la Loi.

[185] Je rappelle qu’il s’agissait d’un des arguments les plus importants des Demanderesses. Elles ont répondu à la Politique d’indemnisation identifiant les « autres usages possibles du terrain » comme étant un facteur pertinent. Bien que les Demanderesses ont fait référence au critère de l’« utilisation raisonnable » propre aux principes de l’expropriation déguisée, la Politique d’indemnisation elle-même semble en faire un facteur pertinent afin de déterminer s’il y a une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. La décision du juge LeBlanc, prise dans un autre contexte, n’indique pas que la suppression de toute « utilisation raisonnable » n’est pas un facteur pertinent dans le cadre de l’analyse du paragraphe 64(1) et de la possibilité d’obtenir une indemnisation. Le Ministre devait donc interpréter le paragraphe 64(1) et sa propre Politique d’indemnisation qui, loin de répudier le critère de l’« usage raisonnable » en raison de la décision dans GB CF comme le suggère aujourd’hui le PGC, inclut plutôt elle-même un facteur d’« usage possible ».

[186] Si le Ministre voulait interpréter le paragraphe 64(1) et sa Politique comme excluant complètement le principe de l’« utilisation raisonnable », il devait l’expliquer et justifier sa propre interprétation afin de rejeter l’argument des Demanderesses. Or, ni ses motifs, ni la Note de service et le Rapport d’évaluation ne proposent une réponse à cet effet ni ne suggèrent comme l’a plaidé le PGC pour la première fois dans ses Représentations supplémentaires après Mason, que le juge LeBlanc a déjà tranché cet argument. De fait, comme discuté plus haut, ni les motifs du Ministre, ni la Note de service et le Rapport d’évaluation ne proposent une analyse substantive des décisions de cette Cour ou de la Cour fédérale d’appel dans GMC ou GB pour appuyer la décision que les conséquences subies par les Demanderesses ne sont pas « extraordinaires » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi.

[187] La culture de la justification requiert que le décideur traite des arguments principaux des justiciables et y réponde. L’omission du Ministre de considérer et expliquer ses motifs sur la question de l’« usage possible » qui demeure pour les Demanderesses, malgré leurs représentations au contraire, a un impact sur la transparence et l’intelligibilité de la Décision qui est suffisant pour que la Cour « perde confiance » dans le résultat obtenu (Mason au para 66; Vavilov au para 106). Le Ministre devait expliquer pourquoi, selon lui, les arguments des Demanderesses ne méritaient aucun poids dans sa décision quant à savoir si, malgré les « usages possibles » qu’il considère exister, cet impact du Décret ne constitue pas une « conséquence extraordinaire » dans le contexte spécifique des Demanderesses, des entités corporatives impliquées dans le développement immobilier.

(ii) La durée du Décret

[188] La « durée de temps pendant laquelle l’usage est restreint par le décret » est un facteur énuméré au critère « conséquences extraordinaires » de la Politique d’indemnisation.

[189] Dans la même lettre envoyée au ministère avant sa première ébauche du Rapport (DD, pièce 29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1727), les Demanderesses ont expliqué qu’il « serait ridicule de prétendre que le décret a une application temporelle limitée, alors qu’aucun terme n’y est prévu, qu’il s’applique donc pour une durée indéfinie, sinon pour toujours, et qu’il n’appartient certainement pas aux [D]emanderesses de continuer à détenir un terrain improductif selon le bon vouloir de ECCC ».

[190] Dans l’ébauche du Rapport d’évaluation, le ministère ne répond pas aux prétentions des Demanderesses sur la durée du Décret. Plutôt, l’ébauche du Rapport indique que :

64. L’usage du terrain des demanderesses est restreint par le décret depuis un peu plus de cinq ans. Le décret pourrait être abrogé par le gouverneur en conseil si le ministre estime qu’il n’existe plus de menace imminente à la survie et au rétablissement de la RFGO en son absence (article 82 de la LEP).

[...]

89. Le décret d’urgence pour la protection de la RFGO est en vigueur depuis un peu plus de cinq and. L’abrogation du décret serait envisageable dans la mesure où des interdictions équivalentes seraient mises en place.

[Je souligne.]

(DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 aux pp 1758, 1765.)

[191] Le ministère constate donc lui-même dans l’ébauche du Rapport que la durée du Décret est fort probablement perpétuelle. Surtout, il n’y a aucune preuve d’une possibilité que le Décret puisse un jour être abrogé et, selon le Rapport, s’il est abrogé, c’est parce que des restrictions équivalentes seront imposées. L’utilisation des lots serait donc encore restreinte pour les Demanderesses et elles subiraient le même préjudice financier.

[192] Dans leurs représentations en réponse à l’ébauche du Rapport, les Demanderesses expliquent encore que le Décret s’applique pour une période indéterminée et qu’aucune indication ne permet de croire qu’il sera abrogé dans un avenir rapproché. Selon les Demanderesses, il serait grotesque de proposer qu’aucune indemnisation ne doive être versée pour le motif qu’un décret pourrait être éventuellement abrogé dans 10, 15 ou 20 ans (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p 1785).

[193] En effet, la preuve démontre que la RFGO ne se déplace que de 300m durant sa vie. Même si un jour la RFGO est revitalisée sur le site, elle ne sera pas revitalisée automatiquement ailleurs au pays. Il est donc difficile de comprendre comment la RFGO pourrait être suffisamment rétablie afin de permettre au Ministre d’abroger le Décret un jour, permettant aux Demanderesses de compléter leur projet, mais détruisant par le fait même une bonne partie de l’habitat de la RFGO.

[194] Les Demanderesses ont donc fait des représentations sur le sujet et la preuve non contestée est que le retrait potentiel du Décret n’est pas envisageable, du moins dans un avenir prévisible.

[195] Le Rapport d’évaluation (tout comme la Note de service) remis au Ministre ne tiennent pas compte des représentations des Demanderesses. Les paragraphes déjà présents dans l’ébauche du Rapport demeurent essentiellement inchangés (Dossier des Défendeurs, vol. 1, Rapport d’évaluation au para 65 à la p 35 et au para 91 à la p 43).

[196] La Note de service et le Rapport d’évaluation n’offrent pas non plus de suggestion sur la pondération que le Ministre devrait offrir à ce facteur pertinent de la Politique d’indemnisation. La Note de service et le Rapport d’évaluation n’indiquent pas non plus en quoi, ou pourquoi, le fait que la durée du Décret soit essentiellement perpétuelle ne devrait pas avoir d’impact sur la décision du Ministre, dans sa pondération à savoir si la durée essentiellement perpétuelle du Décret est une « conséquence extraordinaire » qui donnerait ouverture à une indemnité « juste et raisonnable ».

[197] Durant l’audience, les Demanderesses ont soumis que dans le contexte de l’expropriation déguisée, la CSC a statué dans Annapolis au paragraphe 45c), que des restrictions ou interdictions de durée indéterminée ayant pour effet d’empêcher tout usage raisonnable d’une propriété constituent une appropriation par interprétation, ce qui justifie le versement d’une indemnité. Par analogie, les Demanderesses ont plaidé que la durée en l’espèce constituait une « conséquence extraordinaire » donnant ouverture à une indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi.

[198] Le PGC, dans ses Représentations supplémentaires après Mason (soumises en réponse à celles des Demanderesses) au paragraphe 19, explique que le Ministre ne considère pas que le Décret s’appliquera de manière perpétuelle. Celui-ci était conscient de sa durée potentiellement longue, que l’usage était restreint depuis plus de 5 ans et que le Décret pourrait être abrogé s’il estimait qu’il n’existe plus de menace imminente à l’espèce en son absence ou si le gouvernement provincial prenait action. L’argument du PGC s’inscrit dans son analyse de l’arrêt Mason à l’effet que le Ministre « ne s’est pas non plus mépris sur la preuve » (Représentations supplémentaires après Mason au para 14) ni « eu égard au dossier » (Représentations supplémentaires après Mason au para 19).

[199] Avec égard, il n’y a aucun motif du Ministre sur cette question. Le Ministre ne discute pas de la durée du Décret, ni de son impact dans la pondération des facteurs pertinents qu’il a faite. Surtout, l’argument des Demanderesses était clair sur le sujet : il n’y a aucune circonstance actuelle permettant de contempler qu’un jour le Décret soit abrogé, et s’il l’est, c’est parce que d’autres restrictions équivalentes seraient imposées. Il n’y a aucune preuve à l’effet contraire et si le Ministre a bien considéré que le Décret pourrait être abrogé, il devait expliquer quand et comment, ainsi que l’impact de son abrogation et pourquoi dans les circonstances, malgré la durée, la conséquence subie par les Demanderesses n’était pas « extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1). Enfin, il n’y a aucune preuve que la province va intervenir, sachant ensuite qu’une demande d’indemnisation ou une réclamation lui sera probablement signifiée.

[200] Le Ministre devait donc expliquer pourquoi la durée du Décret, critère pertinent selon lui dans sa propre Politique d’indemnisation et dont il n’y a aucune preuve qu’il puisse être abrogé dans un avenir prévisible, n’était pas pertinente ou ne méritait aucun poids en l’espèce. Or, l’impact et sa durée ont fait l’objet de représentations importantes des Demanderesses. Le Ministre devait en être conscient et fournir une explication adéquate.

(iii) Les pertes réclamées

[201] Le 19 juin 2020, les Demanderesses ont fait parvenir leur demande pour une indemnité en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi. Les Demanderesses ont demandé une indemnisation au montant de 22 292 473 $ en plus des honoraires et des expertises, puisque le PGC avait admis ce montant en tant que dommage dans le dossier T-495-17 (DD, pièce P-28 Lettre adressée au ministre de l’Environnement l’Honorable Jonathan Wilkinson en date du 19 juin 2020 à p 1706).

[202] Dans son ébauche de Rapport d’évaluation, ECCC évalue la demande selon les critères prescrits par la Politique d’indemnisation. Notamment, le ministère évalue les pertes réclamées par les Demanderesses, incluant les coûts encourus pour le projet qui sont maintenant caducs en raison du Décret, et irrécupérables. ECCC a présenté cette demande en quatre catégories : A. La perte de la valeur de la propriété; B. Coûts irrécupérables/actifs rendus improductifs; C. Coûts de conformité; et D. Autres pertes (DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 aux pp 1758-1763).

[203] Par contre, l’ébauche du Rapport d’évaluation ne fait aucune mention à savoir si ces pertes réclamées, ou si certaines catégories de ces pertes, pourraient avoir été « subies en raison des conséquences extraordinaires que pourrait avoir l’application [du Décret] » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Plutôt, ECCC a considéré la demande d’indemnisation de façon holistique. Or, puisque la demande d’indemnisation était complète et exhaustive, et comprenait une demande subsidiaire pour les dépenses encourues avant l’adoption du Décret, il incombait au Ministre de la considérer sous tous ses angles, de déterminer si certaines de ces pertes pouvaient se qualifier à titre de pertes subies en raison des « conséquences extraordinaires » du Décret, et de motiver sa décision le cas échéant.

[204] J’ai noté plus haut, à l’invitation des parties qui étaient toutes d’accord sur ce point, que les critères et facteurs de la Politique d’indemnisation, malgré qu’ils étaient identifiés sous la catégorie « conséquences extraordinaires » ou sous le critère « indemnisation juste et raisonnable » de la Politique, sont interchangeables et peuvent tous être utilisés dans l’analyse de l’un ou l’autre des critères. Le Ministre a d’ailleurs utilisé le facteur de la « connaissance de la présence de l’espèce » et a analysé ce facteur afin de déterminer qu’il n’y avait pas de « conséquence extraordinaire », bien que ce facteur se trouvait sous le critère de l’« indemnisation juste et raisonnable » de la Politique. J’ai noté que cette considération n’était pas en elle-même déraisonnable.

[205] Les Demanderesses ont plaidé en l’espèce que la « perte de la valeur de leur propriété », leurs « coûts irrécupérables/actifs improductifs » et leurs « coûts de conformité », facteurs présents dans la Politique d’indemnisation, étaient en soi des « conséquences extraordinaires » au sens de la Politique et de la Loi. Ces facteurs se trouvent sous le critère de l’« indemnisation juste et raisonnable » de la Politique d’indemnisation. Par contre, ces facteurs devaient donc aussi être considérés et analysés par le Ministre afin de déterminer si les pertes elles-mêmes étaient des « conséquences extraordinaires » en vertu de sa propre Politique d’indemnisation.

[206] Par exemple, les Demanderesses ont expliqué dans leur demande d’indemnisation avoir subi une perte de 18 150 000 $ en raison de la perte de valeur de la propriété, avoir installé un égout pluvial surdimensionné et ajusté la localisation du bassin de rétention d’eau afin d’accepter l’eau provenant des phases 5 et 6, en plus d’avoir subi des pertes pour la construction d’un carrefour giratoire, ainsi que des dépenses pour d’autres infrastructures municipales. Ces dépenses ont été encourues avant l’adoption du Décret alors que les phases 5 et 6 étaient non seulement prévues, mais, je le rappelle, avaient été autorisées par le ministère de l’Environnement du Québec et par La Prairie.

[207] Ainsi, le Ministre se devait d’analyser les pertes des Demanderesses de façon individuelle. Le Ministre pouvait en venir à la conclusion que certaines pertes ne se qualifiaient pas à titre de « conséquences extraordinaires », mais que d’autres types de pertes pouvaient être admissibles. Il pouvait aussi conclure qu’aucune, ou au contraire toutes les pertes étaient admissibles. Le Ministre devait expliquer pourquoi, par exemple, les pertes découlant des dépenses actuellement encourues par les Demanderesses (dont certaines sont maintenant caduques), comme pour le surdimensionnement des infrastructures ou encore le prix d’achat du terrain, ne constituent pas des « conséquences extraordinaires ». Il pouvait, par exemple, comparer ces dépenses caduques avec les pertes de profits dans le futur ou pour la perte de l’augmentation de valeur du terrain. Ces pertes de revenus ne sont pas des sommes déjà « dépensées » et une distinction existe peut-être entre les deux. Ainsi, il est possible que les dépenses passées (ou futures pour rendre le projet déjà bâti conforme au Décret) soient indemnisables, mais pas les profits futurs. Le Ministre devait analyser cette possibilité. Or, le Ministre n’a émis aucun motif sur ces facteurs pertinents en vertu de sa propre Politique d’indemnisation.

[208] De plus, ni la Note de service, ni le Rapport d’évaluation ne permettent à la Cour de déterminer la raisonnabilité de l’analyse du Ministre. Bien que dans certains cas, le dossier qui était devant le décideur puisse permettre à la cour de révision de comprendre le processus décisionnel suivi, la Note de service et le Rapport d’évaluation en l’espèce ne font que noter les pertes réclamées, sans analyser pourquoi toutes les pertes ne sont pas admissibles. Je reconnais que la Note de service et le Rapport d’évaluation expliquent que le projet de développement « comportait des risques » en raison de la présence de la RFGO, motif qui fut retenu par le Ministre (et qui est discuté plus haut), mais il n’y a aucune pondération des arguments des Demanderesses sur la question. Ni la Note de service, ni le Rapport d’évaluation, ne pondèrent notamment le fait que les Demanderesses avaient obtenu toutes les autorisations nécessaires, s’étaient comportées de bonne foi, et prenaient des mesures afin de mitiger les conséquences pour la RFGO (notamment un parc de conservation et la création d’étangs de reproduction), tels qu’exigé dans le certificat émis par le ministère de l’Environnement du Québec. Ces arguments pourraient être pertinents pour permettre une indemnité pour les dépenses encourues et perdues en raison du Décret, en distinction des profits futurs. Il appartient au Ministre de le déterminer, mais il n’y a aucun motif en l’espèce en réponse aux arguments des Demanderesses.

[209] Or, autre que de dire que la présence de la RFGO était connue depuis 2002, sans lier cette constatation à un facteur de la Politique d’indemnisation ni en adressant les arguments des Demanderesses sur le sujet, les motifs du Ministre ne traitent pas de la question des pertes des Demanderesses de manière transparente et intelligible, ni ne développent ou ne renforcent la « culture de la justification » nécessaire au processus décisionnel administratif (Mason aux para 60, 63; Vavilov aux para 2, 136).

d) Le Ministre a omis de tenir compte des conséquences importantes pour les Demanderesses et pour les justiciables dans le futur

[210] En lien avec la section précédente, les Demanderesses ont soumis lors de l’audience que la proportion de la superficie affectée et la valeur de leurs pertes constituaient, en elles-mêmes, des « conséquences extraordinaires » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Selon elles, si les effets et les pertes liées à ce Décret ne sont pas « extraordinaires », aucune perte ne pourra éventuellement se qualifier pour d’autres justiciables dans l’avenir, ce qui est incompatible avec les objets de la Loi.

[211] Comme l’ont plaidé les Demanderesses lors de l’audience, la Décision en l’espèce a des répercussions sévères pour elles et plus les conséquences sont importantes pour le justiciable, notamment lorsque son moyen de subsistance est affecté, plus le principe de justification requiert des motifs suffisants et adaptés aux questions et préoccupations des parties, où le décideur explique pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur (voir Vavilov aux para 133-134; Alexion au para 21). Les Demanderesses plaident donc que des motifs de trois pages et demie ne sont pas suffisants, proportionnellement, à la conséquence qu’elle encourt, soit une perte de plus de 22 millions de dollars.

[212] De plus, les Demanderesses soumettent que la perte est si importante qu’elles invitent essentiellement la Cour non pas à définir ce qu’est une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi, mais simplement à déclarer que les pertes en question sont tellement importantes qu’elles doivent en être une. En d’autres mots, les Demanderesses invitent la Cour à suivre les mots de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Jacobellis c Ohio (378) U.S. 184 (1964) à la p 197 où le juge Stewart a dit au sujet de l’obscénité, tout en étant incapable de définir clairement la portée du terme : « But I know it when I see it ... » [TRADUCTION] « Je le reconnais lorsque je le vois ».

[213] Les Demanderesses reprochent enfin au Ministre d’avoir omis de tenir compte des conséquences importantes qu’elles ont subies, ainsi que de considérer le contexte plus large visant les justiciables dans le futur (tel que le requiert Mason au para 69 citant Vavilov aux para 191-192) qui pourraient être visés par le même dilemme déjà noté dans l’expérience américaine que les parlementaires désiraient éviter : est-ce que le justiciable devrait déclarer la présence de l’espèce sur son terrain et la protéger, ou demeurer silencieux par peur de subir une perte importante qui ne sera pas indemnisée par le Ministre?

[214] Dans ses Représentations supplémentaires après Mason, aux paragraphes 17 et 18, le PGC plaide que le Ministre n’a pas omis de considérer l’impact sur les Demanderesses, puisqu’il a mentionné le nombre d’unités qui ne seraient pas construites et que les Demanderesses subiraient une perte de profit. Le PGC soumet aussi qu’il faut distinguer une conséquence particulièrement grave ou sévère, comme une expulsion dans Mason, « alors qu’en l’espèce, malgré les pertes financières, il n’y a aucune preuve que le Décret a mis en péril (faillite, insolvabilité ou autre) les Demanderesses ».

[215] Je suis d’accord avec les Demanderesses.

[216] Dans un premier temps, contrairement aux représentations du PGC, le Ministre n’a pas expliqué dans ses motifs pourquoi la perte de plusieurs unités de logement, et les pertes financières ne représentaient pas une « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi. Il n’a fait que mentionner les pertes d’un nombre d’unités et un pourcentage de superficie développable, sans plus. Il semble justifier sa décision en raison de profits réalisés sur d’autres terrains qui ne sont pas sujets au Décret.

[217] Ensuite, si le critère imposé par le Ministre requiert une faillite ou une insolvabilité (ou l’équivalent d’une menace sévère à la vie, à la liberté, à la dignité ou aux moyens de subsistance d’un individu) pour qu’une conséquence soit considérée comme « extraordinaire », le Ministre ne l’a pas exprimé dans ses motifs. ECCC ne l’a pas exprimé non plus ni dans le Rapport d’évaluation ni dans la Note de service. Surtout, ni le Ministre ni le ministère n’en ont informé les Demanderesses. La Cour note aussi que ce critère pourrait être trop strict eu égard aux objets de la Loi discutés plus haut, mais il appartient au Ministre d’interpréter la Loi et de s’en justifier.

[218] En l’espèce, seule la Politique d’indemnisation fut divulguée, et ECCC a demandé aux Demanderesses de faire des représentations sur les facteurs présents à la Politique. Or, la viabilité d’une entreprise suite à l’adoption d’un décret n’est pas un facteur indiqué à la Politique. Si ECCC savait que l’impact financier sur la viabilité de la compagnie était particulièrement important et pertinent, voire concluant, il incombait à ECCC de notifier les Demanderesses à cet effet et de leur demander quel était l’impact des pertes sur la solvabilité de la compagnie. Le « manque de preuve » à cet effet peut avoir été causé par une omission d’avoir donné un avis suffisant aux Demanderesses, ce qui pourrait avoir un impact sur l’équité procédurale.

[219] Quoi qu’il en soit, en l’espèce, il ne s’agit pas de déterminer d’une façon rigide des catégories de pertes qui sont subies en raison d’une « conséquence extraordinaire ». Il s’agit plutôt pour le Ministre d’évaluer, au cas par cas et dans le contexte de chacune des demandes, si les pertes encourues sont « subies en raison des conséquences extraordinaires » du Décret. J’ai noté plus haut que les critères et facteurs développés dans la Politique d’indemnisation étaient aptes à permettre au Ministre de déterminer, au cas par cas, si une perte subie par un justiciable était en raison d’une telle « conséquence extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi.

[220] Le fait qu’il s’agisse de la première demande d’indemnisation en vertu du paragraphe 64(1) de la Loi démontre aussi que ce type de demandes, comme l’adoption d’un décret d’urgence d’ailleurs, n’est pas coutume. Par conséquent, il n’y a aucune raison d’interpréter le terme « conséquence extraordinaire » du paragraphe 64(1) de la Loi d’une façon inutilement rigide ou étanche.

[221] Par contre, chacune des demandes doit être analysée selon les faits en l’espèce. La détermination à savoir si une perte est « subie en raison d’une conséquence extraordinaire » dépend du contexte. Par exemple, un agriculteur qui ne peut exploiter un (1) million de pieds carrés de sa ferme de 500 acres pour une période de 2 mois en raison de la période de reproduction d’une espèce ne subit peut-être pas une perte importante en raison d’une « conséquence extraordinaire ». Par contre, le voisin de cet agriculteur, qui perd aussi un (1) million de pieds carrés de sa ferme pour la même période, mais dont la ferme n’est que de 100 acres, peut subir un préjudice important, qui pourrait le mener à la faillite. Dans ce cas, voilà un exemple comparatif où le facteur de la « proportion du terrain [...] affectée » prévu à la Politique d’indemnisation a un impact potentiellement prépondérant.

[222] Le Ministre pourrait décider, selon les faits, de considérer la perte de l’un comme étant « subie en raison d’une conséquence extraordinaire » (selon le paragraphe 64(1) de la Loi) et indemniser une partie de sa perte, alors que dans l’autre cas, la perte n’est pas due à une « conséquence extraordinaire » puisque la perte de l’agriculteur est minimale et peut être compensée par l’utilisation d’une autre parcelle de terre de sa ferme. Dans chacun des cas, la décision du Ministre pourrait être raisonnable et conforme aux objets de la Loi.

[223] Bref, le contexte et les faits sont pertinents. La Décision du Ministre doit en outre être conforme aux objets de la Loi qui sont de protéger les espèces, d’encourager et d’appuyer les Canadiens dans leurs mesures de conservation, et dans certains cas, de partager les coûts (comme le note le préambule de la Loi et le juge LeBlanc dans GB CF au para 226). Le Ministre doit donc être satisfait que sa Décision reflète, dans chaque cas, ces objets.

[224] Le Ministre doit donc évaluer l’importance de la perte pour le justiciable qui fait la demande, et aussi évaluer l’impact de sa Décision sur les demandes futures, ce qu’il n’a pas fait en l’espèce. Les Demanderesses l’ont bien exprimé lors de l’audience : si elles ne peuvent pas se qualifier, il sera difficile, voire impossible, pour tout justiciable dans le futur de le faire et d’obtenir une indemnité. Si un refus dans un cas constitue une conséquence importante pour les cas futurs, et que cet impact met en péril les objets de la Loi, le Ministre doit en être conscient et motiver sa Décision en conséquence. En l’espèce, le Ministre n’a pas considéré les conséquences importantes de sa Décision ni sur les Demanderesses ni sur les justiciables qui pourraient être confrontés au même dilemme (Mason au para 69; Vavilov aux para 191-192).

[225] Si un refus d’indemnisation peut mettre en péril l’objet de la Loi, puisqu’il décourage les Canadiens dans leurs mesures de conservation – et laisse présager les conséquences de l’expérience américaine que les parlementaires ont spécifiquement tenté d’éviter – alors il s’agit d’un indice suggérant que la conséquence est « extraordinaire » aux yeux du justiciable et qu’une indemnité est de mise.

[226] Il est important de comprendre que cette indemnité ne doit pas nécessairement couvrir la perte en entier. La pondération du Ministre doit permettre un partage de coûts qui reflète aussi les objets de la Loi. En somme, une interprétation flexible du terme « conséquence extraordinaire », au cas par cas et selon le contexte, ne veut pas dire que l’indemnité « juste et raisonnable » elle, sera élevée. La détermination du montant de l’indemnité représente aussi une pondération de faits selon le contexte, en conformité avec les objets de la Loi.

V. Remède approprié

[227] Les Demanderesses demandent à cette Cour d’ordonner au Ministre de les indemniser pour une somme de 22 292 473 $, en plus des honoraires et des expertises, puisque ce quantum de pertes a été admis par le PGC dans le dossier GB CF devant la Cour et que par conséquent il ne s’agit pas d’une perte « spéculative » (DD, pièce P-28 Lettre adressée au ministre de l’Environnement l’Honorable Jonathan Wilkinson en date du 19 juin 2020 aux pp 1706; DD, pièce P-29 Communications écrites échangées avec ECCC et les avocats des demanderesses entre le 20 juin 2020 et le 4 juillet 2022 à la p1728). Selon les Demanderesses, « il est impossible d’imaginer qu’une indemnité puisse être juste et raisonnable si elle ne permet pas d’indemniser les préjudices financiers dont le quantum est par ailleurs admis » (DD, Mémoire des Demanderesses au para 78 à la p 1822).

[228] Je ne peux pas accorder cette demande.

[229] En contrôle judiciaire, les juges sont habilités à annuler la décision d’un décideur administratif et à donner des instructions exigeant que celui-ci parvienne à un résultat particulier dans des circonstances très limitées. En général, un tel recours n’est possible que lorsque, compte tenu des faits et du droit, « il n’existe qu’une seule réponse légale, ou une seule conclusion raisonnable, pour le décideur administratif, de sorte qu’il ne serait d’aucune utilité pour lui de réexaminer la question » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2019 CAF 206 au para 72, citant Trinity Western University c British Columbia College of Teachers, 2001 SCC 31 aux para 41-44; voir aussi D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95 aux para 18‐21).

[230] À mon avis, il n’est pas évident qu’un résultat donné soit inévitable dans cette affaire (Vavilov au para 142, citant Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC) [1994] 1 RCS 202 aux pp 228‐230). En vertu du paragraphe 64(1), le Ministre dispose d’un large pouvoir discrétionnaire pour déterminer si une conséquence est « extraordinaire » et pour décider du montant « juste et raisonnable » de cette indemnisation, s’il estime qu’une indemnisation est appropriée. À la lumière de ce pouvoir discrétionnaire, il n’est pas approprié ni possible pour moi, de conclure comment le Ministre devrait réexaminer cette affaire.

[231] Bien que les Demanderesses ont raison de dire que les préoccupations concernant les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, les coûts et l’utilisation efficace des ressources publiques peuvent aussi influer sur l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire, je suis d’accord avec le PGC que ces facteurs ne supplantent pas le fait que la demande ne fasse pas partie des cas exceptionnels qui donneraient ouverture à ce que la Cour se substitue au Ministre pour octroyer le remède demandé (Vavilov au para 142).

[232] De plus, les Demanderesses soutiennent qu’en l’absence d’un règlement prescrit au paragraphe 64(2) de la Loi, le Ministre n’a pas le pouvoir de baliser l’indemnisation à laquelle les Demanderesses ont droit puisque selon elles, le pouvoir de baliser une indemnité appartient uniquement au GEC. Comme le GEC n’a pas adopté le règlement, le Ministre n’aurait que le pouvoir d’accorder une indemnité complète.

[233] L’argument des Demanderesses doit être rejeté. D’abord, dans GMC CF et GB CF, le juge LeBlanc a clairement indiqué que faute de l’adoption d’un règlement par le GEC, le Ministre conservait son pouvoir discrétionnaire de déterminer une indemnité « juste et raisonnable » en vertu du paragraphe 64(1) et que les règles de l’expropriation déguisée ne s’appliquaient pas (GMC CF aux para 206-214, 193-209; GMC CAF aux para 69-75; GB CF aux para 152-153, 209, 212 228, 235-239; GB CAF aux para 16, 36-39, 77-102).

[234] De plus, dans GB CF, le Juge Leblanc a aussi indiqué que le montant de l’indemnité « juste et raisonnable » déterminé par le Ministre peut être inférieur à la valeur de la perte elle-même :

[226] [...] En d’autres termes, l’article 64 de la Loi suggère que l’indemnité versée pourra, suivant les circonstances de chaque cas, être différente de la valeur de la perte. On peut penser aussi, comme le souligne la défenderesse, que la détermination du montant de l’indemnité à verser pourrait se faire en tenant compte du préambule de la Loi, qui fait de la conservation des espèces sauvages au Canada et du partage, dans certains cas, des frais associés à cet effort de conservation, l’affaire de tous.

[...]

[228] Tout comme le texte de l’article 64 de la Loi, les débats parlementaires me semblent appuyer l’idée qu’il n’y a pas nécessairement adéquation entre la perte subie en raison des conséquences extraordinaires pouvant découler de l’application d’un décret d’urgence et l’indemnité à être versée aux termes de cet article, bien qu’il ne soit pas exclu que les circonstances particulières d’une affaire donnée justifient l’octroi d’une indemnité couvrant la totalité de la perte subie. Comme l’affirmait le ministre fédéral de l’environnement de l’époque, David Anderson le 10 juin 2002, lors d’un débat en Chambre, « il n’est pas question d’expropriation [dans l’article 64 de la Loi] », ce qui explique que les termes « juste et raisonnable » et non « juste valeur marchande » aient été employés pour parler de l’indemnité, la notion de « juste valeur marchande » étant, rappelle-t-il, une notion associée à l’expropriation (Débats, n°202 (10 juin 2002), partie A à la p. 12378 (Hon David Anderson)). J’en comprends qu’on souhaitait ne pas utiliser de termes qui assimileraient le régime d’indemnisation qu’on se proposait de mettre en place aux régimes de droit commun portant sur la protection contre l’expropriation déguisée.

[Je souligne.]

[235] J’ai aussi noté plus haut que les articles 34 et 62 de la Loi, qui permettent une indemnité selon les principes de l’expropriation déguisée (pour un décret en vertu de l’article 34) et une acquisition selon la juste valeur marchande (pour l’article 62), appuient l’interprétation du juge LeBlanc selon laquelle la discrétion du Ministre prévue au paragraphe 64(1) permet une indemnité « juste et raisonnable » qui peut être inférieure è la valeur de la perte.

[236] Par conséquent, puisqu’il n’existe pas une seule réponse ou conclusion raisonnable quant au montant « juste et raisonnable » que le Ministre pourrait accorder en l’espèce, la Décision doit être renvoyée au Ministre pour une nouvelle détermination, à la lumière des motifs donnés par la Cour (Vavilov au para 141).

VI. Les dépens

[237] Les Demanderesses réclament leurs dépens. Sans faire d’arguments substantifs, elles réclament « le remboursement de leurs frais judiciaires et extrajudiciaires ». Les Défendeurs s’opposent à cette demande qui ressemble à des dépens sur la base procureur client.

[238] La règle 400 des Règles des Cours fédérales, DORS 98/106 [Règles] confère à cette Cour « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ». Après avoir pris en considération les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles et les autres circonstances de cette affaire, notamment le résultat de l’instance, l’importance et la complexité des questions en litige qui sont sans précédent, j’estime qu’il est approprié d’accorder des dépens aux Demanderesses, taxés conformément à l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B (Consorzio del prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, 2002 CAF 417 au para 9).

VII. Conclusion

[239] Comme l’écrit la CSC dans Mason et Vavilov, le décideur doit se montrer conscient et sensible aux questions soumises et s’attaquer de façon significative à ces questions tout en tenant compte des arguments principaux et de la preuve soumise par les parties (Mason aux para 69, 73-74; Vavilov aux para 120, 126-128). Le décideur doit justifier sa décision, mais le fardeau de justification dépend du contexte. La longueur des motifs eux-mêmes n’est pas nécessairement un indicateur déterminant du caractère raisonnable de la décision (Vavilov aux para 92, 292-293; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 aux para 16-19; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 17). Par contre, plus les conséquences sont importantes pour le justiciable, plus le principe de justification requiert des motifs suffisants et adaptés aux questions et préoccupations des parties (Vavilov aux para 133-134; Alexion au para 21).

[240] En contrôle judiciaire, la Cour doit faire preuve de retenue, être sensible et respectueuse; mais son évaluation est aussi un exercice rigoureux (Mason aux para 8, 63; Vavilov au para 12).

[241] Ce faisant, la Cour a examiné si le Ministre a raisonnablement considéré les contraintes imposées par les décisions antérieures de la Cour et de la Cour d’appel fédérale dans GMC CF, GMC CAF, GB CF et GB CAF, les arguments des parties devant le Ministre, et l’impact de son interprétation sur les Demanderesses, mais aussi sur la question plus vaste de l’impact sur tous les autres canadiens qui pourraient se retrouver dans la même situation (Mason au para 76; Vavilov au para 133).

[242] De plus, comme l’explique la CSC dans les arrêts Mason et Vavilov, en l’absence de motifs exhaustifs comme en l’espèce, la Cour peut référer au dossier interne (Mason au para 61). Je rappelle que la longueur des motifs n’est pas déterminante en soi, mais les motifs doivent démontrer que le décideur a considéré les arguments principaux ainsi que la preuve, et a procédé à une pondération adéquate des facteurs pertinents. Le PGC invite donc la Cour à évaluer le dossier complet, incluant la Note de service et le Rapport d’évaluation, et y voir dans les motifs du Ministre des justifications « implicites » que ni le Ministre dans ses motifs, ni la Note de service et le Rapport d’évaluation ne notent. En l’espèce, la Note de service et le Rapport d’évaluation présentés au Ministre constituaient une source de justification possible pour la raisonnabilité de la décision du Ministre.

[243] Or, la Note de service et le Rapport d’évaluation présentés au Ministre font fi de plusieurs des arguments des Demanderesses soumis en réponse à l’ébauche du Rapport et ne proposent pas de pondération au Ministre. La Note de service et le Rapport d’évaluation ne permettent pas à la Cour de conclure que le Ministre, et son ministère avant lui, étaient conscients et sensibles aux questions soumises et se sont attaqués de façon significative aux arguments principaux formulés par les Demanderesses. La Cour ne peut donc pas accepter l’invitation du PGC, puisqu’elle exige de tirer des motifs du Ministre des justifications « implicites » et faire plus que de simplement « relier les points sur la page » (Mason aux para 96-97, 101; Vavilov au para 97). Surtout, les lacunes notées sont suffisantes pour que la Cour perde confiance envers le processus suivi par le Ministre (Mason au para 66; Vavilov au para 106). La Décision du Ministre est donc déraisonnable.

[244] En l’espèce, le silence complet du Ministre sur certains des arguments principaux des Demanderesses, sur des facteurs importants de sa propre Politique d’indemnisation, et sur la pondération qu’il a faite de tous ces facteurs, constitue une « lacune fondamentale » qui « permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov aux para 96, 100, 128).

[245] En décidant en l’espèce que la Décision du Ministre est déraisonnable, la Cour n’a ni établi ni imposé son propre critère (« yardstick »), pour ensuite jauger ce qu’a fait le Ministre (Vavilov au para 83). C’est plutôt le contraire. La Cour a vérifié si le Ministre a appliqué son propre critère, soit sa propre Politique d’indemnisation, et a examiné, selon la norme de contrôle applicable, si le Ministre a raisonnablement appliqué et motivé son analyse.

[246] La portée du terme « conséquence extraordinaire » n’a pas à être définie dans l’abstrait. Les parties sont d’accord que ce qui constitue une « conséquence extraordinaire » prend sa couleur des faits de chacun des cas. La conclusion du Ministre doit être compatible avec les objets de la Loi qui comprennent notamment : i) de protéger les espèces menacées; ii) d’encourager et d’appuyer la participation des Canadiens dans leurs efforts de conservation des espèces; et iii) dans certains cas, en partager les frais.

[247] En l’espèce, le Ministre n’a pas considéré, ou n’a pas justifié dans ses motifs, en quoi son interprétation du paragraphe 64(1) et sa conclusion de refuser d’indemniser les pertes des Demanderesses parce qu’elles n’étaient pas dues à des « conséquences extraordinaires » étaient compatibles avec les objets de la Loi.

[248] La Décision du Ministre ne considère pas non plus, ou du moins n’explique pas, en quoi sa Décision, dans un cadre plus vaste, va appuyer et encourager les autres Canadiens à participer aux efforts de conservations dans le futur. Le Ministre doit s’interroger à savoir si un refus d’indemniser dans un cas précis pourrait influencer d’autres Canadiens à détruire l’habitat de l’espèce, plutôt que de le protéger, de peur d’encourir une perte importante sans avoir un espoir réel et raisonnable d’obtenir une indemnité « juste et raisonnable » (comme l’expérience américaine le démontre). Si c’est le cas, il s’agit là d’un indice que la conséquence du décret est peut-être « extraordinaire » au sens du paragraphe 64(1) de la Loi, et aux yeux du justiciable.

[249] Par la suite, la même analyse doit être faite par le Ministre pour déterminer le montant « juste et raisonnable » de l’indemnité à proposer. Puisque le coût doit être partagé, l’indemnité ne doit pas nécessairement compenser intégralement les pertes encourues. Cependant, là encore, le Ministre doit être guidé par les mêmes objets de la Loi. L’indemnité doit permettre un partage des frais, entre le public et le justiciable, qui favorisera la protection de l’espèce, mais aussi encourager et appuyer les Canadiens dans leurs efforts de conservation dans le futur. La pondération de ces objets, dans une situation, pourrait requérir une indemnité complète, alors que dans une autre, celle-ci pourrait commander une indemnité nominale, voire nulle (et malgré la conclusion initiale du Ministre que la conséquence est néanmoins « extraordinaire »). Dans d’autres cas, cette pondération pourrait mener à une indemnité « juste et raisonnable » qui ferait en sorte de partager la perte du justiciable à 50-50 avec le public.

[250] Cette détermination relève de la discrétion du Ministre, qui doit respecter et pondérer les objets de la Loi.

[251] Autrement, le GEC peut toujours intervenir et adopter un règlement en vertu du paragraphe 64(2) de la Loi et fixer les modalités de l’indemnisation, le mode de détermination du droit à une indemnité, et le montant de l’indemnité pour la perte.

[252] Pour conclure, j’aimerais remercier les procureurs des parties pour leurs représentations étoffées, leur collaboration, et leur professionnalisme exemplaire.


JUGEMENT au dossier T-1573-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La Décision du Ministre de l’Environnement et du Changement climatique est annulée et renvoyée au Ministre pour une nouvelle détermination.

  3. Les dépens, calculés selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B, sont adjugés aux Demanderesses.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1573-22

INTITULÉ :

9255-2504 QUÉBEC INC. ET AL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 11, 12, 13 ET14 AVRIL 2023

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 2024

COMPARUTIONS :

Me Sylvain Bélair

Me Cassandre Louis

Pour LES DEMANDERESSES

Me Andréane Joanette-Laflamme Me Jean-Marcel Seck

Me Jessica Pizzoli

Pour leS défendeurS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

De Grandpré Chait s.e.n.c.r.l./LLP

Montréal, Québec

Pour LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour leS défendeurS

 

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