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Date : 20231221


Dossier : T-271-23

Référence : 2023 CF 1730

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2023

En présence de l’honorable madame la juge Rochester

ENTRE :

SERGE LAFLAMME

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Serge Laflamme, a eu, selon lui, un parcours professionnel atypique. Il a eu une carrière comme cascadeur professionnel et artiste martial, incluant des rôles au cinéma et à la télévision. Il a reçu le plus haut grade en Budo. Par la suite, il a obtenu son doctorat en médecine naturelle. Il est également auteur et conférencier, ayant écrit neuf livres. Durant les périodes en jeu, parallèlement aux revenus tirés de son livre Sensi : La mystique expérience, il a travaillé comme coach et conférencier – notamment en Budo, Dharma Do, et Synergologie.

[2] M. Laflamme a demandé et reçu la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE]. La PCRE fait partie d’un ensemble de mesures introduites par le gouvernement du Canada en réponse aux répercussions causées par la pandémie de COVID-19. Cette prestation était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 2 [Aryan]).

[3] Les critères d’admissibilité à la PCRE sont prévus et détaillés au paragraphe 3(1) de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2. Ces critères exigent, entre autres, que le salarié ou le travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ de revenus d'emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa demande.

[4] M. Laflamme sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une agente [l’Agente] de l’Agence du revenu du Canada [ARC], datée du 13 janvier 2023 [Décision], par laquelle, suite à un troisième examen, l’Agente a conclu que M. Laflamme n’était pas admissible à la PCRE. L’ARC a refusé sa demande au motif qu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus nets d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande. L’Agente a conclu que les revenus nets de travail indépendant de M. Laflamme étaient d’ailleurs négatifs ou inférieurs à 5 000 $ depuis 2014.

[5] Pour les motifs qui suivent, et malgré la solide argumentation de l’avocate du défendeur, je conclus que la Décision de l’Agente est déraisonnable. Par conséquent, la demande de M. Laflamme doit être accueillie.

II. La norme de contrôle

[6] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20; Aryan aux para 15-16).

[7] Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Il incombe à M. Laflamme, la partie qui conteste la Décision, de démontrer le caractère déraisonnable de la Décision (Vavilov au para 100).

[8] La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100).

[9] À moins de circonstances exceptionnelles, une cour de révision ne doit pas modifier des conclusions de fait. La Cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la décision qu’elle aurait rendue à sa place. En ce sens, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier ou de soupeser à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov au para 125; Clark c Air Line Pilots Association, 2022 CAF 217 au para 9).

III. Analyse

[10] À titre préliminaire et avec le consentement des parties, l’intitulé de la présente cause est modifié pour désigner correctement le défendeur, à savoir le Procureur général du Canada.

[11] Bien que M. Laflamme ait soulevé un certain nombre d’arguments, j’estime que la question déterminante est celle de l’intelligibilité de la Décision. L’Agente a exposé ses motifs de la Décision dans son rapport de deuxième examen de la PCRE. Ce rapport indique :

« Considérant le fait qu’il est clair selon les documents fournis et histoire [de M. Laflamme] que le Covid a eu un impact sur le travail [de M. Laflamme]. Cependant, il est impossible de prouver hors de tout doute que [M. Laflamme] a bien gagné 5000$ net en 2019. »

[Je souligne.]

[12] Bien que les motifs écrits donnés par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91), ils doivent néanmoins être intelligibles et justifiés (Vavilov au para 96). Je suis d’accord avec le défendeur que la norme de preuve appropriée pour un décideur administratif, incluant l’ARC dans son rôle comme décideur administratif pour l’admissibilité à la PCRE, est la norme de la prépondérance des probabilités (Walker c Canada (Procureur général), 2022 CF 381 au para 55).

[13] Le défendeur soutient que la référence à « hors de tout doute » est une erreur de langage qui n’a pas d’impact sur la Décision prise par l’Agente car elle a plutôt appliqué la norme de la prépondérance des probabilités. Le défendeur souligne que dans Vavilov la Cour suprême dit qu’on ne peut pas toujours s’attendre à ce que les décideurs administratifs déploient toute la gamme de techniques juridiques auxquelles on peut s’attendre de la part d’un avocat ou d’un juge (au para 92).

[14] Il n'appartient pas à la Cour de présumer que l'Agente a appliqué la norme de preuve appropriée, surtout lorsque rien n'indique qu'elle l'a fait dans la Décision en l’espèce. Dans certains cas, une erreur est insuffisante pour rendre toute une décision déraisonnable. Néanmoins, compte tenu du dossier en l’espèce et du fait que la seule raison pour laquelle l’Agente a conclu que M. Laflamme n’était pas admissible à la PCRE est qu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus nets en 2019, je ne suis pas disposée à conclure que la question de la norme de preuve applicable n’était pas suffisamment centrale pour éviter de rendre toute la Décision déraisonnable.

[15] Ayant conclu au caractère déraisonnable de la Décision, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les autres questions soulevées par M. Laflamme.

IV. Conclusion

[16] Pour les motifs qui précèdent, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’analyse faite par l’Agente eu égard à la PCRE ne possède pas les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité.

[17] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, M. Laflamme a le droit de recevoir des dépens, et la somme forfaitaire de 500 $ sur laquelle les parties se sont entendues est raisonnable et justifiée.


JUGEMENT au dossier T-271-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. L'intitulé de la cause est modifié pour que le Procureur général du Canada soit désigné comme le défendeur approprié.

  3. La décision datée du 13 janvier 2023 en vertu de laquelle une agente de l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu que M. Laflamme était inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] est annulée.

  4. Le dossier de M. Laflamme relativement à sa demande de PCRE est retourné à l’ARC pour qu’il soit considéré à nouveau par un nouvel agent, sur la base des présents motifs.

  5. Le défendeur devra payer des dépens de 500 $ à M. Laflamme.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-271-23

INTITULÉ :

SERGE LAFLAMME c AGENCE DU REVENU DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 DÉCEMBRE

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 21 DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Serge Laflamme

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Me Claudia Desgroseilliers

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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