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Date : 20240118


Dossier : IMM-2466-22

Référence :2024 CF 74

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ABDALLAH ABDALLAH ELNOUR

EL SENOUSSI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (« SPR ») datée du 18 février 2022 (la « Décision »). La SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le « ministre ») au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR et a rejeté la demande d’asile du demandeur.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire devrait être accordée. L’analyse de la preuve par la SPR n’est pas raisonnable.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Tchad âgé de 50 ans. En 2009 il a fait une demande d’asile contre le Tchad. La SPR lui a accordé le statut de réfugié le 9 mars 2012. Il a obtenu la résidence permanente au Canada dans la catégorie de réfugié le 22 octobre 2015.

[4] Le demandeur a voyagé au Cameroun, avec un titre de voyage canadien, du 16 novembre 2014 au 21 avril 2015. Lors de son retour au Canada, il a été intercepté par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC ») et il était en possession de trois documents qui, selon le ministre et la SPR, démontrent que le demandeur s’est rétabli au Tchad :

a) une autorisation d'absence au travail de 15 jours de la Délégation Sanitaire de N’Djamena au Tchad, en date du 6 au 20 mars 2015;

b) un bulletin de paie du Ministère de la Santé Publique de N’Djamena en tant que fonctionnaire pour le mois d'octobre 2014; et

c) un document d'ordonnance de changement de nom en date de 2004 selon lequel le demandeur nommé « Abdallah El-Nour El-Senoussi » était désormais nommé « Abdallah Nour Sounou ».

[5] Selon l’historique des voyageurs du Système intégré d’exécution des douanes (« SIED »), le demandeur est entré à 3 reprises au Canada via l'aéroport international de Pierre Elliott Trudeau entre 2013 et 2018.

[6] Le ministre a fait valoir que le demandeur est une personne visée aux alinéas 108(1)a) (comme personne qui se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont elle a la nationalité) et 108(1)d) (comme personne qui retourne volontairement s’établir dans le pays qu’elle a quitté).

[7] Les parties ont déposées leurs dossiers de preuves, et l’audience a eu lieu le 29 novembre 2021.

III. Décision contestée de la SPR

[8] Le demandeur a confirmé que les trois documents sur lesquels le ministre s’est appuyé étaient en sa possession lors de son retour au Canada le 21 avril 2015. Il a témoigné cependant que lesdits documents ont été mis dans sa valise à son insu et qu’il était surpris quand l’agent a trouvé les documents dans sa valise. Il a catégoriquement démenti être retourné au Tchad depuis qu’il a obtenu le statut de personne protégée au Canada, et a témoigné qu’il est allé au Cameroun en visite familiale.

[9] Le demandeur a soulevé plusieurs incohérences dans les documents. Selon le bulletin de paie, le demandeur aurait travaillé au Tchad en octobre 2014, mais le demandeur travaillait au Canada pendant cette période. Il a déposé en preuve une lettre de son ancien employeur canadien ainsi que des relevés de paie, incluant celui qui couvre la période du 12 au 25 octobre 2014, ainsi que des courriels échangés avec son employeur. La SPR a noté que selon le relevé de paie de son ancien employeur canadien, l’intimé aurait travaillé quarante (40) heures durant la période couverte, c’est-à-dire du 12 octobre 2014 au 25 octobre 2014, mais que la lettre de son ancien employeur au Canada indique seulement que l’intimé a travaillé « durant la saison 2014 ».

[10] Le demandeur a noté que l’autorisation d’absence aurait été émise le 2 avril 2015 pour une absence qui a déjà eu lieu du 6 au 20 mars 2015, et qu’en plus, le demandeur est retourné au Canada le 21 avril 2015. Le demandeur a aussi affirmé qu’il n’a jamais entendu le nom « Abdullah Nour Sounou », nom indiqué dans l’ordonnance de changement de nom.

[11] La SPR a déterminé que les documents étaient authentiques et que l’explication du demandeur, qu’il ne reconnaissait pas les documents et ne savait pas comment ils se sont retrouvés dans sa valise était invraisemblable.

[12] La SPR a noté que le demandeur a fait deux autres voyages en dehors du Canada, incluant le voyage au Cameroun de novembre 2015 à janvier 2018. La SPR lui a questionné à ce sujet et l’avocate du demandeur s’est objecté qu’elle ne voyait pas la pertinence et le ministre n’avait rien déposé par rapport à ces voyages. La SPR a rejeté ces objections et a noté qu’après ce rejet le demandeur est devenu plus réticent à répondre aux questions de base concernant ces voyages, en disant que comme son avocate, il ne comprenait pas les questions et demandait s’il était obligé de répondre. La SPR a décidé de passer à une autre ligne de questions, avec la possibilité de revenir aux voyages en question ou de donner du temps additionnel à l’intimé pour plus de préparation (ce qui n’a pas été fait).

[13] La SPR a déterminé cependant que « si l’intimé n’avait rien à cacher, il aurait dû être prêt à répondre aux questions de base concernant ces voyages, dûment mentionnés dans les allégations et la preuve déposée par le ministre », et en a tiré une inférence négative quant à la crédibilité du témoignage du demandeur.

[14] La SPR a déterminé que le demandeur n’avait fourni aucune explication crédible pour justifier les documents en sa possession, et a donc conclu que le demandeur est retourné au Tchad et qu’il était employé comme fonctionnaire auprès du Ministère de la Santé Publique de la République du Tchad. Elle a accordé plus de valeur probante aux documents en preuve, dont notamment le bulletin de paie, l’autorisation d’absence, et l’ordonnance de changement de nom, émise par les autorités tchadiennes au nom du demandeur, qu’au témoignage du demandeur.

[15] La SPR a conclu que le demandeur s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Tchad, compte tenu des conditions cumulatives pour cette détermination : la volonté, l’intention, et le succès de l’action (avoir effectivement obtenu la protection du Tchad).

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Il y a deux questions en litige en l’instance :

  1. La SPR, a-t-elle manqué au principe d’équité procédurale?

  2. Est-ce que la décision de la SPR est raisonnable?

[17] La norme de contrôle quant au bien-fondé de la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]) et que les questions d’équité procédurale sont évaluées selon la norme de la décision correcte, ou plutôt, que la question est de déterminer si l’équité procédurale a été respectée ou non (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[18] Afin de déterminer si une décision est raisonnable, la cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi et vérifier si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov au para 99).

V. Analyse

A. La SPR, a-t-elle manqué au principe d’équité procédurale?

[19] Le demandeur note que dans la demande de perte d’asile du ministre a la SPR, les allégations sont axées sur son voyage au Cameroun du 16 novembre 2014 au 2 avril 2015, ainsi que sur les trois documents qui se sont retrouvés dans sa valise à son retour au Canada. Néanmoins, le ministre insistait à poser de multiples questions au demandeur sur les autres voyages notés dans son historique. La procureure du demandeur s’est objectée aux questions portant sur les autres voyages puisque la demande de constat de perte n’était pas fondée sur ces voyages et qu’il s’agissait d’une partie de pêche de la part du ministre.

[20] Le demandeur soumet que la SPR a manqué au principe d’équité procédurale en déclarant que « le tribunal est d’avis que si l’intimé n’avait rien à cacher, il aurait dû être prêt à répondre aux questions de base concernant ces voyages, dûment mentionnées dans les allégations et la preuve déposée par le ministre. » Le demandeur affirme que la SPR a erré en tirant « une inférence négative quant à la crédibilité du témoignage de l’intimée » à cause de son réticence de traiter des faits que la SPR, elle-même, a reconnus comme étant non déterminants.

[21] Le défendeur soutient qu’il était loisible à la SPR de rejeter les objections du demandeur quant aux questions en ce qui concerne ces autres voyages, parce qu’ils sont mentionnés dans la preuve du ministre. Selon le défendeur, il n’y a pas de bris d’équité procédurale dans les circonstances, parce que les deux autres voyages n’étaient pas déterminants puisque le ministre a rencontré son fardeau de preuve vu l’autre preuve au dossier (telle que discutée ci-dessous).

[22] Je n’accepte pas l’argument du demandeur sur ce point. Les deux autres voyages sont notés dans les allégations du ministre, et la SPR n’a pas manqué à l’équité procédurale en notant les objections et le témoignage du demandeur sur cette question. Cela étant dit, je conviens que la SPR a erré en droit en tirant une inférence négative quant à la crédibilité du demandeur sur un point que le tribunal a libellé comme étant non-déterminant.

[23] La cour a constaté « qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité ne peut être fondée sur des contradictions mineures qui sont secondaires ou accessoires à la demande d’asile » (Alex-Alake c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 208 au para 13; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 aux paras 20-26). En l’instance, je suis d’avis que ce n’est pas raisonnable pour la SPR de tirer une inférence négative du fait que le demandeur était « vague et élusif » en répondant aux questions de base au sujet de ces voyages non-déterminants.

B. Est-ce que la décision de la SPR est raisonnable?

[24] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable puisque la SPR n’a pas considéré toute la preuve présentée à l’audience et son analyse des documents était déraisonnable. Elle a omis de considérer la preuve non contestée à l’effet que le demandeur ne pouvait être au Tchad en octobre 2014, qu’il y a des erreurs dans l’autorisation d’absence de travail, et que le document d’ordonnance de changement de nom datait de 2004 soit bien avant sa demande d’asile. Sans un engagement réel avec la preuve au dossier, la SPR ne peut pas conclure qu’il a obtenu la protection de l’état tchadien en travaillant pour le gouvernement pendant cette période.

[25] Le demandeur a mis beaucoup d’emphase sur le premier point, quant à l’impossibilité qu’il était au Tchad en octobre 2014. Il note qu’il s’est rendu au Cameroun le 16 novembre 2014, comme reflété dans les documents de voyages ainsi que le « Traveller Passage Report » déposé par le ministre. Il a témoigné qu’il a voyagé avec un document de voyage pour les réfugiés et aucun passeport tchadien n’a jamais été trouvé par le ministre lors de la fouille. En plus des documents que le demandeur a déposé démontrant qu’il travaillait au Canada en octobre 2014.

[26] Le demandeur argumente que le fait qu’il ne pouvait pas voyager au Tchad avec un document de voyage pour les réfugiés et sans passeport tchadien, ainsi que le fait qu’il n’est arrivé au Cameroun qu’au 16 novembre 2014 démontrent qu’il est impossible qu’il ait travaillé au Tchad en octobre 2014 comme indique le bulletin de paie sur lequel s’est basé la SPR. Ce bulletin de paie ne peut donc pas être authentique et véridique comme la SPR a estimé. Le demandeur affirme que la SPR a erré en droit en omettant de considérer cet élément de preuve, et que cette erreur est fatale parce que la conclusion de la SPR quant à l’application de l’alinéa 108(1)(a) de la LIPR reste sur la conclusion qu’il a travaillé pour l’état tchadien.

[27] Le défendeur soumet que la SPR a noté toute les éléments de preuve, et les soumissions du demandeur, et qu’il est loisible à la SPR de conclure que le demandeur s’est réclamé de nouveau et volontairement de la protection du Tchad. Il n’y a pas question que la SPR a ignoré un document important, ou des prétentions du demandeur; plutôt, le défendeur affirme que la SPR les a traités d’une façon claire et détaillée. Le défendeur soutient que la conclusion de la SPR que le demandeur a travaillée pour le gouvernement du Tchad en tant que fonctionnaire, et que ce fait démontre un lien étroit avec les autorités tchadiennes, soit bien fondée sur la preuve au dossier. Puis, le défendeur note que l’appréciation de la preuve et le poids accoré à divers éléments ne sont pas des questions à l’égard desquelles la Cour devrait intervenir (Nallathamby c Canada (Citoyenneté de Immigration), 2010 CF 1131 aux paras 14 et 15).

[28] Selon le défendeur, la décision de la SPR est d’abord et avant tout d’une pure appréciation de la preuve par rapport aux allégations et aux explications du demandeur. Telles que conclues par la SPR, les explications fournies par le demandeur excédaient les limites de la crédulité notamment puisqu’il était difficile de croire qu’une personne inconnue aurait mis trois documents différents, émis par les autorités tchadiennes à trois dates différentes, dans la valise du demandeur lorsqu’il était à l’aéroport dans un autre pays.

[29] Au début de l’analyse de cette question, il est préférable de revenir aux premiers principes issues de la décision Vavilov. En particulier, je note que Vavilov met l’accent sur l’importance des raisons, car elles sont le moyen par lequel le processus de raisonnement du décideur est expliqué. Les propos de la Cour suprême au paragraphe 86 sont apte:

En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[30] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SPR a mentionné tous les éléments de preuve pertinents, ainsi que les arguments du requérant. Le problème, cependant, est que le SPR n'a pas abordé de manière significative le contenu des deux documents clés sur lesquels il s'est appuyé pour conclure que le requérant avait travaillé pour le gouvernement du Tchad.

[31] L’erreur cruciale, dans mon avis, est le fait que la SPR n’explique pas comment le demandeur aurait pu travailler au Tchad en octobre 2014 sans passeport tchadien, voyageant avec un document des réfugiés avec lequel il ne pouvait pas entrer au Tchad, quand il n’est arrivé en Afrique qu’en novembre 2014. La documentation soumise par le ministre est conclusive à l’effet que le demandeur est partie du Canada pour arriver au Cameroun le 16 novembre 2014. Le bulletin de paie trouvé dans la valise du demandeur couvre le période du mois d’octobre 2014. La SPR a trouvé ce document authentique, mais n’as pas expliqué comment le bulletin de paie peut établir la présence du demandeur au Tchad, ou le fait qu’il a travaillé pour l’état tchadien en tant que fonctionnaire en Octobre 2014, compte tenu du fait qu’il n’a partie du Canada qu’au 15 novembre 2014.

[32] De plus, la SPR n’explique comment elle a pu déterminer que l’autorisation d’absence au travail est authentique, compte tenu du fait que le document autorisant une absence en mars 2015 soit émise en avril 2015. La SPR n’a pas analysé l’argument du demandeur quant aux problèmes manifestes avec ce document.

[33] Je conviens que le raisonnement de la SPR ne démontre pas une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles elle était assujettie (Vavilov au para 85). La décision n’est pas fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique (Vavilov au para 102). Le raisonnement de la SPR sur les points décrites ci-dessus ne « se tiennent » (Vavilov au para 104).

VI. Conclusion

[34] Pour tous ces motifs, la décision de la SPR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et la question est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour être réexaminée.

[35] Il n’y a pas une question d’importance générale pour la certification.

 

 


JUGEMENT au dossier IMM-2466-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accordée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifié.

2. La décision est annulée et la question est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour être réexaminée.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2466-22

INTITULÉ :

ABDALLAH ABDALLAH ELNOUR

EL SENOUSSI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 avril 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 18 janvier 2024

COMPARUTIONS :

Me Stéphanie Valois

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Evan Liosis

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Avocate

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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