Référence : 2024 CF 72
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Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2024
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ENTRE :
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NAZIA SHAHZAD
ASSAM SHAHZAD
ABISHAY SHAHZAD
ASHIR SHAHZAD
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et
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur principal, Shahzad Ashiq, ainsi que Nazia Shahzad, Assam Shahzad, Abishay Shahzad et Ashir Shahzad [collectivement, les demandeurs], sollicitent le contrôle judiciaire, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR], de la décision par laquelle un agent des visas a rejeté leur demande d’asile présentée au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demandeurs ont établi que la décision de l’agent est déraisonnable. J’annulerai donc cette décision.
[2] Les demandeurs sont citoyens du Pakistan et appartiennent à la minorité chrétienne. Ils habitent en Thaïlande en tant que demandeurs d’asile depuis 2014.
[3] Les demandeurs adultes affirment qu’ils enseignaient l’éducation chrétienne dans une école chrétienne. Ils enseignaient notamment des chants chrétiens, des versets ainsi que des histoires bibliques aux étudiants chrétiens. Ces pratiques ont suscité la colère d’un certain nombre d’extrémistes musulmans, qui ont d’abord menacé le directeur de l’école et l’ont ensuite l’assassiné. Les demandeurs ont commencé à recevoir des appels de menaces. Ils ont aussi été attaqués à l’occasion d’un programme de Noël qui avait lieu à l’école en décembre 2013. Ils se sont ensuite cachés au domicile de la mère de la demanderesse jusqu’à leur départ du pays en avril 2014. En septembre 2017, alors que les demandeurs résidaient en Thaïlande, un groupe composé d’extrémistes musulmans a abordé le frère du demandeur principal et l’a interrogé afin de savoir où celui-ci et sa famille se trouvaient. Les extrémistes auraient tué le frère du demandeur principal après qu’il eut refusé de leur répondre.
[4] Les demandeurs allèguent que la décision est déraisonnable parce que l’agent s’est exclusivement concentré sur la crédibilité d’allégations antérieures de persécution et qu’il a rejeté leur demande après avoir conclu que ces allégations manquaient de crédibilité. Les conclusions défavorables en matière de crédibilité portaient sur des interrogations concernant la mort du frère du demandeur principal, le caractère invraisemblable du fait que des extrémistes musulmans fréquentent une école chrétienne, des enjeux relatifs au premier rapport d’information, ainsi que l’impossibilité d’obtenir les motifs à l’appui de la décision par laquelle le Haut‑Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés [le HCR] avait rejeté la demande d’asile. Les demandeurs soutiennent toutefois que l’agent n’a pas pris en compte ni examiné tous les aspects de la demande d’asile, notamment leur profil non contesté de chrétiens pakistanais et les risques qui y sont associés. En bref, ils allèguent que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas analysé la possibilité sérieuse qu’ils soient exposés à un risque prospectif de persécution pour un motif prévu à la Convention, à savoir la religion. L’agent n’a pas du tout examiné la partie de la preuve documentaire sur la situation au Pakistan qui traitait des chrétiens.
[5] Les demandeurs soutiennent en outre que, même si la lettre de l’agent indique que leur dossier a été examiné au titre de la catégorie des [traduction] « réfugiés au sens de la Convention »
et de celle des « personnes de pays d’accueil »
, et qu’ils ne remplissaient pas les exigences relatives à ces catégories, son raisonnement ne comprend aucune explication ni analyse à cet égard. Le silence de l’agent nous amène donc à douter qu’il se soit même posé la question de savoir si les demandeurs, en tant que chrétiens qui travaillaient dans le système d’éducation chrétien, sont touchés par les violations systémiques des droits de la personne au Pakistan. Cette question constitue un volet du critère relatif à la catégorie des « personnes de pays d’accueil »
. Les demandeurs font valoir que des motifs qui laissent en suspens une question juridique importante manquent de transparence et d’intelligibilité, et sont donc déraisonnables.
[6] Les demandeurs allèguent en outre que l’agent a enfreint les principes de justice naturelle en ne leur ayant pas donné une possibilité équitable de répondre à ses préoccupations au cours de l’entrevue, notamment à cause de problèmes d’interprétation.
[7] Le défendeur soutient que l’agent a évalué la preuve de façon raisonnable avant de conclure que les demandeurs n’appartiennent pas aux catégories réglementaires inscrites dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés [le RIPR], puisqu’ils n’ont pas établi l’existence d’une crainte fondée de persécution ou le fait qu’ils étaient personnellement touchés par une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne aux termes de l’article 147 du RIPR. Le défendeur soutient que les motifs de l’agent ne renferment aucune lacune ou déficience suffisante pour justifier l’intervention de la Cour en contrôle judiciaire.
II. Décision
[8] J’accueille la demande de contrôle judiciaire des demandeurs, car je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.
III. Questions en litige et norme de contrôle
[9] Je résume les questions soulevées par les demandeurs de la façon suivante :
i)La décision de l’agent était-elle déraisonnable?
ii)L’agent est-il parvenu à sa décision d’une manière inéquitable sur le plan procédural?
[10] Les parties soutiennent, et je suis d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives au statut de réfugié est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov] au para 23; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1645 au para 13; Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1741 au para 15). Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision doit s’assurer que la décision est justifiée, intelligible et transparente (Vavilov, au para 95). Les décisions justifiées et transparentes tiennent compte des questions et des préoccupations centrales soulevées dans les observations des parties à l’intention du décideur (Vavilov, au para 127).
[11] La question de l’équité procédurale doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée] aux para 37-56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). La cour appelée à statuer sur des questions d’équité procédurale doit essentiellement se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 21-28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 54).
[12] En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, le juge Regimbald a récemment écrit ce qui suit au paragraphe 11 de la décision Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1617 :
[…] [L]a cour de révision doit être convaincue de l’équité de la procédure au regard des circonstances (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 215 au para 6; Do c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 927 au para 4; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée]). Dans Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, la Cour d’appel fédérale a indiqué que l’exercice consistant à « caser la question de l’équité procédurale dans une analyse relative à la norme de contrôle applicable » est non rentable (para 55). La Cour doit plutôt se demander si la partie a eu le droit d’être entendue et la possibilité de connaître les arguments avancés contre elle, et si « l’équité procédurale n’est pas sacrifiée sur l’autel de la déférence » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée au para 56).
IV. Analyse
A. Le cadre législatif
[13] L’article 139 du RIPR énonce les conditions en vertu desquelles les étrangers qui sont parrainés en vue d’obtenir la résidence permanente au titre des « catégories de réfugiés »
peuvent se voir délivrer un visa. Les demandeurs ont fait l’objet d’un examen au titre des deux catégories énoncées aux articles 145 et 147, respectivement, du RIPR :
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR]
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Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]
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Première question : la décision de l’agent était-elle déraisonnable?
[14] Ma décision d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire repose sur une question clé soulevée par les demandeurs en ce qui concerne l’évaluation, par l’agent, de leur profil de risque résiduel non contesté en tant que chrétiens originaires du Pakistan (Kajenthiran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1474). Il n’appartient pas à la Cour de tirer des conclusions de fait sur la question de savoir si la preuve étaye la conclusion selon laquelle les chrétiens du Pakistan sont exposés à un risque sérieux de persécution à leur retour au pays. Cette tâche relève des fonctions de l’agent. Toutefois, en l’espèce, l’agent a fait abstraction de la preuve sur la situation au Pakistan lorsqu’il a analysé le risque prospectif auquel les demandeurs seraient exposés compte tenu de leur profil résiduel. Il s’agit d’une erreur de droit qui rend la décision déraisonnable dans son ensemble.
[15] Nul ne conteste que l’agent a reconnu que les demandeurs sont des chrétiens du Pakistan. Rien dans la décision et les motifs de l’agent, y compris les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], n’indique que ce dernier a examiné la preuve sur la situation au Pakistan en ce qui concerne le traitement réservé à la minorité chrétienne dans ce pays ou qu’il en avait connaissance, si ce n’est dans ses conclusions d’invraisemblance, dont il est question plus loin dans les présents motifs. En somme, l’agent n’a pas évalué le risque prospectif auquel les demandeurs seraient exposés en raison de leur identité chrétienne non contestée.
[16] Par conséquent, pour parvenir à sa conclusion, l’agent s’est exclusivement fondé sur ses conclusions quant à la crédibilité d’incidents précis de persécution antérieure.
[17] Les demandeurs soutiennent, et je suis d’accord, que l’agent était tenu de déterminer s’il y avait une preuve indépendante, non viciée par les conclusions défavorables en matière de crédibilité, pour établir l’existence d’un risque prospectif : Pathmanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 519 au para 56.
[18] Comme je le mentionne plus haut, bien qu’il n’ait pas remis en question l’identité chrétienne des demandeurs, l’agent n’a pas évalué si leur crainte de persécution en raison de cette identité était fondée compte tenu de la situation au Pakistan. Dans sa décision de rejeter la demande des demandeurs au motif qu’elle n’était pas crédible, l’agent a conclu qu’il était invraisemblable que des professeurs chrétiens prennent le risque d’enseigner le christianisme à des étudiants chrétiens à proximité de musulmans.
[19] À l’audience, le défendeur a d’abord soutenu que l’obligation de l’agent se limitait à tirer des conclusions quant à la crédibilité des actes de persécution antérieure et qu’il n’était pas tenu d’évaluer le risque prospectif. Lorsque je lui ai demandé s’il était en mesure de citer la jurisprudence pour appuyer cette déclaration, l’avocat du défendeur a affirmé que, dans les faits, l’agent avait évalué la situation au Pakistan ainsi que le risque prospectif dans ses conclusions. Lorsque je lui ai demandé d’indiquer les parties du dossier portant précisément sur l’évaluation effectuée par l’agent, l’avocat a renvoyé aux notes suivantes, qui avaient été consignées dans le SMGC le 30 mars 2021 dans le cadre de l’évaluation préalable du dossier : [traduction] « Indicateurs d’admissibilité : Autre : Statut de réfugié reconnu par le HCR : Sans importance ». Lorsque je lui ai demandé en quoi ces notes pouvaient clarifier la question de la situation au Pakistan ou celle de savoir si l’agent avait évalué le risque prospectif, l’avocat du défendeur a fait valoir que l’agent devait seulement fonder sa décision sur les questions de crédibilité liées à la persécution subie par le passé. Ma propre évaluation du dossier, conjuguée à cet échange avec l’avocat du défendeur, m’a permis de confirmer que l’agent n’avait pas examiné le profil résiduel des demandeurs en tant que chrétiens pakistanais. Par conséquent, compte tenu des documents sur la situation dans le pays dont disposait l’agent, la décision ne peut être jugée raisonnable.
[20] La présente affaire est analogue à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Isaac c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 940 [Isaac]. Dans cette affaire, l’agent avait rejeté la demande présentée par des chrétiens pakistanais en se fondant uniquement sur des conclusions de crédibilité tirées à l’égard d’un incident précis. Compte tenu de la preuve sur la situation au Pakistan contenue dans le cartable national de documentation (le CND), la Cour a conclu que l’agent devait tout de même examiner le risque prospectif auquel les demandeurs seraient exposés en tant que chrétiens afin de déterminer si, indépendamment des conclusions de crédibilité, ils appartenaient à l’une des catégories en raison de leur profil.
[21] Le défendeur fait valoir que l’agent n’était pas tenu d’effectuer une analyse du risque prospectif ou de la preuve supplémentaire relative à la situation dans le pays, puisque les doutes quant à la crédibilité des demandeurs, qui avaient trait à des actes précis de persécution antérieure, permettaient de pleinement trancher la demande. Contrairement à l’affaire Isaac, l’agent en l’espèce a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité de plusieurs aspects du récit des demandeurs, y compris des problèmes qui seraient révélateurs du risque auquel ils seraient exposés en tant que chrétiens au Pakistan. Il n’était donc pas nécessaire que l’agent procède à une évaluation du risque prospectif, puisqu’il avait conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles en raison de leurs déclarations incohérentes, d’événements improbables allégués ainsi que de problèmes liés à la preuve documentaire.
[22] Selon le défendeur, il convient d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Isaac au motif que, dans cette affaire, l’agent s’était fondé sur une seule contradiction relevée entre la version de M. Isaac et celle de son épouse relativement à leur retour à la maison après leur enlèvement allégué attribuable à leur confession chrétienne. Je ne souscris pas à la description de cette affaire par le défendeur. La question en litige dans la décision Isaac était très semblable à celle de la présente affaire : la décision était déraisonnable en raison du défaut de l’agent d’examiner la question du risque prospectif et non pas du nombre de conclusions en matière de crédibilité.
[23] Dans sa décision, l’agent a fait abstraction de la situation de la minorité chrétienne au Pakistan. Cette situation a une incidence sur la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, mais également sur la catégorie de personnes de pays d’accueil, qui traite des violations généralisées des droits de la personne et nécessite un examen de la situation dans le pays. Pour ce qui est de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières, l’agent était tenu d’évaluer si les demandeurs étaient des réfugiés au sens de la Convention, ce qui comporte notamment l’examen du risque prospectif auxquels ils étaient exposés en tant que chrétiens au Pakistan, indépendamment de la question de savoir si leur compte rendu de la persécution qu’ils avaient subie par le passé avait été jugé crédible. Les motifs de l’agent ne dénotent aucune connaissance de sa part quant aux éléments pertinents de la situation au Pakistan, alors que la preuve comprenait des faits tels que le recours à des lois criminalisant le blasphème destinées à cibler les minorités religieuses, y compris les chrétiens.
[24] En l’espèce, le défendeur convient que l’agent avait l’expertise nécessaire pour connaître la situation au Pakistan et que la Cour devrait présumer qu’il en a tenu compte. Cette approche est compatible avec la conclusion tirée par la Cour dans l’affaire Saifee c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 589, selon laquelle il faut supposer que « l’agent disposait »
de la documentation facilement accessible sur la situation dans le pays avant de rendre sa décision. Par conséquent, il n’y a pas de différend entre les parties quant à la question de savoir si l’agent disposait de la documentation pertinente sur la situation au Pakistan en ce qui concerne le traitement réservé aux chrétiens.
[25] Les deux parties conviennent que les agents ne sont pas tenus de citer des documents précis en ce qui concerne la situation dans le pays. Cependant, ils doivent quand même montrer, dans leurs motifs, qu’ils sont au fait de cette situation. Les parties s’entendent également pour dire que les documents sur la situation dans le pays soulèvent des questions potentiellement pertinentes dans le contexte d’une demande d’asile présentée par des chrétiens. Elles ont toutes deux fait référence à des documents contenus dans le dossier dont l’agent était saisi, et les demandeurs ont également mentionné des documents supplémentaires, accessibles au public, que l’agent était censé connaître, y compris ceux figurant dans le Cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. À l’audience, le défendeur a admis que l’agent avait une expertise concernant la situation au Pakistan, et a mentionné sa conclusion selon laquelle il était invraisemblable que les demandeurs eussent enseigné dans une école chrétienne à proximité de musulmans en tant que preuve de cette expertise.
[26] La Cour a récemment conclu, dans la décision Anku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 125, que le défaut d’un agent « d’établir des faits »
sur la situation dans le pays en cause donne lieu à une décision qui ne satisfait pas aux critères de cohérence et de justification établis dans l’arrêt Vavilov. Par conséquent, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que l’agent aurait dû évaluer les éléments pertinents relatifs à la situation au Pakistan dans le cadre de son analyse. La Cour ne tire aucune conclusion à savoir comment l’agent aurait dû évaluer la situation au Pakistan. Cependant, le défaut de celui-ci d’évaluer les documents pertinents sur la situation des chrétiens au Pakistan dans le contexte du risque prospectif rend la décision déraisonnable.
[27] Je juge que l’argument du défendeur renferme des incohérences, ce qui n’aide pas la Cour à parvenir à une conclusion différente. D’une part, le défendeur convient que l’agent disposait d’une expertise et de documents concernant la population chrétienne. À l’appui de cet argument, le défendeur se fonde aussi sur le fait que le scénario général selon lequel les demandeurs enseignaient l’éducation religieuse dans une école chrétienne au Pakistan fréquentée par des enfants musulmans ou participaient à des célébrations de Noël est peu vraisemblable. Cependant, l’agent a restreint son analyse aux conclusions d’invraisemblance relatives à la crédibilité des demandeurs sans examiner la question du risque prospectif. D’autre part, le défendeur soutient que les conclusions en matière de crédibilité relatives à des incidents clés de persécution antérieure dans les circonstances de l’espèce étaient suffisantes et qu’elles faisaient en sorte qu’il n’était pas nécessaire d’évaluer le risque prospectif de persécution en fonction de l’identité chrétienne non contestée des demandeurs. Je ne suis pas d’accord. Il ne s’agit pas d’une affaire où le manque de crédibilité relativement à des événements passés pourrait raisonnablement entacher le risque prospectif de persécution.
[28] La décision de l’agent est déraisonnable, car il n’a pas évalué la demande d’asile des demandeurs au regard du bon critère juridique, c’est-à-dire la question de savoir s’ils seraient exposés à un risque prospectif de persécution à leur retour au Pakistan compte tenu de leur identité non contestée en tant que chrétiens pakistanais.
[29] Les demandeurs ont aussi présenté des observations concernant le caractère déraisonnable des conclusions de l’agent relatives à la persécution antérieure. Par exemple, la conclusion de l’agent selon laquelle le scénario général voulant que les demandeurs aient enseigné l’éducation religieuse dans une école chrétienne au Pakistan qui était également fréquentée par des enfants musulmans était peu vraisemblable ne reposait sur aucune preuve hormis les hypothèses non fondées de l’agent. La même logique a été appliquée au scepticisme de l’agent concernant la présence des demandeurs à la fête de Noël dans une école en dépit du premier rapport d’incident et des menaces qui auraient été proférées par des agents de persécution extrémistes musulmans. Je conviens que ces conclusions en matière de crédibilité reposent sur l’invraisemblance du récit des demandeurs. La Cour s’est penchée sur la jurisprudence relative à cette question dans la décision Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908, et les demandeurs s’appuient sur les principes qui y sont énoncés :
[8] Il est possible de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en fonction de l’invraisemblance du récit d’un demandeur, mais le droit établit clairement que les inférences de ce genre sont dangereuses en soi et que la prudence s’impose avant de tirer de telles inférences. La nécessité d’agir avec prudence est évidente. Les conclusions d’invraisemblance qui reposent sur le sens commun ou l’expérience commune peuvent s’avérer totalement erronées lorsque le « sens commun » ou l’« expérience commune » en question est fondé sur des normes sociales ou culturelles qui ne s’appliquent pas dans l’affaire en cause [renvois omis]. […] [U]n tribunal « ne peut […] conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (non souligné dans l’original). Comme l’a souligné le juge Gleason dans la décision Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, au par. 10 [Zacarias], « la Cour a souvent fait la mise en garde de ne tirer de telles conclusions que dans les situations où il est clairement invraisemblable que les faits se soient produits comme le témoin le prétend, à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve » (non souligné dans l’original). Par conséquent, une affirmation peut être considérée comme invraisemblable « si cette affirmation est dénuée de sens à la lumière de la preuve déposée » (Zacarias, au par. 11).
[9] Il importe de se rappeler qu’il ne s’agit pas pour le décideur de trancher la question de savoir si les événements en question se sont produits, mais bien s’il faut croire le demandeur lorsqu’il affirme que les événements se sont produits. Il ne faudrait pas tirer de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la vraisemblance tout simplement parce qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur. Les situations ne se conforment pas toujours à la norme. Il arrive que l’improbable se produise. Il en faut plus pour juger qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible uniquement pour des raisons d’invraisemblance. En fait, le fait de restreindre ainsi l’établissement des faits contribue à atténuer le risque d’erreur si le récit d’un demandeur est rejeté.
[30] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que l’agent s’est appuyé sur des conclusions d’invraisemblance déraisonnables n’ayant aucune assise dans la preuve. Cependant, puisque j’ai déjà conclu, pour les motifs énoncés précédemment, que la décision de l’agent est déraisonnable, je n’examinerai pas les autres arguments des demandeurs, y compris en ce qui concerne les autres conclusions en matière de crédibilité ou le manquement à l’équité procédurale.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6603-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée au bureau des visas pour qu’elle y soit tranchée par un autre décideur.
Il n’y a aucune question à certifier.
Blanc
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« Negar Azmudeh » |
Blanc
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Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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DOSSIER :
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IMM-6603-22 |
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INTITULÉ :
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SHAHZAD ASHIQ ET AL C MCI |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 15 JANVIER 2024 |
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MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
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LA JUGE AZMUDEH |
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DATE DES MOTIFS :
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LE 17 JANVIER 2024 |
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COMPARUTIONS :
Samuel PLETT |
POUR LES DEMANDEURS |
Alexandre PETTERSON |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
DESLOGES CARVAJAL LAW GROUP-PROFESSIONAL CORPORATION
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
Ministère de la Justice du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |