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Date : 20231205


Dossier : IMM-9376-21

Référence : 2023 CF 1637

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

AHAM DWAYNE LAWRENCE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Aham Dwayne Lawrence, est devenu résident permanent du Canada il y a environ 25 ans, alors qu'il avait 16 ans. Il a vécu au Canada sans interruption depuis ce moment. M. Lawrence a une conjointe de fait au Canada et quatre enfants mineurs, dont deux vivent avec lui.

[2] M. Lawrence risque d'être renvoyé du Canada parce qu'il a été reconnu coupable d'une infraction criminelle qui a amené la Section de l'immigration à conclure qu'il est interdit de territoire pour grande criminalité selon l'alinéa 36(1)a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Puisque M. Lawrence a été condamné à une peine d'emprisonnement de six mois, il ne peut pas interjeter appel à la Section d'appel de l'immigration, où il serait possible d'évaluer les motifs d'ordre humanitaire (article 64 de la LIPR).

[3] Dans deux demandes distinctes entendues en même temps, M. Lawrence conteste à la fois la décision du délégué du ministre de déférer l'affaire pour enquête et la décision conséquente de la Section de l'immigration de le déclarer interdit de territoire.

[4] Le demandeur a affirmé que les motifs donnés par le délégué du ministre pour renvoyer l'affaire pour enquête justifient une crainte raisonnable de partialité. J'estime qu'il n'est pas nécessaire de trancher la demande sur ce fondement parce que j'ai conclu qu'un certain nombre des conclusions tirées lors de l'examen du délégué du ministre ne sont pas étayées par le dossier. La décision est déraisonnable parce que les conclusions tirées ne sont pas justifiées au regard des faits (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), au par. 126). Il n'est pas nécessaire d'examiner les arguments relatifs à l'équité procédurale.

[5] Comme j'ai conclu que la décision de renvoyer l'affaire pour enquête doit être examinée à nouveau, la décision de la Section de l'immigration fondée sur ce renvoi est également annulée (Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2006] 1 R.C.F. 3, 2005 CF 429, au par. 5; Abdul c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2019 CF 154, au par. 24).

[6] Pour les motifs qui suivent, j'accueille les demandes de contrôle judiciaire.

II. Histoire procédurale

[7] En 2020, M. Lawrence a été déclaré coupable d'un chef d'accusation d'avoir eu en sa possession une substance inscrite à l'annexe I en vue d'en faire le trafic, l'infraction visée au paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. Il a été condamné à une peine d'emprisonnement de six mois. Il a été libéré le 25 avril 2020 et a reçu un avis de convocation à une entrevue avec un agent d'exécution de l'Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) le 12 mai 2020. L'avis informait M. Lawrence qu'il pourrait être interdit de territoire pour grande criminalité conformément à l'alinéa 36(1)a) de la LIPR et [TRADUCTION] qu'« une décision de vous permettre de rester au Canada ou d'imposer une mesure de renvoi contre vous sera prise dans un avenir rapproché ». De plus, l'avis indiquait que les [TRADUCTION] « circonstances de votre cas » seraient prises en considération avant que cette décision ne soit prise et que [TRADUCTION] « des renseignements comme votre âge, la durée de votre résidence permanente, votre soutien familial et vos responsabilités connexes, votre degré d'établissement et tout autre facteur pertinent seront pris en considération dans le processus décisionnel ». On a également informé M. Lawrence qu'il pouvait être accompagné d'un avocat à l'entrevue et qu'il pouvait présenter des documents et des observations écrites à l'ASFC.

[8] Monsieur Lawrence s'est présenté à l'entrevue le 12 mai 2020 devant un agent de l'ASFC qui est décédé l'année suivante. Le 21 juillet 2021, un autre agent de l'ASFC a rédigé un rapport conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR recommandant que M. Lawrence soit interdit de territoire pour grande criminalité aux termes de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le délégué du ministre a examiné le rapport établi conformément au paragraphe 44(1), les observations de M. Lawrence, les éléments de preuve et les notes de l'entrevue avec M. Lawrence. Le délégué du ministre a déclaré qu'il avait examiné les facteurs d'ordre humanitaire du dossier et qu'il avait décidé qu'au lieu d'envoyer une lettre d'avertissement à M. Lawrence, il allait déférer l'affaire à la Section de l'immigration pour enquête conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR.

[9] L'enquête sur l'admissibilité de M. Lawrence a eu lieu le 14 décembre 2021. Il a été déclaré interdit de territoire aux termes de l'alinéa 36(1)a) de la LIPR et une mesure de renvoi a été prise contre lui.

III. L'examen effectué par le délégué du ministre est déraisonnable

[10] Le pouvoir discrétionnaire du délégué du ministre de déférer ou non un dossier pour enquête est très limité, et il n'y a aucune obligation de tenir compte des motifs d'ordre humanitaire (Obazughanmwen c. Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2023 CAF 151, au par. 29). En l'espèce, le délégué du ministre a clairement indiqué au début de ses motifs qu'il examinerait les facteurs d'ordre humanitaire afin de décider s'il déférerait le dossier de M. Lawrence pour enquête ou s'il lui enverrait une lettre d'avertissement.

[11] Dans un tableau intitulé [TRADUCTION] « Aperçu du processus d'exécution de la loi » produit par l'ASFC et compris dans le dossier certifié du tribunal, la décision du délégué du ministre de déférer ou non un dossier à la Section de l'immigration est présentée comme suit : l'alternative est de déférer l'affaire pour enquête ou d'envoyer une lettre d'avertissement. De plus, en préparation de l'examen du délégué du ministre, l'ASFC a lancé un processus de collecte de renseignements sur la situation générale de M. Lawrence au Canada. L'ASFC a demandé à M. Lawrence de se présenter à une entrevue afin de décrire sa situation au Canada, notamment la durée de son séjour au Canada et ses relations au Canada. L'ASFC a également demandé des observations et des éléments de preuve sur ces questions.

[12] Lors de cet examen, le délégué du ministre a fait, dans sa décision de déférer l'affaire pour enquête, un certain nombre de déclarations qui ne sont pas étayées par la preuve. Comme je l'ai dit précédemment, M. Lawrence a mentionné ces déclarations à titre d'exemples étayant une conclusion de crainte raisonnable de partialité. À mon avis, il n'est pas nécessaire de trancher la demande sur ce fondement. Les exemples démontrent que le délégué du ministre a pris une décision fondée sur des faits qui n'étaient pas étayés par le dossier. Même dans le cas d'un pouvoir discrétionnaire limité, il est déraisonnable qu'un décideur décide de se livrer à un type particulier d'examen pour tirer ensuite des conclusions non étayées par les faits contenus dans le dossier dont il dispose.

[13] Le délégué du ministre a conclu que [TRADUCTION] « M. Lawrence continue à s'adonner à la sous‑culture de la drogue illicite », bien qu'il n'y ait aucune preuve au dossier que M. Lawrence ait continué de le faire. En fait, le témoignage de M. Lawrence indiquait le contraire. Le défendeur a demandé à la Cour de tenir compte du fait que, si le délégué du ministre croyait réellement que M. Lawrence participait encore à la culture de la drogue, il en aurait sûrement mentionné la preuve dans ses motifs. Je trouve ce raisonnement peu convaincant et circulaire. Le problème que pose la conclusion selon laquelle M. Lawrence continue de se livrer à des activités criminelles est qu'il n'existe aucune preuve à l'appui. Je ne puis présumer que les termes employés par le délégué étaient erronés parce qu'il n'y avait aucun élément de preuve à l'appui.

[14] Deuxièmement, le délégué du ministre a interprété de façon déraisonnable une déclaration attribuée à M. Lawrence comme démontrant son défaut d'assumer la responsabilité de ses actes. La déclaration de M. Lawrence n'étaye pas l'inférence tirée par le délégué du ministre au sujet de sa signification. Le délégué du ministre a signalé ce qui suit :

[TRADUCTION]

M. Lawrence fait preuve d'une acceptation minimale de la responsabilité de son comportement illégal. Lors de l'entrevue, il a déclaré : « Il n'allait blâmer personne, il s'est mis dans une mauvaise situation, il aurait dû prendre garde, il aurait dû faire un meilleur choix. » Cela semble indiquer qu'il était plus contrarié par le fait qu'il avait été découvert et non qu'il assumait véritablement la responsabilité de ses actes.

[15] Il semble que cette déclaration soit tirée de la seule entrevue de M. Lawrence lors de cette procédure. Cette entrevue a été menée en mai 2020 par un autre agent de l'ASFC qui, au moment où le délégué du ministre a effectué son examen plus d'un an plus tard, était décédé.

[16] Je ne crois pas que cette interprétation de la déclaration de M. Lawrence soit raisonnable; elle ne découle pas d'une simple lecture des propos de M. Lawrence sur lesquels le délégué du ministre s'appuie. Le défendeur a souligné que l'affidavit de M. Lawrence, déposé lors du présent contrôle judiciaire, fait état d'une attitude semblable à celle décrite par le délégué du ministre. Le délégué du ministre ne disposait pas de cet affidavit. Il n'est donc pas utile pour comprendre comment le délégué du ministre a interprété la déclaration qu'il a citée et qui était tirée d'une entrevue antérieure avec M. Lawrence.

[17] Enfin, le délégué du ministre a tiré des inférences non fondées quant à l'engagement de M. Lawrence envers sa conjointe actuelle et quant à savoir si M. Lawrence est un bon père. Le délégué du ministre signale que : [TRADUCTION] « Des lettres de soutien indiquent qu'il est un bon père, mais il faut s'interroger sur son engagement envers sa conjointe actuelle, car il semble que son plus jeune enfant a été conçu avec une autre femme alors qu'il était encore avec sa conjointe actuelle. » Encore une fois, la conclusion défavorable tirée par le délégué du ministre n'est pas étayée par la preuve au dossier et repose sur des hypothèses sur la façon dont se comportent les conjoints engagés et les bons pères.

[18] Dans l'ensemble, un certain nombre des conclusions du délégué du ministre ne sont pas étayées par la preuve dont il disposait, ce qui rend la décision déraisonnable. Ni l'une ni l'autre des parties n'a proposé de question à certifier et je conviens que l'affaire n'en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9376-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du délégué du ministre du 21 juillet 2021 est annulée.

  3. La décision de la Section de l'immigration du 14 décembre 2021 est annulée.

  4. L'affaire est renvoyée à un autre délégué du ministre pour une nouvelle décision.

  5. Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9376-21

 

INTITULÉ :

AHAM DWAYNE LAWRENCE c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 31 mai 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 5 décembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Khatidja Moloo-Alam

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bernard Assan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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