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Date : 20230509

Dossier : T-1641-22

Référence : 2023 CF 659

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

DON PUBLICOVER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 5 juillet 2022 [la décision contestée] par laquelle l’honorable Joyce Murray, ministre des Pêches, des Océans et de la Garde côtière canadienne [la ministre] a refusé d’accorder au demandeur la permission de transférer son permis de pêche au homard de catégorie B.

[2] Comme je l’expliquerai en détail ci-après, je rejetterai la présente demande,parce que je juge que la décision contestée est raisonnable.

II. Contexte

[3] Le demandeur, Donald Publicover, est un pêcheur qui détient un permis de pêche au homard de catégorie B. Ce permis, délivré par le gouvernement du Canada, permet à M. Publicover de pêcher une quantité limitée de homard à West Dover, en Nouvelle-Écosse.

[4] M. Publicover a obtenu le permis en 1960 et l’a renouvelé chaque année depuis. Il a pêché régulièrement en vertu du permis jusqu’en 2016. Depuis lors, en raison de la détérioration de son état de santé, M. Publicover n’a pas été en mesure de pêcher avec son permis et il a obtenu chaque année la permission de recourir à quelqu’un d’autre pour le faire à sa place, conformément à ce que le ministère des Pêches et des Océans [le MPO] appelle sa politique sur la désignation d’exploitants substituts pour des raisons médicales [la politique sur la DES].

[5] M. Publicover et son épouse, qui sont maintenant à la fin de la soixantaine, ont deux enfants adultes qui ont un problème de santé nécessitant des soins importants. Même si la plus grande part du revenu de M. Publicover provient de l’exploitation d’un camion de cuisine de rue, il reçoit chaque année environ 10 000 $ en revenus découlant de l’exploitation du permis. Il explique que son épouse et lui n’ont pas les moyens financiers de prendre soin de leurs enfants et de répondre aux besoins spéciaux de ces derniers. Par conséquent, il souhaite transférer son permis à un autre pêcheur afin de générer des fonds supplémentaires.

[6] En 2019, l’avocat de M. Publicover a écrit au MPO pour demander la permission de commercialiser et de vendre ou de transférer son permis. Une conseillère principale du MPO lui a répondu que les permis de catégorie B ne sont pas transférables.

[7] En 2020, l’avocat de M. Publicover a écrit à l’ancienne ministre, l’honorable Bernadette Jordan, pour lui demander d’exercer son pouvoir discrétionnaire, conformément à l’article 7 de la Loi sur les pêches, LRC (1985), c. F-14 [la Loi], afin de permettre à M. Publicover de transférer son permis à un tiers admissible. Dans sa réponse, la ministre Jordan a refusé de faire une exception à la politique du MPO qui interdit le transfert de permis de catégorie B et a donc rejeté la demande de M. Publicover [la première décision].

[8] M. Publicover a présenté une demande de contrôle judiciaire de la première décision. Le 22 décembre 2021, la juge Heneghan de la Cour a annulé la première décision, et l’affaire a été renvoyée à la ministre pour nouvelle décision (voir Publicover c Canada (Procureur général), 2021 CF 1460 [Publicover]).

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] Dans une lettre datée du 5 juillet 2022, la ministre a communiqué à M. Publicover la décision contestée, par laquelle elle a tranché la demande de nouvel examen présentée par ce dernier. Dans sa décision, la ministre a de nouveau refusé de lui permettre de transférer ou de vendre son permis de pêche au homard de catégorie B.

[10] Dans sa décision, la ministre a cerné un certain nombre de facteurs. Premièrement, elle ne souscrivait pas à l’affirmation de l’avocat du demandeur selon laquelle la justification qui sous-tend les permis de pêche au homard de catégorie B n’existe plus. La ministre a déclaré que l’objectif a toujours été de réduire le nombre de pêcheurs au homard pour des raisons de conservation et des raisons socioéconomiques, et qu’il n’y avait aucune raison de mettre fin aux efforts visant à réduire le nombre de pêcheurs.

[11] Ensuite, la ministre a exprimé son point de vue selon lequel le fait d’accéder à la demande de M. Publicover et de faire des exceptions en raison de prétendues difficultés financières minerait les objectifs de la politique ministérielle relativement à cette pêche et aussi à d’autres pêches.

[12] La ministre a ensuite déclaré qu’il n’y avait pas de preuve laissant entendre que M. Publicover avait déjà été dépendant de la pêche au homard ou que la pêche avait déjà été sa principale source de revenus. Elle a fait remarquer que M. Publicover n’avait pas interjeté appel de la catégorisation de son permis au cours de la période de 1977 à 1982, ce qu’il était alors possible de faire au motif d’un changement de la situation d’emploi. La ministre a conclu que la pêche n’a jamais été la principale source de revenus de M. Publicover et que les difficultés financières qu’il a déclarées n’étaient pas liées à ses activités de pêche.

[13] La ministre a ensuite déclaré que M. Publicover avait bénéficié de mesures d’adaptation au fil du temps, grâce aux avantages tirés de la pêche, et que sa demande pour que son permis soit délivré à un autre pêcheur équivalait à une demande de révision des mesures d’adaptation que prévoyait la politique du MPO pour les personnes qui n’étaient pas dépendantes de la pêche. La ministre a exprimé son opinion selon laquelle il n’y avait aucune raison de revoir la politique du MPO ou les mesures d’adaptation dont M. Publicover avait déjà bénéficié.

[14] Enfin, la ministre a souligné que M. Publicover peut continuer de recevoir un revenu annuel de la pêche par l’intermédiaire d’un exploitant substitut, à condition qu’il continue de satisfaire aux critères d’admissibilité.

[15] La ministre a conclu en déclarant qu’après avoir examiné la demande de M. Publicover et tenu compte de toutes les circonstances pertinentes, il n’y avait aucune raison selon elle de réexaminer les mesures d’adaptation dont M. Publicover avait bénéficié. Par conséquent, la ministre a rejeté sa demande.

IV. Mesures de redressement demandées

[16] Le demandeur demande que la décision contestée soit annulée et que la Cour y substitue une décision lui permettant de transférer sa licence de catégorie B à un acheteur consentant. À titre subsidiaire, il cherche à obtenir une ordonnance annulant la décision contestée et renvoyant l’affaire à la ministre pour une nouvelle décision.

V. Questions à trancher et norme de contrôle

[17] Dans ses observations, le demandeur soulève deux questions de fond que la Cour doit trancher :

  1. La décision contestée est-elle déraisonnable?

  2. La ministre a-t-elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[18] Les parties conviennent (et je suis d’accord) que la norme de contrôle applicable aux deux questions est celle de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 [Elson] au para 30). En fait, la seconde question consiste peut-être davantage en un argument supplémentaire avancé à l’encontre du caractère raisonnable de la décision contestée (voir l’arrêt Elson, au para 30).

VI. Analyse

A. La décision contestée est-elle déraisonnable?

(1) Fondement juridique de la délivrance de permis de pêche

[19] Avant de passer aux arguments que le demandeur fait valoir à l’encontre du caractère raisonnable de la décision contestée, il est utile de souligner brièvement le fondement juridique de la délivrance de permis de pêche par la ministre.

[20] En vertu de l’article 7 de la Loi, la ministre a le pouvoir discrétionnaire absolu de délivrer un permis de pêche :

Baux, permis et licences de pêche

7 (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, délivrer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêches — ou en permettre la délivrance —, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.

Fishery leases and licenses

7 (1) Subject to subsection (2), the Minister may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on.

[21] Comme l’a confirmé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd c Canada (Ministre des Pêches et Océans), [1997] 1 RCS 12, 1997 CanLII 399 (CSC) au paragraphe 36, le pouvoir discrétionnaire de la ministre de délivrer des permis n’est restreint que par l’exigence de justice naturelle et l’obligation de fonder ses décisions à l’égard des permis sur des considérations pertinentes, d’éviter l’arbitraire et d’agir de bonne foi. Le pouvoir discrétionnaire de la ministre s’étend aux décisions de ne pas renouveler les permis de pêche (voir Anglehart c Canada, 2018 CAF 115 au para 31).

(2) Politique du MPO

[22] Il est également utile de fournir quelques explications concernant la politique du MPO qui sous-tend la décision contestée. Bien que le mémoire des faits et du droit du défendeur dresse l’historique de la politique pertinente plus en détail que celui de M. Publicover, je considère que le résumé plus concis du mémoire de ce dernier présente les principes et événements clés de l’évolution de la politique. Son mémoire contient le résumé suivant aux paragraphes 15 à 18 :

[traduction]

15. En 1975, le MPO a mis en place la politique dite « sur le cumul d’emplois ». La politique sur le cumul d’emplois imposait des contrôles plus stricts sur les permis des pêcheurs qui ne dépendaient pas de la pêche au homard (communément appelés « pêcheurs amateurs »). Les pêcheurs qui avaient un emploi à l’extérieur du secteur de la pêche n’étaient pas en mesure de pêcher autant de homards que les pêcheurs qui dépendaient de la pêche (communément appelés « pêcheurs professionnels »). L’intention déclarée de la politique sur le cumul d’emplois était d’exclure les pêcheurs amateurs du secteur de la pêche. Le ministre de l’époque, M. Romeo LeBlanc, a déclaré que l’intention n’était pas de perturber les pêcheurs à temps partiel qui dépendent réellement de la pêche au homard.

16. En mars 1976, la politique sur le cumul d’emplois a été modifiée. Trois catégories de permis fondées sur la participation à la pêche au homard ont alors été créées. Les permis de catégorie « A » étaient délivrés seulement aux personnes qui n’avaient pas d’emploi à temps plein ou dont l’emploi à temps partiel ne coïncidait pas avec la saison de pêche au homard dans leur localité. Les permis de catégorie « B » étaient délivrés seulement aux personnes qui avaient un attachement historique à la pêche du homard depuis 1968 ou avant, mais qui ne répondaient pas aux critères d’admissibilité relatifs aux permis de catégorie « A ». Les permis de catégorie « B » n’étaient pas transférables. Les permis de catégorie « C » étaient délivrés à des personnes entrées dans le secteur de la pêche après 1968 et qui ne répondaient pas aux critères d’admissibilité relatifs aux permis de catégorie « A ».

17. La politique sur le cumul d’emplois envisageait des circonstances dans lesquelles des exceptions pouvaient être faites pour permettre le transfert d’un permis de catégorie « B ». Elle stipulait que « pour transférer un homardier enregistré d’une personne à une autre… des circonstances spéciales peuvent justifier l’examen d’un transfert de permis de catégorie “B” pour une période limitée suivant le retrait prématuré ou forcé du permis d’un titulaire. » Elle était censée être « conçue pour s’adapter à différentes situations, pour tenir compte de l’attachement historique à la pêche et pour prévenir les cas de difficultés excessives découlant de la perte du permis ». Elle stipulait que « normalement, un permis de catégorie “B” ne peut être exploité que par le titulaire du permis et expire lorsque celui-ci quitte le secteur de la pêche ». Des lettres envoyées aux pêcheurs pour les informer du changement apporté à la politique sur les permis de pêche au homard indiquaient que les permis de catégorie « B » n’étaient « normalement pas transférables. »

18. En 1996, le MPO a établi la Politique d’émission des permis pour la pêche commerciale dans l’Est du Canada (la « Politique de 1996 »), qui a été révisée au fil des ans, mais qui est toujours en vigueur. Selon la Politique de 1996, la ministre peut, « à son entière discrétion » et pour des raisons d’efficacité administrative, énoncer dans une politique les conditions ou exigences en vertu desquelles elle peut délivrer un permis à un nouveau titulaire en « remplacement » d’un permis qui est rendu. Toujours selon cette politique, les permis de pêche au homard de catégorie « B » sont des permis qui ne peuvent ne pas être délivrés à un autre pêcheur à titre de permis de remplacement.

(3) Première décision et contrôle judiciaire

[23] Enfin, avant de passer aux arguments de M. Publicover à l’encontre de la décision contestée, il est utile d’expliquer la première décision et la décision de la Cour dans l’affaire Publicover, car les arguments actuels de M. Publicover comprennent des observations selon lesquelles les erreurs commises dans la première décision, ainsi qu’elles sont énoncées dans l’affaire Publicover, ont été reproduites dans la décision contestée.

[24] La première décision était brève. La ministre Jordan a fait référence à l’historique de la catégorisation des permis de pêche au homard, qui constitue un moyen de réduire l’effort de pêche dans l’intérêt des objectifs de conservation et de durabilité, et a déclaré qu’elle ne ferait pas d’exception dans le cas de M. Publicover.

[25] M. Publicover souligne deux conclusions de la juge Heneghan dans la décision Publicover qui sous-tendent sa conclusion selon laquelle la première décision était déraisonnable. Premièrement, elle a conclu que la première décision ne répondait pas à la demande de M. Publicover visant le transfert de son permis parce que la ministre Jordan n’a pas expliqué en quoi le fait de permettre au demandeur de transférer son permis à un pêcheur admissible contrecarre les objectifs de la politique applicable du MPO (au para 66).

[26] Deuxièmement, la juge Heneghan a conclu que la ministre Jordan n’avait pas tenu compte de la situation personnelle du demandeur, car elle a rejeté la demande en une seule phrase, sans expliquer pourquoi la situation personnelle de ce dernier ne justifie pas qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire (au para 67).

(4) Analyse des arguments du demandeur

[27] Dans ce contexte, M. Publicover soutient que la décision contestée est déraisonnable, en partie parce que, selon lui, la ministre y répète les deux mêmes erreurs qui ont été relevées dans la décision Publicover.

[28] Tout d’abord, M. Publicover fait référence à la conclusion de la ministre selon laquelle le fait d’accéder à sa demande de transfert de son permis minerait les objectifs de longue date de la politique gouvernementale. Pour parvenir à cette conclusion, la ministre a rejeté l’affirmation de M. Publicover selon laquelle la justification politique sous-jacente qui existait dans les années 1970 et 1980 n’existe plus. La ministre a expliqué que l’objectif a toujours été de réduire le nombre de pêcheurs au homard pour des raisons de conservation et des raisons socioéconomiques, et que la viabilité des entreprises de pêche pour les pêcheurs qui dépendent de la pêche demeure un objectif pertinent.

[29] M. Publicover soutient que la conclusion de la ministre, selon laquelle l’objectif du MPO est celui expliqué dans la décision contestée et que cet objectif demeure pertinent, n’est étayée par aucun élément de preuve au dossier dont la ministre disposait. Il renvoie la Cour à un document figurant dans le dossier certifié du tribunal [le DCT] intitulé « History of the Categorization of Lobster Licenses in the Maritimes Region » (Historique de la catégorisation des permis de pêche au homard dans la région des Maritimes), qui semble avoir été préparé par le MPO, et il présente une série de documents d’orientation pertinents. M. Publicover fait remarquer que ces documents concernent la période de 1960 à 2014, mais ne vont pas au-delà, et il soutient que les documents les plus récents, qui datent de la période de 2013 à 2014, font uniquement référence à la nécessité de prendre des mesures de conservation rigoureuses. Des mesures telle la nécessité de réduire l’effort de pêche n’y sont pas expressément mentionnées.

[30] M. Publicover ne conteste pas que le fait que la conservation des ressources halieutiques est un facteur pertinent à prendre en considération dans la formulation de la politique du MPO. Je ne pense pas non plus qu’il conteste le fait que le dossier démontre que l’élaboration de la politique quant à l’interdiction du transfert des permis de catégorie B a un fondement historique. Il soutient plutôt que la conservation ne passe pas nécessairement par une réduction de l’effort de pêche et que le dossier dont disposait la ministre ne démontre pas que le besoin historique d’une telle réduction demeure une préoccupation actuelle.

[31] J’accorde peu de valeur à cet argument. Comme il ressort de l’historique de la politique en cause du MPO, telle qu’elle est résumée par le demandeur et décrite ci-dessus dans les présents motifs, les permis de catégorie B ne sont toujours pas transférables selon la politique actuelle. À mon avis, pour obliger la ministre à réunir des données scientifiques ou autres à l’appui de cette politique afin de justifier que sa décision de refuser une demande d’exception à la politique était raisonnable, il aurait fallu une affirmation beaucoup plus détaillée et mieux étayée (portant que les considérations sous-jacentes à la politique sont sans fondement) par rapport à ce qui a été fait en l’espèce.

[32] Comme il a été mentionné précédemment, M. Publicover a affirmé dans sa demande que la plupart des justifications qui existaient dans les années 1970 et 1980 concernant le caractère non transférable des permis de catégorie B n’existent plus. Toutefois, dans la mesure où il existe un quelconque fondement à cette affirmation, il celui-ci se trouve dans les deux paragraphes suivants de la demande. Dans ces paragraphes, M. Publicover avance ce qui suit :

[traduction]

  1. Le fait de permettre le transfert du permis de catégorie B n’aurait aucune incidence sur la capacité de pêche ni n’imposerait de contraintes supplémentaires sur le stock de homard, car le permis est utilisé depuis qu’il a été déclassé de la catégorie A à la catégorie B;

  2. La politique su la DES a été modifiée pour permettre aux titulaires de permis de catégorie B de conserver leurs permis plus longtemps que les titulaires de permis de catégorie A dans les cas où ils ne sont pas en mesure d’utiliser leur permis eux-mêmes. M. Publicover a fait valoir que cela démontre un changement par rapport à l’intention initiale de la politique, alors que l’objectif était de retirer les permis de catégorie B.

[33] La première de ces observations n’appuie pas la conclusion selon laquelle il n’est plus nécessaire que le MPO continue de réduire l’effort de pêche dans le secteur de la pêche au homard. Dans cette affirmation, M. Publicover soutient simplement que le fait de lui permettre de transférer son permis ne résulterait pas en une augmentation de l’effort de pêche. Comme la ministre l’indique dans la décision contestée, l’objectif derrière la politique du MPO n’est pas d’éviter une augmentation de l’effort de pêche, mais plutôt d’en arriver à une réduction. Cette explication constitue une justification intelligible de cet aspect du raisonnement de la ministre et, par conséquent, résiste au contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir Vavilov, au para 99).

[34] La deuxième des observations susmentionnées n’appuie pas non plus la conclusion selon laquelle il n’est plus nécessaire que le MPO continue de réduire l’effort de pêche dans le secteur de la pêche au homard. Dans cette affirmation, M. Publicover soutient que l’évolution de la politique sur la DES concorde avec la conclusion selon laquelle la politique du MPO ne comprend plus la poursuite d’une réduction de l’effort de pêche. Cependant, la ministre explique que la réduction de l’effort de pêche fait toujours partie de la politique du MPO. Elle traite par la suite de l’importance de la politique sur la DES en ce qui concerne la situation de M. Publicover, puisque cette politique lui offre la possibilité de tirer un revenu continu de la pêche au homard. Encore une fois, cette analyse est intelligible et résiste au contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[35] Aucune des observations susmentionnées ne permet de conclure que l’état de la ressource de homard est tel que la réduction de l’effort de pêche n’est plus une considération politique valable au point d’obliger la ministre à justifier la politique elle-même.

[36] Avant de passer à autre chose, je note que M. Publicover affirme également que la véritable préoccupation du MPO n’est peut-être pas l’exigence de conservation de la ressource, mais plutôt la crainte que la présente demande, si elle était acceptée, ouvrirait la porte à une multitude d’autres demandes de transfert de permis de catégorie B. Il soutient qu’il est déraisonnable de refuser sa demande en raison de cette crainte, qui est à la fois hypothétique et sans rapport avec sa situation personnelle, sur laquelle la décision de la ministre doit être fondée.

[37] M. Publicover fait remarquer que, bien que la ministre ne fasse pas état, dans la décision contestée, d’une quelconque crainte de recevoir une multitude d’autres demandes, une telle crainte est mentionnée dans la note d’information que le MPO a préparée pour la ministre relativement à la décision contestée. Son argument est fondé sur un document contenu dans le DCT intitulé « Departmental Analysis » (Analyse ministérielle). M. Publicover a raison de dire que, dans ce document, le MPO s’inquiète du fait que la demande de M. Publicover, si elle était accueillie, pourrait constituer un précédent pour les d’éventuelles demandes d’autres titulaires de permis de catégorie B.

[38] Le défendeur fait valoir que, comme cette crainte ne figure pas dans la lettre de la ministre elle-même, elle ne fait pas partie du raisonnement qui sous-tend la décision contestée. J’hésite à accepter cet argument, car de nombreuses sources étayent le principe selon lequel on peut considérer qu’un rapport ou une recommandation menant à une décision administrative expliquent les motifs de la décision lorsque que le décideur adopte ensuite ce rapport ou cette recommandation sans fournir lui‑même de motifs ou en n’exposant que de brefs motifs (voir Saber & Sone Group c Canada (Revenu national), 2014 CF 1119 au para 23). La lettre de la ministre faisant état de la décision contestée énonce les motifs, mais ils ne sont pas particulièrement élaborés, et je ne suis pas convaincu que l’analyse ministérielle ne permette pas de comprendre le raisonnement de la ministre.

[39] Toutefois, je n’estime pas que ce point donne lieu à une erreur susceptible de révision. Comme il est expliqué dans la décision Sofina Foods Inc. c Canada (Procureur général), 2015 CF 47, un décideur administratif est en droit d’envisager, d’une part, la possibilité que l’octroi d’une exception à une politique puisse donner lieu à d’autres demandes semblables qui pourraient devoir être accordées par souci d’uniformité, et, d’autre part, l’effet cumulatif qu’aurait l’acceptation de telles demandes sur les objectifs sous-jacents de la politique (aux para 22-24).

[40] En ce qui concerne la deuxième erreur relevée dans la décision Publicover (le défaut, dans la première décision, d’expliquer pourquoi la situation personnelle de M. Publicover ne justifiait pas un exercice positif du pouvoir discrétionnaire), M. Publicover soutient que la ministre a commis la même erreur dans la présente affaire en omettant de traiter de son argument selon lequel il doit subvenir aux besoins de sa famille (y compris les besoins spéciaux de ses deux enfants adultes), ce qui justifie une exception à la politique pour des motifs d’ordre humanitaire. M. Publicover fait remarquer que la ministre s’est plutôt concentrée sur la question de savoir s’il a déjà été dépendant de la pêche au homard, ce qui n’était pas le fondement de son observation.

[41] À mon avis, il n’est pas possible de déduire de la décision contestée que la ministre n’a pas tenu compte du fondement de la demande de M. Publicover visant à obtenir une d’exception à la politique. Dans le paragraphe de la décision contestée sur lequel repose l’argument du demandeur, la ministre fait référence aux [traduction] « difficultés financières déclarées » de M. Publicover. Selon mon interprétation de cet aspect de la décision contestée, la ministre n’était pas disposée à faire une exception discrétionnaire à la politique pour des motifs d’ordre humanitaire en l’absence de preuve que ces difficultés étaient liées aux activités de M. Publicover dans le secteur de la pêche. Ce raisonnement est intelligible et démontre que la ministre a bien examiné la demande de M. Publicover, même si ce n’est pas de la manière qu’il avait préconisée ni avec le résultat qu’il aurait souhaité.

[42] Le demandeur soutient également que la ministre a commis, dans la décision contestée, des erreurs distinctes de celles relevées dans la décision Publicover. Son principal argument est que la mention, par la ministre, du fait qu’il a bénéficié de [traduction] « mesures d’adaptation » suffisantes au fil du temps est une caractérisation inexacte et inappropriée de la nature d’un permis de pêche et de l’application de la politique sur la DES.

[43] M. Publicover soutient qu’un permis de pêche ne constitue pas une mesure d’adaptation. Il s’agit plutôt d’un privilège, accordé par la ministre en vertu de la Loi, qui comporte certaines obligations assumées par le titulaire du permis. De plus, il soutient que l’effet de la politique du MPO, qui a entraîné un déclassement des permis de catégorie B, peut difficilement être qualifié de mesure d’adaptation.

[44] M. Publicover a clairement raison de dire que l’effet d’un permis de pêche est de conférer un privilège au titulaire du permis (voir Elson c Canada (Procureur général), 2017 CF 459 au para 3, conf par 2019 CAF 27; Green v Harnum, 2007 NLTD 23 au para 16). Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que les références aux mesures d’adaptation dans la décision contestée donnent lieu à une erreur susceptible de révision. Cette partie de la décision contestée aurait certes pu être rédigée de façon à cerner avec plus de précision sur le plan juridique la nature d’un permis. Il est important de se rappeler que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor à la recherche d’une erreur (voir l’arrêt Vavilov, au para 102). Le raisonnement de la ministre était que M. Publicover a bénéficié de ses activités dans le secteur de la pêche au cours des quatre dernières décennies et qu’une décision discrétionnaire de lui conférer des avantages supplémentaires non appuyés par la politique du MPO n’était pas justifiée. Encore une fois, ce raisonnement est intelligible et donc raisonnable.

[45] En ce qui concerne la référence de la ministre à la politique sur la DES en particulier, M. Publicover soutient qu’il est inapproprié de désigner son recours à un exploitant substitut comme étant une mesure d’adaptation, car la jurisprudence de la Cour a reconnu que cette politique fait entrer en jeu des protections prévues par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), c 11 [la Charte] contre la discrimination fondée sur la déficience (voir Robinson c Canada (Procureur général), 2020 CF 942 [Robinson] aux para 56-57, conf par Canada (Procureur général) c Robinson, 2022 CAF 59; Boudreau c Canada (Procureur général), 2023 CF 428 [Boudreau] au para 41).

[46] Même si je prends acte de la jurisprudence invoquée par le demandeur, encore une fois, je conclus qu’il n’y a pas d’erreur susceptible de révision dans cet aspect de la décision contestée. Le délai limité pour recourir à un exploitant substitut en vertu de la politique sur la DES, qui a fait l’objet des arguments relatifs à la Charte dans les décisions Robinson et Boudreau, n’a pas été soulevé dans la présente demande. En effet, M. Publicover s’est vu accorder la possibilité de recourir à un exploitant substitut au‑delà du délai prévu par la politique sur la DES, et la décision contestée reconnaît expressément que cette possibilité puisse être maintenue à l’avenir.

[47] J’ai également de la difficulté à comprendre pourquoi il serait inapproprié pour la ministre de parler de mesures d’adaptation dans le contexte de droits protégés par la Charte. Par ailleurs, l’argument du demandeur échoue principalement parce que, selon moi, la ministre fait référence au fait que M. Publicover a bénéficié de ses activités de pêche et qu’il pourrait continuer de le faire. Encore une fois, le raisonnement de la ministre, selon lequel une décision discrétionnaire de conférer des avantages supplémentaires non appuyés par la politique du MPO n’était pas justifiée, est intelligible et donc raisonnable.

[48] L’analyse ci-dessus porte sur les arguments de M. Publicover tels qu’ils ont été présentés par son avocat à l’audition de sa demande. Cela dit, il présente ses arguments de façon quelque peu différente dans son mémoire des faits et du droit. Par souci d’exhaustivité, j’aborderai brièvement les arguments supplémentaires qu’il expose par écrit dans la mesure où ils n’ont pas déjà été pris en compte dans les présents motifs.

[49] M. Publicover soutient que la ministre a commis une erreur en déterminant que sa demande était contraire à la politique du MPO alors qu’elle était plutôt conforme à un objectif stratégique pertinent étant donné qu’il cherchait à transférer son permis à un pêcheur admissible qui dépend de la pêche. J’accorde peu de valeur à cet argument. Bien qu’un cessionnaire proposé puisse dépendre de la pêche, un tel transfert ne serait pas conforme à l’objectif stratégique de réduction de l’effort de pêche que les permis de catégorie B visent à atteindre.

[50] M. Publicover soutient également que la ministre n’a pas dûment tenu compte du fait que la politique initiale sur le cumul d’emplois (telle qu’elle est décrite dans le résumé de la politique du MPO fait par le demandeur et présenté précédemment dans les présents motifs) elle‑même envisageait une exception. Son argument repose sur un libellé de politique selon lequel les permis de catégorie B ne sont [traduction] « normalement » pas transférables. Encore une fois, cet argument ne mine pas le caractère raisonnable de la décision contestée, car celle-ci démontre clairement que la ministre comprenait qu’il lui était loisible d’accorder une exception. Son analyse explique pourquoi elle a décidé de ne pas le faire.

[51] Enfin, M. Publicover soutient que la ministre a commis une erreur en décidant qu’aucune circonstance ne ferait en sorte qu’il soit acceptable d’accorder une exception à la politique. Il soutient qu’il était illégal pour la ministre de ne pas reconnaître ses vastes pouvoirs discrétionnaires et, par conséquent, de refuser de les exercer. À mon avis, cette observation revient à dire que la ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. J’examinerai cet argument ci-après.

B. La ministre a-t-elle entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire?

[52] Comme le fait valoir le demandeur, un décideur administratif commet une erreur susceptible de révision s’il entrave l’exercice de son pouvoir discrétionnaire décisionnel en se liant à la politique administrative (voir Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 aux para 22 et 60; Law Society of British Columbia v Trinity Western University, 2015 BCSC 2326 au para 97, conf par 2016 BCCA 423, inf pour d’autres motifs 2018 CSC 32).

[53] M. Publicover soutient que la ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en refusant d’accéder à sa demande simplement parce que cela allait à l’encontre de la politique du MPO. C’est-à-dire qu’il soutient que, en rejetant sa demande, la ministre s’est fondée exclusivement sur la politique du MPO et n’a pas reconnu qu’elle était tenue d’examiner si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire de déroger à la politique en question.

[54] Je reconnais que la décision contestée a été fortement influencée par la politique et les objectifs du MPO. Toutefois, on ne peut déduire de la décision contestée que la ministre n’a aucunement envisagé la possibilité d’accorder une exception. Elle a plutôt conclu que les circonstances particulières présentées par M. Publicover ne justifiaient pas qu’une exception lui soit accordée. À mon avis, l’argument selon lequel la ministre a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire est dénué de fondement.

VII. Conclusions et dépens

[55] Après avoir examiné les arguments du demandeur, je conclus que la décision contestée est raisonnable et que la demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[56] Lors de l’audition de la présente demande, les parties ont été consultées au sujet de l’adjudication des dépens et ont fait part à la Cour de leur position commune, notamment que, si la demande était rejetée, aucuns dépens ne devraient être adjugés au défendeur. J’adopte cette décision, qui sera reflétée dans mon ordonnance.


JUGEMENT dans le dossier T-1641-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1641-22

INTITULÉ :

DON PUBLICOVER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Richard W. Norman

Leah Robertson

POUR LE DEMANDEUR

Ami Assignon

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cox & Palmer

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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