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Date : 20240213

Dossier : T-2416-23

Référence : 2024 CF 239

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 février 2024

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

demandeur

et

ROGERS COMMUNICATIONS INC.

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Dans les présents motifs, j’explique pourquoi j’accueille une requête déposée par le commissaire de la concurrence au titre de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) , avec l’appui des défenderesses (collectivement « Rogers »), afin que soient mis sous scellés certains renseignements au dossier de la Cour.

[2] Le 6 avril 2023, le commissaire de la concurrence (le commissaire) a ouvert une enquête en vertu du sous-alinéa 10(1)b)(ii) de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34, parce qu’il avait des raisons de croire qu’il existait des motifs justifiant la délivrance d’une ordonnance en vertu de la partie VII.1 de la Loi sur la concurrence. Cette enquête porte sur certaines pratiques commerciales de Rogers, plus précisément sur des indications données au public afin de favoriser la fourniture ou l’usage de services de télécommunication sans fil mobiles offrant des données « illimitées » ou « Infini », et ses propres intérêts commerciaux dans ses services.

[3] Le 15 novembre 2023, le commissaire de la concurrence a déposé une demande ex parte au titre de l’article 11 de la Loi sur la concurrence afin de solliciter une ordonnance enjoignant à Rogers de produire des documents en vertu de l’alinéa 11(1)b) et de fournir des déclarations écrites, en vertu de l’alinéa 11(1)c), énonçant les renseignements se rapportant à l’enquête ouverte en vertu de l’article 10.

[4] À la suite d’une audience tenue le 30 novembre 2023, j’ai accueilli la demande du commissaire fondée sur l’article 11 et j’ai rendu une ordonnance le 1er décembre 2023. Cette ordonnance comportait une disposition par laquelle j’accueillais la demande informelle que le commissaire avait formulée à l’audience afin d’obtenir une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles concernant certains renseignements figurant dans l’affidavit à l’appui et dans les demandes contenues dans l’ordonnance, étant entendu que le commissaire déposerait rapidement une requête officielle au titre de cet article des Règles.

[5] Au moyen d’un avis de requête déposé le 5 janvier 2024, le commissaire a sollicité une mesure de protection au titre de l’article 151 des Règles, et a produit un affidavit d’un enquêteur du Bureau de la concurrence et des observations écrites.

[6] Le 19 janvier 2024, Rogers a déposé un dossier de réponse appuyant la requête du commissaire, qui comprenait un affidavit d’un cadre supérieur de Rogers et des observations écrites.

I. Principes juridiques

[7] La Cour suprême du Canada a établi les conditions applicables à la délivrance d’une ordonnance de confidentialité concernant des renseignements commerciaux délicats en vertu de l’article 151 des Règles dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 RCS 522, et les a récemment confirmées dans Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25. La partie requérante doit établir ce qui suit : 1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; 3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

[8] Les facteurs pertinents, dont le principe de la « publicité des débats judiciaires » ont aussi été décrits et appliqués dans l’arrêt Desjardins c Canada (Procureur général), 2020 CAF 123, et dans la décision Canada (Commissaire de la concurrence) c Google Canada Corporation, 2023 CF 1038, relativement à une demande fondée sur l’article 11.

[9] Le principe de la publicité des débats judiciaires favorise la réalisation de certains objectifs, dont la protection de la liberté d’expression garantie par la Constitution, l’accès à l’information dans les procédures judiciaires et la promotion de la recherche de la vérité et des solutions justes dans les cours et les tribunaux administratifs : voir Sherman (Succession), aux para 1-2, 30, 39; Sierra Club, aux para 36, 49-52, 56, 72, 74-76, 81; Google Canada, aux para 41, 77.

[10] Selon l’article 151 des Règles, la partie requérante doit fournir une preuve convaincante pour justifier qu’une ordonnance de mise sous scellés soit rendue, particulièrement pour démontrer l’existence d’un risque sérieux de préjudice. L’existence du risque en question doit être fondée et bien étayée par la preuve : Sherman (Succession), aux para 35, 62, 102; Sierra Club, aux para 46, 54; Desjardins, aux para 82, 87‐88, 94.

[11] Dans l’arrêt Desjardins, la Cour d’appel fédérale a décrit l’approche de la Cour :

[85] Je suis d’avis que l’exercice de la discrétion sous la Règle 151 requiert qu’un juge analyse tous les faits pertinents et toutes les circonstances susceptibles de démontrer l’existence ou non d’un préjudice à l’égard de l’intérêt important que l’on cherche à protéger et ainsi rendre l’ordonnance appropriée. Plus particulièrement, l’exercice du pouvoir discrétionnaire sous la Règle 151 implique que le tribunal saisi d’une demande de confidentialité soupèse tous les facteurs pertinents, y compris les objectifs et les dispositions particulières du régime législatif ou réglementaire, l’intérêt public du dossier, les droits constitutionnels en cause (vie privée, liberté d’expression, principe de la publicité des débats judiciaires) ainsi que l’information déjà publique.

[12] Dans de récents arrêts, la Cour d’appel fédérale a souligné l’importance que les cours fassent preuve de vigilance en appliquant le principe de la publicité des débats : Canadian National Railway Company v Canada (Transportation Agency), 2023 FCA 245, au para 9; Ontario Addiction Treatment Centres v Canada (Attorney General), 2023 FCA 236, au para 11. Comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé dans l’arrêt Ontario Addiction Treatment Centres, tout secret dans les procédures judiciaires doit être nécessaire, justifié et minimal : au para 11 (citant Sierra Club et Sherman (Succession)).

[13] Le principe de la publicité des débats judiciaires s’applique aussi au Tribunal de la Concurrence : Canada (Commissaire de la concurrence) c Parrish & Heimbecker, Limited, 2021 Trib conc 2. Voir aussi Canadian Broadcasting Corporation v Canada (Parole Board), 2023 FCA 166, aux para 53-56; Fraser v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2023 FCA 167, aux para 55-56.

II. Confidentialité dans les instances devant le Tribunal de la concurrence

[14] Les deux parties se sont appuyées sur une ordonnance de confidentialité rendue en vertu des Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141, par le Tribunal de la concurrence dans les procédures de fusionnement récentes concernant Rogers.

[15] Les Règles du Tribunal de la concurrence traitent expressément de la mise en œuvre du principe de la publicité des débats judiciaires. L’article 22 des Règles du Tribunal de la concurrence dispose que sous réserve de toute ordonnance de confidentialité rendue en vertu de l’article 66, le public peut consulter les documents déposés ou reçus en preuve dans le dossier public. En vertu des articles 66 et 67, le Tribunal de la concurrence peut rendre des ordonnances de confidentialité concernant des documents, des renseignements, et des catégories de documents et de renseignements. Les Règles du Tribunal de la concurrence disposent également que le Tribunal peut convoquer rapidement une conférence de gestion de l’instance avec les parties en litige et inclure la confidentialité à l’ordre du jour : voir l’alinéa 137(2)c) des Règles du Tribunal de la concurrence. Voir aussi les articles 23 et 24 (dépôt de versions confidentielles et publiques de documents) et les alinéas 47d), 51d), 55d) et 60(2)b). Le Tribunal a publié des directives de pratique sur le Dépôt de documents confidentiels et publics auprès du Tribunal (mars 2018) et le Dépôt de documents confidentiels (août 2008) (auquel est annexé un projet d’ordonnance de confidentialité).

[16] Le Tribunal applique depuis longtemps les conditions établies dans l’arrêt Sierra Club : voir Commissaire de la concurrence c Sears Canada Inc, 2003 Trib conc 27. Dans Parrish & Heimbecker, le Tribunal s’est assuré que les conditions établies dans l’arrêt Sierra Club reflètent le contenu des Règles du Tribunal de la concurrence : voir les para 69-86.

[17] En 2022, le Tribunal de la concurrence a rendu des ordonnances de confidentialité dans le cadre des procédures de fusionnement concernant le commissaire, Rogers Communications Inc. et Shaw Communications Inc. en vertu de l’article 92 de la Loi sur la concurrence : Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc et Shaw Communications Inc, 2022 Trib conc 15 (modifiant Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc et Shaw Communications Inc, 2022 Trib conc 15) (l’ordonnance de confidentialité amendée). Le paragraphe 2 de l’ordonnance de confidentialité amendée est formulé en ces termes :

[2] La communication de documents contenant les types de renseignements qui suivent est susceptible de causer un préjudice précis et direct, dans la mesure où ces documents ou les renseignements qui y figurent ne sont pas déjà accessibles au public ou par ailleurs accessibles au destinataire, et de tels documents peuvent être désignés comme des documents protégés :

a) renseignements relatifs aux prix, aux ventes aux enchères, à l’acquisition de spectres, à la planification par diagrammes, à la capacité, à des extrants particuliers ou à des données sur les revenus ou à des parts de marché, ou à des négociations avec des clients ou des fournisseurs au sujet de prix, de taux ou d’incitatifs produits par une défenderesse, l’intervenante ou un tiers;

b) ententes contractuelles confidentielles entre une défenderesse ou l’intervenante et ses clients, mandataires et fournisseurs ou entre un tiers et ses clients, mandataires et fournisseurs;

c) données ou rapports financiers, ou renseignements financiers relatifs à une défenderesse, à l’intervenante ou à ses clients ou fournisseurs ou à un tiers;

d) plans d’affaires, plans de commercialisation, plans stratégiques, budgets, prévisions et autres renseignements semblables d’une défenderesse, de l’intervenante ou d’un tiers;

e) études du marché internes et analyses d’une défenderesse, de l’intervenante ou d’un tiers;

f) documents d’enquêtes internes et documents connexes appartenant au commissaire;

g) autres documents contenant des renseignements de nature délicate ou exclusive d’une défenderesse, de l’intervenante ou d’un tiers.

[18] Dans l’ordonnance de confidentialité amendée, on entend par « document protégé » tout document (y compris les renseignements qu’un tel document contient) produit dans le cadre de l’instance, ou mentionné ou contenu dans différents documents généralement préparés au cours de l’instance, à l’égard duquel le caractère confidentiel : (i) est allégué par la partie ou l’intervenante qui le produit conformément à l’article 2 de la présente ordonnance; (ii) est reconnu par le Tribunal. Le terme « document » a le même sens aux termes du paragraphe 2(1) de la Loi sur la concurrence.

[19] Essentiellement, selon le processus envisagé par les ordonnances de confidentialité du Tribunal, rendues presque au tout début de l’instance devant le Tribunal, les parties pouvaient désigner certains documents ou leur contenu comme étant confidentiels s’ils appartenaient aux catégories indiquées aux alinéas 2a) à g) de l’ordonnance de confidentialité amendée; l’autre partie pouvait contester cette désignation, auquel cas le Tribunal trancherait la question à l’audience ou au moyen d’une requête interlocutoire. La fin de l’instance devant le Tribunal n’a pas entraîné l’extinction des obligations des personnes à qui des documents protégés ont été communiqués en vertu des ordonnances de confidentialité. Les ordonnances prévoyaient la destruction des documents confidentiels une fois que l’instance serait terminée ou réglée définitivement, et la conservation, sous le sceau de la confidentialité, des renseignements pouvant être conservés.

[20] Pendant l’appel accéléré à l’encontre de la décision du Tribunal relativement au fusionnement entre Rogers et Shaw, la Cour d’appel fédérale a rendu sa propre ordonnance de confidentialité pour les versions confidentielles et publiques de documents produits dans le cadre de l’appel. La Cour d’appel fédérale a appliqué les principes de la publicité des débats judiciaires énoncés dans les arrêts Sierra Club et Sherman (Succession) et a adopté les modalités de l’ordonnance de confidentialité et de l’ordonnance de confidentialité amendée du Tribunal, afin que les modalités des ordonnances du Tribunal s’appliquent en appel, avec les modifications qui s’imposent : voir le dossier de la CAF No A-286-22, ordonnance du juge Stratas du 4 janvier 2024, à la page 5 et au paragraphe 2.

[21] Le Tribunal a récemment fait ressortir la nécessité pour les parties de produire des éléments de preuve à l’appui de leurs désignations de confidentialité faites en vertu de ses ordonnances : voir l’ordonnance de confidentialité dans Canada (Commissaire de la concurrence) c Cineplex Inc, 2023 Trib conc 6, et l’ordonnance d’échéancier dans Canada (Commissaire de la concurrence) c Cineplex Inc, 2023 Trib conc 05.

III. La présente requête fondée sur l’article 151 des Règles

A. Renseignements désignés comme étant confidentiels par le commissaire dans la présente requête

[22] Le commissaire a fait valoir que certains renseignements figurant dans son dossier de demande étaient confidentiels en vertu de l’alinéa 2f) de l’ordonnance de confidentialité amendée du Tribunal de la concurrence. Ces renseignements se rapportaient à une demande de renseignements supplémentaires (une DRS) que le commissaire avait présentée à Rogers en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur la concurrence pendant son examen du fusionnement entre Rogers et Shaw, avant le début de l’instance devant le Tribunal au titre de l’article 92. La DRS était jointe comme pièce à l’affidavit que le commissaire a déposé à l’appui de la demande fondée sur l’article 11. En outre, des phrases et des expressions précises figurant sur une vingtaine d’autres pages dans le dossier de demande mentionnaient du contenu de la DRS.

[23] La DRS a été incluse dans le dossier de demande, car au cours des communications en 2023 entre les représentants du commissaire et les avocats de Rogers (connues sous le nom de « dialogue préalable à la demande » ou de « dialogue préalable »), les parties ont discuté des documents déjà en la possession du commissaire en raison de la DRS qui étaient susceptibles de chevaucher les demandes relatives aux documents à produire annexées au projet d’ordonnance fondée sur l’article 11 : voir Canada (Commissaire de la concurrence) c Pearson Canada Inc, 2014 CF 376, [2015] 3 RCF 3, aux para 45-46, 68; Canada (Commissaire de la concurrence) c Canada Tax Reviews Inc, 2021 CF 921, aux para 32-34, 36; Danielle Royale & David Feldman, « Investigatory Orders », dans Nikiforos Iatrou, dir, Litigating Competition Law in Canada, 2e édition, Toronto, LexisNexis Canada Inc, 2023, c 5, aux p 144-145; Antonio Di Domenico, Competition Enforcement and Litigation in Canada, Toronto, Emond Montgomery Publications Limited, 2019, aux p 47-48. Ce chevauchement s’est produit en raison de la période visée, des personnes visées et de la nature des documents auxquels s’appliquaient la DRS et le projet d’ordonnance fondée sur l’article 11. Il a aussi été question de ces sujets au cours de l’audience relative à l’article 11, qui était ouverte au public.

[24] La position du commissaire sur la confidentialité repose sur le maintien en vigueur des ordonnances de confidentialité du Tribunal, les éléments de preuve déposés dans le cadre de la présente requête et une lettre des avocats de Rogers expliquant le fondement de ses demandes de confidentialité (qui a été adoptée et complétée par l’affidavit que Rogers a déposé dans le cadre de la présente requête).

[25] Le commissaire a aussi signalé que la délivrance d’une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles aurait pour effet de maintenir le statu quo en ce qui a trait au contenu de la DRS. La DRS a été désignée comme un document protégé dans l’instance devant le Tribunal de la concurrence : voir l’ordonnance de confidentialité amendée, alinéa 2f).

[26] Pour les motifs qui suivent, je conviens que la DRS, et les renseignements connexes la concernant, devraient être considérés comme confidentiels au sens de l’article 151 des Règles et ont été caviardés adéquatement du dossier de demande accessible au public dans le dossier de la Cour.

[27] L’intérêt à l’égard de la confidentialité qui est en jeu comporte au moins deux dimensions d’intérêt public. L’une est l’intérêt public à protéger les renseignements confidentiels visés par les modalités des ordonnances de confidentialité du Tribunal rendues en vertu des Règles du Tribunal de la concurrence, reconnaissant son approche établie à l’égard des questions de confidentialité dans les instances litigieuses, comme je l’indique plus haut : voir Parrish & Heimbecker, aux para 82-86.

[28] L’autre est l’intérêt public à protéger la confidentialité du processus d’examen des fusionnements du commissaire prévu par la loi. Dans le cadre de ce processus, les parties au fusionnement sont tenues, en application de la loi, de fournir les avis et les renseignements exigés au commissaire et de donner suite à une demande du commissaire les enjoignant à fournir des renseignements supplémentaires. Dans les deux cas, les parties doivent fournir des renseignements commerciaux délicats au Bureau de la concurrence et attester qu’ils sont exacts et complets : voir Loi sur la concurrence, alinéa 29(1)b), aux para 114(1), (2) et (2.1), et aux art 118 et 123.1; Règlement sur les transactions devant faire l’objet d’un avis, DORS/87-348, particulièrement l’art 16; Lignes directrices concernant le processus d’examen des fusions, art 3 (16 janvier 2024), (https://bureau-concurrence.canada.ca/lignes-directrices-concernant-processus-dexamen-fusions#s3_0); Bulletin d’information sur la communication de renseignements confidentiels aux termes de la Loi sur la concurrence (30 septembre 2013) (https://bureau-concurrence.canada.ca/sites/default/files/attachments/2022/cb-bulletin-confidential-info-2013-f.pdf).

[29] Les principales étapes du processus d’examen des fusionnements, y compris la présentation d’une DRS, se déroulent avant que le commissaire dépose une demande au titre de l’article 92. En outre, la présentation d’une DRS ne mène pas toujours à un litige ou à un règlement par consentement enregistré en vertu de l’article 105.

[30] D’autres dispositions de la Loi sur la concurrence soutiennent l’intérêt public à protéger la confidentialité du processus d’examen des fusionnements du commissaire. Selon l’article 7, le commissaire est chargé d’assurer et de contrôler l’application de la Loi. L’article 29 dispose (en résumé) qu’il est interdit à quiconque exerce ou a exercé des fonctions dans le cadre de l’application ou du contrôle d’application de la Loi sur la concurrence de communiquer certains renseignements à une autre personne, sous réserve de certaines exceptions expresses. Il est entre autres interdit de communiquer « l’un quelconque des renseignements obtenus en application » des articles 11 et 114, et « des renseignements fournis volontairement dans le cadre de la présente loi » : voir les alinéas 29(1)b) et e).

[31] L’une des exceptions prévues dans la partie liminaire de l’article 29 permet de communiquer de tels renseignements « dans le cadre de l’application ou du contrôle d’application » de la Loi sur la concurrence, ce qui doit comprendre une demande fondée sur l’article 11 visant à obtenir une ordonnance au cours d’une enquête formelle menée en vertu de l’article 10. Cependant, selon moi, ce n’est pas parce que des renseignements sont communiqués du fait de leur inclusion dans des documents relatifs à une demande fondée sur l’article 11 que les alinéas 29(1)b) et e) ne s’appliquent pas à ces renseignements. La loi permet d’utiliser ces renseignements dans le cadre de l’application ou du contrôle d’application de la loi, et les renseignements qui sont véritablement confidentiels peuvent être protégés au moyen de la délivrance d’une ordonnance de confidentialité en vertu de l’article 151 des Règles des Cours fédérales ou des Règles du Tribunal de la concurrence, ou faire l’objet d’une discussion au cours d’une audience à huis clos devant le Tribunal.

[32] Ces deux intérêts publics peuvent être marqués lorsque les renseignements concernent le fusionnement d’entreprises dont les actions sont cotées en bourse.

[33] Je reconnais que la DRS était la demande de renseignements du commissaire, et non la réponse donnée à la DRS par une partie au fusionnement. Je ne crois pas que ce fait annule à lui seul l’intérêt public à l’égard de la confidentialité décrit plus haut. Les renseignements demandés dans une DRS s’appuient sur les avis déposés par la ou les parties au fusionnement aux termes de l’article 114 et sur tout renseignement qu’elles ont fourni volontairement (par exemple, au cours d’une discussion antérieure à la présentation de la DRS ou en vue d’obtenir un certificat de décision préalable en vertu de l’article 102).

[34] Le risque d’atteinte à l’intérêt public qui apparaît dans cette situation, et probablement en général pour les DRS, est manifeste et grave. Les caviardages proposés visent la DRS en soi et de brefs passages figurant ailleurs dans le dossier de demande qui reflètent le contenu de la DRS. Je suis d’accord avec les parties pour dire qu’il n’existe aucune option raisonnable autre que le caviardage ciblé des renseignements en question dans le dossier de demande.

[35] Est-ce que l’atteinte à ces intérêts publics l’emporte sur l’intérêt public à la publicité des débats judiciaires dans les circonstances de l’espèce? Oui, compte tenu du contexte pratique et juridique dans lequel la requête fondée sur l’article 151 des Règles est déposée : Sierra Club, aux para 74, 79, 86-87; Sherman (Succession), au para 106; Desjardins, au para 85. Voir aussi : A Lawyer v The Law Society of British Columbia, 2021 BCCA 284, aux para 41, 50, 80-81.

[36] En l’espèce, les questions de confidentialité découlent de la présentation d’une demande fondée sur l’article 11 au cours d’une enquête menée en vertu de la Loi sur la concurrence. Le commissaire en est à l’étape de l’enquête et a besoin de renseignements supplémentaires. Selon la loi, une enquête menée en vertu de l’article 10 vise à étudier les questions se rapportant à un comportement susceptible d’examen ou autre visé aux alinéas 10(1)a) à c), qui, d’après le commissaire, sont nécessaires « en vue de déterminer les faits ». Le législateur exige, au paragraphe 10(3), que toutes les enquêtes menées en vertu de l’article 10 soient conduites en privé. La demande fondée sur l’article 11 a été présentée avant que le commissaire détermine s’il convenait de présenter une demande en vertu d’une des dispositions de fond de la Loi sur la concurrence. Les questions à analyser dans le cadre de la demande fondée sur l’article 11 sont circonscrites par les articles 10 et 11, et le bien-fondé du comportement visé par l’enquête n’était pas important dans les présentes demandes (comme dans la plupart des cas). Voir Pearson, aux para 24, 37, 39-47, 89-90, 99; Canada Tax Reviews, aux para 38-39; Royale & Feldman, aux p 141, 145, 147-148; Di Domenico, aux p 43-45, 47-48.

[37] La quasi-totalité du dossier de demande du commissaire était accessible au public dans les dossiers de la Cour avant la tenue de l’audience relative à l’article 11, et l’est encore. Cette audience était publique. La DRS issue de l’examen antérieur du fusionnement au titre de la partie VIII était pertinente dans le cadre de cette demande fondée sur l’article 11, bien que l’enquête actuelle concerne un comportement pouvant être susceptible d’examen au titre de la partie VII.1, car le commissaire était déjà en possession de certains documents se rapportant à la présente enquête que Rogers avait fournis en réponse à la DRS pendant l’examen du fusionnement. Dans la demande fondée sur l’article 11, le commissaire a dû divulguer à la Cour l’étendue des documents qui étaient déjà en sa possession et a dû indiquer si la production des documents demandés était excessive, disproportionnée ou indûment onéreuse, compte tenu notamment du chevauchement entre les documents produits pendant le fusionnement et les documents à produire conformément aux demandes contenues dans le projet d’ordonnance fondée sur l’article 11 : voir Pearson, aux para 45-46; Canada Tax Reviews, aux para 41-43, 46, 68; Canada (Commissaire de la concurrence) c Bell Mobility Inc, 2015 CF 990 aux para 46-56.

[38] Dans ce contexte, considérer la DRS et son contenu comme confidentiels au sens de l’article 151 des Règles, dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 11 (en l’espèce, pour les besoins d’une enquête sur un comportement menée en vertu d’un autre article de la Loi sur la concurrence), porte peu atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires et au respect des objectifs et des valeurs sous-tendant ce principe : Sierra Club, aux para 49-51, 74, 79; Google Canada, aux para 52, 76-77. Les caviardages ciblés et l’application du critère établi à l’article 151 des Règles permettent de maintenir et de faire avancer les principaux objectifs de l’article 11, y compris la surveillance judiciaire et l’autorisation des demandes de documents et de renseignements du commissaire, la capacité du commissaire d’utiliser des renseignements confidentiels et des renseignements commerciaux délicats obtenus d’un défendeur afin de satisfaire aux exigences d’origine législative pour obtenir une ordonnance fondée sur l’article 11, et la capacité du public à examiner attentivement, d’une part, la demande du commissaire, et d’autre part, les procédures judiciaires et la décision de la Cour de rendre, de modifier ou de refuser l’ordonnance demandée.

[39] Enfin, considérer la DRS et son contenu comme confidentiels au sens de l’article 151 des Règles n’a pas simplement pour effet de maintenir l’application de l’ordonnance de confidentialité amendée du Tribunal, bien que cela ait pour effet de maintenir le statu quo en pratique. La Cour doit appliquer le critère juridique pertinent prévu à l’article 151 des Règles, qui a été établi dans les arrêts Sierra Club et Sherman (Succession).

B. Renseignements désignés comme étant confidentiels par Rogers dans la présente requête

[40] Rogers a relevé dans le dossier de demande du commissaire des renseignements qu’il prétend être confidentiels en raison de leur nature délicate sur le plan concurrentiel et commercial. Avant le dépôt de la demande fondée sur l’article 11, les avocats de Rogers ont envoyé au commissaire une lettre qui relevait des renseignements dans les documents protégés produits dans le cadre de l’instance devant le Tribunal et ont présenté des observations très détaillées à l’appui des revendications de confidentialité. Rogers a ensuite rétracté sa position (à juste titre) au sujet de deux petits extraits caviardés connexes. Rogers a également déposé dans le cadre de la présente requête un affidavit reprenant le contenu de la lettre de ses avocats et a fourni des éléments de preuve à l’appui de son argument selon lequel les renseignements étaient de nature délicate sur le plan commercial et concurrentiel.

[41] Rogers a regroupé ses renseignements de nature délicats en plusieurs catégories, à savoir :

[42] Rogers a indiqué avoir divulgué des renseignements commerciaux très délicats au commissaire au cours de l’examen du fusionnement (renseignements visés par l’ordonnance de confidentialité amendée) et du dialogue préalable à la demande, avant que soit rendue l’ordonnance fondée sur l’article 11. Rogers a entre autres divulgué des plans d’affaires détaillés révélant la nature et le rendement de stratégies commerciales qu’elle utilise dans son secteur des services sans fil. Rogers a fait valoir que la divulgation des renseignements porterait fondamentalement atteinte à sa capacité à mettre en œuvre efficacement ses stratégies, ce qui porterait préjudice à sa position concurrentielle à offrir des services sans fil aux consommateurs.

[43] En plus de son propre intérêt privé à l’égard des renseignements, Rogers a fait valoir qu’il existait un [traduction] « intérêt public d’une importance semblable à ce que la dynamique concurrentielle d’un marché donné [...] ne soit pas perturbée ou autrement limitée par la divulgation de renseignements délicats cruciaux quant à la stratégie commerciale et aux activités d’une entreprise ». Rogers a ajouté que le maintien de la capacité des parties comme Rogers, d’une part, à coopérer pleinement et honnêtement avec le Bureau de la concurrence pendant une enquête, et d’autre part, à s’assurer que les parties ont un véritable dialogue avant que soit rendue une ordonnance fondée sur l’article 11 présente un intérêt considérable pour le public. Ainsi, la [traduction« [p]rotection rigoureuse de renseignements commerciaux délicats facilitera les enquêtes et fera avancer des objectifs importants de la loi en permettant aux parties de faire valoir librement leur position devant le Bureau de la concurrence, y compris par la communication de renseignements de nature délicate sur le plan concurrentiel à l’appui de leur position ». Selon Rogers, le défaut de protéger des renseignements commerciaux délicats lors d’enquêtes menées en vertu de la Loi sur la concurrence aurait pour effet [traduction« d’invalider » les mesures de protection mises en place par l’entremise du paragraphe 10(3) et de l’article 29 de la Loi sur la concurrence. Rogers a fait valoir qu’il existe un [traduction« risque réel que l’incertitude en découlant ait pour effet de dissuader les parties de coopérer pleinement avec le Bureau » et que la perturbation de la circulation de renseignements importants entre le Bureau et les intervenants du marché n’est pas dans l’intérêt public.

[44] Le commissaire n’a pas contesté la position de Rogers selon laquelle les renseignements précisés devraient être protégés par une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles. Le commissaire a affirmé que ni le public ni les concurrents de Rogers n’ont un droit absolu à l’égard des renseignements commerciaux délicats satisfaisant aux conditions établies dans les arrêts Sierra Club et Sherman (Succession) dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 11.

[45] Dans ses observations, le commissaire a reconnu que la concurrence loyale présente un intérêt public (citant Resolve Business Outsourcing Income Fund v Canadian Financial Wellness Group Inc, 2014 NSCA 98 aux para 26-31). Le commissaire a aussi reconnu l’existence de l’intérêt public connexe à l’égard de la capacité des parties à coopérer pleinement avec le commissaire lors du dialogue préalable à une demande fondée sur l’article 11. Selon le commissaire, dans [traduction« les circonstances appropriées », la protection de l’intérêt public à l’égard d’une concurrence loyale protégeant les renseignements commerciaux délicats afin que ceux-ci ne soient pas divulgués à grande échelle devrait l’emporter sur les objectifs sous-tendant le principe de la publicité des débats judiciaires.

[46] Pour les motifs qui suivent, je conviens que les renseignements caviardés dans le dossier de demande devraient être considérés comme confidentiels au sens de l’article 151 des Règles. J’examine ces renseignements dans plusieurs rubriques.

a) Examen interne de Rogers portant sur une éventuelle offre de produits ou de services

[47] L’affidavit déposé par Rogers démontre la nature délicate sur le plan commercial de renseignements caviardés concernant des produits ou des services que Rogers envisageait et envisage d’offrir. La lettre des avocats de Rogers, adoptée dans l’affidavit du témoin de Rogers, relevait certains renseignements qui étaient tirés des documents protégés en vertu de l’ordonnance de confidentialité amendée du Tribunal ou qui y renvoyaient. Selon la preuve par affidavit, les détails des offres prévues de produits ou de services sans fil étaient de nature [traduction« extrêmement délicate » et la divulgation de ces détails avant le lancement public des offres compromettrait sérieusement leur viabilité concurrentielle, car les concurrents de Rogers pourraient y répondre ou même offrir eux-mêmes des offres lui coupant l’herbe sous le pied. L’affidavit a confirmé que ces renseignements étaient toujours considérés comme hautement confidentiels.

[48] Ces renseignements délicats sur le plan concurrentiel présentent un intérêt pour Rogers, notamment en raison de l’intérêt public à l’égard de la concurrence, y compris le processus concurrentiel visant à acquérir ou à fidéliser les clients de services sans fil en offrant de nouveaux produits ou services.

[49] Dans l’arrêt Resolve Business Outsourcing Income Fund, relativement à l’intégrité d’un processus d’appel d’offres visant à conclure un contrat pour un programme parrainé par le gouvernement, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a conclu qu’il existait un intérêt public à l’égard de la concurrence loyale. Le juge Fichaud a fait les observations suivantes, au paragraphe 35 :

[traduction]

Si les documents confidentiels de D+H/Resolve étaient mis à la disposition de ses concurrents, ceux-ci pourraient ajuster leurs offres imminentes en fonction de ces documents, tandis que D+H/Resolve ne disposerait pas de renseignements confidentiels équivalents de ses concurrents. Cela irait à l’encontre des règles d’engagement du gouvernement et des principes d’équité et d’égalité reconnus par la jurisprudence qui devraient régir le processus d’appel d’offres. Le fait que la DP n’était pas encore publiée, mais devait l’être dans un avenir immédiat, n’a aucune incidence sur l’intérêt public à l’égard de l’intégrité du processus d’appel d’offres imminent.

[50] Dans l’arrêt Dow Chemical Canada ULC v Nova Chemicals Corporation, 2015 ABQB 81, les parties en litige étaient des concurrents et étaient parties à des accords se rapportant à la fabrication d’un produit dans une usine qu’elles possèdent conjointement. La juge Romaine a affirmé que la [traduction« promotion et protection de la concurrence est une question d’intérêt public ». Elle s’est appuyée sur les indications du Tribunal de la concurrence relativement aux ordonnances de confidentialité et sur les méthodes que celui-ci utilise habituellement pour classer les renseignements confidentiels (citant les motifs de l’ordonnance du 9 juin 1999, dans Commissaire de la concurrence c Superior Propane Inc, Petro-Canada, la Chancellor Holdings Corporation et ICG Propane Inc (dossier du Tribunal CT-1998-002) aux p 5-6). La juge Romaine a tiré la conclusion suivante aux paragraphes 56 et 57 :

[traduction]

[...] le refus de rendre une ordonnance préventive et de mise sous scellés en l’espèce permettrait à un concurrent, dans un marché comptant deux concurrents, d’acquérir des renseignements commerciaux confidentiels de l’autre concurrent. Cela aurait sûrement un effet sur la concurrence, car des variables concurrentielles importantes de Dow ne seraient plus confidentielles et Nova en profiterait.

Par conséquent, je suis convaincue que la preuve en l’espèce soulève d’autres craintes relatives à l’intérêt public, à savoir que le refus de rendre une ordonnance de confidentialité et de mise sous scellés nuirait à la promotion et à la protection de la concurrence.

[51] Un raisonnement semblable à celui de ces deux décisions s’applique aussi en l’espèce, particulièrement compte tenu du petit nombre de concurrents et de la nature de la concurrence dans le marché des services sans fil : voir l’examen par le Tribunal de la rivalité à l’égard des nouveaux clients et des clients renouvelant leur abonnement dans le fusionnement entre Rogers et Shaw dans la décision Canada (Commissaire de la concurrence) c Rogers Communications Inc et Shaw Communications Inc, 2023 Trib conc 1 (conf par 2023 CAF 16), particulièrement aux para 1, 6, 199-226, 260, 408-409. La divulgation des renseignements stratégiques internes, des analyses et des plans de Rogers concernant une nouvelle offre éventuelle de produits ou de services permettrait aux concurrents de Rogers d’obtenir un aperçu du comportement concurrentiel qu’elle adoptera et de réagir plus rapidement et efficacement aux offres éventuelles de Rogers, privant ainsi Rogers de l’avantage d’être la première à entrer sur le marché ou de sa capacité à réagir rapidement à une offre semblable de la part d’un concurrent. La capacité d’un intervenant du marché à offrir de nouveaux produits et services aux clients reflète également l’un des objectifs énoncés à l’article 1.1 de la Loi sur la concurrence, soit d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. Voir l’analyse de cet objectif de l’article 1.1 dans l’arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c Premier Career Management Group Corp, 2009 CAF 295, [2010] 4 RCF 413 aux para 60-64.

[52] En outre, la majorité des renseignements caviardés appartiennent aux catégories indiquées aux alinéas 2d) et e) de l’ordonnance de confidentialité amendée, et les renseignements internes précis se rapportant à une offre éventuelle de produits et de services étaient visés par l’ordonnance de confidentialité amendée.

[53] Je souligne que ni dans l’arrêt Resolve Business Outsourcing Income Fund ni dans la décision Dow Chemical Canada la partie requérante n’a été tenue de démontrer l’existence d’un risque sérieux de préjudice à la concurrence au sens de certaines dispositions de la Loi sur la concurrence (c.-à-d. dans un marché concurrentiel défini, ou selon la norme relative à un effet préjudiciable ou aux éléments susceptibles d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un tel marché). Cela remettrait en question la méthode établie dans l’arrêt Sierra Club en ce qui concerne la mise sous scellés d’ordonnances protégeant des renseignements commerciaux délicats.

[54] Par conséquent, je conclus que la divulgation des renseignements internes de Rogers pose un risque sérieux pour un intérêt public important. Comme les parties en ont convenu, il n’existe aucune option raisonnable autre que la protection prévue à l’article 151 des Règles; une ordonnance est nécessaire afin d’écarter ce risque sérieux pour les intérêts mis en évidence.

[55] La troisième question consiste à savoir si, du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs. C’est le cas en l’espèce. Dans le contexte juridique et pratique de l’application de l’article 11, la protection de ces renseignements grâce aux caviardages proposés porte peu atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires : Sierra Club, aux para 79, 86-87, 91. Selon moi, il s’agit de renseignements de nature délicate sur le plan commercial et concurrentiel qui sont d’une utilité marginale pour comprendre la demande fondée sur l’article 11, mais qui pourraient fort bien procurer un avantage réel et concret à d’autres intervenants qui ne sont pas directement touchés par l’enquête du commissaire – particulièrement des concurrents et d’autres intervenants du marché. La protection de ces renseignements en vertu de l’article 151 des Règles, à l’étape d’une demande fondée sur l’article 11, ne portera pas considérablement atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires ni au respect des objectifs et des valeurs sous-tendant ce principe. Cependant, la divulgation de ces renseignements est un événement évitable qui changerait le contexte concurrentiel entre le petit nombre de concurrents cherchant à acquérir ou à fidéliser des clients de services sans fil.

[56] Cela dit, ces mêmes renseignements ne pourront pas nécessairement être protégés par l’application de l’article 151 des Règles dans le cadre d’une procédure d’exécution aux termes d’une disposition de fond de la Loi sur la concurrence. Par exemple, l’analyse de proportionnalité et la pondération des avantages et des conséquences peuvent être différentes si les renseignements sont importants pour comprendre un aspect d’une décision sur le fond ou la réparation à imposer, compte tenu des objectifs du principe de la publicité des débats judiciaires. Voir A Lawyer v The Law Society of British Columbia, au para 81.

[57] Pour ces motifs, je conclus qu’il convient, à cette étape-ci, de protéger, en vertu de l’article 151 des Règles, les renseignements de Rogers concernant l’offre éventuelle de produits et de services.

b) Analyses internes de la clientèle et données faisant l’objet d’un suivi par Rogers

[58] Essentiellement, la même analyse s’applique au caviardage ciblé proposé par Rogers des renseignements dans le dossier de demande qui concernent les analyses internes de la clientèle effectuées par l’entreprise, y compris la nature des analyses, les données relatives à la clientèle qui font l’objet d’un suivi et certaines conclusions ou observations à cet égard. J’inclus dans cette catégorie de caviardage le titre des tableaux internes utilisés pour effectuer le suivi de données en continu (reconnaissant que le raisonnement expliqué ci-dessous s’applique à ces titres).

c) Renseignements internes de Rogers touchant les demandes contenues dans l’ordonnance fondée sur l’article 11

(i) Organigrammes et responsabilités détaillées des postes

[59] Au cours de l’examen du fusionnement entre Rogers et Shaw, Rogers a fourni au commissaire des organigrammes de son effectif et des descriptions détaillées des rôles et des responsabilités des employés. Ces documents étaient joints à l’affidavit présenté à l’appui de la récente demande fondée sur l’article 11. Rogers a fait valoir que les organigrammes et les descriptions détaillées des postes étaient de nature délicate sur le plan commercial et étaient utiles à ses concurrents. En outre, Rogers a affirmé qu’ils contenaient des renseignements exclusifs communiqués au commissaire en réponse à la DRS, et qu’ils entraient par conséquent dans la catégorie de renseignements visés à l’alinéa 2g) de l’ordonnance de confidentialité amendée. La preuve n’indique pas clairement si les documents ont été conçus dans le cadre de l’instance devant le Tribunal portant sur le fusionnement et étaient par conséquent des documents protégés aux termes de l’ordonnance de confidentialité amendée.

[60] Ces renseignements internes de Rogers étaient essentiels pour déterminer les types d’employés qui seraient susceptibles d’avoir les renseignements et les documents visés par les demandes contenues dans l’ordonnance fondée sur l’article 11. Comme on peut s’y attendre, les représentants du commissaire et de Rogers ont discuté de ces renseignements au cours du dialogue préalable à la demande, comme l’indiquent les notes relatives à ces appels dans le dossier de demande. Rogers a apporté un éclairage supplémentaire et a exposé sa position pendant ces appels préalables à la demande afin de tenter de régler les questions concernant les personnes visées dans le projet d’ordonnance fondée sur l’article 11 : voir la Loi sur la concurrence, au paragraphe 10(3) et à l’alinéa 29(1)e). Comme les parties ne s’entendaient pas sur la définition de ces personnes visées, les organigrammes et les descriptions des différents postes étaient joints à l’affidavit déposé devant la Cour à l’appui de l’ordonnance fondée sur l’article 11.

[61] Les organigrammes, et en particulier les descriptions détaillées des postes et des responsabilités des employés internes, ne sont pas des documents ni des renseignements que Rogers communique à l’extérieur de l’entreprise. Rogers a fourni les documents en réponse à la DRS et le commissaire les a utilisés adéquatement pour préparer l’ébauche des demandes contenues dans l’ordonnance fondée sur l’article 11 et pour les besoins du dialogue préalable à la demande. Dans les circonstances actuelles, j’admets que les renseignements ont un caractère privé ou confidentiel et qu’il est possible de considérer qu’ils possèdent une dimension d’intérêt public tant dans le cadre du processus d’examen du fusionnement que des communications franches entre le commissaire et une défenderesse pendant le dialogue préalable à une demande fondée sur l’article 11. Comme je le mentionne plus haut, ces communications visent principalement à trouver, pour les demandes contenues dans le projet d’ordonnance, des modalités qui permettent au commissaire d’obtenir les renseignements dont il a besoin dans le cadre de son enquête et qui ne sont pas excessives, disproportionnées ou indûment onéreuses pour le défendeur qui doit obtempérer à l’ordonnance. La capacité d’un défendeur à fournir volontairement des renseignements privés au commissaire au sujet des documents en sa possession (en l’espèce, au sujet des personnes visées) et à examiner avec le commissaire les questions qui sont pertinentes et importantes relativement à la demande fondée sur l’article 11 favorise la réalisation des objectifs des articles 10 et 11. Ces questions (entre autres la pertinence dans le cadre de l’enquête) peuvent ensuite être expliquées à la Cour lors de l’examen de la demande ex parte fondée sur l’article 11, comme le précise la décision Pearson.

[62] Selon moi, la divulgation des organigrammes de Rogers et des renseignements concernant les responsabilités des employés porterait un sérieux préjudice à l’intérêt public, et il n’existe aucune option raisonnable autre que le caviardage dans le dossier de demande. À cette étape-ci, dans le contexte d’une demande fondée sur l’article 11, le troisième volet du critère est aussi rempli. À cette étape-ci, on se rapproche davantage du respect du critère que ce n’était le cas pour les renseignements concernant une offre éventuelle de produits ou de services, car les renseignements en question sont directement liés à la demande fondée sur l’article 11 et il n’existe aucun effet comparable sur la position concurrentielle d’un intervenant du marché. Cependant, le commissaire s’est penché sur la définition des personnes visées dans ses observations écrites sur la demande. Cette question a été soulevée à l’audience, mais il n’a pas été nécessaire de renvoyer précisément au contenu des caviardages proposés. Les autres renseignements publics figurant dans le dossier de demande et les discussions tenues au cours de l’audience relative à l’article 11 permettent au public de comprendre les questions qui se posent relativement aux personnes visées. Le caviardage de l’organigramme et des responsabilités des employés porte quelque peu atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires, mais représente une réponse proportionnée aux raisons d’intérêt public contradictoires.

(ii) Politiques de Rogers régissant la conservation des documents internes

[63] Une analyse semblable, mais plus restrictive, s’applique aux politiques de Rogers régissant la conservation des courriels et des documents internes. Le dossier de demande comprend peu de références à l’égard de la période de conservation des courriels et des documents. Pour l’application de l’article 11, ces renseignements concernaient la question de savoir si les documents seraient ou non disponibles en vue d’être produits au commissaire. Ces renseignements ont été divulgués uniquement au cours du dialogue préalable à la demande, et non au cours du processus antérieur d’examen du fusionnement.

[64] En outre, l’intérêt commercial de Rogers servi par la non-divulgation de ces renseignements diffère de l’intérêt servi par la non-divulgation des documents internes sur les postes et les responsabilités des employés – la preuve par affidavit de Rogers mentionnait que les renseignements concernant la conservation des documents pouvaient être [traduction] « exploités ultérieurement par une partie adverse dans le cadre de procédures judiciaires ou réglementaires afin de compromettre la position de Rogers dans ces affaires ». À mon avis, cela signifie que les parties adverses disposeront de renseignements qui les aideront à obtenir de meilleurs résultats en ce qui a trait à l’interrogatoire préalable et à la production de documents dans le cadre d’autres instances, ce qui est manifestement important pour les intérêts commerciaux de Rogers, mais qui n’est pas lié à la majorité des intérêts publics examinés dans les présents motifs. Cependant, ces renseignements suscitent l’intérêt public particulier que j’ai relevé en ce qui concerne le processus de dialogue préalable à la demande. À l’étape d’une demande fondée sur l’article 11, qui ne concerne ni une demande d’interrogatoire préalable par une autre partie dans une instance judiciaire, ni le bien-fondé d’une demande sur le fond aux termes de la Loi sur la concurrence, ni la réparation à imposer dans le cadre d’une telle demande, je conclus que les caviardages ciblés en vertu de l’article 151 des Règles sont appropriés en l’espèce compte tenu des renseignements publics qui sont accessibles dans le dossier et qui ont été communiqués lors de l’audience.

(iii) Renseignements concernant un fournisseur de services tiers

[65] Un caviardage proposé visait le nom d’un fournisseur de services tiers et les coordonnées de personnes travaillant pour ce fournisseur. Aucun élément de preuve concernant les dispositions relatives à la confidentialité des contrats ne traitait de ces caviardages en particulier, mais pour les motifs exposés ci-dessus, j’estime que ces caviardages en vertu de l’article 151 des Règles sont également appropriés en l’espèce.

IV. Observations supplémentaires

[66] Je tiens à ajouter les observations suivantes pour orienter le traitement des demandes fondées sur l’article 11 qui soulèvent des questions de confidentialité.

[67] Premièrement, un avis de demande d’ordonnance fondée sur l’article 11 peut vraisemblablement comprendre une demande de réparation au titre de l’article 151 des Règles si le commissaire considère comme confidentiels des renseignements se trouvant dans le dossier de demande (que ce soit indépendamment ou des suites d’un dialogue préalable à la demande avec la partie défenderesse). La nature ex parte des demandes fondées sur l’article 11 n’empêche pas l’une ou l’autre des parties de présenter une requête au titre de l’article 151 des Règles, en donnant avis à l’autre partie, mais cette requête doit être présentée immédiatement avant la présentation de la demande du commissaire : voir Google Canada, aux para 9-10; Pearson, aux para 92-95. La Cour peut rendre une ordonnance temporaire, comme elle l’a fait en l’espèce et dans la décision Google Canada, si les questions de confidentialité ne peuvent pas être réglées le même jour que la demande fondée sur l’article 11.

[68] Deuxièmement, la Cour et son greffe sont bien au fait des questions de confidentialité et peuvent rapidement traiter les demandes de dépôt d’une version confidentielle d’un document dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 11 jusqu’à ce que les avocats du commissaire en aient discuté avec la partie défenderesse ou ses avocats. Le fait de demander réparation au titre de l’article 151 des Règles et de déposer simultanément un avis de demande permettra d’éviter ce qui s’est produit en l’espèce – une première conférence de gestion d’instance pour discuter du dépôt initial, par le commissaire, d’une version « publique » du dossier de demande dans laquelle l’affidavit à l’appui et le projet d’ordonnance fondée sur l’article 11 étaient entièrement caviardés. Avant l’audience, le commissaire a déposé des versions confidentielles et publiques modifiées de son dossier de demande. Bien que le commissaire ait naturellement fait preuve d’une certaine prudence relativement à son dépôt initial compte tenu de l’ordonnance de confidentialité amendée du Tribunal de la concurrence et de la possibilité que cette affaire soit médiatisée, j’estime qu’il est possible d’utiliser une méthode plus chirurgicale pour caviarder à l’avenir des renseignements pouvant être confidentiels, une méthode qui garantira le respect du principe de la publicité des débats judiciaires et l’utilisation plus efficace du temps de la Cour et des avocats.

[69] Enfin, le dossier de requête du commissaire déposé le 5 janvier 2024 au titre des articles 151 et 369 des Règles semble avoir été fourni aux avocats de Rogers, mais ne semble pas leur avoir été signifié officiellement. Les avocats de Rogers ont confirmé dans une lettre que Rogers déposerait un dossier en réponse, ce qu’elle a fait. Le processus des requêtes signifiées au tire des Règles, y compris les délais de présentation de réponses et de répliques, diffère selon la question de savoir si la partie requérante demande la tenue d’une audience ou demande que la requête soit tranchée par écrit : voir les articles 359, 360, 365 et 369 des Règles. La signification de documents de requête à une partie défenderesse atténue les incertitudes tant pour la partie défenderesse que pour la Cour. Comme les avocats s’y attendaient probablement en l’espèce, le fait que les documents n’ont pas été signifiés officiellement n’a eu aucun effet significatif, car les avocats du commissaire avaient fourni une copie du dossier de requête aux avocats de Rogers. Les avocats de Rogers ont communiqué son intention de déposer des documents et ont déposé un dossier en réponse en temps opportun.

V. Conclusion

[70] Pour ces motifs, la requête déposée au titre de l’article 151 des Règles est accueillie selon les conditions énoncées ci-dessous. Comme les versions publiques et confidentielles du dossier de demande déposées le 5 janvier 2024 reflètent la décision de la Cour, il n’existe aucune raison pratique de modifier le statut de toute autre version du dossier de demande déposée par le demandeur avant l’audience relative à l’article 11.

[71] Les versions publiques et confidentielles de la lettre des avocats du commissaire du 17 novembre 2023 et du dossier de requête déposé le 5 janvier 2024 en vue d’obtenir une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles ne nécessitent la prise d’aucune mesure, car soit elles concordent avec les présents motifs, soit les caviardages des versions publiques étaient raisonnablement nécessaires pour trancher la présente requête.

[72] Aucune des parties n’a demandé les dépens de la requête.


ORDONNANCE dans le dossier T-2416-23

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  • 1.La requête déposée au titre de l’article 151 des Règles est accueillie. Les renseignements caviardés du dossier de requête déposé le 5 janvier 2024 seront considérés comme confidentiels au sens des articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales.

  • 2.Ni les parties ni le greffe ne sont tenus de prendre des mesures en ce qui concerne les versions confidentielles et publiques du dossier de requête déposées le 15 et le 29 novembre 2023, la lettre des avocats du commissaire du 17 novembre 2023 et le dossier de requête du commissaire déposé le 5 janvier 2024.

  • 3.Les renseignements caviardés dans les versions confidentielles des documents, aux paragraphes 1 et 2 des dossiers de la Cour, ne doivent pas être accessibles au public, sauf dans la mesure autorisée par les Règles des Cours fédérales ou sauf ordonnance contraire de la Cour.

  • 4.Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Andrew D. Little »

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 



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