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Date : 20230815


Dossiers : IMM‑1407‑22

IMM‑8585‑22

Référence : 2023 CF 1108

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 août 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Dossier : IMM‑1407‑22

KHALIL MAMUT

AMINIGULI AIZEZI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ET ENTRE :

Dossier : IMM‑8585‑22

S.A. ET Z.Y.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Les présents motifs et ordonnance concernent des demandes de non‑divulgation présentées par le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, au sujet de parties de dossiers certifiés du tribunal (DCT) produites relativement à deux demandes distinctes de contrôle judiciaire. Dans ces demandes, les demandeurs sollicitent diverses mesures de réparation relativement au traitement des demandes de résidence permanente en instance déposées par Khalil Mamut et S.A. Les deux demandes ont été regroupées parce qu’elles ont un certain nombre de questions factuelles et juridiques en commun. Parmi les questions communes, il y a l’opposition du défendeur à la divulgation de parties des DCT sur le fondement du principe du secret du délibéré de la common law.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’estime que les renseignements en cause ne sont pas protégés par ce principe.

[3] Brièvement, dans le contexte de la prise de décisions administratives, le principe du secret du délibéré de la common law comporte deux volets. Le premier est la règle générale selon laquelle le processus de délibération est secret. Le deuxième est l’exception voulant que le secret soit levé lorsque cela est nécessaire pour assurer un contrôle judiciaire efficace de la décision administrative. Comme c’est le défendeur qui propose la non‑divulgation, il lui incombe d’établir que la règle générale s’applique au processus décisionnel en cause en l’espèce. S’il parvient à le démontrer, il incombe alors aux demandeurs d’établir qu’une exception devrait être faite dans leurs dossiers.

[4] Les observations des parties portaient principalement sur la question de savoir si les demandeurs avaient démontré qu’il existe un fondement à une dérogation à la règle générale. Cependant, à mon avis, les demandes de non‑divulgation échouent à la première étape parce que le défendeur n’a pas établi que la règle générale du secret s’applique au processus décisionnel en cause. Le principe du secret du délibéré de la common law n’a été étendu que des décideurs judiciaires aux tribunaux administratifs, autrement dit aux décideurs administratifs qui exercent des fonctions juridictionnelles. En l’espèce, le décideur en cause n’est pas un tribunal administratif, de sorte que les renseignements relatifs à sa prise de décision ne sont pas protégés par le principe du secret du délibéré de la common law invoqué par le défendeur. Par conséquent, ce dernier n’a pas le droit de refuser la divulgation des renseignements en cause sur ce fondement.

[5] La question de savoir si le défendeur a le droit de refuser la divulgation d’une partie ou de la totalité de ces renseignements pour d’autres motifs ne sera pas réglée tant que ne seront pas tranchées les requêtes connexes en non‑divulgation des renseignements.

II. QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

A. L’intitulé dans le dossier IMM‑8585‑22

[6] Conformément à l’article 8.1 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (le RCFCIPR), les demandeurs dans le dossier IMM‑8585‑22 ont demandé à la Cour d’ordonner « que tous les documents préparés par la Cour qui pourraient être mis à la disposition du public soient modifiés et caviardés dans la mesure nécessaire pour assurer [leur] anonymat ». Le défendeur s’oppose cette demande.

[7] Conformément au paragraphe 8.1(4) du RCFCIPR, il ne sera pas statué sur la demande d’ordonnance d’anonymat tant qu’une décision n’aura pas été rendue sur la demande d’autorisation. Les parties ont été informées que l’autorisation sera accordée, mais la décision concernant la demande d’autorisation n’a pas encore été rendue officiellement, en partie parce qu’il faut d’abord statuer sur les demandes de non‑divulgation du défendeur.

[8] Malgré l’opposition du défendeur à la demande d’ordonnance d’anonymat, les parties ont entre‑temps convenu de désigner les demandeurs du dossier IMM‑8585‑22 par leurs initiales. Je conviens que c’est la bonne façon de procéder. Par conséquent, j’ai fait de même dans les présents motifs et ordonnance, en attendant la décision sur la demande d’ordonnance d’anonymat.

B. Imbrication des demandes de non‑divulgation et obligation de franchise

[9] Les ordonnances accordant l’autorisation d’aller de l’avant avec les demandes de contrôle judiciaire n’ont pas encore été rendues. Toutefois, dans le cadre du projet de règlement de la Cour, des ordonnances ont été rendues dans les deux affaires conformément au paragraphe 14(2) du RCFCIPR pour la production des DCT — le 21 octobre 2022 dans le dossier IMM‑1407‑22, et le 9 février 2023 dans le dossier IMM‑8585‑22.

[10] Dans le dossier IMM‑1407‑22, le consulat général du Canada à New York — le bureau responsable du traitement des deux demandes de parrainage — a produit un DCT auquel était jointe une lettre d’accompagnement datée du 22 décembre 2022. La lettre d’accompagnement indique que certains renseignements contenus dans les dossiers produits ont été caviardés au titre du [TRADUCTION] « privilège du délibéré de la common law » et de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La lettre d’accompagnement identifie par le numéro des pages en cause les documents dans lesquels des renseignements sont caviardés au titre du privilège du délibéré ou de l’article 87 de la LIPR, selon le cas.

[11] Le 23 décembre 2022, le défendeur a déposé un dossier de requête dans le dossier IMM‑1407‑22. Par sa requête, il sollicitait une ordonnance confirmant la non‑divulgation des renseignements caviardés du DCT en vertu de l’article 87 de la LIPR. Les demandeurs ont déposé un dossier de requête en réponse le 17 janvier 2023. Le défendeur a déposé une réplique le 23 janvier 2023.

[12] Le 9 février 2023, une conférence de gestion d’instance a eu lieu devant le juge Brown afin de discuter de la procédure à suivre relativement aux demandes de non‑divulgation du défendeur dans le dossier IMM‑1407‑22. Au cours de la discussion, l’avocat du défendeur a expliqué que, selon lui, et comme il est indiqué dans la lettre d’accompagnement du 22 décembre 2022, certains renseignements contenus dans le DCT étaient protégés tant par le privilège du délibéré de la common law que l’article 87 de la LIPR. L’avocat du défendeur a également indiqué que les renseignements à l’égard desquels le privilège du délibéré a été invoqué pourraient également être protégés en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5 (la LPC).

[13] Le 23 mars 2023, le juge Brown a rendu une ordonnance et des motifs (2023 CF 406) prévoyant que, si le défendeur maintient sa position selon laquelle le privilège du délibéré ou l’article 37 de la LPC s’applique aux renseignements caviardés du DCT, il devra déposer, dans les 21 jours suivant l’ordonnance, des requêtes au titre des articles 318 et 369 des Règles des Cours fédérales (les RCF), DORS/98‑106, pour demander une dispense de l’obligation de divulguer ces renseignements. (À cette étape, seul un dossier de requête relatif à l’article 87 de la LIPR avait été déposé.)

[14] Par souci de clarté, ni l’article 317 des RCF (qui porte sur les demandes de documents pertinents quant à une demande de contrôle judiciaire auprès du tribunal dont la décision fait l’objet d’un contrôle) ni l’article 318 des RCF (qui prévoit un mécanisme pour les oppositions à la production de documents en réponse à une demande fondée sur l’article 317) ne s’appliquent aux demandes de contrôle judiciaire présentées en vertu de la LIPR : voir le paragraphe 4(1) du RCFCIPR. Néanmoins, il semble être admis par tous qu’une procédure analogue à celle prévue au paragraphe 318(2) des RCF est la façon appropriée pour le défendeur de s’opposer à la divulgation de renseignements dans un DCT produit en réponse à une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 14(2) ou de l’article 17 du RCFCIPR.

[15] Par conséquent, conformément à l’ordonnance du 23 mars 2023, le défendeur a déposé un dossier de requête pour solliciter une ordonnance confirmant la non‑divulgation des renseignements sur le fondement du secret du délibéré (aussi appelé privilège du délibéré) prévu par la common law. Le défendeur a également déposé un dossier de demande pour solliciter une ordonnance, en vertu de l’article 37 de la LPC, interdisant la divulgation des mêmes renseignements. Comme il s’agit dans ce dernier cas d’une demande plutôt que d’une requête, cette demande a son propre numéro de dossier (T‑806‑23).

[16] Dans une requête distincte, le défendeur a également demandé le réexamen ou la modification de l’ordonnance du 23 mars 2023 au motif que le juge Brown avait fait des remarques, sans fondement, qui lui étaient préjudiciables et qui portaient atteinte à la réputation professionnelle de son avocat. Plus précisément, le défendeur et son avocat étaient préoccupés par le fait que le juge Brown avait mis en doute l’exactitude de leur description de l’ampleur des caviardages fondés sur l’article 87 de la LIPR et par la question de savoir si cette description avait été faite dans le respect de leur obligation de franchise dans une instance ex parte.

[17] Les préoccupations qui ont donné lieu à cette dernière requête peuvent être abordées brièvement.

[18] Comme je l’ai indiqué lors d’une conférence de gestion d’instance le 24 mai 2023, je n’interprète pas l’ordonnance et les motifs prononcés par le juge Brown le 23 mars 2023 comme remettant en question l’intégrité professionnelle de l’avocat du défendeur ou son respect de l’obligation de franchise dans une instance ex parte.

[19] Le défendeur et son avocat ont toujours été clairs sur les points suivants : 1) douze pages du DCT dans le dossier IMM‑1407‑22 (pages 769 à 780) ont été caviardées au titre du secret du délibéré; 2) sur quatre de ces pages, des renseignements ont également été caviardés au titre de l’article 87 de la LIPR; 3) sur onze autres pages du DCT, qui en compte 795, des renseignements ont été caviardés uniquement au titre de l’article 87 de la LIPR. Après avoir examiné attentivement la lettre d’accompagnement du 22 décembre 2022, les documents déposés au sujet de la requête fondée sur l’article 87 de la LIPR dans le dossier IMM‑1407‑22 (en particulier le paragraphe 20 des observations en réplique du défendeur et la note de bas de page à cet égard) et la transcription de la conférence de gestion d’instance du 9 février 2023, je suis convaincu que l’observation selon laquelle les passages caviardés n’étaient [TRADUCTION] « pas de grande ampleur ou importants » se rapportait exclusivement aux demandes fondées sur l’article 87 de la LIPR. Cela n’avait rien à voir avec la question du privilège du délibéré ou, plus particulièrement, avec les douze pages entièrement caviardées sur ce fondement. Rien ne permet de penser le contraire ou que l’avocat du défendeur n’a pas été totalement franc avec la Cour.

[20] Quant au dossier IMM‑8585‑22, en réponse à l’ordonnance de production, le consulat général a produit un DCT auquel était jointe une lettre d’accompagnement datée du 14 juin 2023. Comme dans le cas du dossier IMM‑1407‑22, les renseignements contenus dans le DCT avaient été caviardés au titre du privilège du délibéré et de l’article 87 de la LIPR. La lettre d’accompagnement identifie par le numéro des pages en cause les documents dans lesquels des renseignements sont caviardés au titre du privilège du délibéré ou de l’article 87 de la LIPR, selon le cas. En particulier, douze pages du DCT (pages 968 à 980) ont été caviardées au titre du privilège du délibéré. Des renseignements figurant sur cinq de ces pages sont également caviardés en vertu de l’article 87 de la LIPR. Des renseignements figurant sur vingt‑deux autres pages du DCT, qui en compte 979, ne sont caviardés qu’au titre de l’article 87 de la LIPR.

[21] Encore une fois, comme dans le cas du dossier IMM‑1407‑22, le défendeur a présenté une requête en non‑divulgation de renseignements contenus dans le DCT fondée sur le privilège du délibéré de la common law, une demande d’interdiction de divulgation des mêmes renseignements en vertu de l’article 37 de la LPC (dossier de la Cour no T‑1280‑23) et une requête en non‑divulgation de renseignements fondée sur l’article 87 de la LIPR.

[22] Tout cela s’imbrique de la manière suivante. Premièrement, dans les deux affaires, le défendeur a présenté des demandes identiques de non‑divulgation en invoquant le secret du délibéré de la common law. Tout le monde s’entend pour dire qu’il n’y a pas de différences importantes entre les deux affaires à cet égard. Deuxièmement, dans chaque affaire, les requêtes fondées sur le secret du délibéré de la common law et les demandes présentées en vertu de l’article 37 de la LPC portent sur les mêmes renseignements. Le défendeur avait le droit d’invoquer d’abord le secret du délibéré de la common law pour s’opposer à la divulgation de ces renseignements, avant d’invoquer l’article 37 de la LPC : voir R v Pilotte (2002), 156 OAC 1, au para 44. Troisièmement, comme je rejette les requêtes fondées sur le secret du délibéré de la common law, il est maintenant loisible au défendeur d’aller de l’avant avec les demandes fondées sur l’article 37 de la LPC, si cela est jugé opportun. Par conséquent, le défendeur peut continuer de ne pas divulguer les renseignements en cause en attendant la décision relative à ces demandes. Enfin, les renseignements qui doivent être examinés au titre de l’article 87 de la LIPR dépendent du résultat de ces demandes et de tout appel qui peut en découler. Il ne sera pas nécessaire d’examiner les passages caviardés en vertu de l’article 87 de la LIPR à l’égard desquels le secret du délibéré est invoqué si une ordonnance interdisant la divulgation de ces renseignements est rendue en vertu de l’article 37 de la LPC. La décision sur la requête déposée en vertu de l’article 87 de la LIPR sera donc rendue après la décision relative aux demandes présentées en vertu de l’article 37 de la LPC, si le défendeur choisit d’aller de l’avant avec ces procédures.

C. La procédure suivie pour les présentes requêtes

[23] Dans l’arrêt Girouard c Conseil canadien de la magistrature, 2019 CAF 252 (Girouard CAF), la Cour d’appel fédérale a appuyé la procédure en trois étapes suivie par le juge Noël pour statuer sur les privilèges revendiqués, y compris le secret du délibéré : voir Girouard c Canada (Procureur général), 2018 CF 1184 au para 5 (Girouard CF). Ce faisant, la Cour d’appel a conclu qu’il « était tout à fait approprié, et conforme à la jurisprudence, d’établir que les documents eux‑mêmes ne seraient consultés que dans l’hypothèse où la Cour ne s’estimerait pas capable de se prononcer sur les privilèges revendiqués sur la seule base des représentations des parties » (Girouard CAF, au para 24).

[24] Le défendeur a déposé sous scellés des versions non caviardées des douze pages en cause dans chaque affaire. Comme j’ai pu conclure, en me fondant sur les observations publiques des parties, que les renseignements en cause ne sont pas protégés par le secret du délibéré, il n’était pas nécessaire que j’examine les renseignements eux‑mêmes. La question de savoir s’il sera dans le futur nécessaire de le faire en lien avec une autre requête ou demande sera tranchée au moment voulu, le cas échéant. D’ici là, les documents demeurent sous scellés.

[25] Le défendeur a demandé qu’on lui accorde la possibilité de présenter des observations ex parte et à huis clos advenant le cas où la Cour jugerait nécessaire d’examiner les renseignements eux‑mêmes. Pour leur part, les demandeurs ont demandé la désignation d’un amicus curiae advenant le cas où la Cour procéderait à un tel examen. Comme il n’a pas été nécessaire d’examiner les renseignements eux‑mêmes pour trancher les deux requêtes en fonction du principe du secret du délibéré de la common law, il n’est pas nécessaire de tenir une audience ex parte et à huis clos, ni de demander l’aide d’un amicus curiae. Si l’une ou l’autre de ces mesures est requise dans le cadre des demandes présentées en vertu de l’article 37 de la LPC, la décision sera prise à une date ultérieure, si la question se pose.

III. CONTEXTE

[26] Khalil Mamut et S.A. sont tous deux citoyens chinois d’origine ouïghoure. Les deux ont été capturés au Pakistan en 2001, après l’invasion de l’Afghanistan par les forces de la coalition à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001. Les autorités américaines les ont par la suite transférés au centre de détention de Guantanamo. Ils y ont été détenus de 2002 à 2009, année à laquelle ils ont été autorisés à être relâchés aux Bermudes.

[27] Après s’être réinstallé aux Bermudes, M. Mamut a rencontré et épousé Aminiguli Aizezi. Mme Aizezi est également une citoyenne chinoise d’origine ouïghoure. Leur premier fils est né aux Bermudes en avril 2013. En 2014, Mme Aizezi a demandé l’asile au Canada pour elle‑même et son fils. Cette demande a été accueillie en mars 2015. En juin 2015, elle a présenté une demande de statut de résident permanent au Canada, indiquant que son fils et M. Mamut étaient des personnes à charge. Mme Aizezi et son fils ont obtenu le statut de résident permanent en mars 2017, mais la demande de M. Mamut est toujours en instance.

[28] Le 14 février 2022, M. Mamut et Mme Aizezi ont présenté une demande de contrôle judiciaire (IMM‑1407‑22). Ils cherchent à obtenir diverses mesures de réparation en raison du défaut d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) de rendre une décision en temps opportun sur la demande de résidence permanente de M. Mamut.

[29] Pour sa part, après sa réinstallation aux Bermudes, S.A. a rencontré et épousé Z.Y. Z.Y. est également une citoyenne chinoise d’origine ouïghoure. Lorsqu’elle a été présentée à S.A., Z.Y. vivait en Turquie. En mars 2013, elle a demandé l’asile au Canada. Cette demande a été accueillie en novembre 2013. En décembre 2013, Z.Y. a présenté une demande de résidence permanente au Canada. Elle a inclus S.A. dans sa demande à titre de personne à charge. Z.Y. est devenue résidente permanente en juillet 2014, mais la demande de S.A. est toujours en instance.

[30] Le 31 août 2022, S.A. et Z.Y. ont présenté une demande de contrôle judiciaire (IMM‑8585‑22). Ils demandent diverses mesures de réparation en raison du défaut d’IRCC de rendre une décision en temps opportun sur la demande de résidence permanente de S.A.

[31] Comme il a été mentionné précédemment, l’autorisation d’aller de l’avant avec les demandes de contrôle judiciaire n’a pas encore été accordée. Toutefois, dans le cadre du projet de règlement de la Cour, des ordonnances pour la production du DCT ont été rendues dans les deux affaires en application du paragraphe 14(2) du RCFCIPR.

IV. LES RENSEIGNEMENTS EN CAUSE

[32] À l’appui des requêtes visant l’obtention d’ordonnances confirmant le maintien de la non‑divulgation de renseignements dans les DCT sur le fondement du secret du délibéré de la common law, le défendeur a déposé deux affidavits publics, essentiellement identiques, souscrits par un analyste principal intérimaire de la Direction générale du règlement des cas (la DGRC) d’IRCC — un pour chaque affaire. Les affidavits décrivent en termes généraux, mais néanmoins utiles, la nature des renseignements en cause. L’analyste n’a été contre‑interrogé sur aucun de ses affidavits.

[33] Les affidavits de l’analyste et les renseignements non caviardés dans les DCT établissent ce qui suit :

  • Les deux demandes de résidence permanente ont soulevé des préoccupations quant à la question de savoir si M. Mamut et S.A. sont interdits de territoire au Canada en vertu de l’article 34 de la LIPR en raison de liens avec le Mouvement islamique du Turkistan oriental (le MITO).

  • Le filtrage de sécurité est effectué conjointement par le décideur d’IRCC (dans les présentes affaires, un agent des visas) et l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC).

  • IRCC et l’ASFC ont élaboré un processus pour s’assurer que les décideurs d’IRCC entreprennent une consultation finale avec leurs partenaires de filtrage avant de rendre une décision qui va à l’encontre de la recommandation de l’ASFC. Ce processus est appelé le processus relatif aux résultats contraires. Il est décrit dans un extrait du Guide de contrôle de l’immigration (CI) de l’ASFC qui est joint en tant que pièce aux deux affidavits.

  • Le processus relatif aux résultats contraires s’applique dans deux circonstances : 1) lorsqu’IRCC a reçu une recommandation non favorable d’interdiction de territoire de la part de l’ASFC et que le décideur d’IRCC souhaite délivrer un visa sans conclusion d’interdiction de territoire; 2) lorsqu’IRCC a reçu une recommandation favorable de l’ASFC et que le décideur d’IRCC souhaite refuser le visa pour un motif d’interdiction de territoire visé à l’article 34, 35 ou 37 de la LIPR.

  • Le 20 novembre 2015, l’ASFC a présenté une recommandation non favorable d’interdiction de territoire dans le cas de S.A.

  • Le 25 janvier 2018, l’ASFC a présenté une recommandation non favorable d’interdiction de territoire dans le cas de M. Mamut.

  • Selon les affidavits de l’analyste, les douze pages en cause dans chaque DCT [traduction] « consistent en une communication de l’agent des visas d’IRCC à l’ASFC, dans laquelle l’agent des visas d’IRCC amorce le processus relatif aux résultats contraires » (affidavit de Mohamad Zeineddine souscrit le 13 avril 2023 (IMM‑1407‑22), para 10; affidavit de Mohamad Zeineddine souscrit le 21 juin 2023 (IMM‑8585‑22), para 10).

  • Conformément à ce processus, dans chaque dossier, l’agent des visas d’IRCC [traduction] « a fourni une justification détaillée des raisons pour lesquelles il n’[était] pas d’accord avec la recommandation non favorable d’interdiction de territoire de l’ASFC et demand[ait] à l’ASFC de réagir à l’information qu’il lui [était] fournie. Ce faisant, l’agent des visas d’IRCC révèle ses réflexions et ses délibérations sur la question de savoir si [M. Mamut/S.A.] est interdit de territoire » (affidavit de Mohamad Zeineddine souscrit le 13 avril 2023 (IMM‑1407‑22), para 11; affidavit de Mohamad Zeineddine souscrit le 21 juin 2023 (IMM‑8585‑22), para 11).

[34] Il n’est pas précisé clairement si le même agent des visas d’IRCC est responsable des deux affaires mais, par souci de simplicité, je présumerai que c’est le cas. Le nombre de décideurs d’IRCC impliqués importe peu.

V. ANALYSE

[35] Le défendeur soutient que le secret du délibéré [traduction] « s’applique aux décideurs administratifs » (mémoire du défendeur, au para 12). Puisque, selon le défendeur, l’agent des visas d’IRCC qui traite les demandes de résidence permanente est un décideur administratif et que les renseignements en cause concernent son processus décisionnel, ces renseignements sont protégés par le principe du secret du délibéré de la common law, à moins que les demandeurs puissent établir l’existence de motifs justifiant la divulgation des renseignements. Selon le défendeur, pour ce faire, les demandeurs doivent démontrer qu’il existe des raisons valables de croire que le processus suivi par l’agent des visas n’était pas conforme aux règles de justice naturelle. Comme les demandeurs ne l’ont pas fait, la confidentialité des renseignements en question devrait être préservée.

[36] Comme je l’ai dit d’entrée de jeu, j’ai conclu que les présentes requêtes doivent être rejetées parce que le défendeur n’a pas établi que le principe du secret du délibéré de la common law s’applique au décideur en question. À mon avis, la jurisprudence n’appuie pas la compréhension générale qu’a le défendeur des types de décisions protégées par le secret du délibéré. Au contraire, la jurisprudence établit que, dans le contexte administratif, le principe du secret du délibéré ne s’applique qu’aux tribunaux administratifs, c’est‑à‑dire aux organismes qui rendent des décisions de nature juridictionnelle. Il ne s’applique pas aux « décideurs administratifs » en général, comme l’affirme le défendeur. Comme il ne fait aucun doute que l’agent des visas d’IRCC n’est pas un tribunal administratif, le principe du secret du délibéré de la common law ne s’applique tout simplement pas à son processus décisionnel. Ce principe ne peut donc pas être invoqué pour empêcher la divulgation des renseignements relatifs au processus décisionnel de l’agent.

[37] Le point de départ de toute discussion sur le secret du délibéré dans le contexte administratif est l’arrêt Tremblay c Québec (Commission des affaires sociales), [1992] 1 RCS 952. Parmi les questions examinées par la Cour, il y avait celle de savoir si la Commission pouvait refuser de divulguer des renseignements relatifs à l’examen interne d’un projet de décision. La Commission a rejeté l’appel interjeté par Mme Tremblay contre la décision par laquelle le ministère de la Main‑d’œuvre et de la Sécurité du revenu avait refusé le remboursement du coût de certains pansements et bandages. Mme Tremblay a attaqué la décision de la Commission par action en nullité devant la Cour supérieure du Québec, faisant valoir que le processus de consultation interne utilisé pour examiner la décision contrevenait aux règles de justice naturelle. Au cours de l’audition de cette action, l’avocat de la Commission s’est opposé à ce que le secrétaire de la Commission réponde aux questions sur le cheminement que doivent suivre les projets de décisions à l’interne.

[38] Écrivant au nom de la Cour, le juge Gonthier conclut que les objections de la Commission devraient être rejetées parce que les questions « ne touchaient pas les motifs au fond ou leur élaboration dans la pensée des décideurs », mais visaient plutôt le processus formel mis sur pied par la Commission pour assurer la cohérence de sa jurisprudence (Tremblay, à la p 964).

[39] Cela dit, le juge Gonthier ajoute que, dans le cas des tribunaux administratifs, il n’est pas toujours facile de faire la distinction entre « les faits portant sur un aspect du délibéré qui pourront être mis en preuve et ceux qui ne le pourront pas » (Tremblay, à la p 965), et ce, parce que « [l]’institutionnalisation des décisions des tribunaux administratifs crée une tension entre, d’une part, le traditionnel concept du secret du délibéré et, d’autre part, le droit fondamental d’une partie de savoir que la décision a été rendue en conformité avec les principes de justice naturelle » (ibid.). En particulier, un processus institutionnalisé d’examen interne des projets de décisions afin d’assurer une prise de décisions cohérente, comme celui que la Commission a adopté, pourrait soulever la question de savoir s’il y a « apparence de justice » (ibid.). Par conséquent, « [l]’évolution bien particulière de la pratique des tribunaux administratifs oblige […] la Cour à s’immiscer dans des domaines où, s’il s’agissait d’un tribunal judiciaire, elle refuserait probablement de s’aventurer » en raison de la nécessité de protéger l’indépendance judiciaire (ibid.).

[40] À l’appui de ce dernier point concernant l’indépendance judiciaire et le « traditionnel concept » du secret du délibéré, le juge Gonthier cite MacKeigan c Hickman, [1989] 2 RCS 796 (c’est le juge Gonthier qui souligne) :

Le droit du juge de refuser de répondre aux organes exécutif ou législatif du gouvernement ou à leurs représentants quant à savoir comment et pourquoi il est arrivé à une conclusion judiciaire donnée, est essentiel à l’indépendance personnelle de ce juge, qui constitue l’un des deux aspects principaux de l’indépendance judiciaire : Valente c. La Reine et Beauregard c. Canada […] Donner suite à l’exigence qu’un juge témoigne devant un organisme civil, émanant du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif, quant à savoir comment et pourquoi il a rendu sa décision, serait attaquer l’élément le plus sacro‑saint de l’indépendance judiciaire.

(Tremblay, à la p 965)

[41] Le juge Gonthier poursuit ainsi :

Par ailleurs, lorsque les décisions d’un tribunal administratif sont sans appel, comme c’est le cas à la Commission, il n’existe qu’une seule façon de réviser celle[s]‑ci : le contrôle de la légalité. Or, il relève de la nature même du contrôle judiciaire d’examiner, entre autres, le processus décisionnel du décideur. Certains des motifs pour lesquels une décision peut être attaquée portent même sur l’aspect interne de ce processus décisionnel : par exemple, la décision a‑t‑elle été prise sous la dictée d’un tiers? Résulte‑t‑elle de l’application aveugle d’une directive ou d’une politique pré‑établie? Tous ces événements sont concomitants au délibéré ou en font partie.

(Tremblay, aux pp 965‑966)

[42] Sur ce fondement, le juge Gonthier arrive à la conclusion suivante : « Il me semble donc que, de par la nature du contrôle qui est exercé sur leurs décisions, les tribunaux administratifs ne puissent invoquer le secret du délibéré au même degré que les tribunaux judiciaires » (Tremblay, à la p 966).

[43] Le juge Gonthier énonce ensuite la règle générale et le critère à appliquer pour décider si une exception est permise, énoncé sur lequel le défendeur s’appuie pour refuser la divulgation des renseignements en cause dans les DCT : « Le secret demeure bien sûr la règle, mais il pourra néanmoins être levé lorsque le justiciable peut faire état de raisons sérieuses de croire que le processus suivi n’a pas respecté les règles de justice naturelle » (Tremblay, à la p 966).

[44] À mon avis, l’analyse du secret du délibéré dans l’arrêt Tremblay vise la situation où le décideur visé est un tribunal administratif qui jouit d’une forme d’indépendance analogue à celle d’un décideur judiciaire. Cette indépendance est le fondement de la présomption du secret du délibéré. Si le décideur est un tribunal judiciaire, il ne fait aucun doute que ses délibérations sont protégées par le concept traditionnel du secret du délibéré, car il s’agit d’un élément essentiel de l’indépendance judiciaire. Si le décideur est un tribunal administratif, il a aussi le droit de protéger la confidentialité de ses délibérations, car il jouit d’une forme d’indépendance analogue à celle des décideurs judiciaires. Dans le cas d’un tribunal administratif, ce principe peut néanmoins devoir céder à d’autres intérêts, comme la nécessité de s’assurer, lors d’un contrôle judiciaire, que le processus suivi par le tribunal respecte les règles de justice naturelle. Cependant, rien dans l’arrêt Tremblay ne laisse entendre que ce principe du secret du délibéré s’applique aux décideurs administratifs qui ne sont pas des tribunaux administratifs — autrement dit aux décideurs qui n’exercent pas de fonctions juridictionnelles et qui ne jouissent pas d’une forme d’indépendance analogue à celle des instances de nature juridictionnelle. Au contraire, le lien entre l’indépendance décisionnelle et le secret du délibéré énoncé dans l’arrêt Tremblay laisse entendre qu’en l’absence du premier élément, il n’y a pas de fondement pour le second.

[45] L’arrêt Commission scolaire de Laval c Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8 [2016] 1 RCS 29, confirme que la portée du principe du secret du délibéré en ce qui a trait à la prise de décisions administratives n’est pas aussi vaste que ce que soutient le défendeur. Cette affaire portait sur une décision interlocutoire, rendue par un arbitre de grief, autorisant l’interrogatoire de trois membres du comité exécutif d’une commission scolaire au sujet des raisons pour lesquelles cette commission scolaire avait congédié un enseignant. En particulier, l’arbitre avait décidé qu’il était permis d’interroger les membres au sujet des délibérations à huis clos du comité exécutif de la commission scolaire au cours desquelles le cas de l’enseignant avait été discuté.

[46] En confirmant la décision de l’arbitre, le juge Gascon a reconnu que, selon l’arrêt Tremblay, « le secret du délibéré protège aussi les délibérations des tribunaux administratifs » (Commission scolaire de Laval, au para 58). Il a toutefois rejeté l’argument selon lequel le comité exécutif en question, qui détient ses pouvoirs et prend ses décisions en vertu de la Loi sur l’instruction publique du Québec, est un organe décisionnel administratif visé par l’arrêt Tremblay. Comme l’explique le juge Gascon, l’arrêt Tremblay ne s’étend pas à tous les organismes administratifs titulaires de « fonctions décisionnelles ». Au contraire, « l’arrêt Tremblay est clair et n’a pas la portée que les appelantes cherchent à lui attribuer. Cet arrêt traite du secret du délibéré qui s’applique aux tribunaux administratifs, c’est‑à‑dire à des organes exerçant des fonctions juridictionnelles » (au para 60). Le juge Gascon ajoute ce qui suit :

Or, en prenant la décision de congédier B après avoir délibéré à huis clos, le comité exécutif n’exerçait pas une fonction juridictionnelle et n’agissait pas en tant que décideur quasi judiciaire. Le comité agissait plutôt à titre d’employeur congédiant un salarié. Il s’agit là d’une décision de nature privée relevant du droit du travail, et non d’une décision de nature publique mettant en cause les principes constitutionnels d’indépendance judiciaire et de séparation des pouvoirs. Il n’y a pas d’analogie valable entre le tribunal administratif de l’arrêt Tremblay qui rend une décision quasi judiciaire finale et sans appel et l’organe décisionnel d’un employeur public, fût‑il son comité exécutif, qui décide de résilier le contrat de travail d’un salarié

(Commission scolaire de Laval, au para 61).

[47] À mon avis, l’arrêt Commission scolaire de Laval établit sans l’ombre d’un doute que le principe du secret du délibéré de la common law ne s’applique qu’aux décideurs judiciaires et aux tribunaux administratifs.

[48] Le défendeur cite plusieurs décisions à l’appui de la thèse voulant que le principe énoncé dans l’arrêt Tremblay s’applique à l’ensemble des décideurs administratifs, mais aucune d’elles ne modifie ma conclusion selon laquelle la portée du principe n’est pas aussi vaste que ce qu’il prétend. L’arrêt Toshiba Corporation c Canada (Tribunal antidumping), [1984] ACF no 247 (CA) est antérieur à l’arrêt Tremblay et est donc peu utile. Les décisions Weerasinge c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 330, Payne v Ontario Human Rights Commission (2000), 136 OAC 357, Cherubini Metal Works Ltd v Nova Scotia (Attorney General), 2007 NSCA 37, 253 NSR (2d) 134, et Girouard CF visent des organismes qui sont incontestablement des tribunaux administratifs — respectivement la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, la Commission ontarienne des droits de la personne, la Commission des examinateurs constituée en vertu de la Stationary Engineers Act de la Nouvelle‑Écosse, et le Conseil canadien de la magistrature. (En fait, dans l’arrêt Commission scolaire de Laval, le juge Gascon cite l’arrêt Cherubuni Metal Works comme exemple de l’application du secret du délibéré aux délibérations d’un tribunal administratif exerçant des fonctions juridictionnelles [au para 60]). Dans l’arrêt Village Commissioners of Waverley c Nova Scotia (Minister of Municipal Affairs), 1994 NSCA 58, l’arrêt Tremblay n’est mentionné que de manière incidente. Dans l’arrêt Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2015 CAF 254, il n’y a pas d’analyse visant à déterminer si le décideur était protégé par le principe du secret du délibéré de la common law. Il semble que cette question n’était pas en litige.

[49] Le défendeur cite également trois autres décisions de notre Cour. À mon avis, aucune n’est utile. La décision Tajgardoon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 1 CF 591, ne traite pas du principe du secret du délibéré. La décision Nguesso et le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (14 avril 2015) (IMM‑1144‑14) (ordonnance inédite du juge de Montigny, alors juge de la Cour fédérale) ne traite pas non plus de ce principe. La décision Nguesso et le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (27 septembre 2016) (IMM‑1431‑16) est une ordonnance inédite de la juge Roussel (alors juge de la Cour fédérale). Dans cette ordonnance, la juge Roussel a confirmé les demandes de non‑divulgation des notes et des documents de travail d’un agent des visas pour divers motifs, dont le « privilège décisionnel ou du délibéré ». Ce faisant, la juge Roussel cite l’arrêt Cherubini Metal Works. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a déclaré (au para 14) que [traduction] « [l]e principe du secret du délibéré empêche de divulguer comment et pourquoi les instances de nature juridictionnelle prennent leurs décisions ». Toutefois, la juge Roussel n’explique pas pourquoi elle a jugé qu’un agent des visas est une instance de nature juridictionnelle. L’arrêt Commission scolaire de Laval, qui a été rendu six mois plus tôt, n’est pas mentionné.

[50] Aucune de ces autres décisions ne peut écarter l’arrêt Tremblay ou l’arrêt Commission scolaire de Laval, qui font jurisprudence. Quoi qu’il en soit, à l’exception de l’ordonnance de la juge Roussel, elles vont toutes dans le sens de la portée étroite du principe du secret du délibéré dans le contexte administratif énoncé par la Cour suprême du Canada. À mon humble avis, l’ordonnance de la juge Roussel est incompatible avec les arrêts Tremblay et Commission scolaire de Laval.

[51] En ce qui concerne les présentes affaires, aucune analogie valable ne peut être faite entre le décideur en cause et les tribunaux administratifs dont les délibérations ont été jugées protégées par le principe du secret du délibéré. L’agent des visas d’IRCC qui décide d’approuver ou non les demandes de résidence permanente ne remplit pas une fonction juridictionnelle. Qui plus est, il ne jouit pas de l’indépendance d’un décideur judiciaire ou quasi judiciaire. Comme nous l’avons vu, il s’agit d’une condition préalable nécessaire à l’application du principe du secret du délibéré. Bien que les agents des visas exercent des fonctions publiques en vertu de la LIPR, leurs décisions ne sont pas des décisions « de nature publique mettant en cause les principes constitutionnels d’indépendance judiciaire et de séparation des pouvoirs » (Commission scolaire de Laval, au para 61). Par conséquent, le fondement nécessaire à l’application du principe selon lequel « le secret demeure la règle » est absent.

[52] Comme la règle générale ne s’applique pas, il n’est pas nécessaire que les demandeurs démontrent qu’une exception devrait être faite dans leur cas.

[53] Avant de conclure, je tiens à préciser que, dans ses observations présentées en réplique dans le cadre des présentes requêtes, le défendeur soulève des arguments supplémentaires à l’appui de la non‑divulgation des renseignements en cause. Le défendeur soutient que le fait que le processus décisionnel soit en cours [traduction] « milite fortement contre la levée du privilège » (observations en réplique du défendeur (IMM‑1407‑22), au para 6, citant Douze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1086 aux para 21‑22). Le défendeur fait également valoir que la divulgation des « délibérations » de l’agent risquerait de nuire au processus décisionnel administratif en cours, tandis que le maintien de la confidentialité du processus décisionnel contribuerait à empêcher les demandeurs d’adapter leur preuve pour répondre aux préoccupations de l’agent. Enfin, le défendeur soutient que, comme il est dans l’intérêt public que les décideurs [traduction] « soient en mesure de consulter des spécialistes internes de façon franche et libre », il n’est pas dans l’intérêt public d’empêcher de telles discussions, ce qui, selon lui, se produirait si les renseignements en question étaient divulgués (observations en réplique du défendeur (IMM‑1407‑22), au para 7, citant Canada (Procureur général) c Chad, 2018 CF 556 aux para 48, 51, 74 et 89).

[54] Je ne trouve pas ces observations convaincantes dans le contexte des présentes requêtes.

[55] Premièrement, elles partent du principe que les renseignements en question sont « privilégiés » (ce qui signifie « présumés secrets », si je comprends bien ce que le défendeur veut dire) et que la seule question à trancher est de savoir s’il faut déroger à cette présomption de secret. Pour les motifs exposés ci‑dessus, j’ai conclu qu’une telle présomption ne s’applique pas aux renseignements en cause.

[56] Deuxièmement, les considérations sur lesquelles le défendeur s’appuie ne font pas partie du principe du secret du délibéré de la common law invoqué dans les présentes requêtes. En se fondant sur la décision Douze, le défendeur semble confondre le critère appliqué dans cette affaire, qui consistait à soupeser la valeur probante des renseignements non divulgués par rapport aux effets préjudiciables de leur divulgation, et le principe du secret du délibéré de la common law : voir la décision Douze, au para 22; voir aussi mon analyse de la décision Douze dans Abu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1031 aux para 57‑63. Les mêmes observations peuvent être formulées pour ce qui est de la décision Chad que le défendeur invoque, qui concerne une demande de non‑divulgation fondée sur l’article 37 de la LPC. Il y est question aussi d’un critère de pondération qui ne fait pas partie du principe du secret du délibéré de la common law.

[57] Troisièmement, les observations du défendeur reposent de toute façon sur des affirmations factuelles concernant le préjudice que la divulgation pourrait porter au processus décisionnel, qui ne sont étayées par aucun élément de preuve. Des affirmations générales non étayées au sujet d’un préjudice éventuel ne constituent pas un fondement solide pour maintenir la non‑divulgation de renseignements que le défendeur doit avoir jugés pertinents pour les demandes de contrôle judiciaire sous‑jacentes (autrement, les renseignements ne figureraient pas dans les DCT).

[58] S’il y avait une preuve suffisante, le fait qu’un processus décisionnel soit encore en cours pourrait constituer un fondement valable pour refuser de communiquer des renseignements relatifs à ce processus. En fait, le défendeur présente un argument de ce genre à l’appui des demandes présentées en vertu de l’article 37 de la LPC. Pour être clair, je ne commente pas la validité de cet argument dans ce contexte. Ce que je veux dire, c’est simplement qu’il s’agit d’un argument tout à fait différent de celui qui est fondé sur le principe du secret du délibéré de la common law énoncé dans l’arrêt Tremblay. Bien que j’aie conclu que ce principe ne s’applique pas aux renseignements en cause, il demeure loisible au défendeur de soutenir, dans le contexte de l’article 37 de la LPC, que la divulgation de renseignements porterait néanmoins atteinte à l’intérêt public.

VI. CONCLUSION

[59] Pour ces motifs, les requêtes en non‑divulgation des renseignements présentées par le défendeur sur le fondement du principe du secret du délibéré de la common law seront rejetées. Comme je l’ai déjà mentionné, il est loisible au défendeur d’aller de l’avant avec les demandes présentées en vertu de l’article 37 de la LPC, si cela est jugé opportun. Par conséquent, le défendeur peut continuer de ne pas divulguer les renseignements en question en attendant la décision relative à ces demandes.

[60] Simultanément à la publication des présents motifs, la Cour donnera une directive aux parties pour leur demander de se présenter à une conférence de gestion d’instance au cours de laquelle les prochaines étapes du litige seront discutées.


ORDONNANCE DANS LES DOSSIERS IMM‑1407‑22 ET IMM‑8585‑22

LA COUR ORDONNE :

  1. Les requêtes sont rejetées.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1407‑22

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

KHALIL MAMUT ET AUTRE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

DOSSIER :

IMM‑8585‑22

INTITULÉ DE LA CAUSE :

S.A. ET AUTRE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 juillet 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 août 2023

 

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

Asiya Hirji

 

Pour les demandeurs

 

Gregory George

Brad Bechard

 

Pour le défenseur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défenseur

 

 

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