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Date : 20231024


Dossier : T-2293-12

Référence : 2023 CF 1415

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2023

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. et ROCKLAKE APIARIES LTD.

demanderesses

(défenderesses)

et

SA MAJESTÉ LE ROI représenté par

LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE

et L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

défendeurs

(demandeurs)

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Le procès du recours collectif se tiendra du 6 novembre 2023 au 8 décembre 2023 à Edmonton, en Alberta. Les demanderesses ont déposé la présente requête en application de l’alinéa 41(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles des CF], en vue de solliciter une ordonnance leur accordant l’autorisation de contraindre quatre témoins à comparaître au procès. Elles sollicitent également une ordonnance déclarant, en vertu de l’article 4 des Règles des CF, que l’article 53.07 des Règles de procédure civile de l’Ontario, Règl de l’Ont 575/07, par 6(1) [les Règles de l’Ontario], s’applique à la délivrance d’assignations à témoigner (subpoenas) et au contre-interrogatoire des témoins adverses dans la présente instance; déclarant que les quatre témoins sont opposés aux demanderesses; et accordant aux demanderesses l’autorisation de contre-interroger les témoins au cours du procès.

Aperçu

[2] La présente action a été introduite le 28 décembre 2012 et a été autorisée comme recours collectif par ordonnance de la Cour le 17 février 2017. Les trois représentantes demanderesses sont des apiculteurs commerciaux de l’Alberta, du Manitoba et de la Colombie-Britannique. Le groupe est composé d’environ 1 400 apiculteurs commerciaux qui maintiennent ou ont maintenu plus de 50 colonies d’abeilles à un moment donné depuis le 31 décembre 2006 [le groupe]. Les demanderesses, en leur nom, et au nom de toutes les personnes inscrites au recours collectif, affirment avoir subi des dommages en raison de la négligence des défendeurs, l’Agence canadienne d’inspection des aliments [l’ACIA] et le ministère fédéral de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire [Agriculture Canada], qui ont imposé ou appliqué une interdiction d’importer au Canada des paquets d’abeilles vivantes en provenance de la zone continentale des États-Unis depuis 2006 ou ont refusé des demandes de permis d’importation.

Le contexte

[3] Les apiculteurs commerciaux canadiens subissent des pertes d’abeilles attribuables à l’hiver ainsi qu’à d’autres facteurs chaque année et doivent donc remplacer leurs colonies d’abeilles annuellement. L’une des méthodes pour y parvenir consiste à importer des abeilles. Cette importation peut se faire sous la forme de « paquets », qui contiennent une reine‑abeille et des milliers d’abeilles ouvrières, qui suffisent à former une colonie viable, ou de « reines », qui contiennent une reine‑abeille et un petit nombre d’accompagnatrices qui maintiennent la reine‑abeille en vie pendant le transport.

[4] En 1987, le Canada a fermé la frontière canado-américaine à l’importation de paquets et de reines, en guise d’intervention d’urgence à la suite de la découverte de varroa dans certaines régions des États‑Unis où l’on pratique l’apiculture. De 1987 à 2006, le Canada a continué d’interdire les importations d’abeilles domestiques des États‑Unis (sauf les importations de l’État d’Hawaii, à compter de 1991) par l’intermédiaire d’arrêtés et de règlements. Le dernier règlement de la série, le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004-136 [le RIIAD de 2004] permettait l’importation de reines des États‑Unis, mais maintenait l’interdiction d’importer des paquets. Le RIIAD de 2004 n’a pas été remplacé à son expiration, le 31 décembre 2006. Aucun arrêté, aucun règlement ou aucune loi n’ont été adoptés afin de remplacer le RIIAD de 2004.

[5] Avant l’adoption du RIIAD de 2004, l’ACIA a mené une évaluation du risque [l’évaluation du risque de 2003]. À la lumière des conclusions de l’évaluation du risque de 2003, l’ACIA a levé l’interdiction d’importation de reines, mais pas de paquets (voir : Paradis Honey Ltd c Canada, 2017 CF 199 aux para 10-15).

[6] L’ACIA a mené une deuxième évaluation du risque en 2013 [l’évaluation du risque de 2013], mais a maintenu son interdiction d’importation de paquets d’abeilles.

[7] Une troisième évaluation du risque a été menée par l’ACIA en 2023 [l’évaluation du risque de 2023].

[8] En ce qui concerne le recours collectif, par une ordonnance datée du 15 août 2023, la Cour a déterminé que les questions communes à trancher lors du procès relatif aux questions communes sont les suivantes :

    1. L’un des défendeurs ou chacun d’eux ont‑ils un devoir de diligence à l’égard du groupe de ne pas agir avec négligence dans le maintien ou l’exécution de l’interdiction de fait, notamment une obligation de déterminer les options d’atténuation des risques dans les évaluations du risque de 2003 et de 2013?
    2. L’un des défendeurs ou chacun d’eux ont‑ils enfreint la norme de soin requise?
    3. Des pertes ou des dommages‑intérêts irrécupérables ont‑ils été subis en conséquence?
    4. Les articles 3, 8 ou 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, accordent‑ils à l’un des défendeurs ou à chacun d’eux une immunité réglementaire ou limitent‑ils autrement la responsabilité civile des défendeurs?
    5. L’article 50.1 de la Loi sur la santé des animaux, LC 1990, c 21, s’applique-t-il pour limiter la responsabilité de l’ACIA à l’égard des actes ou des omissions accomplis après le 27 février 2015?

(L’article 50.1 de la Loi sur la santé des animaux prévoit une défense de bonne foi en ce qui concerne l’exercice des attributions sous le régime de cette loi).

[9] Les demanderesses affirment que les défendeurs ont manqué à leur devoir de diligence, notamment en ne menant et en n’obtenant pas d’évaluation du risque actuel relatif à l’importation des abeilles en provenance des États‑Unis; en fondant leurs décisions relatives à cette interdiction d’importation sur des renseignements périmés et inexacts; et en ne procédant pas à des contrôles, des enquêtes, des recherches, des évaluations et des consultations pour vérifier la nécessité d’interdire l’importation.

Les témoins que les demanderesses proposent d’assigner à comparaître

[10] Les demanderesses proposent d’assigner à comparaître et de contre-interroger les quatre témoins suivants [les témoins proposés] :

  1. La ministre Marie-Claude Bibeau, ministre du Revenu national et députée. Avant juin 2023, elle a été ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire.

  2. M. Chris Forbes, sous-ministre des Finances. M. Forbes a été sous-ministre de l’Environnement et du Changement climatique du 20 février 2023 à septembre 2023 et sous-ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire entre mai 2017 et le 20 février 2023.

  3. Mme Stefanie Beck, sous-ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire. Elle a été nommée à ce poste le 20 février 2023. Auparavant, Mme Beck a été sous‑ministre déléguée de la Défense nationale.

  4. Dr Harpreet Kochhar, président de l’ACIA. Le Dr Kochhar a été nommé à ce poste le 27 février 2023. Avant cette nomination, il a été président de l’Agence de la santé publique du Canada. De 2008 à 2017, le Dr Kochhar a été directeur ou directeur exécutif de l’ACIA.

Les questions en litige

[11] Il y a deux questions à trancher dans la présente requête :

  1. La Cour devrait-elle autoriser les demanderesses, en application du paragraphe 41(4) des Règles des CF, à faire délivrer des assignations à comparaître aux témoins proposés?
  2. Les témoins proposés devraient-ils être déclarés témoins opposés avant le procès, afin de permettre leur contre-interrogatoire par les demanderesses?

Les dispositions législatives

Règles des Cours fédérales

Article 4

4 Cas non prévus – En cas de silence des présentes règles ou des lois fédérales, la Cour peut, sur requête, déterminer la procédure applicable par analogie avec les présentes règles ou par renvoi à la pratique de la cour supérieure de la province qui est la plus pertinente en l’espèce.

Article 41

41(1) Subpoena – Sous réserve du paragraphe (4), sur réception d’une demande écrite, l’administrateur délivre un subpoena, selon la formule 41, pour contraindre un témoin à comparaître ou à produire un document ou des éléments matériels dans une instance.

[]

(4) Autorisation de la Cour – Un subpoena ne peut être délivré sans l’autorisation de la Cour dans les cas suivants :

[]

b) pour la comparution d’un témoin qui réside à plus de 800 km du lieu de comparution requis;

[]

Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7

53(1) Déposition – La déposition d’un témoin peut, par ordonnance de la Cour d’appel fédérale ou de la Cour fédérale, selon le cas, et sous réserve de toute règle ou ordonnance applicable en la matière, être recueillie soit par commission rogatoire, soit lors d’un interrogatoire, soit par affidavit.

(2) Par dérogation à l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada mais sous réserve de toute règle applicable en la matière, la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire d’admettre une preuve qui ne serait pas autrement admissible si, selon le droit en vigueur dans une province, elle l’était devant une cour supérieure de cette province.

Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [la LPC]

9 (1) La partie qui produit un témoin n’a pas la faculté d’attaquer sa crédibilité par une preuve générale de mauvaise moralité. Toutefois, si le témoin est, de l’avis du tribunal, opposé à la partie en cause, cette dernière partie peut le réfuter par d’autres témoignages, ou, avec la permission du tribunal, peut prouver que le témoin a en d’autres occasions fait une déclaration incompatible avec sa présente déposition. Avant de pouvoir établir cette dernière preuve, les circonstances dans lesquelles a été faite la prétendue déclaration doivent être exposées au témoin de manière à désigner suffisamment l’occasion en particulier, et il faut lui demander s’il a fait ou non cette déclaration.

(2) Lorsque la partie qui produit un témoin invoque qu’il a fait à d’autres moments une déclaration par écrit, qui a été prise par écrit ou qui a été enregistrée sur bande audio ou vidéo ou autrement, et qui est incompatible avec sa présente déposition, le tribunal peut, sans que la preuve soit établie que le témoin est opposé à la partie en cause, accorder à cette partie la permission de le contre-interroger quant à la déclaration et le tribunal peut tenir compte de ce contre-interrogatoire pour décider si, à son avis, il est opposé à la partie en cause.

40 Dans toutes les procédures qui relèvent de l’autorité législative du Parlement du Canada, les lois sur la preuve qui sont en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées, y compris les lois relatives à la preuve de la signification d’un mandat, d’une sommation, d’une assignation ou d’une autre pièce s’appliquent à ces procédures, sauf la présente loi et les autres lois fédérales.

La position des demanderesses

[12] Les demanderesses sont d’avis que, bien que les défendeurs aient l’intention d’appeler quelque 17 « témoins profanes » au procès, aucun d’entre eux n’occupe ou n’a occupé un poste de direction au sein de l’ACIA ou d’Agriculture Canada. Selon elles, chacun des témoins proposés assumait une responsabilité et un rôle décisionnel et de supervision à l’égard des activités qui sont au cœur des questions factuelles soulevées dans le présent litige, et dispose d’éléments de preuve pertinents et importants qui sont nécessaires à la détermination des questions communes. En particulier, elles précisent que chacun des témoins proposés dispose d’éléments de preuve pertinents concernant la décision de 2022 de demander des observations afin de comparer la santé des abeilles américaines et canadiennes et concernant la décision d’entreprendre l’évaluation du risque de 2023, même si les défendeurs étaient initialement d’avis qu’une nouvelle évaluation du risque n’était pas nécessaire et qu’il était peu probable qu’elle entraîne des modifications aux restrictions à l’importation. Les demanderesses soutiennent que la liste de témoins des défendeurs ne comprend que des personnes qui ont pris part à l’élaboration de la position interne de l’ACIA sur ces questions. Elles affirment que la Cour aura besoin d’entendre le témoignage de personnes qui possédaient un pouvoir de décision et qui peuvent donner un aperçu du processus décisionnel d’Agriculture Canada et d’autres facteurs que les processus internes de l’ACIA [traduction] « afin de comprendre le contexte dans lequel les décisions se prenaient et de soupeser et d’évaluer correctement les actes et les omissions passés et en cours qui sont en cause ».

[13] Essentiellement, les demanderesses sont d’avis que les défendeurs n’ont fourni aucun document indiquant que l’évaluation du risque de 2023 était justifiée. Au contraire, les documents internes de l’ACIA, qui ont été en grande partie préparés par les témoins proposés par les défendeurs, confirmaient qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une nouvelle évaluation du risque et qu’une telle évaluation ne modifierait pas le statut des importations américaines de paquets d’abeilles. Les demanderesses considèrent qu’il s’agit d’une lacune importante dans le dossier de preuve et renvoient à divers documents qui, selon elles, démontrent la participation de chacun des témoins proposés dans ce processus décisionnel et dans d’autres processus. À l’appui de la présente requête, les demanderesses ont déposé l’affidavit de Jamie Shilton, souscrit le 20 septembre 2023 [l’affidavit de M. Shilton]. M. Shilton est avocat au cabinet Koskie Minsky LLP et représente les demanderesses dans ce recours collectif, avec d’autres avocats du cabinet Waddell Phillips PC.

[14] Les demanderesses affirment également que les actes et les omissions des dirigeants de l’ACIA et d’Agriculture Canada seront examinés dans le cadre de la présente action, de sorte que les intérêts des témoins proposés seront forcément contraires à ceux des demanderesses. De plus, tous les témoins proposés ont des obligations de loyauté envers le gouvernement fédéral et le Canada, ce qui fait qu’ils ont des intérêts catégoriquement opposés aux leurs. Par conséquent, le fait d’obliger les demanderesses à poser uniquement des questions non suggestives au procès nuira au processus méthodique de recherche des faits ainsi qu’à leur capacité d’obtenir des éléments de preuve. Les demanderesses soutiennent que la Cour devrait appliquer l’article 53.07 des Règles de l’Ontario et déclarer que les témoins proposés sont des témoins opposés avant le procès. Si la Cour accueille cette demande et autorise les demanderesses à contre-interroger les témoins proposés dès le départ, cela lui évitera de perdre son temps précieux à trancher des requêtes visant à faire déclarer les témoins hostiles. Par conséquent, il s’agirait de la façon la plus pratique et la plus rapide d’obtenir leurs témoignages.

[15] Subsidiairement, les demanderesses demandent à la Cour d’appliquer l’article 40 de la LPC afin de parvenir à la même conclusion.

[16] Également à titre subsidiaire, les demanderesses ont affirmé, dans leurs observations écrites, que si la Cour n’applique pas l’article 4 des Règles des CF, mais qu’elle applique l’article 40 de la LPC et conclut que la procédure doit être intentée en Alberta, elle pourrait toujours s’appuyer sur le paragraphe 53(2) de la Loi sur les Cours fédérales pour appliquer les Règles de l’Ontario en ce qui concerne l’assignation et le contre-interrogatoire des parties adverses. Cependant, lorsqu’ils ont comparu devant moi, les avocats des demanderesses ont indiqué qu’ils abandonnaient leur argument concernant le paragraphe 53(2). Par conséquent, je n’examinerai pas cet argument ci-après.

[17] Les demanderesses affirment également qu’il serait inapproprié d’appliquer les Alberta Rules of Court, Alta Reg 124/2010 [les Règles de l’Alberta], et que cela nuirait à la fonction de recherche des faits du procès.

La position des défendeurs

[18] Les défendeurs affirment que le privilège parlementaire s’applique à la ministre Bibeau, de sorte qu’elle ne devrait pas être contrainte à témoigner. De plus, ils font valoir que le témoignage de chacun des témoins proposés n’est pas pertinent et important eu égard aux questions que la Cour doit trancher. Sur ce point, les défendeurs soutiennent que les demanderesses ne se sont pas acquittées du fardeau qui leur incombait d’établir que les témoins proposés pourraient vraisemblablement fournir des témoignages pertinents. Les assignations demandées constituent plutôt une recherche à l’aveuglette, comme en témoigne l’ampleur des interrogatoires souhaités par les demanderesses et des documents qu’elles sollicitent. En outre, le témoignage de chacun des témoins proposés serait principalement basé sur les documents d’information qui, en fin de compte, tirent leur source de documents fournis par les témoins que les défendeurs ont l’intention de citer à comparaître. Les défendeurs soutiennent que l’autorisation de délivrer une assignation à comparaître aux témoins proposés devrait être refusée. À l’appui de cette position, ils ont présenté l’affidavit de la Dre Connie Rajzman, vétérinaire principale à la Direction des programmes internationaux d’Affaires internationales, ACIA, souscrit le 29 septembre 2023 [l’affidavit de la Dre Rajzman], et l’affidavit de Mme Rosemary DaSilva-Kassian, parajuriste au ministère de la Justice, souscrit le 29 septembre 2023 [affidavit de Mme DaSilva-Kassian].

[19] Subsidiairement, si la Cour accorde l’autorisation de délivrer les assignations demandées, les défendeurs soutiennent qu’elle devrait refuser l’autorisation de contre-interroger les témoins proposés. Rien dans les Règles des CF, les Règles de l’Alberta ou la LPC ne permet aux demanderesses de contre‑interroger ces témoins en général, et les Règles de l’Ontario ne s’appliquent pas. Quant au paragraphe 53(2) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour devrait refuser d’appliquer cette disposition qui permettrait aux demanderesses d’appliquer les Règles de l’Ontario. Le paragraphe 53(2) traite de l’admissibilité de la preuve et non de la procédure visant à obtenir ou à présenter des éléments de preuve au procès. Il n’a rien à voir avec le fait de déclarer un témoin comme témoin opposé avant le procès.

Analyse

[20] Comme il est déclaré dans la décision Zündel, Re, 2004 CF 798 [Zündel], dans le contexte de l’annulation d’une assignation à témoigner :

[5] La jurisprudence relative aux assignations à témoigner démontre qu’il y a deux considérations principales qui s’appliquent à une requête en annulation d’une assignation à témoigner : 1) Y a-t-il un privilège ou une autre règle de droit qui s’applique de façon que le témoin ne doive pas être contraint à témoigner?; (p. ex. Nation et bande indienne de Samson c. Canada, [2003] A.C.F. no 1238); 2) Le témoignage des témoins assignés est-il pertinent et important en fonction des questions que la Cour doit trancher? (P. ex. Jaballah (Re), [2001] A.C.F. no 1748; Merck & Co. c. Apotex Inc., [1998] A.C.F. no 294)

[6] Le privilège s’appliquera, par exemple, dans le cas de l’immunité parlementaire lorsque le Parlement est en session (Nation et bande indienne de Samson, précitée) ou dans le cas du secret professionnel, bien qu’un avocat qui exerce des fonctions de gestion puisse bien être appelé à témoigner (Zarzour c. Canada, [2001] A.C.F. no 123).

[7] Pour ce qui est de la question de savoir si le témoignage à être rendu sera utile au juge du procès, les tribunaux seront réticents à empêcher les parties de présenter les témoignages dont elles pensent avoir besoin, mais les tribunaux, en général, ne permettront pas les interrogatoires à l’aveuglette. Par conséquent, si une partie présente une requête pour faire annuler l’assignation à témoigner, elle doit démontrer l’absence de pertinence ou d’importance du témoignage que la partie qui a délivré l’assignation à témoigner a l’intention de présenter. Évidemment, le juge qui décide de la question d’annuler ou pas l’assignation ne se prononce pas sur le poids à donner à un tel témoignage, cela devant être déterminé par le juge des faits (Stevens c. Canada (Procureur général), [2004] A.C.F. no 98).

[8] Dans l’arrêt R. c. Harris, [1994] O.J. n‑ 1875 (C.A. Ont.), la Cour d’appel de l’Ontario a statué qu’il n’était pas suffisant pour la partie qui a assigné le témoin d’affirmer tout simplement que le témoignage du témoin pourrait être pertinent; la partie devait plutôt établir qu’il était probable que le témoin livrerait un témoignage pertinent. Dans cette affaire, la Cour a soupesé les affidavits respectifs des parties : d’un côté, l’affidavit était celui de la secrétaire du bureau d’avocats qui représentait l’accusé et qui avait assigné l’avocat de la Couronne, laquelle a affirmé qu’on lui avait dit que le témoignage concernerait la bonne foi alléguée des policiers; de l’autre, l’affidavit du témoin assigné affirmait qu’il n’avait aucun témoignage pertinent à livrer. Le premier affidavit était un pur ouï-dire et il était hautement spéculatif. L’assignation à témoigner a donc été annulée.

[9] Dans la décision Nelson c. Canada (Ministre de l’Agence des douanes et du revenu), [2001] A.C.F. no 1220, M. Nelson a cherché à assigner un certain nombre de ministres, dont le premier ministre, à témoigner dans son action intentée à l’encontre du ministre de l’Agence des douanes et du revenu. La requête a été rejetée parce que rien dans les documents à l’appui ne prouvait que l’une ou l’autre de ces personnes avait été, de quelque façon que ce soit, impliquée dans les événements à l’origine de l’action.

[10] Par conséquent, le critère est celui de la pertinence et de l’importance du témoignage à être livré par le témoin éventuel.

[21] Bien que la décision Zündel concerne l’annulation d’une assignation à témoigner qui a déjà été délivrée, les critères qui y sont énoncés ont également été appliqués à des requêtes visant à obtenir des assignations (Zündel, au para 9, citant Nelson c Canada (Ministère de l’Agence des douanes et du revenu), [2001] ACF no 1220 [Nelson]; Nation et bande indienne de Samson c Canada (CF), 2003 CF 975 [Samson]).

[22] J’examinerai ces critères pour chacun des témoins proposés.

i. La ministre Bibeau

[23] Faisant référence à des pièces précises de l’affidavit de M. Shilton, les demanderesses allèguent que la preuve démontre que la ministre Bibeau, qui était ministre de l’Agriculture entre le 1er mars 2019 et le 26 juillet 2023, [traduction] « travaillait activement à régler les difficultés auxquelles faisait face l’industrie apicole » et participait de manière considérablement directe aux questions frontalières. De plus, elles soutiennent que la ministre répondait elle-même aux demandes de renseignements de l’industrie et qu’elle a dit avoir une [traduction] « connaissance personnelle » des activités d’Agriculture Canada et de l’ACIA. Elles affirment également que la ministre a informé l’Alberta Beekeepers Commission qu’aucune exception d’urgence ne serait accordée en 2020. Les demanderesses déclarent qu’elles ont l’intention d’interroger la ministre Bibeau sur les facteurs dont elle a tenu compte pour rejeter la demande des apiculteurs, ainsi que sur la portée de la surveillance qu’elle a exercée à l’égard des activités d’Agriculture Canada et de l’ACIA pendant l’interdiction d’importation. Elles soutiennent que cette information est pertinente quant à la question de savoir si les défendeurs se sont conformés à l’obligation alléguée de diligence en common law, soit de ne pas porter un préjudice déraisonnable aux intérêts économiques des membres du groupe, ainsi qu’aux principes de la défense de bonne foi prévue par la loi.

[24] Les demanderesses déclarent qu’elles ont également l’intention d’interroger la ministre Bibeau au sujet de l’évaluation du risque dont il est question dans la lettre qu’elle a rédigée et dans laquelle elle a mentionné qu’il n’y aurait aucune exemption ou dérogation pour l’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance du nord de la Californie étant donné que l’évaluation du risque de 2013 ne portait pas sur cette possibilité et que l’évaluation du risque de 2023 n’avait pas encore commencé. Elles font valoir que cette information est pertinente quant à la défense de bonne foi invoquée par les défendeurs.

[25] Les défendeurs affirment que le privilège parlementaire s’applique à la ministre Bibeau, de sorte qu’elle ne devrait pas être contrainte à témoigner.

[26] Les défendeurs soutiennent également que les demanderesses n’ont pas démontré que l’un ou l’autre des quatre témoins proposés, y compris la ministre, est susceptible de fournir un témoignage pertinent. Le témoignage de chacun des témoins proposés serait principalement basé sur les documents d’information qui, en fin de compte, tirent leur source de documents fournis par les témoins que les défendeurs ont l’intention de citer. Dans son affidavit, M. Shilton sort de leur contexte de courts extraits de correspondance et de notes d’information et traite de points litigieux qui vont au-delà de ce qu’autorise l’article 82 des Règles des CF (utilisation de l’affidavit d’un avocat). De plus, bon nombre des documents annexés à l’affidavit de M. Shilton sont des ébauches jointes à des courriels que les témoins des représentants du Canada se sont échangés et qui ont été communiqués par les représentants du Canada. Ce contexte permet de comprendre qui savait quoi. L’affidavit de M. Shilton contient également des remarques et des arguments inadmissibles qui devraient être écartés.

[27] Les défendeurs soutiennent que les témoins que les représentants du Canada ont l’intention de citer à comparaître sont au courant des quatre aspects des interrogatoires mentionnés au paragraphe 22 de l’affidavit de M. Shilton, et ils donnent des exemples qui, selon eux, le démontrent.

[28] Je me pencherai tout d’abord sur la question du privilège parlementaire qui, à mon avis, est déterminante en ce qui concerne l’assignation de la ministre Bibeau.

[29] Dans son affidavit, Mme DaSilva-Kassian indique, en se fondant sur des pièces à l’appui, que la session parlementaire en cours, soit la première session de la 44e législature, a commencé le 23 novembre 2021. La Chambre des communes est revenue du congé d’été le 18 septembre 2023 et siégera du 6 au 10 novembre 2023 et du 20 novembre au 15 décembre 2023.

[30] Par conséquent, la session se poursuivra tout au long du procès de la présente affaire, à l’exception de la semaine du 13 au 17 novembre.

[31] Comme les défendeurs le soutiennent, dans l’affaire Samson, tout comme en l’espèce, les demandeurs ont sollicité, en application de l’alinéa 41(4)b) des Règles, une ordonnance autorisant l’administrateur de la Cour à délivrer des assignations à comparaître au premier ministre de l’époque et à un ministre, tous deux résidant à plus de 800 km du lieu de comparution prévu. La demande a été rejetée. Le fondement du privilège parlementaire est examiné en détail dans la décision Samson. La Cour a conclu que le privilège parlementaire existe et a toujours existé, et qu’il « subsiste pendant la durée d’une session », que le Parlement siège ou non (au para 43). Le privilège s’étend au-delà d’une session, pour comprendre quatorze jours avant le début d’une session et quatorze jours après sa clôture (au para 45).

[32] Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les demanderesses n’ont pas contesté le fait que le privilège s’applique en l’espèce, y compris pendant la période d’ajournement. Elles ont plutôt renvoyé à la décision Ontario (Premier ministre) c Canada (Commissaire de la Commission sur l’état d’urgence), 2022 CF 1513 [Ontario (Premier ministre)], pour soutenir, si j’ai bien compris, que même si la ministre Bibeau pouvait utiliser le privilège comme excuse légitime pour ne pas se conformer à l’assignation, rien n’empêche de délivrer l’assignation. Selon les demanderesses, refuser de délivrer l’assignation reviendrait à utiliser le privilège – un bouclier – comme une épée.

[33] Je ne suis pas convaincue que la décision Ontario (Premier ministre) soit utile aux demanderesses. Dans cette affaire, le premier ministre de l’Ontario et une ministre du gouvernement de l’Ontario ont présenté une requête urgente visant à surseoir à deux assignations à témoigner délivrées par le commissaire de la Commission sur l’état d’urgence [la Commission].

[34] Les demandeurs contestaient les assignations au motif que l’Assemblée législative de l’Ontario siégeait toujours et que en tant que représentants élus, ils jouissaient du privilège parlementaire qui les exonère de l’obligation de témoigner. Ils alléguaient que les assignations à témoigner avaient été délivrées en l’absence de compétence et qu’elles devaient être annulées. Ils ont demandé un sursis aux assignations jusqu’à ce que la demande principale soit tranchée sur le fond.

[35] Les défendeurs soutenaient que l’application du privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner devant une commission d’enquête n’avait pas été établie en droit. Ils affirmaient que ce privilège ne devait pas être invoqué dans le but d’empêcher la justice de suivre son cours et que l’on y renonce régulièrement.

[36] Le juge Fothergill a conclu que les assignations délivrées aux demandeurs par la Commission étaient valides. Cependant, tant que l’Assemblée législative de l’Ontario siégeait, les demandeurs pouvaient s’opposer aux assignations en invoquant le privilège parlementaire, et la Commission ne pouvait prendre de mesures pour les contraindre à comparaître et à témoigner.

[37] Ainsi, dans la décision Ontario (Premier ministre), la question était de savoir si les assignations délivrées par le commissaire devaient être suspendues en attendant que la Cour statue sur la demande principale d’annulation des assignations pour défaut de compétence. Pour se prononcer, la Cour a appliqué le critère conjonctif bien établi relatif aux demandes d’injonction (RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald]), à savoir s’il y avait une question sérieuse à juger, si les demandeurs subiraient un préjudice irréparable si le sursis était refusé et laquelle des parties subirait le préjudice plus important si le sursis était accordé ou refusé en attendant une décision sur le fond.

[38] Dans cette décision, afin de déterminer s’il y avait une question sérieuse à juger (ce qui a été évalué selon une norme élevée étant donné qu’en tranchant la requête en sursis, la Cour se retrouverait à se prononcer de manière définitive à l’égard de la demande de contrôle judiciaire principale, puisque le commissaire devrait produire son rapport avant le règlement de la demande, ce qui la rendrait caduque), le juge Fothergill a déclaré ce qui suit :

[38] Le privilège parlementaire fait référence à la somme des privilèges, immunités et pouvoirs nécessaires aux membres du Sénat, de la Chambre des communes et des assemblées législatives provinciales pour remplir leurs fonctions législatives (Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30, [Vaid] au para 29). L’immunité contre l’obligation de témoigner est une catégorie établie de privilège parlementaire que tous les députés peuvent faire valoir pendant que la législature siège et pendant les 40 jours qui la précèdent et la suivent (Telezone Inc v Canada (Attorney General), 69 OR (3d) 161 (ONCA) [Telezone] aux para 29‑33).

[39] Le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite à la question de savoir si le privilège existe (Nation et bande indienne de Samson c Canada (CF), 2003 CF 975 [Samson] au para 13). Les tribunaux ne peuvent réviser l’exercice d’un privilège parlementaire nécessaire; c’est le rôle du législateur. Comme la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Chagnon c Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39 [Chagnon], les assemblées législatives doivent en répondre seulement devant l’électorat (sous la plume de la juge Karakatsanis au para 24) :

Lorsqu’il est mis en lien avec ses objets, le privilège parlementaire constitue un élément important du droit public du Canada (voir Vaid, par. 29(3)). L’immunité contre une révision externe qu’assure le privilège est une composante importante de notre structure constitutionnelle et du droit qui la régit. La révision judiciaire de l’exercice du privilège parlementaire, même sur le plan de la conformité avec la Charte, pourrait dans les faits annuler l’immunité nécessaire que cette doctrine vise à conférer à la législature (New Brunswick Broadcasting, p. 350 et 382-384; Vaid, par. 29(9)). Cependant, bien que les assemblées législatives n’aient pas à répondre devant les tribunaux de la façon dont elles exercent leurs privilèges parlementaires, elles doivent en répondre devant l’électorat (Chaplin, p. 164).

[40] Les défendeurs ne contestent pas l’existence du privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner. Ils ne nient pas non plus que l’Assemblée législative de l’Ontario siège actuellement et qu’elle siégera au-delà de la date à laquelle le commissaire aura terminé l’audition des témoins. Le seul différend entre les parties est celui de savoir s’il est possible de faire valoir le privilège pour s’opposer à des sommations délivrées par une commission d’enquête, par opposition à une assignation délivrée par un tribunal judiciaire ou administratif.

[...]

[50] On ne peut pas en dire autant du privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner. Les « catégories » établies de privilège parlementaire comprennent l’immunité des membres des assemblées législatives contre l’arrestation pendant une session parlementaire (Vaid au para 29(1), renvoyant aux décisions Telezone; Ainsworth; Samson). Historiquement, ces catégories générales sont considérées comme justifiées par les exigences du travail parlementaire.

[51] Le privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner ne se limite pas à protéger les parlementaires contre les litiges vexatoires, mais s’étend aux procédures civiles en général (par exemple, Telezone; Ainsworth; Samson), ainsi qu’aux affaires pénales, administratives et militaires (Ainsworth au para 134, renvoyant à Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, Éd. Yvon Blais inc., 1987, à la p 131). Comme les commissions d’enquête, les poursuites pénales sont présumées être menées dans l’aspect d’intérêt public.

[52] Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Vaid, une fois qu’une catégorie de privilège est établie, il n’est plus nécessaire de démontrer la nécessité (au para 29(9)) :

C’est uniquement pour établir l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège qu’il faut démontrer la nécessité. Une fois la catégorie (ou la sphère d’activité) établie, c’est au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier. En d’autres termes, à l’intérieur d’une catégorie de privilège, le Parlement est seul juge de l’opportunité et des modalités de son exercice, qui échappe à tout contrôle judiciaire : « Il n’est pas nécessaire de démontrer que chaque cas précis d’exercice d’un privilège est nécessaire » [renvoi omis].

[53] S’il est établi qu’un privilège parlementaire existe, il doit être étendu à toute procédure, incluant les audiences des commissions d’enquête (Gagliano aux para 67, 80, renvoyant aux décisions Prebble v Television New Zealand Ltd, [1995] 1 AC 321 (PC); Hamilton v Al Fayed, [2000] 2 All ER 224 (HL). L’Assemblée législative de l’Ontario est seul juge du moment et des modalités d’exercice et du privilège par le premier ministre et la ministre, et cela ne peut être révisé par les tribunaux. Il n’est pas nécessaire de démontrer que les cas précis d’exercice du privilège sont nécessaires.

[39] Le juge Fothergill a conclu que les demandeurs avaient établi qu’ils pouvaient faire valoir le privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner et que celui-ci dispensait le premier ministre et la ministre, ayant une excuse légitime, de se conformer aux assignations délivrées par le commissaire (au para 57).

[40] En l’espèce, les demanderesses s’appuient sur le paragraphe 58 de la décision, où le juge Fothergill a déclaré qu’il n’était pas convaincu que les assignations elles-mêmes étaient invalides, ou qu’elles avaient été délivrées « [traduction] sans compétence, en raison d’une erreur de droit, et qu’elles [devaient] être annulées » comme il était allégué dans l’avis de requête. Il a conclu que soutenir cette affirmation reviendrait à transformer le privilège parlementaire, un bouclier, en une épée, contrairement à l’intention du législateur (Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2002 CAF 473 au para 65; inf sur un autre point, 2005 CSC 30). Il a également conclu que le commissaire avait compétence pour délivrer les assignations, que les questions sur lesquelles le premier ministre et la ministre avaient été appelés à témoigner relevaient du mandat du commissaire, et qu’il semblait que les deux témoins pourraient avoir des témoignages précieux à livrer. En outre, au moment où les assignations à témoigner ont été délivrées, le premier ministre et la ministre n’avaient pas déclaré de manière précise qu’ils invoqueraient l’immunité en se prévalant du privilège parlementaire. Il était toujours loisible au premier ministre et à la ministre de renoncer au privilège parlementaire et de témoigner comme prévu.

[41] En bref, le juge Fothergill a conclu que le privilège parlementaire existait, que la Commission avait compétence pour délivrer les assignations et que celles-ci étaient valides. Toutefois, elles ne pouvaient pas être exécutées tant que le premier ministre et la ministre continuaient de s’y opposer en invoquant le privilège parlementaire.

[42] En l’espèce, contrairement à l’affaire Ontario (Premier ministre), les demanderesses ne soutiennent pas qu’il y a absence de compétence pour délivrer les assignations à comparaître. Elles n’affirment pas non plus que le privilège parlementaire n’existe pas ou ne s’applique pas. Elles semblent plutôt avancer que l’autorisation devrait être accordée, que les assignations à comparaître devraient être délivrées, et que la ministre aurait ensuite le droit de se prévaloir du privilège parlementaire pour refuser de témoigner.

[43] À mon avis, cet argument constitue en réalité une question de forme plutôt que de fond. Si j’autorisais la délivrance de l’assignation à la ministre, les représentants du Canada seraient forcés de présenter une requête en annulation de l’assignation au motif que le privilège parlementaire s’applique. Étant donné que les défendeurs ont déjà affirmé que la ministre peut invoquer le privilège, que j’ai conclu à l’existence du privilège et que rien ne prouve que la ministre a l’intention de renoncer au privilège parlementaire, cette approche ne mènerait à rien, puisque la ministre s’opposerait à bon droit à l’assignation et refuserait de témoigner tant que le Parlement siégerait. De plus, comme il a été mentionné précédemment, dans la décision Samson, la Cour a refusé de délivrer des assignations qui auraient obligé le premier ministre et un ministre de l’époque à témoigner en application du paragraphe 41(4) des Règles des CF, au motif que le Parlement siégeait.

[44] Quant à l’argument de l’épée et du bouclier, il n’a pas été développé par les demanderesses et semble plutôt provenir de l’arrêt Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2002 CAF 473, où la Cour d’appel fédérale a déclaré, en conclusion, qu’elle ne croyait pas que « l’on ait voulu utiliser [le privilège parlementaire] comme arme pour limiter les droits de la personne reconnus aux employés du Parlement ». La situation en l’espèce est différente.

[45] Compte tenu de ce qui précède, je refuse d’accorder l’autorisation de délivrer une assignation à comparaître pour contraindre la ministre Bibeau à témoigner au procès dans la présente action, car le privilège parlementaire existe et s’applique tant que le Parlement siège.

[46] Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine la pertinence du témoignage de la ministre Bibeau (Samson, au para 56). Toutefois, je ferai remarquer que, d’après la preuve dont je dispose dans les documents de requête et l’affidavit de la Dre Rajzman, il semble très probable que les témoins que les défendeurs ont l’intention de citer à comparaître soient en mesure de répondre à la plupart, sinon à la totalité, des questions soulevées par les demanderesses, étant donné que les communications et les décisions de la ministre étaient fondées sur des renseignements émanant d’eux. Le témoignage de la ministre n’est donc pas [traduction] « vraiment nécessaire ».

Les autres témoins proposés

[47] Avant de me pencher sur cette question, je tiens à souligner un point préliminaire.

[48] Dans la présente affaire, les demanderesses ont terminé tous leurs interrogatoires préalables, qui se sont vraisemblablement déroulés en conformité avec les Règles des CF. Elles ont également communiqué tous les documents requis. De plus, tous les témoins proposés sont ou étaient des employés des défendeurs; à ce titre, ils ne sont pas des tiers dont les documents et la preuve qu’ils entendent déposer sont inconnus des demanderesses. Toutefois, les assignations proposées par les demanderesses sont énoncées en termes généraux, tout comme les différents aspects des interrogatoires souhaités. Selon les assignations proposées , chacun des témoins proposés (autres que la ministre, pour qui aucune assignation n’a été préparée) doit se présenter en cour et apporter et produire les éléments suivants à l’audience :

Tous les documents qui sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde concernant :

  1. la décision de ne pas prendre d’autres règlements en vertu de la Loi sur la santé des animaux pour interdire l’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance des États-Unis après le 31 décembre 2006;

  2. le refus d’évaluer les demandes de permis d’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance des États-Unis en application du paragraphe 160(1.0) du Règlement sur la santé des animaux après le 31 décembre 2006;

  3. la directive de ne pas tenir compte des options d’atténuation des risques au cours de la préparation des évaluations du risque de 2003 et de 2013 concernant les abeilles domestiques;

  4. sans limiter la portée générale de ce qui précède, toutes les politiques, les directives, les communications ou les autres documents pertinents quant à ces sujets.

[49] Les trois assignations proposées sont identiques.

[50] Les défendeurs soutiennent qu’ils ont communiqué plus de 25 000 pages aux demanderesses et qu’il est inutile, déraisonnable et excessif de les obliger maintenant à examiner et à organiser ces documents pour répondre aux assignations visant chacun des trois témoins. De plus, les questions que les demanderesses veulent poser aux témoins sont exceptionnellement générales et, dans certains cas, il n’y a pas de lien temporel entre l’interrogatoire prévu et la relation que les témoins entretenaient avec les défendeurs. Par exemple, la ministre Bibeau n’était pas ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire au moment de la préparation de l’une ou l’autre des évaluations du risque antérieures ni au moment de l’expiration du règlement interdisant l’importation d’abeilles domestiques. Ni M. Forbes ni Mme Beck n’était sous-ministre à cette époque. Les défendeurs soutiennent que rien ne prouve non plus que le Dr Kochhar a participé à l’évaluation du risque de 2003 ou qu’il a un lien avec l’expiration du dernier règlement. Pour cette raison, les défendeurs affirment que les assignations à comparaître constituent une recherche à l’aveuglette et que l’autorisation de délivrer des assignations aux témoins proposés devrait être refusée.

[51] Lorsqu’elles ont comparu devant moi, les demanderesses ont mentionné qu’elles étaient prêtes à modifier les assignations demandées et à restreindre les questions. Plus précisément, elles ont proposé de modifier les assignations demandées de manière à indiquer que les témoins proposés ne seraient pas tenus de fournir des documents; qu’ils ne seraient pas interrogés sur les activités accomplies lorsqu’ils ne travaillaient pas pour les défendeurs; et que tout interrogatoire porterait uniquement sur leurs processus décisionnels.

[52] À mon avis, ces restrictions apportées aux assignations à comparaître et aux différents aspects des interrogatoires souhaités atténueraient en grande partie les préoccupations des défendeurs, qui craignent une recherche à l’aveuglette.

[53] Il reste donc à déterminer si les autres témoins proposés peuvent fournir des témoignages pertinents et importants.

La position des demanderesses

La sous-ministre Beck

[54] Les demanderesses soutiennent que la décision de 2023 d’entreprendre une nouvelle évaluation du risque lié à l’importation de paquets d’abeilles domestiques a été prise après la nomination de Mme Beck au poste de sous-ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire le 23 février 2023. Se reportant à certaines pièces de l’affidavit Shilton, elles soutiennent qu’en 2022, Mme Beck a discuté de l’interdiction d’importation et du processus d’évaluation du risque de l’ACIA avec le sous‑ministre de l’Agriculture et de l’Irrigation de l’Alberta [le sous-ministre de l’Alberta] et qu’à la suite d’une réunion subséquente avec ce dernier, elle lui a envoyé un courriel l’avisant qu’elle informerait le président Kochhar de leur discussion et de l’intérêt continu du sous-ministre de l’Alberta de voir le dossier progresser. Les demanderesses affirment que, quelques semaines après cette réunion, le président de l’ACIA, le Dr Kochhar, a décidé d’approuver une nouvelle évaluation du risque. Les demanderesses déclarent qu’elles ont l’intention d’interroger la sous-ministre Beck sur la nature de ces discussions et sur la mesure dans laquelle les décideurs concernés ont tenu compte des préoccupations économiques soulevées au nom des apiculteurs commerciaux. Selon elles, ces questions sont pertinentes quant à la question de savoir si les défendeurs se sont conformés à l’obligation alléguée de diligence en common law, soit de ne pas porter un préjudice déraisonnable aux intérêts économiques des membres du groupe, ainsi qu’aux principes de la défense de bonne foi prévue par la loi qu’ils ont invoquée.

Le sous-ministre Forbes

[55] Le sous-ministre Forbes a été sous-ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire entre 2017 et le 20 février 2023, et sous-ministre délégué entre 2015 et 2016. Les demanderesses affirment que cette période comprenait la période de la pandémie de COVID-19, pendant laquelle l’industrie apicole était en crise, mais que l’ACIA a néanmoins refusé d’envisager des exemptions d’urgence ou d’entreprendre une nouvelle évaluation du risque au motif qu’aucune preuve scientifique ne démontrait qu’il serait sécuritaire d’ouvrir les frontières. En outre, le sous-ministre Forbes entretenait une relation continue avec les apiculteurs commerciaux et ses homologues provinciaux et il présidait le Groupe de travail de l’industrie et du gouvernement pour la viabilité des abeilles domestiques d’Agriculture Canada. Comme pour la sous-ministre Beck, les demanderesses ont l’intention d’interroger le sous-ministre Forbes sur la nature de ses discussions avec le sous-ministre de l’Alberta et sur la mesure dans laquelle les décideurs concernés ont tenu compte des préoccupations économiques soulevées au nom des apiculteurs commerciaux.

Le Dr Harpreet Kochhar

[56] Les demanderesses allèguent que le Dr Kochhar a participé à l’évaluation du risque de 2013 et, plus important encore, qu’à titre de président de l’ACIA, il a ordonné à l’organisation d’entreprendre une nouvelle évaluation du risque même si les défendeurs étaient alors d’avis que les conclusions d’une nouvelle évaluation ne seraient probablement pas différentes de celles de l’évaluation de 2013. Les demanderesses prétendent que les défendeurs n’ont pas produit les renseignements ou les documents sur lesquels le Dr Kochhar s’est fondé pour appuyer sa décision d’entreprendre l’évaluation du risque de 2023 et elles ont l’intention de l’interroger afin d’obtenir [traduction] « un contexte essentiel concernant cette décision et d’autres décisions prises par les défendeurs durant la période visée par le recours collectif ». Elles affirment que ces renseignements sont pertinents quant à la question de savoir si les défendeurs se sont conformés à l’obligation alléguée de diligence en common law, soit de ne pas porter un préjudice déraisonnable aux intérêts économiques des membres du groupe, ainsi qu’aux principes de la défense de bonne foi prévue par la loi invoqués par les défendeurs.

La position des défendeurs

[57] Les défendeurs soutiennent que les témoins que les représentants du Canada ont l’intention de citer à comparaître sont également au courant des échanges entre le sous‑ministre de l’Alberta, le sous-ministre Forbes et la sous-ministre Beck. De plus, ils affirment que certaines pièces de l’affidavit de M. Shilton font simplement partie d’une série plus vaste de documents d’information à l’intention des sous-ministres et de communications écrites échangées avec le sous-ministre de l’Alberta. D’autres pièces de l’affidavit de M. Shilton traitent de la correspondance entre les sous-ministres Beck et Forbes et le sous-ministre de l’Alberta, et les témoins des représentants du Canada sont la principale source de l’information contenue dans ces documents. Ces témoins ont préparé des documents d’information pour les sous‑ministres; ont révisé l’ordre du jour annoté d’une réunion du sous-ministre Forbes, qui comprenait des points de discussion sur les abeilles domestiques; ont rédigé ou révisé des lettres à l’intention du sous-ministre de l’Alberta; et ont fait intégrer leur travail dans des documents d’information supplémentaires pour la sous‑ministre Beck. Les défendeurs renvoient aux documents qui, selon eux, appuient cette position.

La décision

[58] Dans son affidavit, Mme Rajzman indique qu’elle-même et d’autres employés de l’ACIA témoigneront au procès, notamment la Dre Nancy Rheault et la Dre Caroline Dubé. Les postes de ces employés et d’autres employés ainsi que le rôle qu’ils jouent dans l’importation d’abeilles domestiques y sont expliqués. La Dr Rajzman précise que même si le Dr Kochhar était son directeur général et qu’il chapeautait la Direction, elle était la principale responsable du dossier de l’importation des abeilles domestiques. Même si elle l’informait et le consultait au sujet des décisions à prendre, elle était sa principale source d’information en ce qui concerne l’évaluation du risque de 2023 et les mesures d’atténuation possibles. Depuis qu’il était devenu président de l’ACIA, elle lui fournissait des renseignements sur l’importation d’abeilles domestiques. Elle participait également à la rédaction de notes de scénario et d’autres documents.

[59] La Dr Rajzman explique aussi sa contribution, et celle d’autres personnes, à la préparation et à l’examen de la correspondance, des documents d’information et des notes d’information des sous-ministres, y compris la correspondance adressée au sous-ministre de l’Alberta. Elle traite de chacune des pièces de l’affidavit de M. Shilton et les met en contexte par rapport à d’autres documents, en faisant référence aux pièces de son affidavit, pour démontrer sa contribution et celle des autres à la préparation des pièces de l’affidavit de M. Shilton.

[60] Je reconnais que la Dr Rajzman et les autres témoins que les défendeurs ont l’intention de citer à comparaître connaissent très bien l’information qui a servi à alimenter la correspondance et d’autres documents mentionnés par les demanderesses, et qu’ils sont à l’origine d’une grande partie, sinon de la totalité, de cette information.

[61] Cependant, j’hésite à refuser l’autorisation de délivrer les assignations demandées pour les sous-ministres Beck et Forbes et le président Kochhar puisque ceux-ci pourraient présenter des éléments de preuve pertinents et importants qu’il serait peut-être impossible d’obtenir auprès des autres témoins des défendeurs, malgré leurs connaissances et leur grande expertise. Plus particulièrement, les sous-ministres Beck et Forbes et le président Kochhar pourraient fournir de l’information sur leur propre processus décisionnel et sur la décision de mener l’évaluation du risque de 2023. Je suis également influencée par le fait que les demanderesses ont accepté de restreindre la portée des assignations demandées, ce qui, comme il a été mentionné précédemment, permettrait d’atténuer les préoccupations des défendeurs, qui craignent une recherche à l’aveuglette.

[62] Par conséquent, j’ordonnerai aux demanderesses de réviser les assignations proposées pour les sous-ministres Beck et Forbes et le président Kochhar afin qu’elles reflètent les observations qu’elles m’ont présentées et j’autoriserai l’administrateur à délivrer les assignations ainsi modifiées.

Les témoins proposés devraient-ils être déclarés témoins opposés avant le procès, ce qui permettrait aux demanderesses de les contre-interroger?

[63] Les demanderesses affirment que les témoins proposés sont nécessairement des témoins qui leur sont opposés. Par conséquent, la Cour devrait appliquer l’article 53.07 des Règles de l’Ontario et les désigner comme témoins opposés avant le procès. Les demanderesses allèguent qu’aucune disposition des Règles des CF ne traite du processus de désignation des témoins opposés. Elles font donc valoir que l’article 4 des Règles des CF et l’article 40 de la LPC permettent à la Cour d’appliquer les règles de preuve et de procédure provinciales aux instances fédérales concernant les questions sur lesquelles les lois fédérales sont muettes. En vertu de ces deux dispositions, la Cour peut appliquer l’article 53.07 des Règles de l’Ontario.

[64] Les défendeurs soutiennent que les Règles de l’Ontario ne s’appliquent pas. Ils font plutôt valoir que la Cour ne devrait se fonder que sur l’article 40 de la LPC pour examiner la présente requête, et que cette disposition traite de l’application des lois provinciales concernant la preuve dans les instances fédérales.

[65] À cet égard, ils renvoient à la décision Anderson c Canada (Procureur général), [1997] ACF no 270 [Anderson]. Dans cette affaire, les demandeurs sollicitaient, par voie de requête, une ordonnance leur permettant de contre-interroger leur propre témoin en tant que partie adverse en application de l’article 53.07 des Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règl du Man 553/88 [les Règles du Manitoba]. La Cour a souligné qu’aucune disposition des Règles des CF ne permettait à une partie de citer une partie adverse comme témoin et de contre-interroger ce témoin. Les articles 9 et 10 de la LPC traitent toutefois de la question des témoins opposés, mais de façon plus restreinte. Comme l’objet de cette instance était plus particulièrement lié au Manitoba, les demandeurs ont tenté d’invoquer l’article 5 des Règles des CF, la règle des lacunes (maintenant l’article 4), pour faire appliquer l’article 53.07 des Règles du Manitoba. La Cour a souligné que, dans l’arrêt Farmer Construction Ltd c Canada (CAF), [1983] ACF no 417, une question semblable avait été soulevée, et elle a conclu que les commentaires s’appliquaient à l’affaire dont elle était saisie. Plus précisément, elle a déclaré ce qui suit :

Si nous avions eu à traiter du fond de cet appel, nous ne nous serions pas fondé[s] sur la Règle 5 des Règles de la Cour fédérale, mais plutôt sur l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada en vertu duquel les règles de preuve applicables en Colombie-Britannique, y compris celles que prévoient les Règles de la Cour suprême de cette province, s’appliquent en l’espèce, sous réserve toutefois de la Loi sur l[a] preuve au Canada et des autres lois du Canada. Comme la Règle 40 des Règles de la Colombie-Britannique n’est certainement pas entièrement compatible avec l’article 9 de la Loi sur la preuve au Canada, nous aurions dit que les règles de preuve prescrites d[a]ns la Règle 40 s’appliquent en l’espèce dans la mesure où elles ne contreviennent pas à l’article 9 de la Loi sur l[a] preuve ou Canada.

[66] Dans la décision Anderson, la Cour a conclu que, bien que le témoignage en question ait été recueilli en Alberta par souci de commodité pour le témoin qui vivait dans cette province, la procédure avait commencé au Manitoba et s’y poursuivrait. Même si la question n’était pas à l’abri de tout doute, la Cour a reconnu qu’il s’agissait d’une procédure manitobaine. Par conséquent, elle était convaincue que l’article 53.07 des Règles du Manitoba faisait partie du droit de la preuve du Manitoba et que, dans la mesure où il ne contrevenait pas à l’article 9 de la LPC, il s’appliquait à la procédure en question.

[67] L’article 4 des Règles des CF prévoit qu’en cas de silence des Règles ou des lois fédérales, la Cour peut, sur requête, déterminer la procédure applicable par analogie avec les Règles ou par renvoi à la pratique de la cour supérieure de la province qui est la plus pertinente en l’espèce.

[68] L’article 40 de la LPC prévoit que, dans toutes les procédures qui relèvent de l’autorité législative du Parlement du Canada, les lois sur la preuve qui sont en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées, y compris les lois relatives à la preuve de la signification d’un mandat, d’une sommation, d’une assignation ou d’une autre pièce s’appliquent à ces procédures, sauf la présente loi et les autres lois fédérales. Je ne vois pas en quoi l’article 4 des Règles des CF, soit la règle des lacunes, s’applique compte tenu de l’existence et de l’application de l’article 40 de la LPC. Les demanderesses n’invoquent aucun jugement contraire à la décision Anderson.

[69] Quant à l’article 40 de la LPC, les demanderesses soutiennent que, selon la jurisprudence, l’expression « dans la province où ces procédures sont exercées » ne renvoie pas strictement à la province dans laquelle la procédure a été intentée. De plus, elles affirment qu’en l’espèce, il n’y a pas de lien spécial avec Edmonton, où l’action a été déposée. Elles font valoir qu’il s’agit d’un recours collectif national et que la Cour devrait tenir compte des questions de fond, comme l’endroit où les causes d’action ont pris naissance et l’objet de la procédure plutôt que des questions [traduction] « accessoires », comme l’endroit où l’action a été intentée ou l’endroit où la Cour siège. Dans la mesure où les causes d’action dans ce recours collectif national proviennent d’une seule province, et dans la mesure où l’objet de la procédure concerne une seule province, elles soutiennent que cette province est l’Ontario.

[70] Comme il a été mentionné précédemment, dans la décision Anderson, la Cour a souligné que la procédure en question avait commencé au Manitoba et qu’elle s’y poursuivrait . Elle a reconnu qu’il s’agissait d’une procédure manitobaine et que l’article 53.07 des Règles du Manitoba s’appliquait, dans la mesure où il ne contrevenait pas à l’article 9 de la LPC.

[71] Dans la décision Tepper c Canada (Procureur général), 2020 CF 1046, le demandeur soutenait qu’en l’absence d’une disposition des Règles des CF concernant la désignation des témoins opposés, les lois relatives à la preuve en vigueur dans la province de l’Ontario, où l’action a été introduite et suivait son cours, trouvaient à s’appliquer au titre de l’article 40 de la LPC. Le défendeur n’a pas contesté l’applicabilité générale de l’article 53.07 des Règles de l’Ontario dans cette affaire (aux para 2 et 4).

[72] Dans la décision Ewert c Canada, 2023 CF 1054 [Ewert], le juge McHaffie a déclaré ce qui suit :

[41] Je note que la Couronne fait valoir que l’article 2849 du Code civil du Québec s’applique en vertu de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5. L’article 40 prévoit que, dans les procédures qui relèvent de l’autorité du Parlement, les lois sur la preuve qui sont applicables sont celles qui sont « en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées » [je souligne] (dans la version anglaise de la loi, « in force in the province in which those proceedings are taken » [je souligne]).

[42] Il ressort de l’examen de la jurisprudence limitée de notre Cour sur l’application de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada qu’il n’est pas clair, selon moi, que la présente procédure soit « exercée » au Québec. Dans diverses affaires, les Cours fédérales se sont fondées sur le lieu où les procédures ont été commencées, le lieu où elles se sont poursuivies et/ou le lieu de l’audience pour déterminer là où elles sont « exercées » : voir par ex Anderson c Canada (Procureur général), [1997] ACF no 270; Desroches c La Reine, 2013 CCI 81 au para 33; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Halindintwali, 2015 CF 390 au para 96; Tepper c Canada (Procureur général), 2020 CF 1046 au para 2; Porto Seguro Companhia de Seguros Gerais c Belcan SA, [1996] 2 CF 751 (CA) au para 8, inf pour d’autres motifs par [1997] 3 RCS 1278; South Yukon Forest Corporation c Canada, 2010 CF 495 aux para 1–4, 40–41, inf pour d’autres motifs par 2012 CAF 165, autorisation de pourvoi refusée, 2012 CanLII 76981 (CSC).

[43] En l’occurrence, l’affaire a commencé à Vancouver, les faits générateurs sont survenus au Québec, et le procès a eu lieu (par vidéoconférence) dans le cadre d’une séance à Montréal, les parties étant au Québec. Je doute que les règles de preuve applicables doivent être déterminées uniquement à partir de l’emplacement du bureau du greffe où l’acte introductif d’instance a été délivré. En l’espèce, je suis convaincu que les dispositions légales québécoises sur la preuve devraient s’appliquer, comme le propose la Couronne, mais je constate qu’aucune de mes conclusions ne différerait si c’était la loi britanno-colombienne sur la preuve qui s’appliquait.

[73] En outre, dans la décision Fromfroid SA c 1048547 Ontario Inc, 2023 CF 925, le juge Grammond, au paragraphe 12 de ses motifs, a souligné que l’action intentée par Fromfroid était fondée sur la Loi sur les brevets. Il a conclu qu’étant donné que les faits étaient survenus essentiellement en Ontario, c’est vers le droit de cette province qu’il fallait se tourner s’il était nécessaire de faire appel à des concepts de droit privé pour compléter les dispositions de la Loi sur les brevets (citant la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, art 8.1). Cependant, comme le procès a été instruit au Québec, c’est le droit civil québécois qui s’appliquait à titre supplétif en matière de preuve (citant l’article 40 de la LPC).

[74] À mon avis, contrairement à ce qu’affirment les demanderesses, ces précédents, y compris les décisions Ewert Anderson, ne témoignent pas d’une approche pratique et souple à l’égard de l’interprétation de l’article 40 de la LPC. Les principaux facteurs déterminants sont plutôt l’endroit où l’affaire a commencé et l’endroit où le procès a eu lieu ou aura lieu. Cette démarche reflète de toute évidence le libellé de l’article 40 de la LPC selon lequel, dans toutes les procédures qui relèvent de l’autorité législative du Parlement, « les lois sur la preuve en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées », sauf la LPC et les autres lois fédérales, s’appliquent à ces procédures.

[75] En l’espèce, l’action a été intentée il y a plus de 10 ans à Edmonton, car, selon l’explication des demanderesses, c’est là où se trouvait leur premier avocat. Ce n’est toutefois pas le cas de leur avocat actuel.

[76] Quoi qu’il en soit, l’Alberta est la province où l’action a été intentée. De plus, l’avocat actuel n’a pas demandé de faire déplacer le procès à un autre endroit, et celui-ci se déroulera à Edmonton le 6 novembre 2023. À mon avis, en l’espèce, ces facteurs permettent de conclure, aux fins de l’article 40 de la LPC, que « les lois sur la preuve en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées » sont les lois de l’Alberta et non celles de l’Ontario.

[77] Les demanderesses soutiennent également que l’objet de la présente instance est de portée nationale et que le groupe vise les apiculteurs commerciaux de tout le Canada. Toutefois, dans la mesure où les allégations des demanderesses et des membres du groupe peuvent être considérées comme étant liées le plus étroitement à une province, les demanderesses soutiennent que cette province est l’Ontario, où la décision qui fait l’objet de l’action a été prise, comme le démontre le fait que la plupart des témoins des défendeurs se trouvent à cet endroit. De plus, même si une grande proportion de la production commerciale de miel se fait en Alberta, les provinces comptant le plus grand nombre d’apiculteurs, et donc le plus grand nombre de membres du groupe, sont l’Ontario et la Colombie-Britannique.

[78] Les défendeurs font remarquer que, dans les décisions citées, le nombre de membres dans une province donnée n’est jamais utilisé pour déterminer la province à laquelle l’action est le plus étroitement liée. Quoi qu’il en soit, le simple fait que l’Ontario et la Colombie-Britannique comptent le plus grand nombre d’apiculteurs ne veut pas dire que c’est là que se trouve le plus grand nombre de membres du groupe. En effet, le groupe ne comprend que les apiculteurs qui maintiennent plus de 50 colonies. Ce n’est donc pas parce qu’il y a plus d’apiculteurs dans une province que c’est dans cette province que l’on trouve le plus grand nombre d’apiculteurs qui maintiennent au moins 50 colonies. En outre, cette affirmation devrait être écartée, car elle est fondée uniquement sur l’affidavit non étayé de l’avocat des demanderesses.

[79] Je souligne qu’aucune des décisions citées par les parties n’appuie le fait que, dans un recours collectif de portée nationale, pour déterminer quelles sont « les lois sur la preuve en vigueur dans la province où ces procédures sont exercées », comme il est énoncé à l’article 40 de la LPC, il faut déterminer quelle province compte le plus grand nombre de membres du groupe. À première vue, il est également difficile de reconnaître que cette affirmation est conforme à cet article. Les parties n’invoquent aucune jurisprudence ni règle de recours collectif qui traite de cette question.

[80] En fin de compte, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que, selon la jurisprudence de la Cour, c’est en Alberta que la procédure est exercée aux fins de l’article 40 de la LPC. Par conséquent, dans la mesure où les lois sur la preuve de l’Alberta n’entrent pas en conflit avec l’article 9 de la LPC ou les Règles des CF, la Cour peut les appliquer pour compléter les Règles des CF.

[81] Cependant, les demanderesses ne souhaitent pas appliquer les lois sur la preuve de l’Alberta. Elles soutiennent que pour déterminer quelles lois provinciales sur la preuve s’appliquent à la présente instance, la Cour devrait tenir compte de [traduction] « l’équilibre en matière d’équité procédurale établi dans différentes provinces », ainsi que des fonctions générales de recherche des faits du procès. Elles font valoir que l’absence de toute disposition dans les Règles de l’Alberta permettant à une partie d’assigner à comparaître et de contre-interroger une partie adverse est contrebalancée par d’autres dispositions qui accordent des droits plus larges au moment de l’interrogatoire préalable. Contrairement à ce que prévoit la procédure de notre Cour (ou de l’Ontario), en Alberta, les parties ont le droit d’interroger au préalable plus d’un représentant d’une société ou d’une institution ainsi que plusieurs témoins opposés. Au procès, elles peuvent déposer les transcriptions des dépositions de ces témoins opposées pour appuyer leur cause, et cette preuve peut être utilisée par la partie qui interroge au procès. Selon les demanderesses, ces dispositions compensent généralement la nécessité d’autres dispositions, comme l’article 53.07 des Règles de l’Ontario. Les demanderesses font valoir que les témoins proposés font partie des catégories de personnes qu’elles auraient pu interroger au préalable en vertu des Règles de l’Alberta, et qu’il serait [traduction] « inapproprié et inéquitable » d’appliquer un aspect des Règles de l’Alberta, sauf le droit d’assigner à comparaître et d’interroger une partie adverse au procès, alors qu’elles n’ont pas pu profiter du régime de communication préalable beaucoup plus large de l’Alberta.

[82] Les défendeurs soutiennent que l’équilibre en matière d’équité procédurale qui existe dans les différentes règles provinciales sur la procédure et la preuve ne fait pas partie des facteurs à prendre en compte au titre de l’article 40 de la LPC. De plus, l’approche proposée par les demanderesses ferait en sorte que les Règles de l’Ontario s’appliquent à toute procédure devant la Cour lorsqu’un décideur du gouvernement fédéral à Ottawa est visé, même si les Règles des CF ne contiennent aucune disposition comme l’article 53.07 des Règles de l’Ontario.

[83] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que ce que les demanderesses appellent [traduction] « l’équilibre en matière d’équité procédurale » établi dans différentes provinces n’est pas un facteur à prendre en compte dans l’application de l’article 40 de la LPC. Les demanderesses ont également choisi de déposer et de poursuivre leur action devant la Cour, sachant que les Règles des CF s’appliquent. De plus, ce qu’elles proposent essentiellement est de choisir soigneusement les règles de preuve afin de trouver et d’appliquer celles qui leur sont les plus favorables. Cette approche comporte de nombreuses difficultés. Je ne suis pas non plus d’accord avec les demanderesses pour dire que l’application des Règles de l’Alberta est [traduction] « inappropriée » ou qu’elle nuirait à la fonction de recherche des faits du procès. Lorsque les demanderesses assigneront à comparaître et appelleront les témoins proposés (autres que la ministre), elles pourront les interroger directement, ou bien les contre-interroger à titre de témoins opposés. La Cour pourra donc bénéficier de leur témoignage.

[84] En conclusion, je juge qu’en vertu de l’article 40 de la LPC, les Règles de l’Alberta s’appliquent en l’espèce, mais pas l’article 53.07 des Règles de l’Ontario. Par conséquent, la requête des demanderesses visant à faire déclarer les témoins proposés des témoins opposés sera rejetée.

Conclusion

[85] La partie de la requête des demanderesses visant à obtenir une ordonnance leur accordant l’autorisation, en vertu de l’alinéa 41(1)b) des Règles des CF, de délivrer une assignation à comparaître à la ministre Bibeau afin de l’obliger à témoigner au procès sera refusée en raison de l’existence du privilège parlementaire énoncé précédemment.

[86] La partie de la requête des demanderesses visant à obtenir une ordonnance leur accordant l’autorisation de contraindre la sous-ministre Beck, le sous-ministre Forbes et le président Kochhar à comparaître sera accordée, à condition que les demanderesses présentent des assignations révisées confirmant qu’aucun document n’est requis; que les témoins ne seront interrogés que sur des éléments se rapportant à la période pendant laquelle ils ont été à l’emploi des défendeurs; et que tout interrogatoire portera uniquement sur leurs processus décisionnels.

[87] La partie de la requête des demanderesses visant à obtenir une déclaration portant que les témoins proposés sont des témoins opposés et qu’ils peuvent être interrogés à ce titre sera rejetée.

[88] Bien entendu, il demeure loisible aux défendeurs et aux demanderesses de conclure une entente selon laquelle les défendeurs convoqueront comme leurs propres témoins la sous-ministre Beck, le sous-ministre Forbes et le président Kochhar afin de les interroger selon les conditions restreintes proposées par les demanderesses pendant l’instruction de la présente requête, ce qui éliminerait la nécessité des assignations à comparaître et réduirait le temps nécessaire pour l’interrogatoire et le contre-interrogatoire de ces témoins.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-2293-12

LA COUR ORDONNE que la requête des demanderesses est accueillie en partie. Plus précisément :

  1. Comme les demanderesses l’ont sollicité, en application de l’alinéa 41(1)b) des Règles des CF, l’administrateur est autorisé à délivrer des assignations visant à contraindre la sous-ministre Beck, le sous-ministre Forbes et le président Harpreet Kochhar à témoigner au procès, à condition que les demanderesses révisent les assignations proposées pour indiquer que les témoins ne sont pas tenus de fournir des documents, qu’ils ne seront interrogés que sur des éléments se rapportant à la période pendant laquelle ils ont été à l’emploi des défendeurs et qu’ils seront interrogés uniquement sur leurs processus décisionnels;

  2. La partie de la requête des demanderesses visant à obtenir une ordonnance leur accordant l’autorisation, en application de l’alinéa 41(1)b) des Règles des CF, de faire délivrer une assignation à comparaître à la ministre Bibeau pour la contraindre à témoigner au procès est rejetée;

  3. La partie de la requête des demanderesses visant à obtenir une ordonnance déclarant que l’article 53.07 des Règles de procédure civile de l’Ontario s’applique à la délivrance d’assignations à comparaître et au contre-interrogatoire des témoins opposés dans la présente instance, déclarant que les quatre témoins proposés sont opposés aux demanderesses et accordant à celles-ci l’autorisation de contre-interroger les témoins au procès de la présente action est rejetée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2293-12

 

INTITULÉ:

PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. ET ROCKLAKE APIARIES LTD. c SA MAJESTÉ LE ROI, REPRÉSENTÉ PAR LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE ET L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE AU MOYEN DE ZOOM

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 OCTOBRE 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Jamie Shilton

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Tina Yang

Jonathan Schachter

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Neil Goodridge

Alexandra Warkentin

Cailen Brust

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Waddell Phillips LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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