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Date : 20240315

Dossier : T-121-24

Référence : 2024 CF 425

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 mars 2024

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

demandeur

et

ASB HOLDINGS LIMITED

CEB HOLDINGS LIMITED

NSB HOLDINGS LIMITED

SDH HOLDINGS LIMITED

SDS HOLDINGS LIMITED

défenderesses

ORDONNANCE

[1] L’instance sous-jacente est une demande présentée par le demandeur au titre de l’article 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1, en vue d’obtenir une ordonnance exécutoire exigeant que les défenderesses lui fournissent certains documents précis pour les années d’imposition 2019 et 2020.

[2] Dans la demande sous-jacente, le demandeur affirme ce qui suit :

  1. Abraham Bleeman [Abraham] et son épouse, Eva Bleeman [Eva], ont cinq enfants : Aaron Bleeman [Aaron], Eli Bleeman [Eli], Nathan Bleeman [Nathan], Deena Smursz [Deena] et Shifra Hofstedter [Shifra] [collectivement, la fratrie].

  2. Les défenderesses, ASB Holdings Limited [ASB], NSB Holdings Limited [NSB], CEB Holdings Limited [CEB], SDS Holdings Limited [SDS] et SDH Holdings Limited [SDH], sont des sociétés constituées en vertu des lois de l’Ontario. Aaron est actionnaire et administrateur de ASB, Nathan est actionnaire et administrateur de NSB, Eli est actionnaire et administrateur de CEB, Deena est actionnaire et administratrice de SDS et Shifra est actionnaire et administrateur de SDH.

  3. La fiducie de la famille Bleeman a été créée le 30 novembre 1998 [la fiducie de 1998]. Abraham est le constituant de la fiducie de 1998, ainsi que l’un de ses fiduciaires avec Eva, Aaron et Nathan. Les membres de la fratrie sont les bénéficiaires de la fiducie de 1998. Le 21e anniversaire de la fiducie de 1998 a eu lieu le 30 novembre 2019.

  4. Asden Holdings Inc. [AHI] et Bleeman Holdings Limited [BHL] sont des sociétés constituées en vertu des lois de l’Ontario. La fiducie de 1998, les défenderesses, 1206139 Ontario Limited, Abraham et les membres de la fratrie, sont ou étaient actionnaires de BHL. Les défenderesses, Abraham et les membres de la fratrie sont ou étaient actionnaires d’AHI.

  5. La fiducie familiale Aaron Bleeman 2019, la fiducie familiale Nathan Bleeman 2019, la fiducie familiale Eli Bleeman 2019, la fiducie familiale Deena Smursz 2019 et la fiducie familiale Shifra Hofstedter 2019 ont toutes été créées le 31 juillet 2019 [collectivement, les fiducies de 2019]. Abraham est le constituant des fiducies de 2019. Les membres de la fratrie sont fiduciaires de chacune de leurs fiducies respectives de 2019 ainsi que les bénéficiaires.

  6. Les défenderesses, Abraham, Eva, les membres de la fratrie, la fiducie de 1998, les fiducies de 2019, AHI et BHL, sont collectivement appelés le « groupe Bleeman » par le demandeur.

  7. Au cours des années d’imposition 2019 et 2020, le groupe Bleeman a effectué des opérations de gel successoral au titre de l’article 51, 85 ou 86 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Ces opérations comprenaient le transfert par les membres de la fratrie de leurs actions d’AHI et de BHL aux défenderesses respectives le 1er janvier 2019, en échange d’actions des défenderesses. À la suite des opérations, les défenderesses et les fiducies de 2019 détenaient toutes les actions privilégiées et ordinaires des défenderesses.

  8. Les membres de la fratrie ont chacun déposé des formulaires de choix au titre de l’article 85 auprès de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] affirmant que la juste valeur marchande [JVM] des 1 000 actions ordinaires émises et en circulation de BHL s’élevait à 1 097 973 630 $.

  9. L’ARC a demandé des audits du groupe Bleeman pour les années d’imposition 2019 et 2020, qui ont commencé le 22 mars 2022 ou vers cette date [les audits].

  10. Les audits visent à vérifier si les membres du groupe Bleeman se sont conformés aux devoirs et obligations qui leur incombent en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu et s’ils ont correctement déclaré leur revenu mondial pour les années d’imposition 2019 et 2020. Il s’agit notamment de vérifier la JVM des actions d’AHI et de BHL au 1er janvier 2019 et d’établir si les opérations sont conformes aux articles 51, 85 ou 86 de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[3] Les documents pour lesquels une ordonnance exécutoire est demandée dans la demande sous-jacente sont les suivants :

  1. Le rapport d’évaluation pour l’achat des actions d’AHI et de BHL effectué le 1er janvier 2019 ou, à défaut, les documents attestant la JVM du bien transféré [la demande no 1].

  2. Toute note de service de planification fiscale et tout document connexe (c.-à-d. le plan de clôture de l’opération) [la demande no 2].

  3. La présentation de l’opération aux défenderesses [la demande no 3].

[4] Même si la procédure sous-jacente se veut de nature sommaire, les parties ont été engagées dans de nombreux litiges interlocutoires liés à la preuve par affidavit et au déroulement des contre‑interrogatoires, qui ont déjà entraîné un ajournement de l’audition de la demande. Dans son ordonnance rendue le 8 février 2024, le juge McHaffie a conclu qu’un examen des transcriptions du contre-interrogatoire de l’un des déposants du demandeur, François Cloutier, qui a eu lieu les 2 et 5 février 2024, a révélé ce qui suit :

  1. Un temps considérable a été perdu lorsqu’un grand nombre de questions tout à fait inappropriées concernant la décision de M. Cloutier d’être contre-interrogé en français, y compris des insinuations inappropriées selon lesquelles le choix avait été fait pour obtenir un avantage tactique et qu’il devrait choisir d’être interrogé en anglais pour la commodité de l’avocat, dont les questions allaient bien au-delà de la confirmation raisonnable que M. Cloutier comprenait les éléments de preuve contenus dans son affidavit ainsi que dans les documents et conversations auxquels il faisait référence;

  2. Un temps considérable a été perdu lorsque l’avocat a répété des questions auxquelles des objections avaient déjà été formulées, y compris les questions à savoir si M. Cloutier s’était vu conférer des pouvoirs au titre de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu, les questions concernant la compréhension de M. Cloutier quant au droit relatif à la preuve par ouï-dire, les questions concernant la correspondance en août et septembre 2023 dont M. Cloutier, selon son témoignage, ne se souvenait pas avoir vue à l’époque, ainsi que les questions concernant les opérations sous-jacentes;

  3. Une certaine perte de temps découle des indications répétées de l’avocat selon lesquelles il avait l’intention de demander à la Cour de tirer des conclusions défavorables en ce qui concerne les objections à certaines questions;

  4. L’observation des défenderesses, selon laquelle des retards importants ont été occasionnés par l’ingérence de l’avocat du ministre et des objections inappropriées qu’il a soulevées à des questions pertinentes et appropriées, était en grande partie non fondée.

[5] Les parties ont informé l’administrateur judiciaire qu’elles étaient disponibles pour l’audition de la présente demande le 22 mars 2024. Ayant été chargée d’instruire la présente demande d’une journée complète, j’ai convoqué, à la demande des défenderesses, une conférence de gestion de l’instance le 7 mars 2024 pour discuter du calendrier de livraison du dossier de réponse. Au cours de cette conférence de gestion de l’instance, les défenderesses ont soulevé, pour la première fois, auprès de la Cour, la nécessité de présenter une requête relative au refus de répondre à des questions par suite des contre-interrogatoires des deux déposants du demandeur (M. Cloutier et Ian Charpentier). J’ai établi un calendrier pour la livraison des documents relatifs à la requête (sous forme de tableau) afin de permettre que soit entendue rapidement la requête relative aux refus de répondre à des questions et j’ai mis en garde les parties contre le fait de demander à la Cour de se prononcer sur des questions inutiles, sur le refus de répondre aux questions pertinentes et sur le défaut de répondre aux questions sous réserve d’une objection, conformément au paragraphe 95(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98106 (les Règles).

[6] Comme la Cour n’a pas encore le dossier complet de requête en réponse des défenderesses, mais seulement leur affidavit de réponse de Michael Belz, j’ai confirmé auprès des défenderesses lors de la conférence de gestion de l’instance que leur opposition à la demande sous-jacente reposait sur leur position selon laquelle les documents liés aux demandes no 1 et n3 n’existaient pas et que les documents liés à la demande n2 étaient protégés par le secret professionnel de l’avocat. Compte tenu de la position des défenderesses au sujet des demandes, j’ai demandé pourquoi les types de questions soulevées par les parties comme exemples des refus en cause justifiaient la présentation d’une requête, car, à première vue, elles ne semblaient aucunement pertinentes pour le fondement de l’objection des défenderesses. J’ai informé les parties d’en tenir compte dans leur décision de donner suite ou non à la requête et de la façon de le faire.

[7] Dans le cadre de la requête dont la Cour est actuellement saisie, les défenderesses demandent ce qui suit :

  1. Une ordonnance exigeant que M. Cloutier fournisse des réponses éclairantes à certaines questions auxquelles il avait refusé de répondre sans juste raison et produise les documents qu’il avait refusé de produire sans juste raison lors du contre-interrogatoire au sujet de son affidavit mené les 2, 5 et 23 février 2024, comme il est énoncé dans le tableau des refus joint à l’avis de requête, dans les cinq jours suivant le prononcé de l’ordonnance de la Cour;

  2. Une ordonnance exigeant que M. Charpentier fournisse des réponses éclairantes à certaines questions auxquelles il avait refusé de répondre sans juste raison et produise les documents qu’il avait refusé de produire sans juste raison lors du contre-interrogatoire au sujet de son affidavit mené le 5 mars 2024, comme il est énoncé dans le tableau des refus joint à l’avis de requête, dans les cinq jours suivant le prononcé de l’ordonnance de la Cour;

  3. Une ordonnance adjugeant aux défenderesses les dépens majorés de la présente requête;

  4. Tout autre redressement que l’avocat peut conseiller et que la Cour peut juger pertinent.

[8] Le demandeur s’est opposé à la requête dans son intégralité.

I. Analyse

A. Principes juridiques applicables

[9] Le juge adjoint Duchesne, dans son ordonnance rendue le 9 janvier 2024 dans l’affaire Moosomin First Nation et al c Canada (dossier de la Cour fédérale T-1848-11), a abordé en détail la portée du contre-interrogatoire admissible sur un affidavit dans une instance devant la Cour. Je ne peux pas faire mieux que de reproduire son résumé détaillé de la jurisprudence applicable :

[traduction]

[18] Les Règles ne précisent pas la portée du contre-interrogatoire. La portée appropriée d’un contre-interrogatoire concernant une requête ou une demande a donné lieu à une importante jurisprudence qui a été soigneusement résumée par le juge McHaffie dans la décision Farmobile, LLC c Farmers Edge Inc., 2021 CF 1427 (CanLII), aux paragraphes 31 à 34, comme suit :

[31] Je suis donc d’avis que les principes applicables à un contre-interrogatoire mené sur un affidavit déposé à l’appui d’une demande ou d’une requête devant la Cour fédérale sont les suivants : une question posée en contre-interrogatoire doit être une question légitime et de bonne foi qui se rapporte : a) aux questions visées par la demande ou la requête, b) aux sujets soulevés par le déposant dans l’affidavit, même s’ils ne sont pas pertinents pour la demande ou la requête, ou c) à la crédibilité ou à la fiabilité du témoignage du déposant.

[32] La première de ces trois catégories confirme que l’on peut poser des questions à l’auteur d’un affidavit sur des sujets qui sont pertinents pour des questions qui sont en litige dans la requête, même s’il n’est pas question de ces sujets dans l’affidavit. Cette règle est souvent exprimée dans le principe voulant qu’un contre-interrogatoire ne se limite pas au « texte même » de l’affidavit : Ottawa Athletic Club, au para 132, citant Almrei (Re), 2009 CF 3, au para 71. À titre de corollaire au principe selon lequel l’auteur d’un affidavit ne peut pas se soustraire à des questions légitimes portant sur des sujets soulevés dans son affidavit, cette personne ne peut pas non plus se soustraire à des questions légitimes portant sur des sujets pertinents dont elle a connaissance en ne faisant tout simplement pas état de ces sujets dans son affidavit.

[33] Je signale que peu importe que l’on considère ou non que la deuxième catégorie est formée de [traduction] « sujets soulevés par le déposant dans l’affidavit, même si ces sujets ne sont pas pertinents pour les questions en litige » (la formulation que l’on trouve dans la décision Rothmans, mentionnée avec approbation dans l’arrêt CBS), ou, à plus strictement parler, de [traduction] « sujets soulevés par le déposant dans l’affidavit, si ces sujets sont pertinents pour les questions en litige » (la formulation que l’on trouve en fait dans la décision Merck (1997), mentionnée avec approbation dans l’arrêt Fink), le résultat en l’espèce ne change pas, car je conclus que la JRGI n’a pas commis d’erreur en concluant que les questions de Farmobile au sujet de la première série de caviardages étaient peu pertinentes, même d’après la formulation la plus large des deux.

[34] Pour ce qui est de la troisième catégorie, Farmers Edge fait valoir que les questions relatives à la crédibilité doivent également satisfaire à la condition selon laquelle elles doivent être formellement et juridiquement pertinentes, ainsi qu’il est indiqué dans la décision Merck (1997). Je ne suis pas de cet avis. Dans la décision Merck (1997), le juge Hugessen a expressément fait abstraction des questions visant à contester la crédibilité du témoin, des questions qu’il a décrites comme formant « une catégorie à elle seule » : Merck (1997), au para 8. Dans la décision Almrei, le juge Mosley a fait remarquer qu’il était permis de procéder à un contre-interrogatoire s’il était « pertinent, légitime et axé sur une question soulevée dans l’instance ou sur la crédibilité du demandeur » [non souligné dans l’original] : Almrei, au para 71; Ottawa Athletic Club, au para 132. Il est donc possible qu’une question soit pertinente et appropriée si elle concerne légitimement la crédibilité du témoignage du témoin et, partant, la capacité de la Cour de se fonder sur ce témoignage pour trancher la requête.

[19] Le juge McHaffie a également expliqué dans la décision Farmobile, aux para 23 à 30, que la Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Fink, 2017 CAF 87 (Fink), au para 7, une décision qui faisait suite à un tribunal différemment constitué de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt CBS Canada Holdings Co. c Canada, 2017 CAF 65 (CanLII) (CBS), selon laquelle l’autorité compétente pertinente concernant la portée du contre-interrogatoire sur un affidavit est la décision Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 1997 CarswellNat 2661, [1997] ACF no 1847 (CF 1re inst), conf. [1999] ACF no 1536 (CA) (Merck) de la Cour fédérale et que ni l’arrêt CBS ni l’arrêt Fink ne dérogent au principe général selon lequel un déposant peut être contre-interrogé sur l’objet de son affidavit.

[20] Bien que certains puissent soutenir que le pouvoir de mener un contre-interrogatoire sur un affidavit n’est pas principalement limité et que le contre-interrogatoire sur le contenu d’un affidavit est approprié même si l’objet de l’affidavit n’est pas pertinent et négligeable par rapport à la requête sous-jacente, un examen attentif des arrêts CBS et Fink et de la décision Farmobile confirme que ce n’est pas le cas.

[21] Dans l’arrêt CBS, la Cour d’appel fédérale a écrit au paragraphe 29 que « [l]a portée du contre‑interrogatoire sur un affidavit a fait l’objet de nombreuses décisions dans lesquelles les principes pertinents ont été énoncés : voir Ontario v Rothmans Inc., 2011 ONSC 2504, au paragraphe 143, [2011] O.J. no 1896 (QL), et Ottawa Athletic Club Inc. (f.a.s. Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group Inc., 2014 CF 672, aux paragraphes 130 à 133, [2014] A.C.F. no 743 (QL) [Ottawa Athletic Club] ».

[22] Le juge Perell de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a écrit dans la décision Ontario c Rothmans Inc., 2011 ONSC 2504, au paragraphe 143 (Rothmans) que l’un des principes du contre‑interrogatoire est que si une question est soulevée ou mise en cause par le déposant dans son affidavit, la partie adverse a le droit de mener un contre-interrogatoire sur la question même si elle n’est pas pertinente et peu importante pour la requête présentée devant la Cour.

[23] Le juge Russell a adopté un point de vue différent sur la question dans la décision Ottawa Athletic Club Inc. (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group Inc., 2014 CF 672, aux paragraphes 130 à 133 (Ottawa Athletic Club), où son honneur a soutenu, au paragraphe 133, après avoir cité et invoqué la décision Merck que : « Quelle que soit la façon dont la portée du contre‑interrogatoire d’un déposant d’un affidavit est définie, l’auteur de l’affidavit doit répondre aux questions légitimes et pertinentes sur le plan juridique n’outrepasse pas cette portée (décision Merck (1996), précisée) ». La référence à la décision Merck (1996) se rapporte au consensus apparent selon lequel un déposant qui fait état de certaines questions ne devrait pas échapper à un contre-interrogatoire légitime sur les renseignements mêmes qu’il fournit volontairement dans son affidavit et devrait se soumettre au contre-interrogatoire non seulement sur les questions énoncées dans son affidavit, mais aussi sur les questions connexes qui découlent de ses réponses comme il est mentionné dans la décision Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1996] ACF n1038 au para 9, 69 CPR (3d) 49, citant Wyeth Ayerst Canada Inc c Canada (Minister of National Health and Welfare) (1995), 60 CPR (3d) 225 (CF 1re inst.).

[24] En citant les décisions Rothmans et Ottawa Athletic Club comme références à des principes, on peut être tenté de considérer que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt CBS, a approuvé de façon générale qu’un contre-interrogatoire soit mené sur des questions soulevées dans un affidavit, même si ces questions ne concernent pas la requête sous-jacente énoncée dans la décision Rothmans. Ce serait incorrect.

[25] Après avoir cité la décision Rothmans dans l’arrêt CBS, la Cour d’appel fédérale a appliqué la décision Ottawa Athletic Club et a statué au paragraphe 32 que si l’objet de l’affidavit n’était pas en cause dans cette instance, il n’était pas nécessaire de répondre à la question. Dans l’arrêt CBS, l’exigence selon laquelle les questions doivent être juridiquement pertinentes pour les questions en litige a été appliquée. La primauté de la pertinence juridique telle qu’elle était alors appliquée dans l’arrêt CBS a été réaffirmée dans l’arrêt Fink, où la décision Merck a été confirmée comme étant l’autorité compétente pour déterminer la pertinence dans le contexte précis du contre-interrogatoire sur les affidavits.

[26] La décision Farmobile du juge McHaffie est également conforme aux décisions Merck et Ottawa Athletic Club et aux arrêts CBS et Fink en ce sens qu’il a statué au paragraphe 30 que les parties seront autorisées à « gaspiller temps et efforts (sans mentionner l’argent), les leurs et ceux de la Cour, et [à] procéder à d’interminables interrogatoires sur des sujets qui n’ont vraisemblablement aucune incidence sur l’issue du litige », citant la décision Merck.

[27] Comme le montre ce qui précède, l’analyse d’une requête visant à exiger des réponses lors d’un contre-interrogatoire sur un affidavit commence par la détermination des questions en litige dans la requête sous-jacente et la question de savoir si les questions posées sont des questions justes et de bonne foi qui concernent les questions en litige dans la requête. La portée du contre‑interrogatoire variera selon la nature de la requête (Ontario v Rothmans Inc., 2011 ONSC 2504 (CanLII) au para 148, approuvé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt CBS au para 29).

[28] Comme il a été mentionné dans la décision Merck, répété dans la décision Ottawa Athletic, confirmé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Fink et expliqué plus en détail dans la décision Farmobile, entre autres, la pertinence d’une question doit être déterminée par l’analyse à deux volets énoncée dans la décision Merck. Aux paragraphes 6 à 8 de la décision Merck, le juge Hugessen a énoncé comme suit l’approche de l’analyse à deux volets applicable à la pertinence :

Aux fins de la présente instance, j’estime utile de scinder la pertinence en deux catégories, soit la pertinence formelle et la pertinence juridique.

La pertinence formelle est liée aux questions de fait qui opposent les parties. Dans le cas d’une action, ces questions sont délimitées par les actes de procédure, mais dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, où aucun acte de procédure n’est déposé (l’avis de requête lui-même ne devant faire état que du fondement juridique, et non factuel, de la demande de contrôle), elles sont circonscrites par les affidavits que déposent les parties. Le contre‑interrogatoire de l’auteur d’un affidavit ne peut donc porter que sur les faits énoncés dans celui‑ci ou dans un autre affidavit produit dans le cadre de l’instance.

Toutefois, outre la pertinence formelle, les questions posées en contre-interrogatoire doivent avant tout satisfaire à l’exigence de la pertinence juridique. Même le fait énoncé dans un affidavit produit dans le cadre de l’instance n’est pertinent sur le plan juridique que lorsque son existence ou son inexistence peut contribuer à déterminer si le redressement demandé peut ou non être accordé. (Je laisse de côté les questions visant à miner la crédibilité du témoin, car elles constituent une catégorie à elles seules.) Ainsi, par exemple, il serait très exceptionnel qu’une question se rapportant au nom et à l’adresse, souvent déclinée par le déposant, ait une pertinence juridique, c’est‑à‑dire qu’elle puisse avoir une incidence sur l’issue du litige. (Je souligne).

[Non souligné dans l’original.]

[10] Par conséquent, contrairement à l’affirmation des défenderesses, les questions concernant les questions soulevées par le déposant dans l’affidavit, mais qui ne concernent pas la demande ou la requête, ne sont pas des questions appropriées. À cet égard, je tiens à souligner que la décision Farmobile invoquée par les défenderesses n’a pas, en fait, été confirmée par la Cour d’appel fédérale [voir la décision Farmobile, LLC c Farmers Edge Inc, 2021 CF 1427].

[11] Au contraire, comme l’a confirmé la Cour d’appel fédérale dans ses décisions citées par le juge adjoint Duchesne, les questions en contre-interrogatoire sont appropriées s’il s’agit de questions justes et de bonne foi qui concernent : a) les questions relatives à la requête, dont la pertinence exige une pertinence formelle et juridique; ou b) la crédibilité et la fiabilité du témoignage du déposant et donc la capacité de la Cour de s’appuyer sur ce témoignage pour trancher la requête.

[12] En ce qui concerne les questions relatives à la crédibilité et à la fiabilité, comme l’a souligné le juge McHaffie dans la décision Farmobile :

[35] Il va sans dire qu’on ne peut pas justifier une question en affirmant simplement qu’elle concerne la crédibilité. Il y a également des limites aux questions qui se rapportent à la crédibilité. Il ne peut pas s’agir, par exemple, de questions conçues simplement pour mettre en doute la moralité du déposant : Rothmans, au para 143. Les questions relatives à la crédibilité sont également assujetties à la règle générale interdisant les « recherche[s] à l’aveuglette » : Castlemore Marketing Inc c Intercontinental Trade and Finance Corp, [1996] ACF n201 au para 1; Bande de Sawridge c Canada, 2005 CF 865 aux para 4‑9.

[13] Dans la demande sous-jacente, le demandeur cherche à obtenir une ordonnance en vertu de l’article 231.7 de la Loi de l’impôt sur le revenu pour forcer la conformité aux demandes signifiées en vertu de l’article 231.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Pour accorder l’ordonnance exécutoire demandée, la Cour doit être convaincue que : (i) la personne contre laquelle l’ordonnance est demandée était tenue en vertu de l’article 231.1 de la Loi de l’impôt sur le revenu de fournir les éléments contestés; (ii) bien que la personne était tenue de fournir les éléments contestés demandés par le ministre, elle ne l’a pas fait dans un délai raisonnable; et (iii) les éléments contestés ne sont pas protégés contre la communication par le secret professionnel de l’avocat au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu (voir Ministre du Revenu national c Lee, 2016 CAF 53 au para 6; Canada (Ministre du Revenu national) c Miller, 2021 CF 851 au para 16, conf. 2022 CAF 183).

[14] Par conséquent, la pertinence formelle et juridique des questions posées en contre‑interrogatoire en l’espèce sera déterminée en fonction : (i) des faits énoncés par le déposant et le déposant de tout autre affidavit déposé dans l’instance; et (ii) de la question de savoir si l’existence ou l’inexistence des faits devant être présentés au moyen de la question à laquelle la personne a refusé de répondre peut aider la Cour à déterminer (dans son application du critère susmentionné) si l’ordonnance exécutoire demandée devrait ou non être rendue.

[15] Avant de se pencher sur les refus en cause, il est également important de tenir compte des limites à la capacité d’une partie de demander la production de documents lors d’un contre‑interrogatoire. L’alinéa 91(1)c) des Règles des Cours fédérales prévoit qu’une partie qui entend tenir un contre-interrogatoire peut signifier une assignation à comparaître à la personne à interroger, laquelle assignation à comparaître peut préciser que la personne assignée est tenue d’apporter avec elle les documents ou éléments matériels qui « sont en sa possession, sous son autorité ou sous sa garde et qui sont pertinents pour la requête ou la demande ». Comme l’a déclaré la protonotaire Tabib dans la décision Autodata Ltd c Autodata Solutions Co, 2004 CF 1361, au paragraphe 19 :

[…] Les parties ne peuvent compter, ni exiger, que la procédure sommaire imposée pour les demandes leur permette de vérifier chaque détail de chaque affirmation faite dans des affidavits ou dans des contre-interrogatoires portant sur des documents qui peuvent se trouver en la possession de la partie adverse. Si une partie n’est pas tenue d’ « accepter » la simple affirmation d’un témoin dans un contre-interrogatoire, elle est cependant limitée, dans ses tentatives de vérifier ladite affirmation, aux questions qu’elle peut poser au témoin, et aux réponses du témoin données au cours du contre‑interrogatoire. Dans la mesure où il existe des documents pouvant appuyer ou contredire l’affirmation du témoin, la production des documents ne pourra se faire que s’ils ont été énumérés, ou suffisamment identifiés, dans une assignation à comparaître dûment signifiée, ainsi que le prévoit l’alinéa 91(2)c) des Règles (voir Bruno c Canada (Procureur général), [2003] A.C.F. no 1604) […]

[Non souligné dans l’original.]

[16] Une demande de production d’un document de la part d’une personne interrogée doit être présentée avant l’audience. Aucun mécanisme ne permet à la Cour d’ordonner la communication de documents sur le fondement de demandes qui sont présentées lors du contre‑interrogatoire, sauf lorsque la partie chargée de l’examen a jeté les bases permettant de soutenir que les documents auraient dû être produits en réponse à l’assignation à comparaître [voir Ottawa Athletic Club Inc (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group Inc, 2014 CF 672 au para 140].

B. Décision concernant les refus en cause

[17] Les défenderesses affirment que chacun des refus en cause est pertinent pour déterminer si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire et accueillir la demande d’ordonnance exécutoire présentée par le demandeur. En particulier, les défenderesses affirment que les questions ci‑dessous sont pertinentes parce qu’elles concernent : (i) la question de savoir si les défenderesses ont fourni des réponses à une demande de renseignements formulée le 4 novembre et le 5 décembre 2022 [les demandes], si l’ARC a reçu les réponses et quelles mesures, le cas échéant, l’ARC a prises si elle a reçu les réponses; ou (ii) la question de savoir si la Cour doit rendre une ordonnance exécutoire compte tenu du fait que l’ARC a été informée que les renseignements et les documents requis n’existent pas ou sont protégés contre la communication par le secret professionnel de l’avocat.

[18] Toutefois, il ne semble pas y avoir de litige réel quant à savoir si les défenderesses ont répondu aux demandes no 1, 2 et 3. Le demandeur et les défenderesses ont tous deux affirmé qu’aucun document pertinent n’a été fourni. Par conséquent, la Cour ne sera pas tenue de déterminer si l’ARC a reçu des réponses et quelles mesures elle a prises par la suite. De plus, la Cour n’aura pas à examiner les réponses fournies par les défenderesses à toute autre demande présentée par le demandeur afin de trancher la demande sous-jacente.

[19] De plus, la question de savoir si les défenderesses ont informé l’ARC que certains documents n’existent pas, ou que certains documents sont protégés par le secret professionnel de l’avocat, n’est pas l’objet de l’enquête de la Cour. La question à trancher par la Cour relativement à la demande sous-jacente est de savoir si la Cour est convaincue que les défenderesses ont démontré à la Cour qu’il n’existe aucun document pertinent concernant les demandes no 1 et n2 et que les documents pertinents concernant la demande no 3 sont protégés par le secret professionnel de l’avocat.

(1) Contre-interrogatoire de M. Cloutier

[20] Essentiellement, il y a douze refus en cause découlant du contre-interrogatoire de M. Cloutier.

[21] À la question 29, il est demandé à M. Cloutier de confirmer qu’il n’est pas autorisé à délivrer un avis écrit à quiconque pour l’obliger à fournir des renseignements ou des documents en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu. Selon le témoignage de M. Cloutier, les demandes en cause ont été formulées en vertu du paragraphe 231.1(1) et non du paragraphe 231.2(1), les demandes elles-mêmes renvoient au paragraphe 231.1(1) et l’avis de demande est formulé de la même façon. La question de savoir si M. Cloutier est autorisé ou non à délivrer un avis en vertu d’une autre disposition de la Loi de l’impôt sur le revenu n’est pas pertinente pour les questions à trancher par la Cour. Si les défenderesses ont l’intention d’affirmer lors de la demande que le paragraphe 231.1(1) n’habilite pas l’ARC à délivrer un avis écrit pour exiger qu’une personne produise des renseignements ou des documents, elles n’ont pas besoin d’obtenir une réponse à cette question pour le faire.

[22] Les questions 283-284 et 296-298 visent la production de la feuille de contrôle des requêtes en lien avec les audits, ou autrement, afin de [traduction] « préciser les renseignements contenus dans cette feuille de contrôle des requêtes ». Les défenderesses affirment que la feuille de contrôle des requêtes est pertinente, car elle permet d’enregistrer les réponses des défenderesses aux demandes. Comme il a été mentionné précédemment, la question de savoir si et quand défenderesses informé l’ARC que les documents en cause n’existent pas ou sont protégés par le secret professionnel de l’avocat n’aide pas la Cour à déterminer s’il y a lieu de rendre l’ordonnance exécutoire. La réelle question est de savoir si les défenderesses ont démontré à la Cour que, en fait, les documents n’existent pas ou qu’ils sont protégés par le secret professionnel de l’avocat. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que ces questions sont pertinentes.

[23] De plus, la feuille de contrôle des requêtes n’était pas mentionnée dans l’affidavit de M. Cloutier et elle n’était pas énumérée ou suffisamment identifiée dans l’assignation à comparaître signifiée à M. Cloutier relativement à son contre-interrogatoire. Comme il a été mentionné précédemment, il n’existe aucun mécanisme permettant à la Cour d’ordonner la communication de la feuille de contrôle des requêtes sur le fondement d’une demande présentée lors de son contre-interrogatoire et on ne saurait laisser entendre de façon crédible que les défenderesses ont jeté les bases d’une allégation selon laquelle le document aurait dû être produit en réponse à l’assignation à comparaître. À cet égard, je fais remarquer que le libellé de l’assignation à comparaître ne contient aucune précision — il reflétait simplement le libellé de l’alinéa 91(2)c) des Règles. Par conséquent, la demande de production est inappropriée.

[24] Les questions 299-301 et 361-363 visent à nouveau à obtenir la production de la feuille de contrôle des requêtes et des entrées précises de la feuille de contrôle des requêtes concernant l’audit. Je conclus que ces questions ne sont pas pertinentes ni appropriées pour les mêmes raisons que celles exposées pour les questions 283-284 et 296-298. Je tiens également à souligner que, en ce qui concerne ces questions, les défenderesses ont affirmé que le demandeur avait [traduction] « omis de justifier pourquoi il avait refusé que des réponses soient données aux questions en vertu du paragraphe 95(2) des Règles – ce qui aurait évité de devoir présenter la présente requête ». Par souci de clarté, le demandeur n’est pas tenu de justifier pourquoi il n’est pas disposé à répondre à la question sous réserve d’une objection et, comme ce refus est dénué de fondement, ce sont les défenderesses, et non le demandeur, qui auraient dû éviter d’avoir à présenter une requête sur ce refus.

[25] Les questions 330-334 concernent une objection du demandeur concernant le dépôt d’une lettre datée du 30 août 2023, rédigée par Aaron Tallon (un avocat du ministère de la Justice) et transmise à Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l. (cabinet d’avocats représentant les défenderesses) [lettre de M. Tallon], comme pièce lors du contre-interrogatoire de M. Cloutier. Selon le témoignage de M. Cloutier, il savait que le ministère de la Justice avait entamé des procédures de conformité contre les défenderesses (Q325), il savait si les documents avaient été obtenus au cours de ces procédures (Q329) et il était « informé » tout au long de la procédure de demande de conformité (Q331). Toutefois, lorsque la lettre de M. Tallon lui a été présentée en contre-interrogatoire et qu’il a été noté qu’elle était jointe comme pièce A à l’affidavit de M. Belz, M. Cloutier a déclaré qu’il n’avait pas reconnu la lettre, qu’elle ne lui avait pas été adressée et qu’il ne se souvenait pas avoir vu la lettre avant de la voir dans l’affidavit de M. Belz (Q309-310, 315).

[26] M. Cloutier fournit un témoignage dans le cadre de la présente instance à titre de témoin des faits. Contrairement à l’interrogatoire préalable, M. Cloutier n’est pas un représentant de l’ARC ayant le devoir de s’informer avant la tenue de son contre-interrogatoire. Par conséquent, contrairement aux observations formulées par les défenderesses, M. Cloutier n’est pas « réputé avoir pris connaissance de la lettre de mise en demeure du ministère de la Justice datée du 30 août 2023 ». Étant donné le manque de connaissance de M. Cloutier concernant ce document, je ne vois rien d’inapproprié quant à l’objection du demandeur à ce qu’il soit déposé comme pièce. Quoi qu’il en soit, la lettre de M. Tallon est déjà devant la Cour comme pièce de l’affidavit de M. Belz.

[27] Aux questions 459 et 461, il est demandé si [traduction] « dans les faits » le groupe Bleeman n’a effectué aucune opération en vertu de l’article 51 ou 86 de la Loi de l’impôt sur le revenu. L’affidavit de M. Cloutier indique, au paragraphe 11, que l’ARC comprend, d’après les renseignements fournis par le groupe Bleeman lors des audits et leurs déclarations fiscales, que le groupe Bleeman a effectué des opérations en vertu de l’article 51 ou 86 de la Loi de l’impôt sur le revenu. La question de savoir si le groupe Bleeman a participé ou non à de telles opérations n’a absolument rien à voir avec les questions que la Cour doit trancher dans la demande sous-jacente. De plus, il ne s’agit pas de questions justes et de bonne foi, car M. Cloutier n’est manifestement pas en mesure de dire si [traduction] « dans les faits » de telles opérations ont eu lieu étant donné qu’il n’a pas participé aux opérations et que les seuls renseignements dont il dispose, comme il est mentionné dans son affidavit, sont ceux fournis par le groupe Bleeman.

[28] Les questions 467, 487-489 et 494 concernent la question de savoir si, selon la politique de l’ARC, des rapports d’évaluation officiels doivent être préparés aux fins d’un choix au titre de l’article 85. Les défenderesses affirment que le fait que les demandes exigent qu’elles produisent un rapport d’évaluation qui n’existe pas et qui n’est pas requis selon la propre politique de l’ARC est pertinent pour leur défense. Je rejette cette affirmation, car les questions ne sont pas pertinentes pour les questions dont la Cour est saisie. Je reconnais que la demande no 1 vise à obtenir un rapport d’évaluation. Toutefois, la Cour ne rendra pas une décision sur la demande sous-jacente concernant la question de savoir si un rapport d’évaluation officiel doit être préparé aux fins d’un choix au titre de l’article 85 ou, autrement dit, si la défenderesse doit démontrer qu’elle a besoin du document demandé. À cet égard, les défenderesses ont fait valoir que la Cour n’avait aucun pouvoir pour étayer l’affirmation selon laquelle une telle décision doit être rendue relativement à une demande présentée en vertu de l’article 237.1. De plus, l’existence d’une telle politique n’a absolument rien à voir avec la décision que doit rendre la Cour concernant la question de savoir si le rapport d’évaluation précis demandé aux défenderesses existe réellement.

[29] Les questions 568-574 ont été posées à la suite du contre-interrogatoire de M. Cloutier après la comparution des parties devant le juge McHaffie. Avant la poursuite du contre‑interrogatoire, les défenderesses ont signifié à M. Cloutier une deuxième assignation à comparaître dans laquelle un certain nombre de documents étaient énumérés — à savoir a) des exemplaires à jour des feuilles de contrôle des demandes de l’ARC relativement aux documents reçus des défenderesses conformément aux demandes; b) des rapports de la section sur l’élaboration de la charge de travail concernant les renseignements et les dossiers fournis par les défenderesses et le groupe Bleeman; c) des exemplaires non caviardés de la note de service T2020 au dossier en lien avec les défenderesses et le groupe Bleeman; d) des exemplaires de notes manuscrites, dactylographiées, numérisées ou enregistrées de quelque nature que ce soit en lien avec les discussions tenues le 4 novembre 2022, le 16 janvier 2023, le 15 mars 2023, le 28 mars 2023, le 25 avril 2023 et le 3 mai 2023 entre M. Cloutier et M. Belz; et e) une lettre de Peter Grater adressée à M. Cloutier et M. Charpentier datée du 16 février 2024, dont un exemplaire a été joint, pour une raison quelconque, à l’assignation à comparaître. Les questions 568-574 visent à obtenir la production des documents énumérés dans la deuxième assignation à comparaître, que le demandeur a refusé de produire à la suite du contre-interrogatoire. Les défenderesses affirment que la Cour devrait ordonner la production au motif que le demandeur ne respecte pas la deuxième assignation à comparaître.

[30] Comme il a été mentionné précédemment, la première assignation à comparaître n’indiquait aucun document précis, y compris ceux qui sont actuellement en cause. Quoi qu’il en soit, le demandeur a néanmoins produit à la première comparution de M. Cloutier les documents mentionnés dans son affidavit, y compris les formulaires de choix au titre de l’article 85, les nouvelles cotisations, le rapport d’évaluation d’entreprise, la lettre de proposition et une note de service T2020 caviardée au dossier qui contenait les notes prises par M. Cloutier lors de ses conversations avec les représentants des défenderesses. Il n’appartient pas aux défenderesses de remédier à l’irrégularité de leur première assignation à comparaître en signifiant indûment une deuxième assignation à comparaître relativement à la poursuite du même contre-interrogatoire. La délivrance de la deuxième assignation à comparaître constituait un abus de procédure. Bien que les défenderesses reprochent au demandeur de ne pas avoir présenté de requête en vertu du paragraphe 94(2) des Règles afin de rendre une ordonnance libérant M. Cloutier de l’obligation de produire les documents énumérés dans la deuxième assignation à comparaître, je ne lui reprocherai pas de ne pas l’avoir fait, car la deuxième assignation à comparaître était, à première vue, manifestement abusive.

[31] De plus, les défenderesses n’ont même pas tenté d’expliquer, à l’égard de ces questions, la pertinence de l’un ou l’autre des documents demandés au demandeur dans la deuxième assignation à comparaître. Pour les motifs déjà exposés, je ne vois pas comment l’un ou l’autre de ces documents serait, de toute façon, pertinent pour les questions à trancher relativement à la demande sous-jacente.

[32] Aux questions 599-600, il est demandé si M. Cloutier [traduction] « réfute » les observations formulées par M. Grater dans sa lettre datée du 16 février 2024 et si M. Cloutier est en possession de faits ou de documents pour réfuter les observations formulées par M. Grater ou les faits attestés dans l’affidavit de M. Belz. Les questions posées par les défenderesses s’apparentent à celles posées lors d’un interrogatoire préalable, où une partie cherche à obtenir tous les faits que connaît un représentant pour l’interrogatoire préalable et qui concernent une partie précise de l’acte de procédure de la partie. Il ne s’agit pas d’interrogatoire préalable. M. Cloutier est un témoin des faits à qui l’on peut poser des questions en contre-interrogatoire sur des faits concernant les questions soulevées dans la demande ou concernant sa crédibilité. En tant que témoin des faits, ce n’est pas le rôle de M. Cloutier de [traduction] « réfuter » le témoignage d’autres déposants. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que ces questions sont justes et de bonne foi. De plus, la preuve de l’existence réelle des documents — par opposition aux observations formulées dans une lettre à l’ARC quant à leur existence — est ce qui est pertinent pour la décision de la Cour à l’égard de la demande sous-jacente.

[33] Aux questions 602-605, il est demandé à M. Cloutier, à la lumière des observations formulées par M. Grater dans sa lettre : [traduction] « [Q]u’est-ce que vous demandez à un juge de la Cour fédérale d’ordonner en l’espèce »? [traduction] « Demandez-vous à un juge de la Cour fédérale d’ordonner aux présentes défenderesses de produire un rapport d’évaluation qui n’existe pas »? [traduction] « Demandez-vous à un juge de la Cour fédérale de produire la note de service datée du 6 juillet 2017 préparée par Dentons Canada S.E.N.C.R.L., un cabinet d’avocats, et qui est déclarée protégée contre la communication par le secret professionnel de l’avocat »? [traduction] « Demandez-vous aux défenderesses de présenter une opération qui n’a jamais été faite pour les défenderesses »? Ces questions sont tout à fait inappropriées. M. Cloutier est un témoin des faits et non un représentant du demandeur. M. Cloutier ne [traduction] « demande » pas à la Cour un redressement.

[34] Aux questions 644-645, il est demandé à M. Cloutier si le fait d’avoir reçu des renseignements écrits indiquant que le rapport d’évaluation n’existe pas a une incidence sur son opinion concernant l’existence ou non du rapport d’évaluation. L’opinion de M. Cloutier n’a absolument rien à voir avec les questions à trancher dans la demande sous-jacente.

[35] Aux questions°716-728, il est demandé à M. Cloutier de confirmer que l’ARC n’a pas respecté le délai normal de prescription pour établir une nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2019 et 2020 des défenderesses et de confirmer qu’il est maintenant interdit à l’ARC, en raison d’une prescription, d’établir de nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2019 et 2020 des défenderesses. Ces questions n’ont absolument rien à voir avec la question à trancher dans la demande sous-jacente et, quoi qu’il en soit, elles sollicitent à tort une opinion de ce témoin de fait.

[36] Aux questions 731-741, il est demandé à M. Cloutier s’il savait que la demande de conformité suspendrait la période normale de cotisation en vertu du paragraphe 152(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu et si le ministre était motivé à présenter cette demande de conformité afin de déclencher l’application de l’article 231.8 de la Loi de l’impôt sur le revenu et ainsi suspendre le calcul du délai dans lequel une nouvelle cotisation peut être établie à l’égard des défenderesses. Encore une fois, ces questions ne concernent pas les questions à trancher dans la demande sous‑jacente. À cet égard, les défenderesses n’ont même pas tenté d’expliquer en quoi la motivation du ministre à amorcer la présente demande est pertinente pour les questions dont la Cour est saisie.

[37] Par conséquent, je conclus qu’il n’est pas nécessaire de répondre à chacune des questions susmentionnées et que les objections sont accueillies.

(2) Contre-interrogatoire de M. Charpentier

[38] Essentiellement, il y a dix refus en cause découlant des contre-interrogatoires de M. Charpentier.

[39] À la question 77, il est demandé à M. Charpentier si la lettre de M. Grater datée du 16 février 2024 est une observation qui relève de sa responsabilité d’examiner les observations formulées par le groupe Bleeman et ses représentants autorisés. Les défenderesses affirment que cette question est appropriée, car elle [traduction] « vise à établir si les déclarations précises faites par les défenderesses ou leurs représentants autorisés en réponse aux demandes ont été examinées ou prises en compte par l’équipe d’audit de l’ARC ». Or, M. Charpentier avait déjà affirmé avoir reçu et examiné la lettre dans son intégralité. Par conséquent, cette question est redondante. De plus, comme il a été mentionné précédemment, la question que doit trancher la Cour n’est pas de savoir si les défenderesses ont présenté des observations à l’ARC selon lesquelles certains documents n’existent pas ou sont protégés par le secret professionnel de l’avocat, mais plutôt de savoir si les défenderesses ont établi devant la Cour que, en fait, ces documents n’existent pas et ne sont pas protégés contre la communication par le secret professionnel de l’avocat. Une réponse à cette question ne sera donc pas utile à la Cour.

[40] La question 90 soulève les mêmes questions que la question 77 et il n’est pas nécessaire d’y répondre pour les mêmes raisons.

[41] À la question 94, il est demandé à M. Charpentier s’il a examiné la lettre de M. Grater datée du 16 février 2024. Cette question a déjà été posée à M. Charpentier à la question 73, où il a répondu et confirmé qu’il avait examiné l’intégralité de la lettre le 22 février 2024, et il n’a pas répondu à la question sous réserve d’une objection.

[42] À la question 102, il est demandé à M. Charpentier ce qu’il a fait après avoir reçu la lettre de M. Grater datée du 16 février 2024. Les défenderesses affirment que la question est pertinente pour déterminer si l’ARC a tenu compte des réponses fournies par les défenderesses ou y a donné effet et si l’ARC est convaincue des déclarations contenues dans la lettre. Toutefois, selon le témoignage de M. Charpentier, il a examiné la lettre et, par conséquent, l’ARC l’a examinée. Les autres mesures prises par l’ARC après la réception de la lettre, qui a été remise après le début des contre-interrogatoires et qui provenait d’un non-déposant, ne sont pas pertinentes pour les questions à trancher dans la demande sous-jacente. Le fait que le demandeur poursuit la demande après la remise de la lettre indique clairement que l’ARC n’était pas convaincue des déclarations contenues dans la lettre. Toutefois, la Cour devra trancher la question de savoir si les défenderesses se sont effectivement conformées aux demandes (plutôt que de savoir si l’ARC était convaincue qu’elles ne s’étaient pas conformées aux demandes).

[43] À la question 104, il est également demandé à M. Charpentier ce qu’il a fait après avoir reçu la lettre de M. Grater datée du 16 février 2024. Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question pour les mêmes raisons que celles données à la question 102.

[44] À la question 105, il est demandé à M. Charpentier s’il a enregistré quelque part les réponses reçues dans la lettre de M. Grater datée du 16 février 2024. M. Charpentier a déjà affirmé avoir pris connaissance de la lettre. La question de savoir s’il a consigné le contenu de la lettre n’est pas pertinente pour les questions à trancher dans la demande.

[45] À la question 106, il est demandé si la feuille de contrôle des requêtes ne contient que les documents reçus au nom des contribuables ou si elle contient également les réponses reçues en lien avec les demandes de l’ARC. Cette question n’est pas pertinente pour les questions à trancher dans la demande sous-jacente.

[46] La question 162 vise à obtenir la production de la feuille de contrôle des requêtes en lien avec les défenderesses. La feuille de contrôle des requêtes ne figurait pas dans l’assignation à comparaître signifiée à M. Charpentier et, par conséquent, il ne sera pas contraint de la produire pour les mêmes raisons qu’il n’a pas été contraint de la produire dans le contexte du contre‑interrogatoire de M. Cloutier. De plus, la suggestion des défenderesses selon laquelle l’avocat qui a mené le contre-interrogatoire n’avait aucune connaissance de ce qu’était une feuille de contrôle des requêtes avant la réponse donnée par M. Charpentier à la question 157 est tout à fait fallacieuse. L’assignation à comparaître de M. Charpentier était datée du 23 février 2024, bien après que l’existence de la feuille de contrôle des requêtes ait été communiquée à l’avocat des défenderesses dans le contexte du contre-interrogatoire de M. Cloutier mené les 2 et 5 février 2024. À cet égard, je note que M. Sood a comparu à titre d’avocat des défenderesses lors de tous les contre-interrogatoires.

[47] La question 163 vise à savoir si M. Charpentier a apporté des changements à la feuille de contrôle des requêtes depuis le 23 janvier 2024. Encore une fois, pour les mêmes raisons que celles susmentionnées, les défenderesses n’ont pas établi que les entrées dans la feuille de contrôle des requêtes sont pertinentes pour les questions à trancher dans la demande sous-jacente.

[48] La question 164 vise à savoir si M. Charpentier a reçu des observations en lien avec le groupe Bleeman après avoir souscrit son affidavit le 23 janvier 2024. M. Charpentier avait déjà affirmé avoir reçu la lettre de M. Grater datée du 16 février 2024 et, par conséquent, il a déjà répondu à cette question. De plus, M. Charpentier avait déjà affirmé qu’il n’avait aucune correction à apporter à son affidavit, qui comprenait sa déclaration selon laquelle il avait examiné tous les renseignements et documents fournis par les défenderesses à l’ARC [traduction] « à ce jour » et que « à ce jour » les défenderesses n’avaient pas fourni les documents manquants en réponse aux demandes no 1 à no 3. Comme il a déjà été mentionné à plusieurs reprises, la question à trancher dans la demande sous-jacente n’est pas de savoir si les défenderesses ont fait valoir à l’ARC que des documents pertinents n’existent pas ou sont protégés, mais plutôt de savoir si les défenderesses ont convaincu la Cour que ces documents n’existent pas ou sont protégés.

[49] Par conséquent, je conclus qu’il n’est pas nécessaire de répondre à chacune des questions susmentionnées et que les objections sont maintenues.

II. Conclusion

[50] La requête des défenderesses est rejetée dans son intégralité. Par conséquent, la date limite pour signifier et déposer le dossier de réponse à la demande des défenderesses ne sera pas modifiée.

III. Dépens

[51] Conformément à l’article 401 des Règles des Cours fédérales, la Cour peut adjuger les dépens afférents à une requête selon le montant qu’elle fixe et, si elle est convaincue qu’une requête n’aurait pas dû être présentée, elle ordonne que les dépens afférents à la requête soient payés sans délai.

[52] Le demandeur a sollicité des dépens afférents à la requête, fixés à 1 000 $ par question, pour un total de 22 000 $. Bien qu’elles aient eu l’occasion de répondre à la demande de dépens du demandeur, les défenderesses n’ont présenté aucune observation relative aux dépens dans leur réponse.

[53] Le demandeur s’est opposé avec succès à la requête et je ne vois aucune raison de déroger du principe général selon lequel la partie ayant obtenu gain de cause devrait se voir adjuger les dépens afférents à la requête. Le seul problème qui subsiste est le montant des dépens.

[54] Lors de la conférence de gestion de l’instance du 7 mars 2024, j’ai examiné les questions à soulever au sujet de la requête en vue de déterminer s’il est possible d’en arriver à une solution afin d’éviter le temps et les dépenses liés à une requête. À la lumière des observations des parties, j’ai mis en garde les défenderesses contre la présentation de la présente requête, car il ne semblait pas, d’après les renseignements dont je disposais à ce moment-là, que les refus étaient fondés. Ayant maintenant pris connaissance de l’ensemble des transcriptions des contre-interrogatoires et des raisons pour lesquelles les défenderesses ont donné suite aux refus, ma première impression était exacte. J’ai également mis en garde les parties que si je concluais que la position adoptée par une partie à l’égard de la requête était déraisonnable et qu’elle gaspillait les ressources et le temps des parties et de la Cour, j’envisagerais d’accorder des dépens plus élevés de 100 $ à 1 000 $ par question.

[55] Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur demande 1 000 $ par question et les défenderesses, dans leur avis de requête, demandent également des « dépens majorés ». Je suis convaincu que, compte tenu de toutes les circonstances, l’octroi de dépens plus élevés de 1 000 $ par refus est justifié, car : a) la requête était dénuée de fondement; b) les défenderesses ont poursuivi la requête malgré les préoccupations que j’ai exprimées lors de la conférence de gestion de l’instance, ainsi que les préoccupations exprimées par le juge McHaffie à l’égard de certaines questions, comme en ce qui concerne l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu; c) les défenderesses ont déployé peu d’efforts dans leurs dossiers de la requête, en se fondant sur des justifications passe-partout assorties d’explications limitées quant à la façon dont ces justifications s’appliquaient aux questions en litige; d) la conduite du contre-interrogatoire de M. Cloutier était abusive (comme il a été mentionné précédemment) et démontrait un manque de civilité; e) l’octroi de dépens est conforme au principe de proportionnalité étant donné que les opérations sous‑jacentes visant les actions ont une valeur apparente d’environ un milliard de dollars; f) un tel octroi est conforme à l’une des fonctions acceptées d’octroi de dépens — à savoir la dissuasion d’une conduite répréhensible.

[56] Par conséquent, les défenderesses doivent payer au demandeur les dépens afférents à la présente requête au montant de 22 000 $, ce montant doit être payé sans délai et quelle que soit l’issue de l’affaire.

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête des défenderesses est rejetée dans son intégralité.

  2. Les défenderesses paieront au demandeur les dépens afférents à la requête qui sont fixés à 22 000 $. Ils doivent être payés sans délai et quelle que soit l’issue de l’affaire.

 

« Mandy Aylen »

 

 

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

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