Date : 20240412
Dossier : IMM-6150-24
Référence : 2024 CF 578
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Vancouver (Colombie-Britannique), le 12 avril 2024
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE : |
KHASHAYAR LAK |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le 20 novembre 2023, M. Lak [le demandeur] a présenté une demande de visa de résident temporaire [le VRT] ou, subsidiairement, de permis de séjour temporaire [le PST] afin de rendre visite à son père gravement malade qui habite au Canada. À ce jour, aucune décision n’a encore été rendue.
[2] Le 8 avril 2024, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire [la DACJ] afin de solliciter un mandamus qui obligerait le défendeur à rendre une décision concernant sa demande.
[3] Le demandeur, en application de l’article 35 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], demande la tenue d’une séance spéciale de la Cour le 11 avril 2024 et la prise des mesures suivantes :
[TRADUCTION]
1. La Cour devrait abréger de 30 à 5 jours le délai prévu à l’alinéa 11b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés et dont dispose le défendeur pour déposer sa réponse.
2. La Cour devrait abréger de 10 jours à une journée le délai prévu à l’article 13 des mêmes règles et dont dispose le demandeur pour déposer son mémoire en réplique, s’il y a lieu.
3. Si le demandeur obtient gain de cause dans sa requête, la Cour devrait donner au greffier la directive de transférer une copie de la décision relative à la requête au juge saisi de la demande d’autorisation afin que ce dernier soit au fait de la nature urgente de la présente demande.
[4] Les affidavits du demandeur et de sa mère étayent la requête. Le dossier de requête contient également l’affidavit du père du demandeur à l’appui de la demande de VRT et de PST du demandeur.
[5] Le demandeur, dans la lettre qu’il a présentée au titre de l’article 35 des Règles, a demandé à ce que la requête soit tranchée lors d’une séance spéciale ou qu’elle soit jugée par écrit, sans comparution des parties. Le 10 avril 2024, après avoir reçu la correspondance du défendeur et les documents de réplique du demandeur, la Cour a ordonné que la requête soit jugée par écrit, sur le fondement des documents reçus des parties.
[6] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’il soit dans l’intérêt de la justice d’accorder les mesures demandées. La requête visant l’abrègement des délais prévus dans les Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [les Règles en matière d’immigration], sera rejetée.
II. Contexte
[7] Le 12 mars 2024, soit après le dépôt de la demande de VRT et de PST, le père du demandeur a subi une chirurgie; il souffre désormais de complications découlant de cette chirurgie. Le 25 mars 2024, le demandeur a écrit au consulat à Ankara, en Turquie, pour que sa demande soit traitée de façon accélérée. Le père du demandeur, qui avait traversé un premier épisode de coma, est à nouveau dans le coma depuis le 5 avril 2024. La mère du demandeur éprouve de l’anxiété et du stress en raison de l’état de santé de son époux et aimerait avoir le soutien du demandeur durant cette période.
III. Questions à trancher
[8] Il s’agit de déterminer si la requête présentée au titre du paragraphe 8(1) des Règles et visant l’abrègement du délai dont dispose le défendeur pour déposer sa réponse et du délai dont dispose le demandeur pour déposer son mémoire en réplique, s’il y a lieu, devrait être accueillie. Dans son mémoire en réplique, le demandeur soulève une autre question, à savoir si des dépens devraient être adjugés.
IV. Analyse
A. Principes applicables aux abrègements
[9] La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR] prévoit déjà un processus expéditif avec de courts délais (Ezimokhai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1452 [Ezimokhai] aux para 14-15).
[10] La Cour a également conclu que le critère du caractère exceptionnel doit être respecté pour que la requête d’abrègement fondée sur le paragraphe 8(1) des Règles puisse être accueillie (Ezimokhai, au para 13, renvoyant à St-Cyr c Canada (Procureur général), 2021 CF 107 aux para 16-18 [St-Cyr]). Selon la décision St-Cyr :
[16] Aux termes de l’article 8 des Règles, la Cour peut « proroger ou abréger tout délai prévu par les présentes règles ou fixé par ordonnance ». Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire à cet égard, la Cour tiendra compte de plusieurs facteurs qui ont été ainsi résumés :
a) L’instance est‑elle vraiment urgente ou la partie requérante souhaite‑t‑elle simplement que la question soit réglée rapidement?
b) La partie défenderesse subira‑t‑elle un préjudice si l’instance est accélérée?
c) L’affaire deviendra‑t‑elle théorique si elle n’est pas accélérée?
d) L’accélération de l’affaire causera-t-elle un préjudice à d’autres plaideurs en raison du resquillage?
(Voir May c CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130, aux para 12‑13; Alani c Canada (Premier ministre), 2015 CF 859, au para 14 [Alani]; Conacher c Canada (Premier Ministre), 2008 CF 1119, au para 16 [Conacher]; Commission canadienne du blé c Canada (Procureur général), 2007 CF 39, au para 13 [CCB]).
[17] Dans la décision McCulloch c Canada (Procureur général), 2020 CF 565 [McCulloch], après avoir analysé les décisions motivées sur des requêtes visant à accélérer l’instance, le juge Sébastien Grammond a conclu que le pouvoir discrétionnaire d’accélérer l’instance était exercé en fonction de deux (2) grands ensembles de facteurs : (1) la nécessité d’accélérer l’instance afin d’assurer l’efficacité de la réparation demandée; (2) le caractère équitable du processus accéléré (McCulloch, au para 12).
[18] Peu importe la formulation des facteurs applicables, le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande la modification des délais prévus par les Règles (Alani, au para 15; CCB, au para 14; Conacher, au para 18).
B. Analyse
[11] Le demandeur cherche non pas à faire accélérer le traitement de sa DACJ, mais plutôt à faire abréger le délai dont dispose le défendeur pour déposer sa réponse ainsi que le délai dont dispose le demandeur pour déposer son mémoire en réplique, s’il y a lieu.
[12] Comme il est fait mention plus haut, le demandeur invoque les problèmes de santé de son père comme motifs justifiant la nature urgente de la situation et l’abrègement des délais prévus dans les Règles en matière d’immigration. Le défendeur s’oppose à la demande visant la tenue d’une audience en urgence ainsi qu’aux mesures que le demandeur sollicite. En résumé, le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas démontré pourquoi la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de façon exceptionnelle et s’écarter des délais prévus dans les Règles en matière d’immigration.
[13] En tenant compte des principes juridiques pertinents aux faits dont la Cour est saisie, je ne suis pas convaincu que le demandeur s’est acquitté du fardeau de démontrer que la situation en est une exceptionnelle qui justifie la prise d’une mesure extraordinaire.
[14] Premièrement, je reconnais que le demandeur et sa famille risquent de subir un préjudice en raison de l’état de santé du père si la DACJ n’est pas traitée en temps opportun. Le défendeur fait valoir que même si la situation est urgente aux yeux du demandeur et de sa famille, elle ne justifie pas que l’on s’écarte des délais ordinaires prévus dans les Règles en matière d’immigration. Même si personne ne peut prédire ce qui arrivera au père du demandeur, je reconnais qu’il s’agit d’une situation urgente pour le demandeur. Le médecin du père du demandeur, dans une lettre du 25 mars 2024, indique que le père du demandeur a été admis à l’unité de soins intensifs en raison d’une insuffisance hépatique et que le pronostic était inconnu. Je reconnais également que la mère du demandeur, dans son affidavit, expose de façon plus détaillée la situation familiale.
[15] Deuxièmement, je suis d’avis que le défendeur subirait un préjudice s’il devait déposer sa réponse dans un délai abrégé plutôt que dans les délais déjà stricts prévus dans la LIPR et les Règles en matière d’immigration. Le défendeur fait valoir que la requête du demandeur est préjudiciable puisque le délai dont dispose le défendeur pour déposer sa réponse passerait de 30 à 5 jours, et ce, même s’il manque des éléments de preuve à l’appui de la demande de VRT et de PST dans le dossier de demande du demandeur, ce qui ne laisserait pas assez de temps au défendeur pour préparer son dossier et ses observations. À l’inverse, le demandeur fait valoir que le défendeur ne subirait aucun préjudice puisque le droit applicable aux mandamus est bien établi et qu’il ne s’agit pas d’une demande complexe, et que les demandes de PST présentées dans un point d’entrée sont souvent traitées le jour même. Les observations du défendeur m’ont convaincu.
[16] Il est bien établi que la Cour reçoit un nombre élevé de demandes à trancher (Ezimokhai, au para 21). Il ne fait aucun doute que cette situation fait pression sur les avocats qui doivent respecter les délais relatifs aux DACJ, qui sont déjà stricts. Je note toutefois que le défendeur devrait avoir besoin de moins de temps pour fournir le dossier certifié du tribunal puisqu’il est évident qu’aucune décision n’a été rendue, ce qui explique la demande de mandamus.
[17] Troisièmement, le demandeur n’a pas démontré que l’affaire ou la demande de VRT et de PST au principal deviendrait théorique si le traitement de la DACJ n’était pas accéléré. Dans ses observations, le demandeur indique seulement qu’il y a [traduction] « de fortes chances que l’affaire devienne théorique si son traitement n’est pas accéléré puisque le père du demandeur est dans un état critique et, à la lumière des récents événements, le demandeur croit raisonnablement que son père ne vivra pas encore très longtemps »
. Dans le dossier de requête du demandeur, il est question des observations du 4 novembre 2023 présentées à l’appui de la demande de VRT et de PST, dans lesquelles il est brièvement fait mention de la situation du père du demandeur. Toutefois, le demandeur n’a pas fourni de copie de cette demande à des fins contextuelles.
[18] Quatrièmement, comme il est fait mention plus haut, la Cour est saisie d’un très grand nombre de demandes, et l’accélération de la présente affaire causera inévitablement un préjudice aux autres plaideurs qui attendent d’être entendus par la Cour. Le défendeur reconnaît ce fait dans ses observations, alors que le demandeur fait valoir que l’abrègement du délai dont dispose le défendeur pour déposer ses documents en réponse ne causera pas, en soi, de préjudice aux autres plaideurs. Les observations du défendeur et celles de la Cour m’ont convaincu.
[19] Le demandeur a invoqué la décision Tiamiyu v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 59 [Tiamiyu] à l’appui de la présente requête. Dans cette décision, la Cour a déclaré que, même si elle n’a pas compétence pour faire accélérer le traitement d’une DACJ du fait qu’elle ne peut obliger un juge à accorder ou refuser l’autorisation dans un délai déterminé, elle peut abréger les délais prévus dans les Règles en matière d’immigration. Dans la décision Tiamiyu, la Cour a tenu compte du fait que, dans l’affaire Ezimokhai, le demandeur et le défendeur avaient tous deux déposé des dossiers. Ce n’était pas le cas dans l’affaire Tiamiyu ni en l’espèce. Dans l’affaire Tiamiyu, comme en l’espèce, l’abrègement demandé concernait le dépôt de l’affidavit et du mémoire des arguments du défendeur, et la Cour n’a pas été convaincue que le délai de 30 jours dont disposait le défendeur pour déposer son dossier devait être abrégé (Tiamiyu, aux para 7-8). La Cour est parvenue à cette conclusion après avoir appliqué le critère pertinent dont il est fait mention plus haut, affirmant que l’accélération des délais reviendrait à du resquillage (Tiamiyu, aux para 9-10). Le résultat serait le même en l’espèce.
[20] Comme je le mentionne plus haut, le délai peut être abrégé à l’étape du dossier certifié du tribunal puisqu’aucune décision n’a encore été rendue. Il se peut qu’une décision soit rendue entre-temps, qu’elle soit favorable pour le demandeur ou non.
[21] Un examen de la jurisprudence révèle également que les délais peuvent être abrégés une fois que l’autorisation est accordée, si les parties conviennent de délais différents (Ezimokhai, au para 10). Même si la DACJ a été déposée il y a quelques jours à peine, soit le 8 avril 2024, rien n’indique que le demandeur a tenté de discuter de l’accélération des délais avec le défendeur.
V. Dépens
[22] Le demandeur, dans sa réplique du 10 avril 2024, demande à la Cour de condamner le défendeur aux dépens. Le demandeur fait valoir que les avocats ne devraient pas présenter de demandes non fondées ou s’opposer sans fondement à une demande en raison de l’arriéré sans précédent d’instances en matière d’immigration et de la situation de crise découlant du manque de juges, et qu’ils ne devraient pas présenter des observations fondées sur des généralités qui ne sont aucunement utiles à la Cour. Le demandeur ajoute que c’est ce qu’a fait le défendeur en l’espèce.
[23] L’article 22 des Règles en matière d’immigration prévoit, sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, que la demande d’autorisation ne donne pas lieu à des dépens.
[24] Je refuse d’adjuger les dépens de la présente requête. Si l’autorisation est accordée et si le demandeur a gain de cause sur le fond de l’affaire à l’audience, il pourra alors, à ce moment, songer à solliciter une ordonnance en ce sens.
VI. Conclusion
[25] Pour tous ces motifs, je rejetterai la requête du demandeur visant l’abrègement des délais. Aucuns dépens ne seront adjugés.
ORDONNANCE dans le dossier IMM-6150-24
LA COUR ORDONNE :
La requête du demandeur est rejetée.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Paul Favel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
imm-6150-24 |
INTITULÉ :
|
KHASHAYAR LAK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
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ordONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE FAVEL
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 12 AVRIL 2024
|
COMPARUTIONS :
Cyrus Haghighi |
POUR LE DEMANDEUR |
Helen Park |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Atlas Law Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Vancouver (Colombie-Britannique) |
POUR LE DÉFENDEUR |