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Date : 20240405

Dossier: IMM-6738-23

Référence: 2024 CF 538

Ottawa, Ontario, le 5 avril, 2024

En présence de l’honorable madame la juge Azmudeh

ENTRE:

LUTETE NGANGA

ESTER BETOKO

JONATHAN NGANGA

STELLA NGANGA

CRISTIANO NGANGA

Demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Lutete Nganga, Ester Betoko, Jonathan Nganga, Stella Nganga et Cristiano Nganga [collectivement, les « Demandeurs »] prétendent être des citoyens de la République démocratique du Congo (RDC) et demandent un contrôle judiciaire du rejet de leur demande d'asile par la Section d'appel des réfugiés [« SAR »] de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [« CISR »]. Le contrôle judiciaire est rejeté pour les raisons suivantes.

[2] Les Demandeurs déclarent être des citoyens du RDC. Leurs demandes d'asile à la Section de la protection des réfugiés [« SPR »] ont été rejetées parce que le commissaire n'était pas convaincu qu'ils avaient établi leurs identités. La SAR a rejeté leurs appels et a confirmé la décision selon laquelle les Demandeurs n'avaient pas réussi à établir leurs identités et que leur crédibilité, en ce qui concerne la question de l'identité, avait été sérieusement minée par des divergences importantes dans leurs témoignages et les preuves documentaires.

[3] L'identité dans la détermination du statut de réfugié est une question préalable, ce qui signifie qu'il s'agit d'une question juridique cruciale qui doit être résolue avant que d'autres considérations juridiques puissent être examinées. (Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 831 au para 18).

I. Décision

[4] Je rejette la demande de contrôle judiciaire des Demandeurs puisque j'estime que la décision prise par la SAR est raisonnable.

[5] Les parties soutiennent, et je suis d'accord avec elles, que le critère d'examen en l'espèce est celui du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII), [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]).

A. Le cadre légal

[6] L'article 106 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés [« LIPR »] et la règle 11 des Règles de la section de la protection des réfugiés [« Règles de la SPR »] sont les références juridiques pertinentes en matière d'identité:

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Crédibilité

106 La Section de la protection des réfugiés prend en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer.

Credibility

106 The Refugee Protection Division must take into account, with respect to the credibility of a claimant, whether the claimant possesses acceptable documentation establishing identity, and if not, whether they have provided a reasonable explanation for the lack of documentation or have taken reasonable steps to obtain the documentation.

[7] En vertu de la règle 11 des Règles de la SPR, il incombe aux demandeurs d'asile de fournir des preuves crédibles suffisantes pour établir leur identité et, s'ils n'en ont pas, de fournir une explication raisonnable. Les Demandeurs doivent établir les faits matériels de leur demande, y compris sur la question de l'identité, selon la prépondérance des probabilités :

Règles de la section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256

Documents

11 Le demandeur d’asile transmet des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile. S’il ne peut le faire, il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents.

Documents

11 The claimant must provide acceptable documents establishing their identity and other elements of the claim. A claimant who does not provide acceptable documents must explain why they did not provide the documents and what steps they took to obtain them.

[8] Notre Cour a également toujours affirmé que l'identité est la pierre angulaire du régime d'immigration canadien (Bah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 FC 373 au para. 7 ; voir aussi Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Singh, 2004 CF 1634 au para. 38 ; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. X, 2010 FC 1095, 375 FTR 204 au para. 23). Comme l'a déclaré le juge LeBlanc dans l'affaire Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Gebrewold, 2018 CF 374 au paragraphe 21 :

Il en est ainsi parce que plusieurs éléments importants de la mise en œuvre de ce régime, telles l’admissibilité au Canada, l’évaluation du besoin de protection, l’appréciation du danger pour la sécurité publique au Canada ou la propension à se plier ou non aux contrôles exigés par la Loi, en dépendent.

II. Analyse: Caractère raisonnable de la décision?

A. La SAR pouvait-elle raisonnablement conclure que les Demandeurs n'avaient pas établi leur identité ?

[9] Après examen de tous les éléments de preuve, y compris le dossier de la SPR, la SAR a convenu avec la SPR que les Demandeurs ne s'étaient pas déchargés de leur fardeau d'établir leur identité selon la prépondérance des probabilités.

[10] Voici les faits pertinents non contestés devant la SPR et la SAR :

  • Il y avait des divergences dans l'acte de naissance des Demandeurs, dans le prénom des Demandeurs, l'identité des parents, la date de naissance et l'identité paternelle de l'épouse. Lors de l'audience en contrôle judiciaire, la procureure des Demandeurs n'a pas contesté ce fait. Toutefois, elle a fait valoir que les divergences avaient des explications qui n'avaient pas été suffisamment examinées. Par exemple, la contradiction dans la date de naissance était une erreur de l'agent des services frontaliers, mais la SPR n'a pas accordé un poids suffisant à cette explication, ce que la SAR a confirmé. L'épouse était également analphabète et n'était pas en mesure de fournir une explication raisonnable, mais le membre ne lui a pas accordé le bénéfice du doute.

  • Les Demandeurs avaient présenté des documents d'identité au Centre de Traitement Urbain pour établir leur identité, mais la SPR et la SAR les ont rejetés aux motifs que le Ministre avait conclu qu’ils étaient altérés, apocryphes ou que les analyses sont non concluantes.

  • Les Demandeurs étaient en possession de deux passeports authentiques : l'un délivré par l'Angola et l'autre par la RDC. Ils avaient admis que le passeport angolais avait été obtenu frauduleusement, principalement pour se rendre au Canada, et qu'ils n'étaient pas citoyens angolais. En conséquence, ni la SPR ni la SAR ne les ont considérés comme des preuves d'identité.

  • Quant aux passeports congolais, ils ont été délivrés par l'ambassade congolaise à Ottawa. Toutefois, certains des documents sous-jacents utilisés pour obtenir ces passeports comprenaient des documents d'identité problématiques présentant des divergences. Les Demandeurs avaient admis ces divergences, mais avaient fait valoir qu'elles étaient mineures et que, puisque les fonctionnaires congolais étaient satisfaits après avoir mené une longue entrevue, les passeports constituaient une preuve d'identité suffisante. La SAR a examiné la décision de la SPR et a noté une autre divergence entre les procédures que les Demandeurs avaient déclaré avoir entreprises et l'exigence procédurale d'un passeport telle qu'elle figure dans le cartable national de documentation.

[11] La SAR a étudié attentivement l’ensemble du dossier avant de rendre une décision. Elle a dûment examiné les motifs d’appel invoqués par les Demandeurs, a pris soin de lire la transcription de l’enregistrement de l’audience devant la SPR et d’examiner l’ensemble des documents d’identité mis en preuve.

[12] La SAR a fourni des raisons claires en se référant aux éléments de preuve pour conclure que les importantes défaillances dans les documents d’identité fournis et les problèmes de crédibilité dans le témoignage des demandeurs adultes sont déterminants. L’ensemble des motifs menant le tribunal à conclure que les Demandeurs n’ont pas établi leur identité selon la prépondérance de la preuve, sont clairement énumérés dans la décision et supportent amplement les conclusions tirées.

[13] Il était raisonnable que la SAR ne prenne pas les passeports angolais comme preuve d'identité alors que les Demandeurs eux-mêmes admettaient qu'ils avaient été obtenus frauduleusement.

[14] Sur la question des passeports congolais, qui sont présumés conformes à leur contenu – sauf si cette présomption est renversée – la SAR a fourni une analyse détaillée. La SAR s'est intéressée à la manière dont les passeports ont été obtenus, à la durée de l’entrevue, aux documents sous-jacents déposés et aux divergences dans ces documents et dans le processus avec le cartable national de documentation.

[15] Dans l’affaire Digaf c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1255, sur laquelle la SAR s’est fondée, la Cour a décidé ce qui suit :

[45] […] L’analyse de la SAR en l’espèce est plus nuancée et étroite. Les passeports érythréens des demandeurs ont été présentés comme preuve d’identité. La SAR a reconnu que les passeports ont été délivrés par le gouvernement érythréen. Toutefois, la SAR a conclu que les documents d’identité (carte d’identité et certificat de naissance) utilisés par les demandeurs pour persuader les autorités érythréennes de délivrer les passeports n’étaient pas fiables. Cette constatation a une incidence directe et logique sur l’utilité des passeports dans l’établissement de l’identité. Les passeports sont minés par le même manque de fiabilité en tant que preuve d’identité que la carte d’identité et le certificat de naissance de Mme Digaf. Je conclus que la SAR n’a commis aucune erreur en reliant la fiabilité des documents justificatifs à la fiabilité des passeports.

[16] De plus, il est bien établi que la présomption de validité d’un document émis par un État étranger peut être réfutée et que la véracité des inscriptions contenues dans ce document peut toujours être contestée par les autorités canadiennes compétentes, et ce, même si l’authenticité du document n’est pas en cause.

[17] Dans l’affaire Krah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 361, la Cour a conclu que le tribunal pouvait accorder peu de poids à un passeport délivré sur la foi de documents qui étaient peu fiables ou douteux:

[66] S’agissant du passeport nigérian délivré en 2015 par l’ambassade nigériane à Ottawa, la SAI ne lui a accordé que peu de poids, principalement à cause des problèmes relevés à l’égard des documents sous-jacents utilisés par l’époux pour obtenir le passeport en question, mais aussi en raison de son manque général de crédibilité.

[67] Dans le témoignage qu’il a fourni devant la SAI, l’époux a indiqué que les documents soumis à l’appui de sa demande de passeport étaient le certificat de police de 2014 et le certificat de naissance national.

[68] L’authenticité apparente d’un document délivré par un État étranger emporte une présomption réfutable de validité, et les autorités canadiennes peuvent toujours contester la véracité des inscriptions contenues dans un passeport étranger (Azziz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 663).

[69] Le défendeur fait valoir que la validité d’un passeport peut être compromise s’il a été délivré sur la foi de documents qui étaient peu fiables ou douteux. Je suis d’accord.

[18] Dans l’affaire Azziz c. M.C.I., 2010 CF 663, la Cour a décidé ce qui suit :

[67] Certes, les documents émis par un État étranger sont présumés valides et faire preuve de leur contenu, notamment par courtoisie pour cet État étranger (voir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7241 (CF), 1998 CanLII 7241, au paragraphe 5). Toutefois, cette présomption peut être repoussée après vérification de l’authenticité du document étranger et de la véracité des dires d’un requérant (par exemple Harakrishna c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 515 (CanLII), 2001 CFPI 515, 205 F.T.R. 317).

[68] Pour être encore plus claire, bien que faisant preuve de leur contenu, la véracité des inscriptions contenues dans un acte d’état civil étranger peut toujours être contestée par les autorités canadiennes compétentes, et ce, même si l’authenticité de tels documents n’est pas en cause.

[19] En somme, la SPR et la SAR ont estimé que les documents déposés n’avaient pas ou peu de valeur probante et étaient insuffisants pour établir l’identité personnelle et la nationalité des Demandeurs compte tenu des problèmes de crédibilité relevés.

[20] Lors du contrôle judiciaire, la procureure des Demandeurs a fait valoir que le fait que les Demandeurs avaient témoigné en lingala aurait dû être évalué comme preuve de leur identité et de leur nationalité. Premièrement, cette question n'a jamais été soulevée devant la SAR et, comme l'a souligné le Défendeur, elle ne peut être abordée pour la première fois dans le cadre d'un contrôle judiciaire. Je suis également d'accord avec le Défendeur pour dire que la maîtrise d'une langue n'est pas en soi une preuve concluante de l'identité d'une personne. Par conséquent, cela ne peut suffire à rendre la décision déraisonnable.

[21] La procureure des Demandeurs a également fait valoir que l’illettrisme de l'épouse devrait atténuer la faiblesse de son témoignage. Cependant, ce point n'a jamais été soulevé devant la SPR ou la SAR. Rien dans la transcription ne suggère qu'elle a été interrogée injustement ou que l'interrogatoire de la SPR était incompatible avec ses capacités.

[22] La procureure des Demandeurs s'est appuyée sur un certain nombre de causes qui avaient conclu à une erreur révisable lorsque la commission avait rejeté le demandeur sur la base de l'identité. Il s'agit d'affaires factuelles qui ne s'appliquent pas nécessairement ici. Sans montrer comment chacune d'elles se distingue de la présente cause, je vais donner quelques exemples qui montrent à quel point ces affaires sont liées à des faits précis. Par exemple, les Demandeurs se sont appuyés sur Gulamsakhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2015 CF 105 pour soutenir que la capacité du demandeur à s'exprimer dans sa langue maternelle importait. Toutefois, il s'agissait d'un demandeur originaire d'Afghanistan dont la SPR n'avait pas tenu compte des preuves documentaires objectives relatives à l'utilisation de documents d'identité. La Cour a fait référence à des preuves documentaires objectives ignorées par la SPR qui ont finalement conduit la SPR à mal interpréter la preuve. Toutefois, ce n'est pas ce qui s'est produit en l'espèce.

[23] Un autre exemple est celui de Rasheed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 587, où la SPR avait procédé à une évaluation déraisonnable de la crédibilité en concluant que les mensonges des demandeurs au point d'entrée avaient nié la véracité des documents d'identité par ailleurs crédibles figurant au dossier. Encore une fois, cette affaire n'est pas comparable à la présente, car la SPR et la SAR n'ont pas été saisies d'un nombre suffisant de documents d'identité crédibles.

[24] La décision de la SAR est raisonnable à la lumière de l’ensemble des irrégularités et problèmes de crédibilité dont la preuve fait état. Il existe une chaîne de raisonnement claire qui explique comment la SAR en est arrivée à sa conclusion.

[25] En effet, les Demandeurs ne font que demander à la Cour de substituer son appréciation de la preuve et son opinion à celle de la SAR. Il n'appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve.

III. Conclusion

[26] La demande de contrôle juridictionnel est rejetée.

[27] Aucune des parties n'a proposé de question certifiée et je conviens qu'il n'y en a pas.


 

JUGEMENT AU DOSSIER IMM-6738-23

CONCLUSION:

  1. La demande de contrôle juridictionnel est rejetée.

  2. Aucune des parties n'a proposé de question certifiée et je conviens qu'il n'y en a pas.

 

"Negar Azmudeh"

 

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-6738-23

INTITULÉ :

LUTETE NGANGA ET AL. c. MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 avril 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

DATE DES MOTIFS :

LE 5 avril 2024

COMPARUTIONS :

Me Ami Mawutodzi Adjeoda

POUR LE DEMANDEUR

Me Boris Haganji

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Ami Mawutodzi Adjeoda

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Me Boris Haganji

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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