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Date : 20240424


Dossier : IMM-5086-22

Référence : 2024 CF 611

Ottawa (Ontario), le 24 avril 2024

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ROSIDALIA BARRIENTOS GARCIA

JOSE LUIS URRUTIA JR

JEFFERSON GEOVANNY URRUTIA

parties demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision de la Section d’appel des réfugiés (« SAR ») qui affirme la décision de la Section de protection des réfugiés (« SPR ») à l’effet que les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2] Rosidalia Barrios Garcia (« demanderesse principale » ou « DP ») est une citoyenne du Guatemala. Les deux autres demandeurs (« demandeurs associés ») sont ses deux enfants, nés septembre 2000 et avril 2003 respectivement, aux États-Unis; les deux sont citoyennes de ce pays. Ils plaident que la décision de la SAR n’est pas raisonnable, parce que la SAR a commis des erreurs de fait dans l’appréciation de leur risque advenant un retour au Guatemala.

[3] Pour les motifs suivants, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée. La décision de la SAR est raisonnable. La SAR a tenu compte de la trame factuelle et le cadre juridique qui s’applique. Même si les demandeurs ne sont pas d’accord avec l’évaluation de la preuve fait par la SAR, ce n’est pas, en soit, suffisant de rendre la décision déraisonnable.

II. Contexte

[4] En 1999, la demanderesse principale a quitté le Guatemala pour les États-Unis. Elle s’est mariée et a donné naissance à deux enfants (« les demandeurs associés »). En 2005, elle est retournée au Guatemala avec ses fils, pour visiter sa fille (qui est issue d’une relation antérieure). Son mari serait resté aux États-Unis.

[5] Alors que les demandeurs étaient au Guatemala, son fils cadet Jefferson été enlevé, et elle craignait qu'il ait été kidnappé par des personnes impliquées dans le trafic d'organes. Elle a organisé des recherches avec l'aide de voisins et d'amis, puis a signalé l'affaire à la police. Elle constate que la police aurait trainé les pieds sous prétexte d’un manque de personnel et ce, jusqu’à ce qu’elle a indiqué que son fils était de citoyenneté américaine. Deux heures plus tard, son fils a été retrouvé à la maison, en train de se reposer. Dû à cet évènement, les demandeurs sont retournés aux États-Unis, où ils y sont restés jusqu’en février 2018. Craignant la déportation, ils sont venus au Canada et ont demandé l’asile.

[6] La SPR a rejeté la demande des demandeurs associés au motif qu’ils n’ont allégué aucun risque de retour aux États-Unis. La SPR a noté que les demandeurs associés sont deux jeunes adultes de 18 et 20 ans et qu’ils sont citoyens des États-Unis. En ce qui concerne la demande de la DP, la SPR a noté qu’à plusieurs reprises elle a eu l’occasion d’expliquer sa crainte personnelle, mais elle n’exprimait de crainte qu’à l’égard des demandeurs associés et non au sien. La SPR a aussi constaté que le risque d’être victime de trafic d’organe s’agit d’une pure spéculation et que le risque de la violence au Guatemala était un risque généralisé. Pour tous ces motifs, la SPR a rejeté les demandes d’asile.

[7] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs au motif qu’ils ne présentent pas de risque prospectif. Pour parvenir à cette conclusion, la Commissaire a analysé trois questions: (A) le risque de retour, (B) la réunification familiale, et (C) le traumatisme. Compte tenu du chevauchement entre l'analyse effectuée par la SAR et les arguments des demandeurs dans cette affaire, il n'est pas nécessaire d'examiner la décision en détail. Cela sera fait ci-dessous dans le cadre de l'analyse des questions soulevés dans le contexte du contrôle judiciaire.

[8] Sur la question du risque de retour pour les demandeurs associés, la SAR approuvait la conclusion de la SPR. En appel, les demandeurs soutenaient qu’advenant un retour au Guatemala, les demandeurs associés courraient le risque d’être victimes de trafic humain étant donné leur profil de personnes étrangères. De plus, l’enlèvement antérieur de Jefferson fait en sorte qu’il ferait face à un risque personnalisé. La SAR n’a pas partagé cet avis. En effet, citant l’âge des demandeurs associés (20 et 18 ans au moment de l’audience), leur nationalité américaine, ainsi que le fait qu’ils n’ont pas exprimé de crainte envers les États-Unis, la SAR concluait que les demandeurs associés pourraient toujours retourner aux États-Unis. Or, selon la Commissaire, cet état de fait signifie que les demandeurs associés ne satisfaisaient pas aux exigences des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR].

[9] La SAR a rejeté la demande du DP parce qu’elle n’a pas démontré qu’elle serait exposée à un risque diffèrent de celui auquel toute la population du Guatemala fait face. La SAR rejetait la prétention de la DP à l’effet que la crainte d’enlèvement des demandeurs associés était aussi la sienne. D’abord, la SAR rappelle sa conclusion précédente voulant que les demandeurs associés pouvaient retourner aux États-Unis et qu’ils n’y éprouvaient pas de crainte. D’ailleurs, la SAR estime que la preuve au dossier indiquait que tous les gens au Guatemala sont exposés au risque généralisé d’être victime d’enlèvement ou de trafic humain. Par conséquence, la SAR estime que la DP n’a pas établi qu’elle serait exposée à un risque personnalisé.

[10] De plus, la SAR rejetait la position des demandeurs par rapport au concept de la réunification familiale. La SAR cite la jurisprudence à l’effet que l’unité familiale n’est pas un concept reconnu en droit canadien des réfugiés : Casetellanos c Canada (Solliciteur général), 1994 CanLII 3546 (CF), [1995] 2 CF 190 et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khan, 2005 CF 398 au paragraphe 11.

[11] La SAR rejetait la prétention de la DP à l’effet qu’un retour au Guatemala la forcerait à revivre le traumatisme que l’enlèvement de son fils lui avait infligé. En appui à son rejet, la Commissaire cite d’abord l’insuffisance de la preuve présentée par les demandeurs. En particulier, la preuve présentée faisait état du traumatisme des victimes d’enlèvement, et non celle que subirait la famille d’une telle victime. Par ailleurs, les demandeurs n’ont pas présenté d’évaluation psychologique appuyant l’existence potentielle d’un traumatisme advenant un retour au Guatemala. Ainsi, la Commissaire était d’avis que même si la DP pouvait se heurter à de mauvais souvenirs rattachés à l’enlèvement de son fils, une telle difficulté ne correspondrait pas pour autant à de la persécution ou à un préjudice grave.

[12] Pour ces raisons, la SAR a rejeté l’appel. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[13] Il n’y a qu’une seule question litigieuse en l’espèce : la décision de la SAR, était-elle déraisonnable?

[14] Le cadre d’analyse qui s’applique était énoncé dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et récemment affirmé dans Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21.

 

[15] Une décision sera déraisonnable lorsque la Cour est convaincue que la décision souffre de lacunes grave « à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au paragraphe 100). En vertu du principe de justification, quand la décision a des répercussions particulièrement graves sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs doivent tenir compte proportionnellement de ces enjeux (Vavilov au paragraphe 133).

IV. Analyse

[16] Compte tenu des arguments avancés dans les observations écrites et orales, l'analyse se concentrera sur trois questions : (A) le risque de retour; (B) la réunification familiale; et (C) le traumatisme. À l’audience, les demandeurs ont mis plus d’emphase sur les deux dernières questions.

A. Le risque de retour

[17] Les demandeurs soutiennent que la Commissaire n’aurait pas adéquatement évalué le risque de leur retour au Guatemala. En effet, ils soutiennent qu’il importait peu que les demandeurs associés étaient de citoyenneté américaine « car la demanderesse principale ne l’est pas ». Enfin, ils soutiennent que leurs allégations quant aux risques d’enlèvement (advenant un retour) étaient crédibles.

[18] Cet argument doit être rejeté. Tout d’abord, la SAR souligne que les articles 96 et 97 de la LIPR stipulent qu’une demande d’asile doit être faite à l’égard de « tout pays dont [un demandeur] a la nationalité ». D’ailleurs, la Commissaire cite la jurisprudence confirmant l’application de ce principe. Il n’y a donc pas eu d’erreur de droit dans l’application du principe que la demande d’asile devait être analysée à l’égard du pays de nationalité – ici les États-Unis. De ce fait, étant donné qu’aucune crainte n’avait été exprimée à l’égard de ce pays, les demandeurs associés ne satisfaisaient tout simplement pas aux exigences de la LIPR.

[19] De plus, contrairement à la thèse de la DP voulant que les demandeurs associés retourneraient au Guatemala par le simple fait qu’elle n’a pas la nationalité américaine, la preuve au dossier n’abonde pas en ce sens. La SAR a noté, avec raison, que les demandeurs associés étaient âgés de 18 et 20 ans. Il n’y a aucune indication au dossier quant à la raison pour laquelle les demandeurs associés devraient retournés au Guatemala.

[20] En somme, considérant la loi qui s’applique et l’absence de preuve appuyant la thèse que les demandeurs suivraient la DP au Guatemala, il n’y a pas lieu d’écarter la décision de la SAR sur ce point.

[21] En ce qui concerne le risque de retour de la DP, les demandeurs affirment que la SAR aurait commis une erreur d’appréciation de la preuve parce qu’elle aurait mal apprécié que la DP avait déjà être victime du trafic humain qui sévit au Guatemala. Ils soutiennent que le risque de se faire enlever est non seulement établi, mais personnalisé.

[22] Le problème pour les demandeurs est que la SAR a noté que malgré plusieurs opportunités de clarifier la crainte qu’elle éprouvait par rapport à sa propre personne, la DP avait toujours répondu par la négative et que son unique crainte se rapportait aux demandeurs associés. Notamment, même dans leur mémoire d’appel devant la Commissaire, les demandeurs présentent la crainte de la DP comme étant relié au risque d’enlèvement des demandeurs associés.

[23] Malgré cela, la Commissaire s’est quand même livrée à l’analyse d’une crainte personnelle potentielle de la DP au vu de ses allégations de trafic humain au Guatemala. La SAR a noté que la DP ne serait pas personnellement exposée au risque allégué. De plus, la DP n’indique pas en quoi ni comment son profil l’exposerait a un risque de violence « endémique » plus élevé que la population guatémaltèque générale.

[24] Je conviens que les demandeurs présentent les mêmes arguments en contrôle judiciaire que ceux qu’ils ont présentés devant la SAR sur cette question. Il s’agit donc d’un simple désaccord avec l’évaluation de la SAR. Or, il est bien établi qu’un simple désaccord avec une décision ne suffit pas pour l’écarter en contrôle judiciaire

[25] Pour ces raisons, l’analyse de la SAR sur le risque de retour est raisonnable.

B. Réunification familiale

[26] Les demandeurs soutiennent qu’il est indispensable de tenir compte du principe de la réunification familiale dans le cas présent, nonobstant le fait que la jurisprudence indique qu’il n’est pas un principe reconnu en droit des réfugiés canadien. En appui, les demandeurs soutiennent qu’une séparation créerait une situation préjudiciable pour la famille, dans les circonstances particulières en l’instance.

[27] Je suis d’avis que cette argument ne peut pas réussir. Tout d’abord, l’argumentaire des demandeurs s’apparente à un simple désaccord avec la SAR. Ensuite, la jurisprudence établit clairement que la réunification familiale ne s’applique pas dans l’évaluation d’une demande d’asile : voir Weche c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 649; Ekema c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1556 au paragraphe 14. Même en acceptant qu’il y a quelques exceptions à cette règle (voir Soto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 665 au paragraphe 23), je conviens qu’aucune ne s’applique ici.

[28] Bien que je reconnaisse que la séparation de la famille sera une source de détresse, cela ne rend pas la décision examinée déraisonnable.

C. Traumatisme

[29] Quant à la question du traumatisme qu’occasionnerait un retour au Guatemala, les demandeurs soutiennent que la SAR aurait erré en fait. En particulier, ils rappellent que le traumatisme transparait non seulement dans la preuve objective (onglet 5.2 du Cahier nationale de la documentation), mais qu’il a aussi été démontré dans le témoignage de la DP. Ainsi, contrairement à ce qu’aurait mentionné la SAR, la preuve du traumatisme aurait bel et bien été rapportée. En outre, les demandeurs critiquent l’usage de l’expression « mauvais souvenirs » de la Commissaire comme étant une minimisation déraisonnable du « traumatisme indélébile » qu’a subi la DP.

[30] Même si je comprends pourquoi les demandeurs critiquent l’usage de l'expression « mauvais souvenirs » à la lumière de ce qu'ils ont vécu, je ne suis pas convaincu par leurs arguments sur ce point. L’analyse de la SAR est raisonnable, compte tenu de la preuve au dossier.

[31] D’abord, le sujet de traumatisme n’a été abordé que dans le mémoire d’appel des demandeurs devant la SAR. La SAR souligne ce fait lorsqu’elle indique que la question de traumatisme n’avait jamais été soulevée devant la SPR. De plus, la SAR n’a pas erré en ce qui concerne la preuve objective, qui fait état du traumatisme des victimes d’enlèvement et non celui des familles desdites victimes. Pour cela, les demandeurs auraient pu et dû fournir de la preuve à l’effet du traumatisme personnel de la DP, comme par exemple un rapport psychologique faisant état du traumatisme allégué, ou de la détérioration de sa santé mentale. Or, les demandeurs n’ont fourni aucune preuve à cet effet.

[32] En somme, je suis d’avis que la position des demandeurs sur cette question soit d’un simple désaccord entre les demandeurs et la SAR dans l’évaluation de la preuve. Il faut souligner que les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait « qu’à moins de circonstances exceptionnelles… » et les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Vavilov au paragraphe 125, citations omises).

[33] Compte tenu de la conclusion de la SAR quant à l’absence de preuve, et du fait que l’analyse sur ce point dans la décision est clair et cohérent, il n’y a pas lieu d’intervenir.

V. Conclusion

[34] Pour les motifs énoncés, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

[35] Aucune question de portée générale ne se pose en l’espèce.


JUGEMENT au dossier IMM-5086-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale ne se pose en l’espèce.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5086-22

INTITULÉ :

ROSIDALIA BARRIENTOS GARCIA, JOSE LUIS URRUTIA JR ET JEFFERSON GEOVANNY URRUTIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 juin 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 24 avril 2024

COMPARUTIONS :

Me Laurent Gryner

POUR LES PARTIES DEMANDERESSES

Me Annie Flamand

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Immigrer Maintenant inc.

Montréal, Québec

POUR LES PARTIES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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