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Date : 20240509


Dossier : T‐791‐21

Référence : 2024 CF 655

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2024

En présence de monsieur le juge Zinn

RECOURS COLLECTIF

ENTRE :

DAN THOMAS

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

Table des matières

I. Introduction 2

II. Questions en litige 4

III. Analyse 5

A. La Cour devrait‐elle décliner compétence à l’égard du recours collectif
envisagé?
5

(1) Les mécanismes internes de règlement des différends 8

(2) L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le
contentieux administratif
16

B. Le défendeur devrait‐il être autorisé à revenir sur une admission faite dans
son mémoire?
23

C. Le demandeur a‐t‐il satisfait aux cinq conditions relatives à l’autorisation
prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles?
29

(1) Les actes de procédure révèlent‐ils une cause d’action valable
particulière?
31

(a) Négligence systémique 32

(b) Manquement à une obligation fiduciaire 37

(c) Violation de la Charte, du Code civil et de la Charte du Québec 39

(2) Existe‐t‐il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes? 42

(3) Les allégations soulèvent‐elles des points de droit ou de fait communs? 46

(4) Le recours collectif est‐il le meilleur moyen de régler le litige? 49

(5) Le demandeur est‐il un représentant demandeur approprié? 54

IV. Conclusion 56

I. Introduction

[1] Dan Thomas demande que la réclamation qu’il a présentée contre les Forces armées canadiennes [les FAC] soit autorisée comme recours collectif et qu’il soit lui‐même nommé représentant demandeur conformément à l’article 334.16 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 [les Règles].

[2] M. Thomas cherche à représenter les membres du groupe, à savoir les anciens membres et les membres actuels des FAC dont les symptômes de troubles de santé mentale se sont aggravés pendant leur service en raison de la stigmatisation de la part des FAC dont ils ont été victimes [la stigmatisation liée à la maladie mentale]. Les troubles de santé mentale sont définis dans la déclaration du demandeur comme [traduction] « des problèmes de santé, des maladies ou des symptômes de nature émotionnelle ou psychologique qui ont une incidence négative sur l’esprit, l’humeur, le comportement ou la cognition et qui persistent pendant une période d’au moins soixante jours ». La stigmatisation liée à la maladie mentale est décrite par le demandeur dans son avis de requête comme suit : [traduction] « attitudes, croyances ou comportements négatifs à l’égard des membres des FAC qui souffrent de troubles de santé mentale, lesquels sont reflétés par l’internalisation d’attitudes et de croyances défavorables par les personnes atteintes de troubles de santé mentale, les politiques, les pratiques et les règles des FAC ainsi que la façon dont les membres du groupe sont traités par d’autres membres des FAC, ce qui comprend notamment la discrimination, l’ostracisme, le harcèlement et les mauvais traitements ».

[3] M. Thomas cherche à faire autoriser un recours collectif contre les FAC pour négligence systémique, violation d’obligations légales et fiduciaires et violation des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‐U.), 1982, c 11 [la Charte], ainsi que des dispositions apparentées du Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991 [le Code civil], et de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 [la Charte du Québec], en raison du défaut des FAC de prendre des mesures adéquates pour atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale dans les FAC.

[4] Le défendeur, à savoir la Couronne agissant pour le compte des FAC, s’oppose à l’autorisation de l’instance comme recours collectif. Il soutient que la Cour n’a pas compétence pour autoriser le recours collectif parce qu’il existe d’autres recours législatifs, notamment au sein des FAC. De plus, dans son mémoire des faits et du droit, il soutient que le demandeur n’a pas établi un certain fondement factuel à l’égard de quatre des cinq conditions d’autorisation prévues à l’article 334.16 des Règles.

[5] Comme il est expliqué ci‐après, la Couronne a cherché, à l’audience, à modifier son mémoire des faits et du droit [le mémoire] pour faire valoir que le demandeur ne satisfaisait pas aux cinq conditions d’autorisation.

[6] Le demandeur s’est enrôlé dans les FAC le 22 septembre 1977, à l’âge de 17 ans, et a servi jusqu’en 1986 dans le 3e Bataillon du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry. Il a subi une blessure physique grave pendant qu’il servait dans les FAC, et on lui a par la suite diagnostiqué un trouble de santé mentale. Il a consenti à une [traduction] « libération pour le motif 3B » (c.‐à‐d. un renvoi immédiat des FAC en raison d’une maladie ou d’une blessure) en septembre 1986, après avoir déclaré son intention de présenter un grief.

II. Questions en litige

[7] Les présents motifs portent sur trois questions :

  1. La Cour devrait‐elle décliner compétence à l’égard du recours collectif envisagé?

  2. Le défendeur devrait‐il être autorisé à revenir sur une admission faite dans son mémoire?

  3. Le demandeur a‐t‐il satisfait aux cinq conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles?

III. Analyse

A. La Cour devrait‐elle décliner compétence à l’égard du recours collectif envisagé?

[8] Les parties ont été autorisées à présenter des observations écrites supplémentaires concernant la compétence de la Cour quant à l’autorisation du recours collectif envisagé. En fait, la majeure partie de l’audience a été consacrée à ces observations.

[9] S’appuyant sur le paragraphe 57 de l’arrêt Vaughan c Canada, 2005 CSC 11 [Vaughan], le défendeur soutient que la Cour devrait décliner compétence parce qu’il existe d’autres recours législatifs, notamment au sein des FAC, pour prévenir et régler les conflits en milieu de travail dans les FAC. Compte tenu de la primauté du droit, et dans le respect de la suprématie parlementaire, la Cour ne devrait pas intervenir lorsque les recours prévus par la loi n’ont pas été épuisés, ce qui, selon le défendeur, est le cas en l’espèce : Sandiford c Canada, 2007 CF 225 au para 26.

[10] Quoi qu’il en soit, le défendeur fait valoir que les membres du groupe ont reçu, ou pourraient recevoir, une pension pour les mêmes préjudices que ceux qui sont allégués dans le recours collectif envisagé, ce qui écarterait leurs réclamations selon l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C‐50 [la LRCECA].

[11] Le demandeur reconnaît que le défendeur peut soulever plus tard ces questions en défense, mais il affirme qu’il est prématuré de trancher de telles questions à l’étape de l’autorisation. Citant la décision Greenwood c Canada, 2020 CF 119 [Greenwood CF], confirmée en appel dans 2021 CAF 186 [Greenwood CAF], où notre Cour a autorisé le recours collectif dans lequel la défenderesse soulevait des questions de compétence semblables, le demandeur fait valoir qu’en l’espèce le dossier démontrant que les mécanismes internes sont des voies de recours inadéquates pour les réclamations sollicitées est encore plus solide que dans cette affaire et que l’article 9 de la LRCECA ne s’applique pas.

[12] Les observations des parties sur la question de la compétence seront analysées sous les rubriques suivantes : 1) Les mécanismes internes de règlement des différends et 2) L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif.

[13] Avant d’examiner le bien‐fondé des arguments relatifs à la compétence, je souligne que le défendeur a soulevé plusieurs arguments concernant l’admissibilité de la preuve. La preuve n’est pas admissible dans les procédures d’autorisation pour établir l’existence d’une cause d’action valable, mais elle peut être admise, et la Cour peut se fonder sur elle, dans des circonstances comme les présentes où la Cour doit décider si elle doit décliner compétence compte tenu de l’existence d’autres recours administratifs : Hudson c Canada, 2022 CF 694 [Hudson] au para 79; Greenwood CAF, au para 95. La preuve relative à la nature et à l’efficacité des autres processus proposés est particulièrement cruciale pour la décision de la Cour en ce qui concerne sa compétence. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 95 de l’arrêt Greenwood CAF, « [u]ne décision sur une telle question ne peut se rendre dans un vide factuel ».

[14] Le défendeur conteste expressément le fait que le demandeur s’appuie sur plusieurs rapports publics pour soutenir que la Cour devrait exercer sa compétence parce que les mécanismes internes de règlement des différends sont inefficaces et inappropriés pour réparer les préjudices allégués dans la déclaration et que les processus des FAC pour l’administration des prestations d’invalidité souffrent de lacunes et de déficiences systémiques. Ces rapports, joints à l’affidavit de Mme Lindsay Houston comme pièces [l’affidavit de Mme Houston], sont les suivants :

  • le rapport de septembre 2001 de l’ombudsman des FAC, André Marin;

  • le rapport de décembre 2002 de l’ombudsman des FAC, André Marin;

  • le rapport du 3 septembre 2003 du très honorable Antonio Lamer;

  • le rapport de décembre 2008 de l’ombudsman des FAC, Mary McFadyen;

  • le rapport de mai 2010 de l’ombudsman des FAC, Pierre Daigle;

  • le rapport de décembre 2011 de l’honorable Patrick LeSage;

  • le rapport du 27 mars 2015 de l’honorable Marie Deschamps;

  • le rapport de septembre 2018 de l’ombudsman des vétérans, Guy Parent;

  • le rapport du 28 septembre 2020 du directeur parlementaire du budget;

  • le rapport de décembre 2020 du Comité permanent des anciens combattants;

  • le rapport du 30 avril 2021 de l’honorable Morris J. Fish;

  • le rapport de mai 2022 de la vérificatrice générale du Canada;

  • le rapport du 20 mai 2022 de l’honorable Louise Arbour [le rapport Arbour];

  • le rapport de juin 2022 du Comité permanent des anciens combattants;

  • le rapport du 12 décembre 2022 de l’honorable Anita Anand.

[15] Le demandeur soutient que ces rapports devraient être admissibles quant à la véracité de leur contenu puisqu’il s’agit de [traduction] « documents en la possession » du défendeur et en raison du fait qu’ils ont été préparés pour être des documents publics : British Columbia (Securities Commission) c Branch, [1995] 2 RCS 3 au para 52; Grewal v Khalsa Credit Union, 2011 BCSC 277 au para 7. Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas démontré que l’exception à la règle contre le ouï‐dire qui vise les documents publics devrait s’appliquer de telle sorte qu’elle appelle une admission des rapports quant à la véracité de leur contenu : Robb Estate v St. Joseph’s Health Care Centre, [1998] 31 CPC (4th) 99. Le défendeur soutient au contraire que les rapports ne sont admissibles que dans la mesure où ils mettent en contexte les faits exposés : Bigeagle c Canada, 2021 CF 504 aux para 36‐46, conf par 2023 CAF 128 au para 44.

[16] Je suis d’accord avec le demandeur et j’admets les éléments de preuve contenus dans l’affidavit de Mme Houston, ainsi que les autres éléments de preuve présentés par les parties, et je me fonderai sur ces éléments de preuve pour décider si la Cour devrait décliner compétence dans la présente affaire. Des rapports semblables ont été admis quant à la véracité de leur contenu et ont servi à l’évaluation de la question de la compétence dans la décision Greenwood CF, confirmée par l’arrêt Greenwood CAF.

(1) Les mécanismes internes de règlement des différends

[17] Le défendeur soutient que la Cour devrait refuser d’exercer sa compétence pour autoriser le recours collectif envisagé en raison de l’existence de mécanismes internes de règlement des différends et d’une indemnisation de la part des FAC, qui pourraient apporter une réponse adéquate aux réclamations des membres du recours collectif. Il renvoie à plusieurs politiques, consignes, instructions et directives qui démontrent la position des FAC contre le harcèlement. Il explique en détail que les FAC disposent de multiples moyens pour réparer les préjudices causés par les FAC, y compris les préjudices causés à ceux qui ont été victimes de harcèlement ou de discrimination en raison d’une invalidité.

[18] Ces moyens comprennent les droits de grief prévus à l’article 29 de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‐5 [la LDN], le processus de plainte pour harcèlement établi dans les Directives et ordonnances administratives de la défense [les DOAD] et les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [les ORFC], et le contrôle judiciaire des décisions finales des décideurs administratifs en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7. Les membres des FAC peuvent également porter plainte pour discrimination et harcèlement, ainsi que pour représailles attribuables au dépôt de telles plaintes, en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‐6, en demandant une enquête et un examen indépendants de l’ombudsman de la Défense nationale et des Forces canadiennes ou du Directeur – Enquêtes et examens spéciaux, et peuvent également demander une enquête sur une inconduite en vertu de la LDN. La plupart des plaintes de harcèlement sont résolues de façon informelle dans le cadre du programme de gestion intégrée des plaintes et conflits des FAC.

[19] Les membres des FAC qui s’estiment lésés par une décision, un acte ou une omission dans les affaires des Forces canadiennes ont le droit de déposer un grief dans le cas où la LDN ne leur offre plus aucun autre recours : LDN, art 29(1). Si un grief relatif à du harcèlement est présenté avant le dépôt d’une plainte formelle de harcèlement, l’autorité saisie du grief peut effectuer une évaluation de la situation. Lorsque celle‐ci mène à la conclusion que la plainte répond aux critères du processus officiel de traitement des plaintes de harcèlement, une enquête peut être menée par un agent compétent, un officier supérieur ou un gestionnaire civil qui n’est pas employé de l’Autorité des griefs. Il existe un éventail de mesures réparatrices et disciplinaires pour corriger le comportement d’une personne mise en cause si l’agent compétent conclut qu’il y a eu harcèlement. Si le membre des FAC n’est pas satisfait du résultat de l’enquête sur le harcèlement ou de la décision de l’agent responsable concernant la plainte de harcèlement, ou s’il veut formuler une plainte concernant la procédure suivie dans le cadre de l’enquête sur le harcèlement, il peut présenter un grief.

[20] Le grief est d’abord présenté au commandant de l’auteur du grief ou à son supérieur, qui peut agir à titre d’autorité initiale s’il est en mesure d’accorder la réparation demandée : ORFC, art 7.09. Si le plaignant demande une réparation qui ne peut être accordée par l’autorité initiale, ou si la plainte concerne l’officier à qui elle est présentée, le grief est renvoyé à l’officier qui est le supérieur immédiat de la personne visée par la plainte qui a compétence à l’égard de la question, qui agira à titre d’autorité initiale : ORFC, art 7.14. Les décisions des autorités initiales peuvent être examinées par le Comité externe d’examen des griefs militaires [le CEEGM] et par une autorité de dernière instance, soit le chef d’état‐major de la Défense [le CEMD] ou son délégué. Dans certains cas, notamment lorsque le grief porte sur « l’application et l’interprétation des politiques des Forces canadiennes qui concernent [...] le harcèlement ou la conduite raciste », le CEEGM doit les examiner : ORFC, art 7.21. Le CEEGM est un tribunal administratif indépendant ne relevant pas des FAC qui examine les griefs individuels et fournit des conclusions et des recommandations au CEMD et au plaignant. Même si les conclusions et les recommandations du CEEGM ne sont pas exécutoires, le CEMD doit fournir des motifs s’il s’en écarte. Le CEEGM fournit également au CEMD des recommandations de nature systémique, comme des mesures visant à accroître l’équité et la transparence du processus de règlement des griefs.

[21] Il existe toute une gamme de réparations pour les plaignants qui obtiennent gain de cause, y compris des paiements à titre gracieux jusqu’à concurrence de 100 000 $.

[22] Le défendeur soutient que les mécanismes décrits ci‐dessus n’ont pas été épuisés : le demandeur et ses déposants n’ont tenté d’utiliser ni le processus officiel ou informel de traitement des plaintes de harcèlement ni le processus de règlement des griefs pour leurs réclamations. Le défendeur souligne qu’il incombe au demandeur de démontrer à la Cour qu’elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel pour se déclarer compétente. Cette compétence résiduelle ne doit être utilisée que dans des cas exceptionnels : Lebrasseur c Canada, 2006 CF 852 [Lebrasseur CF] au para 37, conf par 2007 CAF 330 [Lebrasseur CAF] aux para 18‐19; Moodie c Canada, 2008 CF 1233 au para 38.

[23] À l’appui de son argument selon lequel la Cour devrait s’en remettre aux mécanismes internes lorsqu’il en existe et qu’ils traitent de préjudices identiques ou semblables à ceux qui sont allégués, surtout dans le contexte de réclamations liées au harcèlement ou à la discrimination en milieu de travail, le défendeur cite une myriade de décisions de différents tribunaux qui s’appuient sur l’arrêt Vaughan : Lebrasseur CAF; Canada c Prentice, 2005 CAF 395; Tindall et al v Royal Canadian Mounted Police et al, 2018 ONSC 4365; Marshall v Canada, 2008 SKQB 113; Doucette c Canada (Procureur général), 2018 CF 697; Desrosiers c Canada (Procureur général), 2004 CF 1601; Galarneau c Canada (Procureur général), 2005 CF 39; Hudson; et Bisaillon c Université Concordia, 2006 CSC 19.

[24] En particulier, le défendeur soutient que le système de règlement des griefs de la LDN offre aux membres des FAC la possibilité de demander réparation pour à peu près tous les problèmes qui peuvent survenir en service, y compris les allégations de harcèlement en milieu de travail et de discrimination fondée sur une invalidité. La Cour s’est en effet souvent remise à ce processus, comme dans les décisions mentionnées ci‐dessus.

[25] Le défendeur reconnaît en outre que les processus internes souffrent de retards, mais il affirme que ces retards ont été réglés ou sont en voie de l’être (voir la Directive pour l’amélioration du système de grief des FAC) et ajoute que, quoi qu’il en soit, de simples retards ou allégations de lacunes ne sont pas suffisants pour que la Cour conclue qu’elle ne devrait pas s’en remettre aux processus internes : Fortin c Canada (Procureur général), 2021 CF 1061 au para 43; Kleckner c Canada (Procureur général), 2016 CF 1206 au para 36.

[26] Le demandeur s’appuie beaucoup sur la décision Greenwood CF de notre Cour pour faire valoir que les arguments du défendeur sur la question de la compétence ne peuvent pas être retenus. Dans la décision Greenwood CF, la Cour a conclu au paragraphe 39 qu’elle pouvait exercer sa compétence puisqu’il était impossible de conclure que les mécanismes internes au sein de la Gendarmerie royale du Canada « fournissent une mesure de redressement complète, si tant est [qu’ils] en fournissent une, pour les demandes que les demandeurs souhaitent présenter ». Le demandeur soutient également que les mécanismes internes de règlement des différends au sein des FAC ne peuvent offrir une réparation efficace aux membres du présent recours collectif puisqu’une partie des allégations formulées dans le cadre du recours collectif a trait au caractère inadéquat des mécanismes internes de règlement des différends. Il fait valoir que la Cour adopterait un raisonnement circulaire si elle refusait d’autoriser le recours collectif en raison de l’existence des mécanismes internes du défendeur alors que ces mêmes mécanismes sont visés par le litige. La plupart des éléments de preuve présentés par le demandeur concernant les processus internes ont trait aux retards et aux arriérés qui en découlent.

[27] Une fois que le défendeur convainc la Cour qu’il existe un régime législatif auquel la Cour doit se remettre, il incombe au demandeur d’établir que la Cour possède néanmoins une compétence résiduelle qu’elle doit exercer : Lebrasseur CAF, au para 19. Je reconnais qu’il existe des mécanismes internes au sein des FAC qui permettent de traiter des préjudices énoncés dans la déclaration, dans la mesure où ils sont liés à des conflits en milieu de travail; la question que je dois trancher est celle de savoir si le demandeur a démontré que je devrais exercer ma compétence pour intervenir en l’espèce.

[28] Pour les mêmes motifs que ceux énoncés dans la décision Greenwood CF (c.‐à‐d. l’inadéquation des mécanismes de recours internes), je conclus que la Cour peut exercer sa compétence pour autoriser le recours collectif.

[29] Dans l’arrêt Vaughan, la Cour suprême a conclu que, bien que les tribunaux devraient généralement s’en remettre au régime législatif existant pour régler les différends liés à l’emploi, ils conservent leur compétence résiduelle qui peut être exercée lorsque le processus législatif ne fournit pas de recours efficace : Vaughan, aux para 18‐25. Les tribunaux n’ont pas cette compétence résiduelle que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque le régime législatif écarte complètement leur compétence : Vaughan, aux para 18‐25. En l’espèce, les textes législatifs ne contiennent pas de termes clairs en ce sens. Je conclus donc que la Cour conserve sa compétence résiduelle pour intervenir dans la présente affaire.

[30] Je reconnais la jurisprudence citée par le défendeur, décisions où notre Cour et d’autres tribunaux ont, en vertu de leur pouvoir discrétionnaire, refusé d’exercer leur compétence résiduelle en raison de l’existence de mécanismes internes prévus par la loi qui permettent de régler adéquatement les conflits en milieu de travail. Je remarque que bon nombre de ces décisions étaient celles qui ont été invoquées dans l’affaire Greenwood CAF, où la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il ne s’agissait pas de décisions contraignantes qui limitaient l’exercice de la compétence résiduelle de la Cour. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la Cour devrait, dans la mesure du possible, s’en remettre à l’intention du Parlement, mais elle devrait aller au‐delà de la simple existence de tels recours internes pour décider si « la procédure de griefs interne [ne] permet pas de véritable recours » : Greenwood CAF, au para 130. La question n’est pas de savoir si l’existence de ces mécanismes dans l’abstrait devrait empêcher la Cour d’exercer sa compétence; la Cour doit plutôt décider si, en réalité, ces mécanismes internes répondent adéquatement aux réclamations dans les circonstances exposées, de sorte que la Cour devrait s’en remettre à ces mécanismes. Comme la Cour l’a conclu dans le contexte d’une intervention sollicitée dans des différends liés à l’emploi, il doit y avoir une lacune dans l’arbitrage des conflits de travail qui cause une « privation réelle du recours ultime » : Hudson, au para 74, citant Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929 au para 57.

[31] Le défendeur soutient que la présente affaire diffère de Greenwood CF en raison d’un manque de preuve quant à l’incapacité du processus de règlement des griefs des FAC d’offrir une réparation efficace pour ce qu’il considère être essentiellement un conflit en milieu de travail. Je ne suis pas de cet avis. En l’espèce, le demandeur a présenté suffisamment d’éléments de preuve dans l’affidavit de Mme Houston pour fournir un certain fondement factuel à sa prétention selon laquelle les mécanismes internes de règlement des différends auxquels fait référence le défendeur sont inefficaces pour offrir la réparation demandée dans le cadre du recours collectif. Bien qu’une grande partie de la preuve présentée par le demandeur porte sur les retards du système, certains éléments de preuve donnent à penser que l’efficacité du processus interne est gravement limitée par les facteurs qui pourraient dissuader les membres d’avoir recours au processus, comme la crainte fondée des membres du groupe de subir des représailles et le manque de confidentialité. L’affidavit du demandeur et ceux de M. Ryan Lewis et de M. Stephan Poitras présentent une preuve directe de la façon dont le processus de règlement des griefs des FAC, auquel ils ont recouru ou ont tenté de recourir, traitait de façon inadéquate les préjudices allégués et allait même jusqu’à les exacerber.

[32] La présente affaire est différente de celles que le défendeur cite, où les demandeurs alléguaient du harcèlement général et d’autres préjudices qui pouvaient être adéquatement traités par les mécanismes internes. En l’espèce, des circonstances exceptionnelles justifient que la Cour recoure à son pouvoir discrétionnaire résiduel pour exercer sa compétence. Le manque d’indépendance du processus interne invoqué est au cœur de l’allégation d’inadéquation de ce processus – les FAC ne peuvent pas se fonder sur des processus internes qui manquent d’impartialité pour offrir la même réparation que celle qui est demandée dans le cadre du recours collectif proposé. L’article 7.14 des ORFC précise qu’un grief est présenté à la chaîne de commandement du membre du groupe, à moins que la plainte ne porte sur cette personne, auquel cas le grief est renvoyé à l’officier qui est le supérieur immédiat de la personne visée par le grief. Or, le rapport Arbour signalait entre autres que la décision finale sur les griefs est prise par le CEMD ou son délégué. En d’autres termes, bien que des efforts soient déployés pour assurer l’impartialité du système de règlement des griefs au sein des FAC, la preuve tend à indiquer que ces efforts ne sont pas suffisants.

[33] De plus, dans le présent litige, les processus eux‐mêmes sont visés par les allégations. Autrement dit, lorsque les membres du groupe tentent d’obtenir réparation pour les préjudices allégués, ils peuvent subir un préjudice supplémentaire sur le même fondement que celui pour lequel ils cherchent à obtenir réparation.

[34] Les processus internes des FAC sont également limités aux membres actuels des FAC. En revanche, le recours collectif envisagé vise à offrir une réparation aux membres actuels et aux anciens membres. Cela milite également pour la prétention selon laquelle les processus internes prônés par le défendeur ne constituent pas un recours adéquat justifiant la Cour de s’en remettre aux mécanismes établis.

(2) L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif

[35] Les membres des FAC peuvent avoir droit à des prestations d’invalidité pour souffrances physiques et morales ou à une pension d’invalidité administrée sous le régime de la Loi sur le bien‐être des vétérans, LC 2005, c 21 [la LBEV] et de la Loi sur les pensions, LRC 1985, c P‐6 [la LP], respectivement. Pour être admissibles à ces prestations, les membres actuels ou les anciens membres des FAC doivent présenter une demande à Anciens Combattants Canada [ACC], avoir un diagnostic de problème de santé ou d’invalidité et être en mesure de démontrer un lien entre la blessure subie et le service de la personne dans les FAC. Les blessures liées au service comprennent celles de nature psychologique.

[36] Une fois qu’une personne est jugée admissible aux prestations d’ACC, l’ampleur de l’indemnisation dépend de son degré de déficience, c’est‐à‐dire de l’ampleur de sa blessure. Une personne peut demander une réévaluation de son degré de déficience si son état s’aggrave. Il n’est pas nécessaire, dans le cadre de la réévaluation, que l’état de la personne concernée s’aggrave en raison de son service dans les FAC.

[37] De plus, AAC indemnise jusqu’à trois blessures ou maladies découlant de blessures liées au service : LBEV, art 7; LP, art 21(2.1). Par exemple, une indemnisation pour souffrances physiques et morales peut être accordée pour une invalidité qui est une conséquence d’une blessure ou d’une maladie qui a été précédemment jugée comme étant liée au service.

[38] Les décisions relatives à l’admissibilité d’une personne aux prestations d’ACC et à l’évaluation de celles‐ci peuvent faire l’objet d’un examen ministériel ou d’un appel devant le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) indépendant. Ces décisions sont en outre susceptibles de contrôle judiciaire.

[39] Compte tenu de la possibilité pour les membres d’obtenir des prestations d’invalidité d’ACC, les FAC soutiennent que l’article 9 de la LRCECA fait obstacle aux demandes du demandeur et des membres du recours collectif. Cet article interdit les poursuites contre l’État lorsqu’une pension ou une autre indemnité est payable :

Incompatibilité entre recours et droit à une pension ou indemnité

No proceedings lie where pension payable

9 Ni l’État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte — notamment décès, blessure ou dommage — ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État.

9 No proceedings lie against the Crown or a servant of the Crown in respect of a claim if a pension or compensation has been paid or is payable out of the Consolidated Revenue Fund or out of any funds administered by an agency of the Crown in respect of the death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made.

[40] Dans l’arrêt Sarvanis c Canada, 2002 CSC 28 [Sarvanis], la Cour suprême explique ceci au paragraphe 29 : « Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l’art. 9, dans la mesure où la pension ou l’indemnité est versée « in respect of » la même perte — notamment décès, blessure ou dommage — ou sur le même fondement. » De cette façon, l’article 9 de la LRCECA empêche les demandeurs de recevoir une « double indemnisation » dans les cas où le gouvernement a déjà versé un paiement pour la même situation factuelle : Sarvanis, au para 28.

[41] Au paragraphe 24 de l’arrêt Prentice c Canada, 2005 CAF 395, la Cour d’appel fédérale a souligné que « pour déterminer si un litige découle de la relation employeur‐employé, c’est aux faits qui donnent naissance au litige qu’il faut s’attarder, et non pas “à la qualité du tort” allégué, sans quoi les “plaideurs innovateurs” pourraient “se soustraire à l’interdiction législative touchant les actions en justice parallèles en invoquant des causes d’action nouvelles et ingénieuses” ».

[42] Le défendeur soutient que les réclamations faites au nom des membres du recours collectif découlent effectivement du même fondement factuel pour lequel une indemnisation a été versée, ou est payable, au moyen des prestations d’invalidité d’ACC. Il ajoute que les réclamations du demandeur et des membres du recours collectif peuvent se limiter à une demande d’indemnisation pour des blessures liées au service, lesquelles font l’objet d’une indemnisation d’ACC au moyen de prestations. Le demandeur et ses déposants ont d’ailleurs reçu ces prestations; par exemple, le demandeur reçoit une indemnisation et d’autres prestations par l’entremise d’ACC pour son trouble de stress post‐traumatique et son trouble dépressif majeur.

[43] Comme on l’a vu, le défendeur soutient que les membres des FAC peuvent recevoir une indemnisation supplémentaire s’ils reçoivent déjà des prestations d’invalidité et que leur état s’est détérioré pour une raison quelconque, y compris la discrimination ou le harcèlement en milieu de travail. ACC a le pouvoir d’évaluer de nouveau le degré de déficience et de rajuster le montant de l’indemnisation en tout temps après qu’un membre ait commencé à recevoir des prestations d’ACC. Dans la mesure où le demandeur soulève des allégations de préjudice indemnisable pour lequel il ne reçoit pas de prestations d’ACC, le défendeur soutient que le demandeur doit d’abord présenter une demande d’indemnisation à ACC avant d’intenter une action.

[44] Le demandeur fait valoir que l’article 9 de la LRCECA ne s’applique pas, car ACC offre des indemnisations seulement pour les [traduction] « invalidités liées au service » et, par conséquent, exclut l’indemnisation pour le harcèlement, les mauvais traitements, la discrimination, l’intimidation, la stigmatisation et d’autres préjudices allégués qui ne constituent pas une invalidité liée au service.

[45] Le demandeur soutient également qu’il n’y a pas de preuve que les membres du recours collectif et lui ont été ou pourraient être indemnisés par l’entremise d’ACC pour les mêmes réclamations que celles qui sont présentées dans le cadre du recours collectif envisagé. M. Thomas a reçu des prestations d’ACC pour son [traduction] « trouble de stress post‐traumatique et son trouble dépressif majeur [qui étaient] attribuables à [son] service dans la ZSS de Chypre ». ACC a toutefois refusé d’accorder des prestations à M. Thomas pour sa réclamation ultérieure concernant une aggravation de son trouble de santé mentale causée par le harcèlement dont il a été victime au sein de sa chaîne de commandement dans les FAC, au motif qu’il avait déjà reçu [traduction] « toutes les prestations d’invalidité auxquelles il avait droit » pour sa réclamation antérieure. Même si son trouble de santé mentale est attribuable à son service dans la ZSS de Chypre, sa réclamation secondaire visait à obtenir une indemnisation pour le préjudice distinct qu’il a subi plus de cinq ans plus tard. D’autres membres du recours collectif, comme M. Poitras et M. Lewis, ont également reçu des prestations d’ACC, bien qu’il n’y ait aucune preuve établissant un lien entre ces prestations et les réclamations présentées dans le cadre du recours collectif envisagé. Il y a plutôt lieu de croire que ces prestations ont été versées pour offrir des indemnités en réponse à des réclamations qui n’avaient aucun lien avec les réclamations soulevées actuellement, c’est‐à‐dire le développement de troubles de santé mentale non liés aux réclamations initiales.

[46] Enfin, le demandeur soutient que les processus des FAC pour l’administration des prestations d’invalidité d’ACC sont entachés de failles systémiques. Dans l’affidavit de Mme Houston qu’il présente, les retards indus dans le traitement des demandes de prestations d’invalidité d’ACC sont décrits en détail.

[47] Je suis d’avis que la réparation que le demandeur sollicite au nom des membres du recours collectif va au‐delà de ce qu’ACC peut offrir et a offert. Même si ACC peut indemniser les membres du recours collectif pour le développement de troubles de santé mentale diagnostiqués pendant leur service, AAC ne les indemnise pas de façon indépendante pour les préjudices allégués séparément, comme les abus, le harcèlement et la discrimination. Contrairement à ce que prétend le défendeur, il ne s’agit pas de dommages indirects ou accessoires relatifs à un événement pour lequel une indemnisation a été versée ou est versée en vertu de la LBEV ou de la LP. Il s’agit plutôt de préjudices découlant d’un fondement factuel distinct de ceux qui sont indemnisés par ACC.

[48] Le défendeur cite un certain nombre d’affaires qui, selon lui, appuient la proposition selon laquelle l’article 9 de la LRCECA fait obstacle aux demandes d’indemnisation présentées par les membres des FAC pour des blessures liées au service. Par exemple, dans l’arrêt Lafrenière c Canada (Procureur général), 2020 CAF 110, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’article 9 de la LRCECA s’appliquait pour empêcher le demandeur de solliciter des dommages‐intérêts à l’égard du même problème de santé et des mêmes événements qui ont donné lieu à sa pension d’ACC. Même si la réclamation du demandeur portait principalement sur le préjudice subi en raison du traitement de sa plainte par la Couronne, plutôt que sur la plainte elle‐même, la Cour a conclu que ce préjudice était intrinsèquement lié au fondement factuel pour lequel il avait déjà reçu une indemnisation. De plus, dans la décision Sherbanowski v Canada (Ministry of National Defence), 2011 ONSC 177, la cour a conclu que l’article 9 de la LRCECA s’appliquait compte tenu de la preuve établissant que le demandeur avait été indemnisé par sa pension d’ACC pour les motifs de plainte qu’il invoquait expressément dans son action. Dans cette affaire, le demandeur a reçu des prestations d’ACC à la suite des événements qui ont donné lieu à sa poursuite civile et dont ACC a tenu compte.

[49] Les faits de la présente affaire sont différents. La preuve produite au nom des membres du recours collectif qui reçoivent des prestations d’ACC démontre que les prestations ne s’étendent pas à la réparation sollicitée dans le cadre de la présente instance. Dans les cas où les prestations ont été accordées, elles l’ont été pour un préjudice différent, et à l’égard d’événements différents qui se sont produits avant les événements qui ont donné aux préjudices allégués en l’espèce (c.‐à‐d. pour indemniser le développement du trouble de santé mentale et non les préjudices qui en ont résulté et qui ont été infligés aux membres du groupe en raison de leur trouble de santé mentale déjà présent). Il n’est ni clair ni évident qu’ACC a indemnisé ou pourrait indemniser les membres du groupe pour le fondement factuel qui sous‐tend les questions communes, d’autant plus que le groupe comprend des personnes qui se sont vu diagnostiquer des troubles de santé mentale mais qui n’ont pas nécessairement développé ces troubles au cours de leur service. Dans ces circonstances, il est encore plus clair et évident qu’ACC ne peut pas offrir de réparation adéquate pour les préjudices allégués en l’espèce, que les demandeurs ont subis à la suite d’un trouble de santé mentale.

[50] La lenteur du processus des FAC en ce qui concerne la distribution des prestations d’ACC n’est pas pertinente pour décider si les prestations sont adéquates pour l’application de l’article 9. Toutefois, cela n’a pas d’importance puisque les autres éléments de preuve démontrent que les prestations, si elles étaient offertes, ne répondraient pas nécessairement aux réclamations présentées.

[51] Par conséquent, l’article 9 de la LRCECA ne s’applique pas de manière à exonérer la Couronne de toute responsabilité et à empêcher la Cour de se prononcer sur la requête en autorisation.

B. Le défendeur devrait‐il être autorisé à revenir sur une admission faite dans son mémoire?

[52] Le défendeur a fait la déclaration suivante au paragraphe 32 de son mémoire :

[traduction]
En ce qui concerne le premier volet du critère d’autorisation, il incombe au demandeur de démontrer l’existence d’une cause d’action valable contre le défendeur. Il ne suffit pas que d’autres membres du groupe puissent avoir une réclamation. La cause d’action pour négligence est formulée dans le mémoire du demandeur comme « une culture organisationnelle qui tolère l’ostracisation et la maltraitance » des personnes atteintes de troubles de santé mentale. Ce libellé est conforme à l’allégation de négligence faite dans l’affaire Greenwood et que la Cour d’appel fédérale a confirmée comme révélant une cause d’action valable. Par conséquent, le défendeur reconnaît que, dans la présente affaire, des faits pertinents suffisants ont été invoqués pour établir une cause d’action aux fins de l’autorisation. [Non souligné dans l’original; renvois omis.]

[53] La déclaration soulignée ci‐dessus est manifestement une admission faite relativement à la présente requête en autorisation. Au début de l’audience, soit plus de sept mois après le dépôt de son mémoire, le défendeur a informé la Cour qu’il ne concédait plus que l’acte de procédure révélait une cause d’action valable :

[traduction]
Il y avait ‐‐ il y a juste un point supplémentaire. En ce qui concerne nos observations écrites, nous avons informé les avocats du demandeur que, dans nos observations relatives à la cause d’action valable, nous avions reconnu la négligence. C’était une erreur, nous ne concédons pas (inaudible).

[54] Le défendeur a avisé le demandeur par courriel le 12 septembre 2023, soit moins d’une semaine avant l’audience, de ceci :

[traduction]
Compte tenu du récent arrêt d’une cour d’appel K.O. v. British Columbia (Ministry of Health), 2023 BCCA 289, nous aimerions également vous informer que nous adopterons la position selon laquelle l’allégation de négligence ne révèle pas de cause d’action valable en raison de l’absence de faits substantiels dans les actes de procédure.

[55] Le demandeur a répondu ce qui suit par courriel :

[traduction]
[...] le demandeur ne convient pas que le Canada peut simplement s’écarter de la position formelle qu’il a communiquée au demandeur et à la Cour dans ses documents, particulièrement à ce stade tardif et compte tenu du préjudice évident que cela peut causer au demandeur.

[56] Je conviens avec le demandeur que le défendeur ne peut pas [traduction] « simplement s’écarter » de la position formelle qu’il a communiquée à la Cour et au demandeur dans son mémoire. Dans ce contexte, je conviens que la Cour doit être guidée par la jurisprudence des cours fédérales concernant la modification des actes de procédure. Un des principes fondamentaux est qu’une admission formelle ne peut être retirée sans l’autorisation de la Cour ou sans avoir obtenu le consentement de l’autre partie : Apotex Inc c Astrazeneca Canada Inc, 2012 CF 559, conf par 2013 CAF 77. En l’espèce, il n’y a aucun consentement. Le défendeur a procédé comme s’il avait le droit unilatéral de retirer son admission. Aucune requête, formelle ou non formelle, n’a été présentée à la Cour pour retirer l’admission et, par conséquent, aucun affidavit n’a été déposé pour expliquer les circonstances qui ont mené au retrait proposé ni pour expliquer pourquoi il devrait être permis.

[57] Étant donné le manque d’explications, la Cour a demandé aux avocats pourquoi le défendeur cherchait maintenant à retirer l’admission et quels étaient les motifs pour lesquels la Cour devrait accueillir la demande. Diverses explications ont été données, notamment celles énoncées dans l’extrait suivant :

[traduction]
Donc l’admission qui a été faite était ‐‐ ce n’était pas une admission, c’était une concession et nous avons concédé que si la présente affaire était l’affaire Greenwood alors oui, il y aurait cette concession. Et je pense que ce qui nous est apparu clairement, après examen de l’arrêt K.O. de la Cour d’appel, c’est que la présente affaire n’est pas l’affaire Greenwood, la présente affaire porte sur la stigmatisation en matière de santé mentale.

S’il s’agissait d’une affaire d’intimidation et de harcèlement, il y aurait cette concession, mais ce n’est pas le cas ici.

[...]

Je pense que notre position est évidemment que, vous savez, c’est toujours à eux d’établir la cause d’action, que les allégations doivent encore être présentées en bonne et due forme, et c’est le demandeur qui a le fardeau de s’acquitter de cette tâche. Je comp‐ ‐‐ et c’est notre position.

[...]

Nous avons fait une erreur. Voilà à quoi cela se résume. Je pense que lorsque nous avons examiné l’arrêt de la Cour d’appel, qui a été rendu récemment, il est devenu très clair qu’un examen plus critique des allégations était nécessaire.

À première vue ‐‐ c’est très facile à première vue de dire d’accord, c’est un cas d’intimidation et de harcèlement et l’affaire Greenwood a été autorisée ‐‐ et c’est là où je voulais en venir au début, quand j’ai dit que si c’était l’affaire Greenwood, elle aurait pu être autorisée. Ce n’est pas le cas. Parce qu’il est très facile à première vue de dire, comme des gens sont maltraités en milieu de travail, c’est de l’intimidation, c’est du harcèlement.

L’arrêt de la Cour d’appel ‐‐ le libellé de l’arrêt de la Cour d’appel nous a amenés à jeter un regard plus critique d’abord sur les allégations et ce qu’elles disaient réellement, au lieu de simplement accepter, eh bien, il s’agit de mauvais traitements en milieu de travail, cela doit être [comme] l’affaire Greenwood. Et après un examen critique, [on voit que] les faits substantiels ne sont pas établis. Ils ne sont pas là. C’est presque identique. C’est donc le problème que nous reconnaissons maintenant.

[...]

Si vous me le permettez, un instant.

Cause d’action valable, nous ne pouvons pas conserver notre concession à l’égard d’une cause d’action valable. Et la raison pour laquelle nous ne pouvons pas le faire, c’est que si l’affaire est portée en appel, nous devons être en mesure de soulever ces questions‐là aussi. Je ne dis pas qu’un appel sera interjeté, mais il faut au moins pouvoir dire que l’argument a été avancé. Donc c’est ‐‐ vous savez, c’est une préoccupation de la Couronne. Je suis vous suis donc reconnaissant de de me laisser au moins présenter cet argument.

[58] Même si je devais accepter que le préjudice éventuel pour le demandeur puisse être atténué par un ajournement, je ne serais pas disposé à en accorder un dans les circonstances actuelles.

[59] La première considération est la durée de l’audience et l’effet qu’un ajournement aurait sur les procédures et le calendrier de la Cour. Par ordonnance du 20 mars 2023, la Cour a prévu cinq jours pour l’audition de la présente requête, du 18 au 22 septembre 2023, à Vancouver (Colombie‐Britannique).

[60] La deuxième considération est le fait que l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique K.O. v British Columbia (Ministry of Health), 2023 BCCA 289 [K.O. CA] a été rendu le 17 juillet 2023, soit environ deux mois avant l’audition de la présente requête. Bien que [traduction] « récemment » ne soit pas un terme précis, le défendeur a eu amplement le temps d’examiner cet arrêt et d’évaluer son incidence sur le présent litige, plutôt que d’attendre quelques jours avant l’audience pour le faire.

[61] La troisième considération, et la plus pertinente, est que l’arrêt K.O. CA n’a pas établi de nouveau principe de droit ni même annulé la décision du juge de la requête de ne pas autoriser le recours collectif envisagé : K.O. v British Columbia (Ministry of Health), 2022 BCSC 573 [K.O. SC]. Le 8 avril 2022, le juge de la requête a refusé l’autorisation, en partie en raison de l’absence d’une cause d’action valable. Aux paragraphes 20 à 22, il a écrit ceci, qui vaut également pour la présente affaire :

[traduction]
[...] Je conclus que ce qui est invoqué dans les actes de procédure consiste presque entièrement en de simples allégations non étayées par des faits substantiels et ne révèle pas une cause d’action donnant matière à procès. Il n’y a pas d’allégations précises selon lesquelles K.O. aurait été lésée par la conduite d’une personne pour laquelle le défendeur est ou pourrait être déclaré directement ou indirectement responsable. Il n’y a pas non plus de faits substantiels qui étayent l’allégation de K.O. selon laquelle elle s’est heurtée à des « obstacles systémiques » à l’accès aux soins de santé, ou que sa maladie mentale particulière n’a pas été considérée comme « médicalement nécessaire » ou qu’un traitement inadéquat, le cas échéant, a découlé de « la stigmatisation de la maladie mentale dans le système de santé provincial ».

De même, aucun fait substantiel invoqué ne justifie l’allégation selon laquelle il existe des différences marquées dans le traitement offert à K.O. et à sa sœur (voir, dans la même veine, K.S. v. British Columbia (Ministry of Children and Family Development), 2021 BCSC 1818 au para 110. En particulier, il n’y a pas de fondement factuel pour appuyer la prémisse selon laquelle K.O. « languit » pendant que sa sœur reçoit des « soins de qualité supérieure », ou pour étayer l’allégation selon laquelle la stigmatisation liée à la santé mentale joue un rôle dans cette situation. L’affirmation selon laquelle le système de santé considère que les patients atteints de maladie mentale sont moins dignes que les autres est tout à fait gratuite; elle n’est pas expliquée, ni précisée, ni étayée par des faits.

À mon avis, les actes de procédure actuels sont entachés de ce vice fatal. Il n’y a pas d’allégations particulières quant à la façon dont le défendeur est censé avoir causé un préjudice direct ou indirect à K.O., ou lui avoir refusé des services médicaux, des traitements ou des avantages auxquels elle a légalement droit, ou avoir agi de façon à ce qu’elle se les voie refuser, ou l’avoir privée de quelque façon que ce soit de sa vie, de sa liberté ou de la sécurité de sa personne, ou l’avoir privée de l’égalité des soins de santé par rapport aux autres en raison de la nature de sa maladie, ou pour appuyer son affirmation selon laquelle la stigmatisation en matière de santé mentale a été un facteur expliquant les manquements qu’elle perçoit dans le système de santé.

[62] En bref, s’il était d’avis que la présente affaire ne s’apparente pas à l’affaire Greenwood CF, mais à l’affaire K.O. SC, le défendeur était en mesure de le savoir au moment où il a rédigé et déposé son mémoire; il a d’ailleurs cité l’affaire K.O. SC, mais pour une autre question.

[63] En ce qui concerne l’argument vaguement formulé par le défendeur selon lequel le demandeur continue de toute façon d’avoir le fardeau de satisfaire à toutes les conditions relatives à l’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles, y compris que les actes de procédure doivent révéler une cause d’action valable, cette exigence ne dispense pas le défendeur de l’obligation de retirer son admission.

[64] Pour ces motifs, la Cour refuse au défendeur l’autorisation de revenir sur son admission selon laquelle les actes de procédure révèlent une cause d’action valable. Quoi qu’il en soit, comme l’a concédé le défendeur, si la présente affaire s’apparente à l’affaire Greenwood CF, plutôt qu’à l’affaire K.O. SC, une cause d’action valable est établie. Pour les motifs énoncés ci‐après, je conclus que la présente affaire s’apparente à l’affaire Greenwood CF, plutôt qu’à l’affaire K.O. SC.

C. Le demandeur a‐t‐il satisfait aux cinq conditions relatives à l’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles?

[65] L’autorisation est la première étape d’un recours collectif. À cette étape, la Cour n’examine pas le fond de l’affaire, mais évalue plutôt s’il est approprié que l’instance soit traitée comme un recours collectif.

[66] Le paragraphe 334.16(1) des Règles énonce les conditions pour l’autorisation :

334.16 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies :

334.16 (1) Subject to subsection (3), a judge shall, by order, certify a proceeding as a class proceeding if

a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable;

(a) the pleadings disclose a reasonable cause of action;

b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes;

(b) there is an identifiable class of two or more persons;

c) les réclamations des membres du groupe soulèvent des points de droit ou de fait communs, que ceux‐ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre;

(c) the claims of the class members raise common questions of law or fact, whether or not those common questions predominate over questions affecting only individual members;

d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs;

(d) a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact; and

e) il existe un représentant demandeur qui :

(e) there is a representative plaintiff or applicant who

(i) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe,

(i) would fairly and adequately represent the interests of the class,

(ii) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement,

(ii) has prepared a plan for the proceeding that sets out a workable method of advancing the proceeding on behalf of the class and of notifying class members as to how the proceeding is progressing,

(iii) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs,

(iii) does not have, on the common questions of law or fact, an interest that is in conflict with the interests of other class members, and

(iv) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

(iv) provides a summary of any agreements respecting fees and disbursements between the representative plaintiff or applicant and the solicitor of record.

[67] Il incombe au demandeur de satisfaire aux conditions énumérées au paragraphe 334.16(1) des Règles pour que la Cour autorise le recours collectif : Paradis Honey Ltd c Canada, 2017 CF 199 au para 97 [Paradis Honey]. Les normes de preuve pour les conditions d’autorisation sont peu élevées. Le représentant demandeur doit seulement démontrer qu’il n’est pas évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent pas une cause d’action valable et qu’il existe a « un certain fondement factuel » pour satisfaire aux autres conditions : Sylvain c Canada (Procureur général), 2004 CF 1610 au para 25 [Sylvain]. Cela signifie que « [s]uffisamment de faits permett[ent] de convaincre le juge saisi des demandes que les conditions de certification sont réunies de telle sorte que l’instance puisse suivre son cours sous forme de recours collectif sans s’écrouler à l’étape de l’examen au fond » : Pro‐Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 au para 104 [Pro‐Sys]. Cette norme est moins élevée que la prépondérance des probabilités, bien que le demandeur doive présenter des éléments de preuve suffisants pour convaincre le juge saisi des demandes d’autorisation que les conditions ont été respectées : Pro‐Sys, au para 101.

[68] Les conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles sont semblables à celles prévues dans les dispositions équivalentes de l’Ontario et de la Colombie‐Britannique (voir Canada c Untel, 2016 CAF 191 au para 22, et Buffalo c Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165 au para 8). Par conséquent, la jurisprudence de la Cour suprême relativement à des affaires émanant de ces provinces dicte la façon dont la Cour fédérale applique les conditions d’autorisation : Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46 [Dutton]; Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68; et Rumley c Colombie‐Britannique, 2001 CSC 69 [Rumley].

(1) Les actes de procédure révèlent‐ils une cause d’action valable particulière?

[69] Le demandeur affirme que ses actes de procédure révèlent trois causes d’action valables, à savoir la négligence systémique, le manquement à une obligation fiduciaire et la violation du paragraphe 15(1) et de l’article 7 de la Charte ainsi que des dispositions essentiellement similaires prévues à l’article 1457 du Code civil et aux articles 1, 4, 10, 10.1 et 16 de la Charte du Québec.

[70] Le critère pour déterminer, au moment d’évaluer s’il faut autoriser une action, si un demandeur a divulgué une cause d’action valable est peu exigeant. L’autorisation ne sera refusée que s’il est « évident et manifeste » qu’il n’y a lieu à aucune réclamation. Dans la décision Sylvain, la Cour a expliqué, au paragraphe 26, qu’il n’y a pas de cause d’action valable dans les cas où, « même si les faits allégués dans la déclaration sont vrais, la cause n’a aucune chance de succès » (voir aussi : Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959 aux para 32‐33). Il s’agit du même critère que celui qui est utilisé pour les requêtes en radiation des actes de procédure : Le Corre c Canada (Ministère du Développement des ressources humaines), 2004 CF 155 au para 23, conf par 2005 CAF 127 [Le Corre].

[71] La Cour n’évalue pas le fond de l’affaire à l’étape de l’autorisation. Elle suppose plutôt que les faits invoqués dans la déclaration du demandeur sont véridiques ou peuvent être prouvés et, pour cette raison, elle évalue s’ils appuient une cause d’action valable : Condon c Canada, 2015 CAF 159 au para 13. Fait important, aucun élément de preuve n’est admissible à l’égard de cette question : Greenwood CAF, au para 91.

(a) Négligence systémique

[72] Comme la Cour suprême l’a fait remarquer dans l’arrêt Mustapha c Culligan of Canada Ltd, 2008 CSC 27, au paragraphe 3, « [p]our avoir gain de cause dans une action fondée sur la négligence, le demandeur à une telle action doit établir les éléments suivants : (1) le défendeur avait envers lui une obligation de diligence; (2) par ses agissements, le défendeur a manqué à la norme de diligence; (3) le demandeur a subi des dommages; (4) ces dommages lui ont été causés, en fait et en droit, par le manquement du défendeur ».

[73] Pour être systémique, la « négligence ne [doit pas] se rapport[er] à une victime en particulier, mais aux victimes en tant que groupe » : Rumley c Colombie‐Britannique, 2001 CSC 69 au para 34.

[74] L’article 174 des Règles prévoit qu’une partie doit énoncer les faits substantiels sur lesquels se fonde une conclusion de droit :

Tout acte de procédure contient un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde; il ne comprend pas les moyens de preuve à l’appui de ces faits.

Every pleading shall contain a concise statement of the material facts on which the party relies, but shall not include evidence by which those facts are to be proved.

[75] À l’audience, le défendeur a fait valoir que les seuls faits substantiels invoqués qui se rapportent au demandeur se trouvent au paragraphe 4 de la déclaration, à savoir que le demandeur s’est enrôlé et a servi dans les FAC de 1977 à 1986, qu’il est un Autochtone, qu’il a subi une blessure physique grave, qu’il a également reçu un diagnostic de trouble de santé mentale, qu’il a reçu un traitement tout à fait inadéquat, qu’il a subi des pressions pour accepter une libération pour le motif 3B et que son diagnostic a fait de lui l’objet d’une stigmatisation grave, ce qui l’a amené à être libéré par les FAC.

[76] Le défendeur soutient que ces éléments sont insuffisants pour étayer une conclusion de négligence. Il ajoute que [traduction] « le reste de la déclaration est constitué de conclusions vagues » et que [traduction] « ce qui manque ici, c’est le qui, le quoi, le quand et le où de la négligence ».

[77] Même si j’ai statué que le défendeur ne peut revenir sur son admission selon laquelle l’allégation du demandeur concernant la négligence était suffisante pour qu’il y ait une cause d’action valable, je tiens à préciser que je n’accepte par ailleurs pas ses observations de vive voix. À mon avis, le défendeur n’a pas lu la déclaration de façon globale et ne fait pas la distinction entre les faits substantiels et les éléments de preuve qui prouveront les faits substantiels. Il convient de répéter que les éléments de preuve sont inadmissibles à l’égard de cette question; les faits substantiels doivent être considérés comme véridiques sauf s’ils « ne peuvent manifestement pas être prouvés » : Société des loteries de l’Atlantique c Babstock, 2020 CSC 19 au para 87.

[78] Le défendeur a raison de dire que les faits substantiels, même s’ils sont présumés véridiques, doivent tout de même être allégués à l’appui de chaque cause d’action, mais il ne m’a pas démontré que le demandeur n’a pas satisfait à ce critère. En effet, le demandeur énonce chacun des éléments requis à l’égard de la négligence. Il allègue que le défendeur a une obligation de diligence envers les membres des FAC, décrite comme exigeant que les dirigeants des FAC prennent des mesures raisonnables dans le fonctionnement et la gestion des FAC pour offrir un milieu de travail exempt d’intimidation, de harcèlement et de discrimination à l’endroit des membres qui ont des troubles de santé mentale. Il soutient en outre que le défendeur a manqué à l’obligation de diligence, notamment en permettant ou en encourageant la maltraitance systématique des membres souffrant d’un trouble de santé mentale. Enfin, le demandeur fait valoir que d’autres membres du groupe et lui ont subi des préjudices particuliers en raison de ces manquements.

[79] Je conclus que les faits substantiels énoncés étayent une cause d’action valable à l’égard de l’allégation de négligence systémique. Le demandeur ne s’est pas contenté de formuler de [traduction] « simples affirmations », mais a énoncé des faits substantiels précis à l’appui de l’allégation de négligence systémique. Il y a en effet lieu de croire, au vu des faits, que le défendeur a une obligation de diligence envers les membres du groupe, qu’il a manqué à cette obligation, que les membres du groupe ont subi des préjudices et que les préjudices qu’ils ont subis ont été causés, en fait et en droit, par le manquement du défendeur.

[80] Contrairement à l’affirmation du défendeur, la présente espèce ne s’apparente pas à l’affaire K.O. SC, où la cour a conclu que la demanderesse n’avait pas énoncé des faits substantiels suffisants pour établir une cause d’action valable. Les actes de procédure dans l’affaire K.O. SC se concentraient sur l’allégation selon laquelle le gouvernement n’avait pas adopté des mesures adéquates pour réduire ou éliminer la stigmatisation liée à la santé mentale. La demanderesse affirmait qu’il s’agissait d’une obligation légale du gouvernement, ce qui établissait une norme de diligence. La cour a rejeté cet argument.

[81] En l’espèce, bien que les allégations aient trait à la stigmatisation liée à la santé mentale, le demandeur n’invoque pas le préjudice causé par la stigmatisation liée à la santé mentale en soi. Les allégations sont plutôt axées sur l’intimidation, les mauvais traitements et le harcèlement auxquels le demandeur et les membres du groupe ont été confrontés ou auxquels ils font face en raison de la culture de stigmatisation de la santé mentale présente au sein des FAC. La situation s’apparente à celle de l’affaire Greenwood CF, dans laquelle la Cour décrit la réclamation comme suit au paragraphe 5 :

Les demandeurs allèguent avoir fait l’objet d’intimidation et de harcèlement systémiques qui ont été encouragés et tolérés par la direction de la GRC. Ils affirment que ces comportements ont été rendus possibles par des obstacles légaux et institutionnels, ainsi que par ce qu’ils décrivent comme la [traduction] « structure paramilitaire » de la GRC. Ils allèguent que les voies de recours internes sont inefficaces, car elles dépendent de la [traduction] « chaîne de commandement » qui est composé[e] des personnes responsables des comportements offensants ou de celles qui ont pris des mesures pour protéger d’autres personnes, entretenant ainsi l’intimidation et le harcèlement. Selon les demandeurs, cette situation a créé un environnement de travail toxique et caractérisé par des abus de pouvoir.

[82] La Cour est convaincue que la déclaration fait état des faits substantiels nécessaires pour conclure qu’une cause d’action valable dans un cas de négligence systémique est avancée. Ainsi, la réclamation que le plaignant fait valoir en vertu de l’article similaire du Code civil, soit l’article 1457, peut également être autorisé.

[83] Le demandeur n’a besoin que de présenter qu’une seule cause d’action valable pour que le recours soit autorisé, mais, par souci d’exhaustivité, j’évaluerai les autres causes d’action invoquées.

(b) Manquement à une obligation fiduciaire

[84] Le demandeur affirme que les actes et les omissions des FAC constituaient un manquement à son obligation fiduciaire envers les membres du recours collectif envisagé de veiller à leurs intérêts supérieurs et de protéger ceux‐ci. Selon le demandeur, une obligation fiduciaire découle de la relation entre les FAC et leurs membres fondée sur la confiance et la dépendance.

[85] Le défendeur soutient quant à lui qu’il n’avait pas d’obligation fiduciaire envers les membres du recours collectif envisagé et fait remarquer que le critère auquel il faut satisfaire pour conclure que le ministère a une obligation fiduciaire envers une personne ou un groupe en raison de son obligation générale d’agir dans l’intérêt public est exigeant.

[86] Dans l’arrêt Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24 [Elder Advocates], la Cour suprême a conclu, au paragraphe 27, que pour que soit accueillie une action en manquement à l’obligation fiduciaire, le demandeur doit satisfaire aux éléments suivants : a) le fiduciaire peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire; b) le fiduciaire peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire; c) le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du fiduciaire qui détient le pouvoir discrétionnaire.

[87] Au paragraphe 44 de l’arrêt Elder Advocates, il a été reconnu que les tribunaux ont été réticents à conclure à une obligation fiduciaire de la Couronne et qu’il faut généralement que cette dernière s’engage explicitement à faire passer les intérêts des membres du recours collectif envisagé avant ceux du grand public :

Obliger un fiduciaire à faire passer les intérêts du bénéficiaire avant les siens est donc essentiel à la relation. Imposer un tel fardeau à l’État va naturellement à l’encontre de son obligation d’agir au mieux des intérêts de la société dans son ensemble et de répartir les ressources limitées entre les groupes opposés dont les demandes d’aide sont tout aussi valables : Sagharian (Litigation Guardian of) c. Ontario (Minister of Education), 2008 ONCA 411, 172 C.R.R. (2d) 105, par. 47‐49. Cela ne se produira que dans de rares circonstances. Vu la responsabilité générale de l’État d’agir dans l’intérêt public, son obligation de loyauté envers une personne ou un groupe en particulier ne sera démontrée que dans de rares cas : voir Harris c Canada, 2001 CFPI 1408, [2002] 2 C.F. 484, par. 178.

[88] Il n’y a rien dans la présente affaire qui donne à penser que les FAC se sont engagées expressément ou implicitement à faire passer l’intérêt supérieur des membres du groupe avant celui du grand public. Rien dans le libellé de la LBEV ou de la LP, ni dans le mandat des FAC ou d’ACC, ne tend à indiquer un engagement implicite de la Couronne à privilégier les intérêts des membres du recours collectif par rapport à tous les autres. Le fait que le demandeur invoque la vulnérabilité des membres du recours collectif n’est pas suffisant pour étayer un engagement implicite.

[89] Pour ces motifs, je conclus que la cause d’action du demandeur pour manquement à l’obligation fiduciaire n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie en l’espèce.

(c) Violation de la Charte, du Code civil et de la Charte du Québec

[90] Le demandeur soutient que les actes et les omissions des FAC ont porté atteinte aux droits garantis par la Charte des membres du recours collectif d’une manière qui n’est pas [traduction] « prescrite par la loi » et qui ne peut être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte. Plus précisément, le demandeur fait valoir que les FAC ont violé l’article 7 et le paragraphe 15(1) de la Charte en privant les membres du groupe de la sécurité de leur personne en augmentant sensiblement le risque qu’ils soient victimes de discrimination, de harcèlement et de mauvais traitements pendant leur service dans les FAC, et que les FAC ont perpétué un désavantage et l’application de stéréotypes et ont refusé aux membres du groupe un traitement et une protection égaux en vertu la loi en raison de leurs troubles de santé mentale.

[91] Le défendeur soutient que les réclamations fondées sur la Charte et les réclamations connexes font double emploi, car elles ont le même fondement factuel que les autres réclamations fondées sur le droit de la responsabilité délictuelle du demandeur, c’est‐à‐dire la discrimination systémique, la stigmatisation, le harcèlement et les mauvais traitements qu’auraient subis les membres du groupe au sein des FAC. Le défendeur renvoie à l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‐Britannique Johnson v British Columbia (Attorney General), 2022 BCCA 82 [Johnson], dans lequel la cour a conclu que les demandes des appelants fondées sur la Charte coïncidaient avec leurs demandes fondées sur la responsabilité délictuelle puisqu’ils n’ont présenté aucune demande fondée sur la responsabilité susceptible d’être rejetée alors que les demandes fondées sur la Charte seraient accueillies.

[92] L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et précise qu’il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[93] Le paragraphe 15(1) de la Charte garantit que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

[94] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, bien que le fondement factuel de ses réclamations fondées sur la Charte et de ses réclamations fondées sur la responsabilité délictuelle soit le même, il s’agit d’allégations différentes et il n’est pas évident et manifeste qu’elles sont concordantes ou qu’elles coïncident. La présente espèce est différente de l’affaire Johnson, où la cour a conclu, au paragraphe 77, que les appelants avançaient des préjudices ou des conséquences identiques à l’égard de réclamations qui coïncidaient et qui avaient été décrites exactement de la même façon. De plus, contrairement à l’affaire Johnson, il est possible en l’espèce que les réclamations du demandeur fondées sur la responsabilité délictuelle ne soient pas accueillies alors que celles fondées sur la Charte le soient, car elles reposent sur des éléments différents. Dans l’arrêt Johnson, la cour cite même une décision de la Cour supérieure de l’Ontario, Reddock v Canada (Attorney General), 2019 ONSC 5053, sur laquelle le demandeur s’appuie, pour démontrer qu’il y a des circonstances où les réclamations fondées sur la Charte et celles fondées sur la responsabilité délictuelle peuvent être autorisées même si elles reposent sur les mêmes faits fondamentaux. C’est le cas lorsque les réclamations reposent sur des théories juridiques distinctes.

[95] Nonobstant l’analyse qui précède, je conclus qu’il est évident et manifeste que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable quant à une violation de l’article 7 de la Charte ou des dispositions apparentées de la Charte du Québec, soit les articles 1 et 4. L’article 7 protège les personnes contre l’atteinte de l’État à leur intégrité physique ou psychologique, y compris contre toute mesure prise par l’État qui cause des souffrances physiques ou de graves souffrances psychologiques : Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 64. Il vise à protéger l’autonomie et la dignité d’une personne, ce qui englobe le contrôle de son intégrité personnelle, à l’abri de l’atteinte de l’État. Les arguments du demandeur à cet égard mettent l’accent sur la violation des intérêts des membres du groupe en matière de sécurité. Il explique que la conduite des dirigeants des FAC, en permettant et en tolérant un environnement qui encourage la discrimination systémique, la stigmatisation, le harcèlement et les mauvais traitements infligés aux membres du groupe, ont augmenté sensiblement le risque qu’ils subissent de tels préjudices. Je ne suis pas convaincu que le demandeur a énoncé les faits substantiels requis pour établir une cause d’action valable à l’égard d’une violation de l’article 7. En particulier, je remarque que l’article 7 n’impose pas d’obligations positives : Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84 aux para 81‐82. Par conséquent, l’absence ou l’insuffisance de politiques visant à protéger les droits garantis par l’article 7 des membres du groupe ne peut servir de fondement à une cause d’action pour une violation de l’article 7.

[96] La déclaration du demandeur a toutefois établi une cause d’action valable sur le fondement du paragraphe 15(1) de la Charte ainsi que des dispositions apparentées du Code et de la Charte du Québec, soit les articles 10, 10.1 et 16. Dans l’arrêt Fraser c Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, la Cour suprême a expliqué au paragraphe 27 qu’il y a violation prima facie du paragraphe 15(1) lorsque la loi contestée ou l’acte de l’État a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage. Le demandeur fait valoir que les membres du groupe se sont vu refuser le droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, sans discrimination fondée sur la déficience mentale, qui est un motif énuméré au paragraphe 15(1). Cela s’est produit en raison [traduction] « d’obstacles intégrés » que les FAC ont placés et de l’incapacité de ces dernières à accommoder les membres du groupe ayant des troubles de santé mentale. Je conclus qu’il n’est ni évident ni manifeste que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable à l’égard d’une violation du paragraphe 15(1) de la Charte ou des dispositions apparentées de la législation québécoise.

[97] Vu ces conclusions, les questions de fait et de droit communes doivent se limiter à celles qui ont trait aux causes d’action de négligence systémique et de violation du paragraphe 15(1) de la Charte qui ont été alléguées et des articles similaires du Code civil et de la Charte du Québec.

(2) Existe‐t‐il un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes?

[98] Le demandeur doit établir « un certain fondement factuel » quant à l’existence d’un groupe identifiable d’au moins deux personnes. Les recours collectifs exigent un groupe identifiable afin d’identifier les personnes qui ont droit à un avis d’autorisation, qui auront éventuellement droit à une réparation et qui sont liées par le jugement : Dutton, au para 38, et Paradis Honey, au para 22. L’identification du groupe doit se faire à l’aide de critères objectifs, ne pas dépendre de l’issue du litige, et avoir un lien rationnel avec les questions communes : Hollick, au para 17.

[99] Le critère à l’étape de l’autorisation est peu exigeant. Bien que le groupe doive être suffisamment étroit, il n’est pas nécessaire que les membres du groupe soient tous dans la même situation : Pro‐Sys, au para 108.

[100] Le demandeur a proposé la définition du groupe suivante dans son mémoire :

[traduction]
Tous les membres actuels ou anciens membres des FAC qui ont été victimes de stigmatisation liée à la maladie mentale pendant leur service dans les FAC, jusqu’à la date à laquelle l’affaire est autorisée comme recours collectif en vertu des Règles des Cours fédérales.

[101] Le défendeur soutient qu’une définition du groupe ne peut être autorisée que si le demandeur a établi un certain fondement factuel permettant de conclure que :[traduction] « (1) le groupe peut être défini par des critères objectifs; (2) le groupe peut être défini sans qu’il soit nécessaire de se référer au fond de l’action; (3) il existe un lien rationnel entre les questions communes et la définition du groupe proposée ».

[102] Le défendeur affirme que la définition du groupe proposée n’est pas fondée sur des critères non objectifs parce que la stigmatisation liée à la maladie mentale n’est pas objective, que la définition fait appel au fond de l’affaire parce qu’elle renvoie aux [traduction] « personnes qui ont subi une stigmatisation liée à la santé mentale, p. ex. celles qui ont subi des dommages », et la définition du groupe est trop large. Le défendeur a également contesté le fait que la définition proposée ne comporte pas de limites temporelles, contrairement à la LRCECA et à la Loi sur les Cours fédérales. Il soutient que la définition du groupe devrait se limiter aux incidents survenus dans les six ans précédant la date de l’autorisation, suivant le délai de prescription fédéral.

[103] Le demandeur a partiellement répondu à ces prétentions en proposant, à l’audience, une description modifiée du groupe :

[traduction]
Tous les membres actuels ou anciens membres des FAC qui ont reçu un diagnostic de trouble de santé mentale et qui affirment avoir été victimes de discrimination non fondée sur le sexe ou la race, d’intimidation, de stigmatisation, de harcèlement ou de mauvais traitements pendant leur service dans les FAC, entre 1953 et la date à laquelle la présente affaire est autorisée comme recours collectif en vertu des Règles des Cours fédérales.

[104] À mon avis, et pour les motifs exposés ci‐après, cette définition révisée du groupe continue d’être trop générale, surtout parce qu’elle ne limite pas la période visée par le recours collectif.

[105] La définition révisée du groupe respecte presque le critère peu exigeant relatif au groupe identifiable, car elle fait appel à des critères objectifs et ne dépend pas de l’issue du litige. En ce qui concerne le renvoi aux membres du groupe qui [traduction] « affirment avoir été victimes de discrimination non fondée sur le sexe ou la race, d’intimidation, de stigmatisation, de harcèlement ou de mauvais traitements pendant leur service dans les FAC », bien que cet élément ait trait au fond du litige, il ne dépend pas de l’issue en tant que telle. Je souscris plutôt aux observations de vive voix du demandeur selon lesquelles la Cour a autorisé des définitions de groupe qui renvoient au fond du litige et qui permettent aux personnes concernées de s’auto‐identifier comme membres du groupe si elles répondent aux critères. Un de ces exemples est l’affaire Heyder c Canada (Procureur général), 2019 CF 1477 aux para 31‐32, où la définition du groupe visait « [t]ous les membres et anciens membres des FAC qui ont vécu de l’[i]nconduite sexuelle ». L’inconduite sexuelle est définie de façon générale, et différentes personnes peuvent avoir des interprétations différentes de la question de savoir si elles en ont été victimes, comme dans l’affaire qui nous occupe. En l’espèce, il y a un fondement factuel sous‐tendant les réclamations des membres du groupe ainsi défini; tous les déposants ont reçu un diagnostic de trouble de santé mentale et affirment avoir subi les préjudices mentionnés dans la définition du groupe.

[106] Toutefois, je conviens avec le défendeur que la période envisagée pour le recours collectif, qui va de 1953 à la date à laquelle la présente affaire est autorisée, est excessive. Dans l’arrêt Greenwood CAF, la Cour d’appel fédérale a infirmé certaines des conclusions de la juge de première instance pour restreindre la période visée par le recours collectif et la composition du groupe. Au paragraphe 133, la Cour d’appel a jugé que la juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante en étendant sa compétence résiduelle à une période pour laquelle aucune preuve n’avait été présentée. Les éléments de preuve dont je dispose ne peuvent pas appuyer un recours collectif visant une période antérieure à 1986, soit la date la plus éloignée à laquelle le demandeur aurait subi les préjudices allégués dans ses actes de procédure (à savoir harcèlement et mauvais traitements). Les rapports portent tous sur une période postérieure à 1986 de plusieurs années, le plus ancien ayant été publié en 2001. Compte tenu de l’absence de preuve concernant les problèmes de harcèlement avant 1986, qu’il s’agisse de la preuve documentaire ou de la preuve directe présentée par MM. Thomas, Poitras et Lewis, je ne peux conclure que les politiques des FAC étaient inefficaces avant 1986. La période visée par le recours collectif doit donc être modifiée pour commencer en 1986. Cette période règle également les questions soulevées par les causes d’action autorisées pour violation de la Charte. La Charte est entrée en vigueur le 17 avril 1982, et l’article 15 n’est entré en vigueur que le 17 avril 1985. Une période commençant en 1986 permet de s’assurer qu’il n’y a pas de membres du groupe ayant des réclamations découlant de faits antérieurs à la Charte.

(3) Les allégations soulèvent‐elles des points de droit ou de fait communs?

[107] Selon l’alinéa 334.16(1)c) des Règles, le demandeur est tenu de démontrer que les réclamations des membres du groupe soulèvent des points communs. Un point est commun s’il s’agit d’un « élément important » des réclamations de chaque membre du groupe. Cette exigence favorise l’économie des ressources judiciaires, qui est un objectif des recours collectifs, en évitant la répétition de l’appréciation des faits ou de l’analyse juridique : Rumley, au para 29.

[108] Le demandeur soutient que les causes d’action en l’espèce soulèvent les points de fait ou de droit communs suivants :

[traduction]
i. Dans quelle mesure la stigmatisation liée à la maladie mentale existe‐t‐elle au sein des FAC?

ii. La stigmatisation liée à la maladie mentale découle‐t‐elle d’une culture omniprésente ou dominante au sein des FAC?

iii. Les dirigeants des FAC étaient‐ils au courant, ou auraient‐ils dû être au courant, de la stigmatisation liée à la maladie mentale? Dans l’affirmative, quand l’ont-ils été ou auraient-ils dû l’être?

iv. La stigmatisation liée à la maladie mentale cause‐t‐elle un préjudice? Dans l’affirmative, y a‐t‐il des facteurs ou des indices qui tendent à démontrer que cette stigmatisation existe à un niveau systémique?

v. Quelles mesures, le cas échéant, les FAC ont‐elles prises pour éliminer ou atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale? Ces mesures ont‐elles été efficaces? À titre d’exemple :

1. Quelles directives, formations, processus, mécanismes, systèmes ou procédures les FAC avaient‐elles mis en place pour éliminer ou atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale?

2. Quels mécanismes de protection, de surveillance, de signalement, de contrôle, d’assurance de la qualité ou de supervision les FAC avaient‐elles mis en place pour éliminer ou atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale?

3. Les mesures prises ou les systèmes mis en œuvre par les FAC concernant la stigmatisation liée à la maladie mentale étaient‐ils conformes à l’objectif de protéger les membres du groupe contre les préjudices et suffisants pour atteindre cet objectif? Si la réponse est négative, dans quelle mesure et pour quelles raisons ces mesures n’étaient pas conformes à cet objectif et suffisantes pour l’atteindre?

vi. Les actes ou omissions des FAC concernant la stigmatisation liée à la maladie mentale violent‐ils :

1. les droits des membres du groupe que leur garantit l’article 7 de la Charte en les privant du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de leur personne d’une manière contraire aux principes de justice fondamentale?

2. les droits des membres du groupe que leur reconnaît l’article 15 de la Charte en faisant preuve à leur endroit de discrimination fondée sur une incapacité mentale?

3. une obligation de diligence de la common law envers les membres du groupe?

4. une obligation fiduciaire envers les membres du groupe?

5. des obligations légales envers les membres du groupe?

vii. Les FAC ont‐elles eu un comportement délibéré, insouciant ou de mauvaise foi à l’égard de la stigmatisation liée à la maladie mentale, de sorte que des dommages‐intérêts globaux ou punitifs sont justifiés? Dans l’affirmative,

1. Ces dommages‐intérêts peuvent‐ils être évalués de manière globale, et à combien s’élèvent‐ils?

2. De quelle façon les dommages‐intérêts doivent‐ils répartis entre les membres du groupe?

viii. Si les membres du groupe ont droit à des dommages‐intérêts autres que des dommages‐intérêts globaux ou punitifs ou en sus de ces derniers, les dommages‐intérêts en question ou une partie de ceux‐ci peuvent‐ils être établis de manière globale? Dans l’affirmative, à combien s’élèvent‐ils, et de quelle façon seront‐ils répartis entre les membres du groupe?

ix. Quelles procédures devraient s’appliquer pour trancher les questions individuelles qui restent une fois les questions communes tranchées?

[109] Le défendeur fait valoir que la présentation de réclamations individuelles constitue un meilleur mécanisme pour régler les réclamations des membres du groupe. Il déclare que les actes de procédure ne révèlent pas de questions de fait ou de droit communes.

[110] Je suis d’avis que les actes de procédure révèlent un certain fondement factuel permettant de conclure à l’existence de questions de fait et de droit communes. Dans l’arrêt Pro‐Sys, au para 108, la Cour suprême a énoncé à nouveau le critère comme suit :

(1) Il faut aborder le sujet de la communauté en fonction de l’objet.

(2) Une question n’est « commune » que lorsque son règlement est nécessaire au règlement des demandes de chacun des membres du groupe.

(3) Il n’est pas essentiel que les membres du groupe soient tous dans la même situation par rapport à la partie adverse.

(4) Il n’est pas nécessaire que les questions communes l’emportent sur les questions non communes. Les demandes des membres du groupe doivent toutefois partager un élément commun important afin de justifier le recours collectif. Le tribunal évalue l’importance des questions communes par rapport aux questions individuelles.

(5) Le succès d’un membre du groupe emporte nécessairement celui de tous. Tous les membres du groupe doivent profiter du dénouement favorable de l’action, mais pas nécessairement dans la même proportion.

[111] Il n’est pas nécessaire que la réponse soit identique pour tous les membres du groupe, pourvu que la réponse à la question ne crée pas de conflits d’intérêts entre les membres du groupe : Vivendi Canada Inc. c Dell’Aniello, 2014 CSC 1 au para 46 [Dell’Aniello]. Le critère auquel il faut satisfaire relativement aux questions communes est particulièrement peu exigeant : Dell’Aniello, au para 72.

[112] Le demandeur a satisfait à ce critère peu élevé. La question de la responsabilité du défendeur est commune à tous les membres du groupe étant donné que les membres du groupe sont des membres actuels ou des anciens membres des FAC qui sont ou ont été assujettis aux politiques des FAC. Le règlement de la plupart des questions communes est nécessaire au règlement de la réclamation de chaque membre du groupe, et chacun d’entre eux bénéficiera du succès de l’action, mais on doit éviter la répétition de l’appréciation des faits et de l’analyse juridique.

(4) Le recours collectif est‐il le meilleur moyen de régler le litige?

[113] Le demandeur doit démontrer à la Cour que le recours collectif est le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs. Ce principe repose sur trois assises qui justifient l’existence des recours collectifs : (1) l’économie des ressources judiciaires, (2) l’accès à la justice et (3) la modification des comportements : voir Hollick, au para 15; Rae c Canada (Revenu national), 2015 CF 707 au para 62. Les demandeurs ne sont pas tenus de prouver que le recours collectif permettra de réaliser tous ces objectifs, mais de prouver qu’il est préférable aux autres voies de recours : AIC Limitée c Fischer, 2013 CSC 69 au para 23 [Fischer].

[114] Le paragraphe 334.16(2) des Règles présente une liste non exhaustive des facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer si le recours collectif est le meilleur moyen :

a) la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

(a) the questions of law or fact common to the class members predominate over any questions affecting only individual members;

b) la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

(b) a significant number of the members of the class have a valid interest in individually controlling the prosecution of separate proceedings;

c) le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

(c) the class proceeding would involve claims that are or have been the subject of any other proceeding;

d) l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

(d) other means of resolving the claims are less practical or less efficient; and

e) les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

(e) the administration of the class proceeding would create greater difficulties than those likely to be experienced if relief were sought by other means.

[115] Dans l’arrêt Fischer, la Cour suprême a énoncé des principes à cet égard, qui sont résumés par notre Cour dans la décision Paradis Honey, au para 96 :

1) Le point de départ est la disposition législative applicable. Le critère du meilleur moyen est assez large pour englober tous les moyens raisonnables offerts pour régler les demandes des membres du groupe, notamment les voies de droit autres que les poursuites judiciaires.

2) La cour doit considérer les questions communes dans le contexte général de l’action et, dans la comparaison du recours collectif avec d’autres voies de droit possibles, il importe de recourir à une analyse pratique tenant compte des coûts et des avantages et de prendre en considération l’incidence d’un recours collectif sur les membres du groupe, les défendeurs et le tribunal.

3) L’analyse relative au meilleur moyen s’effectue à la lumière des trois principaux objectifs du recours collectif. Les trois principes objectifs du recours collectif sont les suivants : 1) l’économie des ressources, 2) la modification des comportements et 3) l’accès à la justice. Il s’agit d’un exercice comparatif et la question à laquelle il faut ultimement répondre est celle de savoir s’il existe des moyens préférables de régler les demandes, non pas si le recours collectif projeté réalisera pleinement ces objectifs.

[116] En l’espèce, le demandeur affirme que le recours collectif est préférable parce que les questions communes prédominent sur les questions individuelles, étant donné que pour chaque réclamation, il faut répondre à la question de savoir si les FAC auraient dû adopter une approche systémique différente pour lutter contre la stigmatisation liée à la santé mentale et si elles ont manqué à leur devoir de diligence. Selon le demandeur, les mécanismes internes des FAC sont inadéquats pour répondre à ces questions.

[117] Le demandeur fait également valoir qu’il y a des obstacles à l’accès à la justice lorsqu’il s’agit de présenter des demandes individuelles, citant ce que ses déposants et lui‐même ont déclaré, à savoir que les processus internes des FAC ont jusqu’à présent eu des conséquences néfastes pour eux.

[118] Le défendeur soutient que les questions communes ne peuvent pas prédominer, car les questions de stigmatisation liée à la santé mentale et les préjudices connexes nécessitent obligatoirement des enquêtes individuelles. Selon lui, la Cour ne peut évaluer le caractère adéquat de la politique contre la stigmatisation en général. Le défendeur est plutôt d’avis que ses processus internes peuvent mieux traiter les réclamations en les examinant au cas par cas. Il affirme que, même si des questions communes pourraient être tranchées, des procès individuels devraient nécessairement suivre, ce qui constituerait une mauvaise utilisation des ressources judiciaires.

[119] Le défendeur soutient en outre qu’un recours collectif n’est pas le meilleur moyen de régler les réclamations parce que les processus internes des FAC et les plaintes individuelles déposées devant la Commission canadienne des droits de la personne présentent d’autres voies de recours beaucoup plus appropriées.

[120] Les tribunaux ont conclu que le recours collectif est la meilleure procédure pour traiter des réclamations qui sont présentées contre des institutions et qui sont axées sur des torts systémiques : voir Seed v Ontario, 2012 ONSC 2681 au para 149. Puisque la cause d’action avancée est la négligence systémique, les questions de fait et de droit communes prédomineront. Pour reprendre les termes de la décision Greenwood CF, au paragraphe 73, la question de savoir si les FAC auraient dû réagir différemment pour lutter contre la stigmatisation liée à la santé mentale est « de nature générale et elle rassemble tous les membres du groupe, car ils ont tous été assujettis à la politique défaillante ». Même s’il existe des questions individuelles, l’importance relative de la question commune de la réclamation prédomine.

[121] La vulnérabilité du demandeur et des membres du groupe milite également en faveur du recours collectif, car un nombre important de membres du groupe auraient probablement intérêt à poursuivre leurs réclamations collectivement. Dans la décision Paradis Honey, le juge Manson écrit au paragraphe 117qu’il n’était pas certain que chacun des membres du groupe pourrait effectivement intenter une action individuelle, si l’action ne procédait pas en tant que recours collectif. De la même façon, les membres du groupe dans la présente affaire auraient probablement de la difficulté à intenter des actions individuelles compte tenu du coût de telles actions et de la crainte de représailles que certains pourraient avoir, surtout si les membres du groupe sont actuellement employés par les FAC.

[122] Les réclamations dans la présente affaire ne font l’objet d’aucune autre procédure. Il s’agit du seul recours collectif au Canada pour discrimination fondée sur la santé mentale au sein des FAC. Le facteur énoncé à l’alinéa 334.16(2)c) des Règles est donc présent et milite en faveur du recours collectif.

[123] Comme nous l’avons vu au sujet de la question de la compétence, les autres moyens proposés par le défendeur pour traiter les réclamations (à savoir les recours législatifs et les processus internes au sein des FAC) sont moins efficaces que le recours collectif proposé. L’accès à l’indemnisation est limité aux personnes ayant une invalidité antérieure liée au service; il n’y a pas de recours pour les personnes qui ont eu un trouble de santé mentale antérieur au service ou non lié au service qui a été aggravé par la stigmatisation liée à la santé mentale infligée par les FAC. Quoi qu’il en soit, la plupart des éléments de preuve présentés par le demandeur, et concédés par le défendeur, font état de l’existence d’un énorme arriéré de plaintes dans le processus interne. Compte tenu du grand nombre potentiel de membres du groupe, il est peu probable que les mécanismes internes, même s’ils sont adéquats à d’autres égards, constitueraient un mécanisme efficace pour traiter les réclamations.

[124] Le défendeur a peut-être raison de dire que des procès individuels pourraient néanmoins devoir avoir lieu, mais cela n’exclut pas que le recours collectif est à certains égards une procédure préférable pour répondre aux questions communes posées par le demandeur. Il faudrait répondre à la question de la responsabilité du défendeur dans le cadre de chaque action individuelle et il est plus approprié d’y répondre dans le cadre d’un recours collectif que de chaque procès individuel.

(5) Le demandeur est‐il un représentant demandeur approprié?

[125] Enfin, la Cour doit examiner la question de savoir si le demandeur est un représentant approprié pour le groupe. Selon l’alinéa 334.16(1)e) des Règles, un représentant demandeur approprié en est un qui (1) représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe; (2) a élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe et tenir les membres du groupe informés de son déroulement; (3) n’a pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs; (4) communique un sommaire des conventions relatives aux honoraires et débours qui sont intervenues entre lui et l’avocat inscrit au dossier.

[126] Quand le tribunal évalue si le représentant proposé est adéquat, « il peut tenir compte de sa motivation, de la compétence de son avocat et de sa capacité d’assumer les frais qu’il peut avoir à engager personnellement (par opposition à son avocat ou aux membres du groupe en général) » : Dutton, au para 41. La Cour suprême a également souligné que le représentant proposé n’a pas besoin d’être le meilleur représentant possible, mais que le tribunal devrait être convaincu qu’il défendra avec vigueur et compétence les intérêts du groupe.

[127] M. Thomas fait valoir qu’il est un demandeur approprié au sens du paragraphe 334.16(1) des Règles parce qu’il était un membre des FAC qui souffrait d’un trouble de santé mentale et qui a été victime, pendant qu’il était membre, d’une stigmatisation liée à la santé mentale qui a aggravé son trouble de santé mentale. Rien n’indique qu’il soit en conflit d’intérêts avec les autres membres du recours collectif envisagé et il a produit un plan de déroulement de l’instance.

[128] Le défendeur soutient quant à lui que M. Thomas n’est pas un représentant demandeur approprié parce que ses allégations de stigmatisation liée à la santé mentale ont été formulées après sa libération et qu’il ne pourrait donc pas être considéré comme un membre du recours collectif. Le défendeur prétend également que le plan de déroulement de l’instance du demandeur est inadéquat.

[129] Je suis d’avis que M. Thomas est un représentant demandeur approprié pour le recours collectif envisagé. Son expérience de la stigmatisation liée à la santé mentale a eu lieu avant sa libération des FAC, et il peut donc représenter adéquatement les intérêts du groupe. Rien n’indique qu’il ait un intérêt inconciliable avec ceux des autres membres du recours collectif, intérêt qui serait en conflit avec les intérêts de ces derniers.

[130] Le plan de déroulement de l’instance produit par le demandeur est raisonnable et pratique. À ce stade‐ci, le but n’est pas de fournir un plan concret présentant tous les éléments de procédure en détail, mais plutôt d’aider le juge des requêtes à décider si les objectifs de l’autorisation seront atteints : Buffalo c Nation Crie de Samson, 2008 CF 1308 au para 152; Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 au para 103. Le demandeur a satisfait à cette exigence.

IV. Conclusion

[131] La Cour a compétence pour instruire la requête. Les mécanismes d’ACC ne constituent pas des voies de recours adéquates au regard de la réparation sollicitée dans le cadre de la présente instance.

[132] La Cour peut autoriser le recours collectif relativement aux allégations de négligence et de violation du paragraphe 15(1) de la Charte et des dispositions apparentées du Code civil et de la Charte du Québec. Le demandeur a présenté à la satisfaction de la Cour les éléments requis énoncés à l’article 334.16 des Règles. Il a démontré les éléments requis relatifs à la négligence, que le défendeur reconnaît, et a fourni un fondement factuel suffisant pour établir qu’il existe un groupe identifiable et des questions communes, que le recours collectif est le meilleur moyen de régler ces questions et qu’il est un représentant demandeur approprié.

[133] Conformément à l’article 334.39 des Règles, aucuns dépens ne seront adjugés.

[134] Le demandeur pourra, s’il le souhaite, déposer une déclaration modifiée reflétant les conclusions tirées en l’espèce.

 


ORDONNANCE dans l’affaire T‐791‐21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en autorisation de l’instance comme recours collectif est accueillie.

  2. Le groupe est défini comme suit :

Tous les membres actuels ou anciens membres des FAC qui ont reçu un diagnostic de trouble de santé mentale et qui affirment avoir été victimes de discrimination non fondée sur le sexe ou la race, d’intimidation, de stigmatisation, de harcèlement ou de mauvais traitements pendant leur service dans les FAC entre 1986 et la date à laquelle la présente instance est autorisée comme recours collectif en vertu des Règles des Cours fédérales.

  1. Dan Thomas est nommé représentant demandeur.

  2. La réclamation faite au nom du groupe vise la négligence systémique de la part des FAC qui ont manqué à leur obligation de diligence envers les membres des FAC (1) en n’offrant pas de services, d’aide et d’indemnisation à ceux qui ont souffert de troubles de la santé mentale en raison de leur service et (2) en permettant ou en encourageant la maltraitance systématique des membres souffrant d’un trouble de santé mentale, ce qui a entraîné des préjudices pour le groupe. La réclamation connexe présentée au titre de l’article 1457 du Code civil est également certifiée.

  3. L’autre réclamation faite au nom du groupe vise une violation du paragraphe 15(1) de la Charte, ainsi que des dispositions apparentées de la Charte du Québec, soit les articles 10, 10.1 et 16, par les FAC en raison de leur incapacité à accommoder les membres du groupe ayant des troubles de santé mentale et des « obstacles » qu’elles placent qui touchent de façon disproportionnée ces membres à cause d’une incapacité mentale.

  4. La réparation demandée par le groupe est l’obtention de dommages‐intérêts, y compris de dommages‐intérêts punitifs, en vertu de la common law.

  5. Les questions de fait et de droit communes sont les suivantes :

  1. Dans quelle mesure la stigmatisation liée à la maladie mentale existe‐t‐elle au sein des FAC?

  2. La stigmatisation liée à la maladie mentale découle‐t‐elle d’une culture omniprésente ou dominante au sein des FAC?

  3. Les dirigeants des FAC étaient‐ils au courant, ou auraient‐ils dû être au courant, de la stigmatisation liée à la maladie mentale? Dans l’affirmative, quand l’ont‐ils été ou auraient‐ils dû l’être?

  4. La stigmatisation liée à la maladie mentale cause‐t‐elle un préjudice? Dans l’affirmative, y a‐t‐il des facteurs ou des indices qui tendent à démontrer que cette stigmatisation existe à un niveau systémique?

  5. Quelles mesures, le cas échéant, les FAC ont‐elles prises pour éliminer ou atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale? Ces mesures ont‐elles été efficaces? À titre d’exemple :

    1. Quelles directives, formations, processus, mécanismes, systèmes ou procédures les FAC avaient‐elles mis en place pour éliminer ou atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale?

    2. Quels mécanismes de protection, de surveillance, de signalement, de contrôle, d’assurance de la qualité ou de supervision les FAC avaient‐elles mis en place pour éliminer ou atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale?

    3. Les mesures prises ou les systèmes mis en œuvre par les FAC concernant la stigmatisation liée à la maladie mentale étaient‐ils conformes à l’objectif de protéger les membres du groupe contre les préjudices, et suffisants pour atteindre cet objectif? Si la réponse est négative, dans quelle mesure et pour quelles raisons ces mesures n’étaient pas conformes à cet objectif et suffisantes pour l’atteindre?

  6. Les actes ou les omissions des FAC concernant la stigmatisation liée à la maladie mentale ont‐ils contrevenu à une obligation de diligence de la common law ou à une obligation légale envers les membres du recours collectif, ou encore violé les droits des membres du groupe que leur reconnaît l’article 15 de la Charte en raison d’une discrimination à leur endroit fondée sur une incapacité mentale?

  7. Les FAC ont‐elles eu un comportement délibéré, insouciant ou de mauvaise foi à l’égard de la stigmatisation liée à la maladie mentale, de sorte que des dommages‐intérêts globaux ou punitifs sont justifiés? Dans l’affirmative,

    1. Ces dommages‐intérêts peuvent‐ils être évalués de manière globale, et à combien s’élèvent‐ils?

    2. De quelle façon les dommages‐intérêts doivent‐ils répartis entre les membres du groupe?

  8. Si les membres du groupe ont droit à des dommages‐intérêts autres que des dommages‐intérêts globaux ou punitifs ou en sus de ces derniers, ces dommages‐intérêts ou une partie de ceux‐ci peuvent‐ils être établis de manière globale? Dans l’affirmative, à combien s’élèvent‐ils, et de quelle façon seront‐ils répartis entre les membres du groupe?

  9. Quelles procédures devraient s’appliquer pour trancher les questions individuelles qui restent une fois les questions communes tranchées?

  1. Le plan de déroulement de l’instance, y compris l’avis d’autorisation et le projet de distribution, est approuvé. Ces documents doivent être fournis dans les deux langues officielles.

  2. Aucun autre recours collectif ne peut être intenté relativement aux questions examinées dans la présente action sans l’autorisation de la Cour.

  3. En application du paragraphe 334.39(1) des Règles des Cours fédérales, aucuns dépens ne sont adjugés.

« Russel W. Zinn »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐791‐21.

 

INTITULÉ :

DAN THOMAS c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‐Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 18 AU 21 SEPTEMBRE 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :


le 9 mai 2024

 

COMPARUTIONS :

Rajinder Sahota

Patrick Dudding

Michaela Merryfield

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kathryn Hucal

Jacob Pollice

Sonia Singh

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Acheson Sweeney Foley Sahota LLP

Avocats

Victoria (Colombie‐Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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