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Date : 20051216

Dossier : T-1846-05

Référence : 2005 CF 1703

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

SIMON AWASHISH et

CHANTAL AWASHISH et HUBERT CLARY

demandeurs

et

CONSEIL DE BANDE DES ATIKAMEKW D'OPITCIWAN

et JEAN-PIERRE MATAWAW et MARTIN AWASHISH et

MARIA CHACHAI et RÉGINA CHACHAI et

PAUL AWASHISH et FERNAND DENIS-DAMÉE et

BONIFACE AWASHISH

défendeurs

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

mise-en-cause

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit d'une requête pour l'émission d'une ordonnance d'injonction interlocutoire, en vertu de l'article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 et de la règle 359 et suivantes des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106.

[2]                 Le requérant Simon Awashish avait été élu chef du Conseil de Bande des Atikamekw d'Opitciwan (le « Conseil de Bande » ) le 13 février 2003. Cependant, lors des élections du 18 et 19 juillet 2005, auxquelles ce dernier se présentait toujours comme candidat, les intimés furent élus : Jean-Pierre Matawaw, comme chef, Martin Awashish, comme vice-chef, ainsi que Maria Chachai, Régina Chachai, Paul Awashish, Fernand-Denis Damée et Boniface Awashish, ces derniers, à titre de conseillers.

[3]                 Suite à cette élection, cinq plaintes furent déposées devant le comité d'appel, en vertu du Code électoral du Conseil de Bande. Le 15 septembre 2005, le comité d'appel annulait les élections du 18 et 19 juillet 2005. Il ordonnait la tenue de nouvelles élections au plus tard le 30 novembre 2005 et entre-temps il prononçait le statu quo en réintégrant les anciens membres du Conseil de Bande.

[4]                 Suite à cette décision, le comité d'élection du Conseil de Bande a tenu une assemblée générale le 21 septembre 2005, au cours de laquelle celle-ci rejetait la décision du comité d'appel et déclarait les élections du 18 et 19 juillet 2005 valides.

[5]                 Les intimés soulèvent d'abord la question de la compétence de la Cour. Ceux-ci prétendent que la demande de contrôle judiciaire concerne la décision du 21 septembre 2005 de l'assemblée des membres de la Bande et non celle du Conseil de Bande. En effet, la décision du 21 septembre 2005 a été prise par l'assemblée des membres de la Bande. Les articles 74 et suivants de la Loi sur les indiens, L.R. 1985, ch. I-5, relatifs aux élections du Chef et du Conseil de Bande ne s'appliquent pas à la Bande des Atikamekw d'Opitciwan. Le Conseil de Bande est choisi conformément à la coutume de la Bande. L'assemblée du 21 septembre 2005 a agi selon ses pouvoirs inhérents conformément à la coutume. Lorsqu'elle agit selon la coutume, l'assemblée est souveraine; elle n'est pas un « office fédéral » au sens de l'article 2 de la Loi sur les Cours fédérales.

[6]                 Je n'accepte pas cet argument. L'assemblée générale a été convoquée par le comité d'élection du Conseil de Bande, lequel a été nommé en vertu de l'alinéa 16.2 du Code électoral. Contrairement aux prétentions des intimés, il existe une forte preuve démontrant que le code électoral représente la coutume de la Bande.

[7]                 La coutume pertinente lorsqu'il s'agit de choisir le Conseil de Bande dans les cas qui ne sont pas régis par l'article 74 de la Loi sur les Indiens, ibid., doit « inclure, des pratiques touchant le choix d'un conseil qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l'objet d'un large consensus » : Bigstone c. Big Eagle (1992), 52 F.T.R. 109; Bone c. Bande indienne no 290 de Sioux Valley (1996), 107 F.T.R. 133. En l'espèce, le Code électoral a été valablement adopté par résolution suite à des consultations auprès de la communauté le 31 mai 2005.

[8]                 Je rappelle également qu'il a été décidé dans Sparvier c. Bande indienne Cowesses, [1993] 3 C.F. 142 (1ère inst.) qu'un conseil de bande indienne élu conformément à la coutume relève de la compétence de la Cour fédérale au même titre qu'une élection en vertu de la Loi sur les indiens, supra. Ainsi la Cour fédérale a compétence pour juger de la présente affaire.

[9]                 Quant au bien fondé de la présente requête, il est bien reconnu que le critère à appliquer lorsqu'il s'agit de déterminer si une injonction doit être accordée est le critère à trois volets énoncé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311. Les requérants doivent démontrer : (1) qu'il y a une question sérieuse à juger; (2) qu'un préjudice irréparable sera causé si l'injonction n'est pas accordée; et (3) que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur. Il s'agit d'un critère conjonctif, c'est-à-dire que les requérants doivent satisfaire aux trois aspects du critère pour que la réparation soit accordée.

[10]            Je suis satisfaite qu'il existe une forte preuve prima facie de l'illégalité de la décision du 21 septembre 2005. Bien que l'alinéa 19.12 du Code électoral prévoie que la décision du comité d'appel est finale, le comité d'élection a tout de même convoqué une assemblée générale, qui a renversé la décision du comité d'appel, contrairement à la procédure prévue au Code électoral. Comme je l'indiquais dans Gabriel c. Conseil des Mohawks de Kanesatake, [2002] A.C.F. no 635 (1ère inst.), au paragraphe 21 « [...] Une procédure électorale qui ne respecte pas le code ne semble pas représenter la pratique généralement reconnue et ne devrait pas être considérée comme représentant la coutume de la bande » .

[11]            Quant au préjudice irréparable, dans l'affaire Gabriel c. Conseil des Mohawks de Kanesatake, ibid., j'ai considéré que le prestige que procure le poste de chef ne pouvait être indemnisé par des dommages-intérêts et, de ce fait, la perte de ce poste constituait un préjudice irréparable :

¶ 26       [...] La jurisprudence montre clairement que la charge de chef est une charge politique et que le droit concernant le congédiement injuste ne prévoit pas de recours lorsqu'une personne est privée de la charge à laquelle elle a été élue. Mon collègue, le juge MacKay, a reconnu la chose dans la décision Frank c. Bottle et autres (1993), 65 F.T.R. 89, paragraphes 27 et 28; voici les remarques qu'il a faites :

[TRADUCTION]

À mon avis, le droit concernant le congédiement injuste et l'octroi de dommages-intérêts y afférents vise les relations employeur-employé et ne prévoit pas de recours lorsqu'une personne est privée de la charge à laquelle elle a été élue. Le chef n'est pas l'employé du conseil et, à mon avis, il ne peut pas non plus être considéré comme un employé de la tribu. La charge de chef est une charge politique, comblée au moyen d'élections valides, comportant des responsabilités qui l'emportent sur toute idée que la personne en cause est l'employé de la tribu, comme c'est le cas pour la charge de conseiller.

[...] Sans trancher les questions dont la Cour n'est pas saisie, le demandeur ne pourrait pas, à mon avis, réclamer de dommages-intérêts pour congédiement injuste et, en réalité il ne pourrait probablement pas présenter de demande pécuniaire fondée sur la perte de sa réputation.

Voir aussi Jock c. Canada, [1991] 2 C.F. 355, para. 51 (1ère inst.) où le juge Teitelbaum a expliqué qu'en leur qualité d'élus, le grand chef et les chefs ne sont pas des adjoints ou des préposés et qu'ils ne sont donc pas nommés à titre amovible.

¶ 27       Par conséquent, si je n'accordais pas d'injonction et si la demande de contrôle judiciaire était subséquemment accueillie, le demandeur n'aurait pas droit à la réparation dont peut normalement se prévaloir l'employé qui a été congédié. À mon avis, cela constitue un préjudice irréparable.

¶ 28       En outre, le poste de grand chef est un poste prestigieux. Comme l'a dit le juge MacKay [TRADUCTION] « [l]a position de chef est un grand honneur au sein de la tribu [...] » (Frank c. Bottle et autres, précité, paragraphe 26).

¶ 29       Le grand chef agit comme porte-parole du Conseil et de la communauté. Il s'agit d'un rôle fort important, étant donné que le grand chef peut se prononcer sur diverses politiques et questions touchant la communauté et avoir une influence considérable sur l'opinion publique. Or, la perte de prestige ne peut pas être compensée par des dommages-intérêts.

[12]            Ce raisonnement s'applique également en l'espèce puisque le rôle de chef procure à celui qui l'occupe un certain prestige, le chef étant en quelque sorte le représentant du Conseil de Bande et de la communauté.

[13]            Dans l'affaire Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.), le juge Mahoney a mentionné que lorsqu'il s'agit de statuer sur une demande d'injonction interlocutoire, la répartition des inconvénients dicte que le statu quo soit maintenu ou que le statu quo antérieur soit rétabli en attendant la disposition d'une contrôle judiciaire (Gould, ibid., à la p. 1140).

[14]            De la même façon dans le présent dossier, je suis d'avis que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du maintien en poste des personnes qui occupaient validement les charges d'élues au moment du déclenchement des élections, en attendant que la Cour fédérale se prononce sur la demande de contrôle judiciaire. C'est d'ailleurs la solution qui fut proposée par le comité d'appel.

[15]            Contrairement aux prétentions des intimés, je ne suis pas convaincue que le retrait de la charge de chef et des conseillers du Conseil de Bande actuel entraînera une très grande instabilité dans la communauté. D'abord, l'intimé Jean-Pierre Matawaw est l'objet d'une accusation criminelle d'agression sexuelle en vertu du paragraphe 271(2) du Code criminel. L'article 14.7 du Code électoral suspend automatiquement un chef accusé en vertu du Code criminel. Ainsi il ne peut exercer cette fonction présentement, ce qui à mon avis peut causer plus d'instabilité que la restauration du statu quo antérieur. Par ailleurs, Simon Awashish ainsi qu'un nombre suffisant d'anciens conseillers élus, ont affirmé par affidavit être disponibles à combler leur poste jusqu'à la tenue de nouvelles élections, de façon à maintenir une bonne gestion et administration du Conseil de Bande.

[16]            Pour toutes ces raisons, je conclus que les requérants ont satisfait aux exigences du critère permettant d'obtenir la délivrance d'une injonction interlocutoire.

[17]            Suite à la présentation de la requête le 6 décembre dernier, les parties avaient conjointement demandé à la Cour de suspendre la décision pour une période d'une semaine afin de tenter de parvenir à une entente, laquelle malheureusement n'a pas été conclue.

[18]            En conclusion, il n'appartient pas à la Cour de déterminer s'il est préférable qu'une élection générale se tienne sans délai afin d'élire un nouveau Conseil de Bande. Toutefois, il y a lieu d'insister sur l'importance pour tous de travailler ensemble afin de réaliser les objectifs de la communauté. Ni une injonction ni une demande de contrôle judiciaire ne peut remplacer la collaboration entre les membres de la Bande.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

[1]                 La requête visant l'obtention d'une injonction interlocutoire est accordée. Le statu quo antérieur, qui existait avant la décision du 25 septembre 2005, est rétabli.

[2]                 La dépossession de leurs fonctions au sein du Conseil de Bande des Atikamekw d'Opitciwan (le « Conseil de Bande » ), les intimés : Jean-Pierre Matawaw, Martin Awashish, Maria Chachai, Régina Chachai, Paul Awashish, Fernand Denis-Damée et Boniface Awashish, qui ont été illégalement déclarés élus lors des élections du 18 et 19 juillet 2005.

[3]                 La réintégration du requérant Simon Awashish dans ses fonctions de chef du Conseil de Bande et de Maria Chachai, Fernan Denis-Damée, Marc Awashish, Hubert Clary, Denis Clary, Pete Chachai, Louis-Michel Dubé, Johny Chachai, Charles Jean-Pierre, comme conseillers du Conseil de Bande, et ce jusqu'à ce que la Cour se prononce sur la demande de contrôle judiciaire.

[4]                 Aux intimés Jean-Pierre Matawaw, Martin Awashish, Maria Chachai, Régina Chachai, Paul Awashish, Fernand Denis-Damée et Boniface Awashish de rendre compte aux requérants, en leur qualité de chef et de conseillers du Conseil de Bande, de l'ensemble de l'administration dudit Conseil de Bande effectuée le 19 juillet 2005, notamment de :

a.       Divulguer et produire les originaux de toutes les décisions prises, les résolutions adoptées ou les actes accomplis dans l'exercice prétendu de leurs pouvoirs au sein du Conseil de Bande ainsi que les documents s'y rattachant, dans les sept jours suivant la date de la présente ordonnance;

b.       Rendre compte de tous les fonds, avantages et sommes d'argent reçus ou versés dans l'exercice prétendu de leurs pouvoirs, en leur nom personnel ou au nom du Conseil de Bande, dans les sept jours suivant la date de la présente ordonnance;

c.       Divulguer et produire tous les documents dont les intimés ont la possession ou le contrôle relativement à l'administration du Conseil de Bande, dans les sept jours suivant la date de la présente ordonnance;

[5]                 Le tout avec dépens contre les intimés.

« Danièle Tremblay-Lamer »

JUGE


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-1846-05

INTITULÉ :                                        SIMON AWASHISH, CHANTAL AWASHISH, HUBERT CLARY

                                                            et

                                                            CONSEIL DE BANDE DES ATIKAMEKW D'OPITCIWAN, JEAN-PIERRE MATAWAW, MARTIN AWASHISH, MARIA CHACHAI, RÉGINA CHACHAI, PAUL AWASHISH, FERNAND DENIS-DAMÉE, BONIFACE AWASHISH

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Québec

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 6 décembre 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 décembre 2005

COMPARUTIONS:

Me Benoît Amyot

POUR LES DEMANDEURS

Me Pierre-A. Gagnon

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Caïn, Lamarre, Casgrain, Wells

Roberval (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Beauvais, Truchon et associés

Québec (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

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