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Date : 20240628

Dossier : IMM-9192-22

Référence : 2024 CF 1018

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2024

En présence de madame la juge Azmudeh

ENTRE :

MAMADOU KONATÉ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] d’une décision rendue par un agent (l’ «Agent») de l’Agence des services frontaliers du Canada («ASFC») ayant rejeté sa demande de report de l’exécution de la mesure de renvoi les visant, le 20 septembre 2022 (la «Décision»).

II. Faits et historique procédurale du dossier

[2] Le Demandeur est arrivé au Canada le 2 février 2016 et y revendiquait l’asile au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. Suite à son arrivé, le Demandeur a été reconnu interdit de territoire par la Section de l’immigration (la «SI») en vertu de l’article 34(1)(b) et (f) de la LIPR. Le 15 mai 2018, une première demande d’Examen des risques avant renvoi («ERAR») est rejetée et son renvoi est fixé par l’ASFC au 9 juillet 2018.

[3] Dans les années qui suivirent, plusieurs procédures ont été déposées avant que le Demandeur se retrouve face à un second rejet d’une demande d’ERAR, le 20 septembre 2022. Il s’agit de la décision étant en contrôle judiciaire devant cette Court aujourd’hui.

[4] Après avoir obtenu un rapport d'expertise personnel de Hervey Delmas Kokou, directeur exécutif d'Amnistie Internationale Côte d'Ivoire (le «Rapport»), le Demandeur a déposé une deuxième demande d’ERAR et une demande de sursis à l'exécution de son renvoi.

[5] Voici un résumé des faits qui étaient devant l’Agent:

  • Le Demandeur était membre du Mouvement patriotique de la Côte d'Ivoire depuis 2002. Ce mouvement s’est joint aux forces armées officielles du pays et est devenu les Forces Nouvelles en 2011, suite à l'arrivée au pouvoir du président Alassane Ouattara. En août 2011, le Demandeur est rentré en Côte d'Ivoire. En octobre 2014, un ancien collègue l’a averti que le Lieutenant-Colonel Morou voulait toujours le faire disparaître. Le Demandeur a donc quitté définitivement le pays pour les États-Unis le 4 mai 2015. Aujourd'hui, le Demandeur dit être encore menacé par le Lieutenant-Colonel Morou.

  • Malgré son exile, le Demandeur est resté intéressé et impliqué dans la politique ivoirienne et a soutenu l’ex-premier ministre Guillaume Soro lors des élections de 2020. Guillaume Soro est maintenant le grand rival d’Alassane Ouittara.

  • Le Demandeur soutient les politiques de Guillaume Soro en assistant à divers événements politiques en personne à Montréal ou à travers ses réseaux sociaux, où il soutient publiquement les positions prises par ce politicien à travers son compte Facebook «Marivell KONA». Le Demandeur publie également des publications contre Alassane Ouittara, le tout, de manière publique.

  • Guillaume Soro, Premier ministre après l'Accord de Ouagadougou en 2007, a aidé Alassane Ouattara à prendre le pouvoir en 2010 face à Laurent Gbagbo. Cependant, leurs relations se sont détériorées à partir de 2016. En 2017, Guillaume Soro a été accusé de participation à des mutineries, et en février 2019, il a démissionné de son poste de président de l'Assemblée nationale en désaccord avec la manière dont Alassane Ouattara maintenait le pouvoir.

  • Après ces événements, le Demandeur est resté un supporteur de Guillaume Soro et opposait le gouvernement d’Alassane Ouattara qui, selon le Demandeur, est responsable de la violence en Côte d’Ivoire. Le Demandeur a maintenu son activisme sur les réseaux sociaux ainsi qu’à travers des rassemblements pro-Soro à Montréal.

  • Le Demandeur a produit un Rapport daté du 9 septembre 2022 de 12 pages de Hervey Delmas Kokou, Directeur exécutif d’Amnistie Internationale Côte d’Ivoire intitulé : Des questionnements sur les risques personnalisés d’un retour de Mamadou Konate en Côte D’Ivoire (le «Rapport»).

[6] Le Rapport présente un résumé de ce à quoi le Demandeur devrait s'attendre lors de son retour en CI. À tout le moins, le Rapport a conclu qu'en raison de ses activités et associations politiques passées, de son soutien actuel à Guillaume Soro et de sa longue absence du pays, le Demandeur court le risque d'être arrêté à son arrivée. Le Rapport explique pourquoi le profil du Demandeur est pertinent.

[7] Dans un passage auquel les deux parties ont fait référence lors de l'audience en contrôle judiciaire, le Rapport indique que depuis 2011, Amnesty International a enregistré des centaines d'arrestations de rapatriés, dont certaines uniquement pour avoir soutenu le rival d'Alassane :

Nous avons enregistré ici à Amnesty International, depuis 2011, une centaine de personnes qui sont arrêtées après leur retour d’exil. Ces personnes sont des civils, mais juste parce qu’elles avaient apporté leur soutien au Président Laurent Gbagbo par exemple, face à Alassane Ouattara, elles ont été arrêtées. Les cas sont légion. Nous pouvons citer les cas du Ministre Hubert Oulaye, ancien Ministre sous Gbagbo de la Fonction Publique qui s’est réfugié au Ghana en 2010 après la crise. À son retour d’exil en 2015, il a été arrêté six mois après en mai 2015 et jugé en juin 2017 et condamné à 20 ans de prison. Il y a aussi le cas de l’ex-Ministre Assoa Adou, rentré d’exil en décembre 2014. Il est arrêté en janvier 2015 pour atteinte à la sécurité de 1’État et ce vieil homme de 74 ans a été condamné à 10 ans de prison.

[8] Le rapport continue à parler des limitations imposées aux sympathisants de Guillaume Soro qui se trouve au Mali et dont les autorités craignent qu'il ne fasse un coup d'état. Le Rapport indique que la situation est plus tendue au moment de la rédaction qu'elle ne l'était en 2018-2020, et que le Demandeur serait une cible facile pour les autorités.

[9] Le Rapport indique également que l'histoire médiatisée du Demandeur à travers le monde l'exposerait à un risque d'arrestation, de détention et de torture.

[10] En effet, pour l’essentiel, les commentaires de l’Agent quant au Rapport d’expertise de risques politiques personnalisés se limitent à dire que le Demandeur n’aurait pas le profil des cas rapportés par l’expert dans son Rapport et qu’il ne serait pas en danger. Or, tel qu’il le sera soumis ci-dessous, cela entre en contradiction directe avec les propos de l’expert dans son Rapport. Voici d’abord ce qu’indique l’Agent dans sa décision :

Vous invoquez un rapport de risque personnalisé pour votre client.

Dans ce document, M. KOKOU mentionne que depuis 2011, Amnesty International a enregistré une centaine de personnes qui ont été arrêté après leur retour. Il rapporte des cas d’arrestation, détention, jugement et sentence pour des personnes haut-placés en 2014 et 2015.

Selon le dossier de votre client et la présente demande de report, votre client ne semble pas avoir le profil des cas rapportés par M. KOKOU.

[11] Le 30 septembre 2022, cette Cour a ordonné un sursis à l'exécution du renvoi jusqu'à ce que le présent recours soit entendu. En ordonnant le sursis, mon collègue, le juge Gleeson, a évalué le critère relatif à la "cause défendable" en fonction de la norme supérieure établie dans l'arrêt Wang, à savoir la probabilité de succès dans le contrôle judiciaire sous-jacente, que j'ai entendue.

III. Questions en litige

[12] La seule question en litige est de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

IV. Norme de contrôle

[13] [25] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII), [2019] 4 RCS 653 [Vavilov])

V. Cadre législatif

[14] L’alinéa 112(3)a), le sous-alinéa 113d)(i) et l’alinéa 114(1) de la LIPR prévoient que lorsqu’un demandeur est interdit de territoire pour les raisons de sécurité, comme c’est le cas en l’espèce sous l’article 34 de LIPR, le risque qu’il pose est évalué uniquement en application de l’article 97 de la LIPR et une décision favorable ne donne pas lieu au statut de réfugié, mais seulement à un sursis au renvoi :

Protection

Demande de protection

112

[...]

Restriction

(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

a) il est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée;

[...]

Protection

Application for protection

Restriction

112

Restriction

(3) Refugee protection may not be conferred on an applicant who

(a) is determined to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality;

[...]

Examen de la demande

113 Il est disposé de la demande comme il suit:

[...]

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous-alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada

[...]

Consideration of application

113 Consideration of an application for protection shall be as follows:

[...]

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada

[...]

Effet de la décision

114 (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.

Effect of decision

114 (1) A decision to allow the application for protection has

[...]

(b) in the case of an applicant described in subsection 112(3), the effect of staying the removal order with respect to a country or place in respect of which the applicant was determined to be in need of protection.

VI. V.Analyse

[15] Le Demandeur soutient que l'Agent a pris une décision déraisonnable en rejetant les conclusions du Rapport d'expert et en s'appuyant de façon sélective sur les éléments de preuve.

[16] Je note que le seul nouveau document personnalisé présenté à l'Agent est le Rapport d'expert. Rien dans la Décision n'indique que l'Agent n'a pas accepté l'expertise de son auteur, ou qu'il a préféré d'autres preuves documentaires en leur accordant plus de poids. Notre Cour a maintenu que lorsqu'une preuve d'expert est présentée et examinée par le décideur, elle mérite une analyse réfléchie et complète avant de pouvoir être rejetée (Naeem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 1375 au para 24).

[17] J'estime que, dans sa décision, l'Agent a considéré le Rapport mais l'a interprété de manière incorrecte, de sorte que la chaîne de raisonnement a été perdue. Le Rapport concerne spécifiquement le Demandeur en tant que seul et unique sujet. Il note que depuis 2011, Amnistie Internationale a enregistré des centaines d'arrestations, dont plusieurs pour avoir simplement soutenu le mauvais acteur politique. Il explique ensuite pourquoi le Demandeur, qui a un profil plus élevé, est une cible facile pour les autorités. Il fournit ensuite des exemples spécifiques de personnes très connues qui ont été arrêtées, détenues et torturées dans de mauvaises conditions. Il est difficile de comprendre comment l'Agent a compris que la conclusion du Rapport ne s'appliquait qu'aux personnes très connues alors que l'auteur mentionne spécifiquement qu'il ne faut pas grand-chose pour se retrouver sujet à une arrestation et à un interrogatoire, le simple fait d'être un partisan d'un rival suffit.

[18] Le Défendeur soutient que la décision de l'Agent démontre qu'il a considéré la question de manière équitable. Le Défendeur a également fait valoir qu'étant donné que le Demandeur avait utilisé un nom différent sur son compte Facebook, il était raisonnable pour l'Agent de conclure qu'il était peu probable que les autorités ivoiriennes établissent un lien entre le Demandeur et ses activités sur les médias sociaux. Ce que l'Agent ne réalise pas, et l'argument du Défendeur ne le traite pas de manière satisfaisante, c'est qu'au moindre problème du Demandeur, c'est-à-dire son arrestation, on ne peut pas s'attendre à ce qu'il mente aux questions pour éviter d'être persécuté. (Donboli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 883, au para 8.

[19] Je suis d'accord avec le Demandeur pour dire que le Rapport d'expert était l'élément de preuve central et qu'il avait abordé le risque encouru par une personne présentant les caractéristiques particulières du Demandeur. Cependant, l'Agent l'a tout simplement rejeté en ignorant ou en interprétant de manière erronée des parties importantes du Rapport. Je trouve que cela est similaire à ce qui s'est passé dans l'affaire Shariaty c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 986, où mon collègue, le juge Manson, a accordé la révision judiciaire pour conclure qu'une décision d'ERAR était déraisonnable en raison d'une erreur identique.

[20] En effet, l'Agent a fondé son analyse des risques sur des éléments de preuve sélectifs et incomplets, ce qui a entraîné une interprétation erronée de l'ensemble des éléments de preuve. C'est également la raison pour laquelle la Cour a accordé la révision judiciaire dans l'affaire Fraige c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1217.

[21] J'estime donc que la décision n'est pas raisonnable. Le contrôle judiciaire est accordé et l'affaire est renvoyée pour être décidée par un autre agent.

[22] Il n’y a aucune question pour certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9192-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

« Negar Azmudeh »

Judge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9192-22

INTITULÉ :

MAMADOU KONATÉ c. LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

LIEU DE L’AUDIENCE :

VIDEOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 JUIN 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AZMUDEH

DATE DES MOTIFS :

Le 28 JUIN 2024

COMPARUTIONS :

Me Déborah Andrades-Gingras

Pour le demandeur

Me Daniel Latulippe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellefleur Légal Inc.

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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