Dossier : T‑953‑17
Référence : 2024 CF 1267
[TRADUCTION FRANÇAISE NON RÉVISÉE PAR LA JUGE]
Ottawa (Ontario), le 15 août 2024
En présence de madame la juge Furlanetto
ENTRE :
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LA SUCCESSION DE VIVIAN MAIER
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demanderesse
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et
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STEPHEN M. BULGER ET STEPHEN M. BULGER PHOTOGRAPHY GALLERY INC.
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défendeurs
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Résumé
[1] La Cour est saisie d’une action pour violation du droit d’auteur relativement à des photographies prises par la défunte Vivian Maier [Mme Maier], une photographe inconnue de son vivant, dont les œuvres ont acquis une certaine notoriété à titre posthume.
[2] La succession de Vivian Maier [la succession] est la demanderesse dans la présente action et est, comme l’ont admis les défendeurs, titulaire du droit d’auteur sur diverses œuvres originales créées par Mme Maier, y compris les œuvres potentielles susceptibles d’être tirées d’une collection de 15 172 négatifs en noir et blanc [les négatifs en noir et blanc] et 1 471 diapositives et transparents en couleur [les négatifs en couleur].
[3] Le défendeur, Stephen M. Bulger [M. Bulger], est un résident de l’Ontario et l’unique administrateur de l’entreprise défenderesse, Stephen M. Bulger Photography Gallery Inc., une galerie d’art de Toronto [la galerie].
[4] La succession soutient que les défendeurs ont violé le droit d’auteur en commandant, exposant, offrant en vente ou vendant des tirages réalisés à partir des négatifs en noir et blanc; en offrant en vente, vendant ou exportant à une société suisse, Fine Art Invest Group AG [FAIG], un lecteur de disque dur constitué d’images positives numérisées à partir des négatifs en noir et blanc; en autorisant la violation par la vente et l’exportation des négatifs en noir et blanc et du disque dur à FAIG; et en faisant une copie du lecteur de disque dur et en exportant la copie à FAIG dans le but d’offrir en vente et de vendre le lecteur de disque dur original. La succession allègue également, bien que cette allégation fasse l’objet d’une objection, qu’il y a eu violation du droit d’auteur sur les œuvres tirées à partir des négatifs en couleur.
[5] La succession réclame à M. Bulger des dommages‑intérêts préétablis de 10 à 15 millions de dollars canadiens et des dommages‑intérêts punitifs, et elle invoque la responsabilité personnelle de M. Bulger.
[6] M. Bulger nie toute responsabilité personnelle. Les défendeurs nient en outre avoir autorisé les actes de violation ultérieurs et avoir eu connaissance de ces actes. En défense contre certaines allégations de violation, ils invoquent également l’utilisation équitable, l’abus du droit d’auteur et la vente légitime menant à l’expiration du droit d’auteur. La galerie admet sa responsabilité et la violation du droit d’auteur en ce qui concerne la commande d’impressions de 40 œuvres uniques fixées sur les négatifs en noir et blanc.
[7] Bien que je ne sois pas d’avis que les faits permettent de conclure à la responsabilité personnelle de M. Bulger ni à la nécessité de dommages-intérêts punitifs, pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la violation par la galerie a été établie à l’égard de 97 œuvres uniques, ce qui justifie l’adjudication de dommages-intérêts préétablis d’un montant de 194 000 $ CA.
II. Faits
[8] Les faits peuvent être tirés en grande partie de l’exposé conjoint des faits des parties.
[9] Mme Maier est née à New York en 1926. Citoyenne des États‑Unis [É‑U], elle travaillait comme bonne d’enfants dans la région de Chicago, dans l’Illinois. Elle était également photographe et a pris plusieurs milliers de photos sur film, dont la grande partie n’a pas été imprimée de son vivant. Mme Maier a entreposé les négatifs de ses photos dans cinq casiers situés à Chicago, dans l’Illinois.
[10] En 2007, un encanteur de Chicago a acheté des négatifs de photos et d’autres œuvres photographiques réalisées par Mme Maier [les œuvres de Mme Maier] auprès d’une entreprise d’entreposage qui avait pris possession des biens en raison de paiements de location de casier en souffrance.
[11] Les œuvres achetées ont ensuite été divisées en plusieurs lots et vendues aux enchères à différentes personnes, dont John Maloof [M. Maloof], agent immobilier et président d’une société historique de quartier à Chicago [collection Maloof]. Une autre partie des œuvres de Mme Maier a ensuite été acquise par Jeffrey Goldstein [M. Goldstein], un artiste et collectionneur d’œuvres d’art [collection Goldstein].
[12] Mme Maier est décédée sans testament le 21 avril 2009 dans le comté de Cook, dans l’Illinois, aux É‑U. Elle est restée relativement inconnue jusqu’après son décès, lorsque ses photographies ont été acclamées par la critique et reconnues à l’échelle internationale.
[13] Vers le milieu de 2009, M. Maloof a commencé à produire, à exposer et à vendre des tirages réalisés à partir des négatifs de photos de Mme Maier, notamment sur le site Web VivianMaier.com. Il a également édité et publié un livre à couverture rigide en 2011, et a scénarisé, réalisé et produit le documentaire « Finding Vivian Maier »
, qui a été nommé aux Oscars et dont la première mondiale a eu lieu en 2013.
[14] Vers le début de 2011, M. Goldstein a commencé à produire, à exposer et à vendre des tirages réalisés à partir des négatifs de photos de Mme Maier lors d’expositions publiques partout aux É‑U par l’intermédiaire d’une entreprise appelée Vivian Maier Prints Inc. M. Goldstein a également participé à la publication d’un autre livre à couverture rigide en 2012.
[15] M. Goldstein a aussi collaboré avec la galerie pour promouvoir les œuvres de Mme Maier. Il a aidé la galerie à organiser une exposition intitulée Photographs of Children, qui s’est déroulée à Toronto du 17 juillet 2014 au 13 septembre 2014, où des tirages réalisés par M. Goldstein à partir des négatifs en noir et blanc ont été exposés, offerts en vente et subséquemment vendus jusqu’au 16 janvier 2015.
[16] En décembre 2014, la galerie a conclu une entente avec M. Goldstein et son épouse [l’entente conclue avec M. Goldstein] et a acheté les négatifs en noir et blanc ainsi que le lecteur de disque dur créé par M. Goldstein et contenant des images positives numérisées à partir des négatifs en noir et blanc [le lecteur de M. Goldstein]. Le prix d’achat était de 5 000 $ US.
[17] Après l’achat, en mai 2016, la galerie a mandaté un imprimeur, Bob Carnie/The Silver Shack Inc., pour réaliser des tirages à partir des négatifs en noir et blanc [les tirages de M. Carnie], qui ont été exposés du 23 juin 2016 au 10 septembre 2016 (mais qui n’ont pas été offerts en vente ni vendus) dans le cadre d’une exposition intitulée Meaning Without Context.
[18] Le ou vers le 9 juin 2016, la galerie a conclu une entente avec FAIG [l’entente conclue avec FAIG]. Les « biens »
transmis comprenaient les négatifs en noir et blanc ainsi que le lecteur de M. Goldstein. Un deuxième lecteur de disque dur, contenant une copie filigranée et de résolution inférieure des images contenues dans le lecteur de M. Goldstein [le lecteur filigrané], a également été créé et envoyé à FAIG avant l’achat pour donner un aperçu à l’acheteur. Le prix d’achat était de 1 600 000 $ US.
[19] Les ententes conclues avec M. Goldstein et FAIG interdisaient expressément tout transfert ou cession de droits d’auteur.
[20] À la fin d’octobre 2016, lors d’un salon d’art (Art Toronto), la galerie a exposé et offert en vente des tirages créés par FAIG [les tirages de FAIG] à partir des négatifs en noir et blanc. Les tirages de M. Carnie et de FAIG ont par la suite été vendus jusqu’à la mi‑mai 2017.
[21] Dans une ordonnance rendue le 1ᵉʳ juillet 2014, la Cour de circuit du comté de Cook (Division des homologations) a ouvert la succession et a nommé l’administrateur public du comté de Cook à titre d’administrateur supervisé. L’administrateur supervisé est chargé de l’identification d’un héritier de la succession et a le pouvoir d’intenter l’action en justice pour faire respecter et protéger les biens de la succession, y compris les droits d’auteur. En date du 25 janvier 2024, l’administrateur public du comté de Cook n’a identifié aucun héritier ayant droit à la succession. La succession demeure propriétaire des droits d’auteur sur les œuvres de Mme Maier tant qu’un héritier n’a pas été identifié.
III. Questions en litige
[22] Un énoncé conjoint des questions en litige [l’énoncé conjoint] a été fourni par les parties et peut être résumé ainsi :
a)Les défendeurs ont‑ils violé le droit d’auteur sur les œuvres fixées sur les négatifs en noir et blanc :
En exposant, en offrant en vente et en vendant des tirages lors de l’exposition Photographs of Children?
En commandant les tirages à M. Carnie et en les exposant lors de l’exposition Meaning Without Context?
En important les tirages créés par FAIG et en exposant, en offrant en vente et en vendant ces tirages et ceux de M. Carnie, notamment lors de l’exposition Art Toronto?
b)En ce qui concerne le lecteur de M. Goldstein, les défendeurs ont‑ils violé le droit d’auteur :
En l’offrant en vente, en le vendant ou en l’exportant à FAIG? Le moyen de défense fondé sur la vente légitime ou l’expiration du droit d’auteur s’applique‑t‑il?
En faisant une copie du lecteur de M. Goldstein (c’est-à-dire, le lecteur filigrané) et en exportant la copie à FAIG dans le but d’offrir en vente et de vendre le lecteur de M. Goldstein? Le moyen de défense fondé sur l’utilisation équitable s’applique‑t‑il?
c)Les défendeurs ont‑ils autorisé la violation en vendant et en exportant les négatifs en noir et blanc et le lecteur de M. Goldstein à FAIG dans le but de permettre à d’autres personnes de violer le droit d’auteur?
d)La demanderesse a‑t‑elle adéquatement formulé son allégation selon laquelle il y a eu violation du droit d’auteur relativement aux négatifs en couleur? Dans l’affirmative, les défendeurs ont‑ils violé le droit d’auteur en reproduisant les images sur les négatifs en couleur et en exportant ce contenu? Le moyen de défense fondé sur l’utilisation équitable s’applique‑t‑il?
e)Le moyen de défense fondé sur l’abus du droit d’auteur est‑il opposable aux actes de violation non admis?
f)M. Bulger est‑il personnellement responsable des actions de la galerie?
g)Quel montant de dommages‑intérêts préétablis convient‑il d’accorder?
h)Des dommages‑intérêts punitifs devraient‑ils être accordés?
i)Quelle partie a droit aux dépens, et sur quelle base devraient‑ils être calculés?
IV. Témoins
[23] La demanderesse a présenté des éléments de preuve provenant de trois témoins experts et d’un témoin des faits.
[24] Avec le consentement des parties, des rapports d’experts ont été déposés par Me A. Charles Kogut, du cabinet d’avocats Kogut & Associates et membre du barreau de l’Illinois, et par M. Marshall A. Leaffer, professeur de droit de la propriété intellectuelle à l’Université de l’Indiana. Me Kogut a donné un aperçu de l’administration des successions assujetties à l’homologation dans l’Illinois, y compris l’obligation de l’administrateur de recueillir les biens du défunt, de déterminer les héritiers du défunt et de distribuer les biens du défunt. M. Leaffer s’est prononcé sur la portée des articles 17 USC § 201 et 202 de la United States Copyright Act (la loi sur le droit d’auteur des États‑Unis) et sur l’application de ces dispositions au droit d’auteur sur les œuvres fixées sur les négatifs en noir et blanc après la vente aux enchères et la vente des négatifs en noir et blanc pendant que Vivian Maier était en vie et après son décès. Ni Me Kogut ni M. Leaffer n’ont été contre‑interrogés au sujet de leurs rapports, et le contenu de ceux‑ci est demeuré incontesté et est en grande partie sans importance étant donné que les défendeurs ont admis avant l’instruction que la succession était titulaire du droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier et ont convenu qu’un héritier légitime n’avait pas encore été identifié en vertu du droit successoral de l’Illinois.
[25] Le troisième expert de la demanderesse, Christopher Gaillard, est un évaluateur d’œuvres d’art comptant plus de 30 ans d’expérience. La Cour a admis son témoignage en tant qu’expert en évaluation, en achat et en vente d’œuvres d’art, spécialisé dans le domaine des œuvres d’art du XXe siècle, dont la photographie artistique. M. Gaillard a fourni deux rapports d’experts, qui n’ont finalement pas été invoqués par la demanderesse. Les défendeurs ont soulevé d’importantes objections à l’égard des rapports de M. Gaillard, principalement parce qu’il a exprimé son opinion sur des domaines qui ne relevaient pas de son expertise ni de son mandat. Ses rapports étaient donc peu utiles à la Cour.
[26] Un seul témoin des faits, Me Leah Jakubowski [Me Jakubowski], avocate générale de l’administrateur public du comté de Cook, a témoigné au nom de la succession. Elle a fourni des renseignements généraux sur la constitution de la succession et sur le rôle de la succession dans la préservation de ses biens pour l’ultime héritier. Elle a également témoigné au sujet de la correspondance entre la succession et la galerie et de l’entente conclue entre la succession et M. Maloof. Me Jakubowski a confirmé que la succession ne revendique aucun droit sur les négatifs en noir et blanc eux‑mêmes.
[27] Les défendeurs ont présenté des éléments de preuve provenant de deux témoins experts (Ann Thomas et Kelly Juhasz) et de quatre témoins des faits (M. Maloof, M. Bulger, Robyn Zolnai et Scott Poborsa).
[28] Ann Thomas [Mme Thomas] est l’ancienne conservatrice principale des photographies du Musée des beaux‑arts du Canada. Elle compte plus de 30 ans d’expérience dans le domaine de la photographie artistique. Elle possède une expertise en histoire de la photographie, de sa préhistoire à son expression contemporaine; en procédés techniques utilisés par les photographes à compter de 1839; en acquisition de photographies, notamment en ce qui concerne l’obligation de diligence raisonnable et la recherche de provenance; en conservation d’expositions liées à la photographie; ainsi que dans le domaine des marchés international et canadien (primaire et secondaire) des photographies, y compris les facteurs ayant une incidence sur le prix des œuvres photographiques et le rôle des marchands sur le marché.
[29] Mme Thomas a témoigné au sujet des facteurs qui peuvent influencer le prix de vente des œuvres photographiques. Elle a également présenté une preuve de réputation concernant la galerie et M. Bulger. Même si je n’ai aucun doute que ses interactions avec la galerie aient été positives, j’accorde peu de poids à son opinion sur la façon dont la galerie est perçue au Canada et à l’étranger, car elle n’a pas été corroborée dans son rapport ni pendant son témoignage.
[30] Kelly Juhasz [Mme Juhasz] est une évaluatrice professionnelle des collections archivistiques et d’œuvres d’art, y compris les photographies. Elle est membre agréée de l’International Society of Appraisers. Elle possède une expertise dans l’évaluation d’articles photographiques, y compris des tirages d’époque, des tirages limités et des tirages produits dans divers formats, tailles et conditions; dans l’évaluation d’articles photographiques connexes, y compris des négatifs et des images numériques; et dans la vente d’œuvres et d’articles photographiques. Son témoignage était selon moi franc et direct. Il était certes limité, mais j’ai trouvé qu’il était utile pour comprendre comment le lecteur de M. Goldstein et le lecteur filigrané seraient utilisés dans le marché.
[31] M. Maloof a fourni des renseignements généraux concernant l’acquisition de la collection Maloof et ses activités relatives à cette collection. Il a également témoigné au sujet des mesures prises pour l’identification d’un héritier de la succession et l’obtention des droits d’auteur. Il a également témoigné au sujet de son entente actuelle avec la succession concernant la collection Maloof.
[32] Stephen Bulger est l’unique administrateur de la galerie. Il a témoigné au sujet de l’histoire de la galerie, ainsi que de ses activités et pratiques actuelles. Il a également parlé des activités de la galerie concernant les œuvres de Mme Maier et des profits réalisés, de la conception de la galerie à l’égard du droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier, ainsi que de ses interactions avec la succession. Son témoignage portait également sur l’incidence du litige sur la galerie et sur lui‑même personnellement.
[33] Robyn Zolnai [Mme Zolnai] est la directrice de la galerie et fait partie du personnel depuis 2012. Mme Zolnai a parlé de ses responsabilités et a témoigné au sujet de la pratique courante de la galerie en matière de vente d’œuvres d’art, y compris la facturation. Selon son témoignage, la galerie a exposé ou vendu des tirages réalisés à partir de 98 œuvres uniques.
[34] Scott Poborsa [M. Poborsa] a été employé de la galerie de 2014 à 2023. Il a commencé à titre de préparateur, puis est devenu directeur des opérations en 2022. Il était notamment chargé d’emballer, d’encadrer, d’expédier et d’installer les œuvres d’art, ainsi que d’aider la galerie pour tout ce qui concerne ses besoins en technologie de l’information. M. Poborsa a témoigné au sujet des pratiques de la galerie relativement à ses systèmes informatiques, et plus particulièrement de l’exportation du lecteur de M. Goldstein, de la préparation du lecteur filigrané et des faits concernant la réception et le renvoi des négatifs en couleur.
V. Analyse
A. Principes juridiques généraux
[35] Le paragraphe 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C‑42 [la Loi] décrit ce qu’on appelle une « violation initiale »
(Euro‑Excellence Inc c Kraft Canada Inc, 2007 CSC 37 [Euro‑Excellence] au para 17) ou une « violation directe »
du droit d’auteur. Il y a violation initiale lorsqu’une personne, sans le consentement du titulaire du droit d’auteur, accomplit un acte que seul le titulaire du droit d’auteur a la faculté d’accomplir en vertu de la Loi. Le paragraphe 3(1) de la Loi énonce les droits conférés au titulaire du droit d’auteur, notamment le droit de produire, de reproduire, d’exécuter ou de publier l’œuvre. Il confère également le droit exclusif d’autoriser de tels actes.
[36] Le paragraphe 27(2) de la Loi décrit ce qu’on appelle une « violation à une étape ultérieure »
ou une « violation indirecte »
du droit d’auteur. Conformément au paragraphe 27(2) :
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[37] Le paragraphe 27(2.11) de la Loi porte sur la violation à une étape ultérieure découlant de l’exportation et prévoit ce qui suit :
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[38] Pour démontrer qu’il y a eu violation à une étape ultérieure, il faut satisfaire à trois éléments : (i) l’exemplaire en question est le produit d’une violation initiale; (ii) l’auteur de la violation à une étape ultérieure doit savoir ou aurait dû savoir qu’il utilisait le produit d’une violation du droit d’auteur; (iii) l’auteur de la violation à une étape ultérieure a vendu, mis en circulation ou mis en vente le produit d’une violation du droit d’auteur (Salna c Voltage Pictures, LLC, 2021 CAF 176 [Salna] au para 87; CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13 [CCH] au para 81; Euro‑Excellence au para 19).
[39] Contrairement à la violation initiale, la violation à une étape ultérieure exige une connaissance de la part de l’auteur à qui on reproche la violation. Bien qu’il incombe au demandeur d’établir cette connaissance, ce dernier n’est pas tenu de prouver la connaissance réelle (R c Jorgensen, [1995] 4 RCS 55 [Jorgensen] au para 100; Microsoft Corporation c 9038‑3746 Québec Inc, 2006 CF 1509 [Microsoft] au para 78). En fait, la connaissance peut être établie lorsque la conduite du défendeur équivaut à de l’ignorance volontaire du fait qu’il choisit délibérément d’ignorer une chose alors qu’il a des raisons de croire qu’un examen approfondi est nécessaire (Jorgensen, aux para 100‑103).
[40] Comme la Cour l’a écrit dans la décision Microsoft aux paragraphes 79 et 80, renvoyant en partie à l’arrêt Jorgensen :
[79] La connaissance peut également être établie lorsque la conduite des défendeurs s’assimile à l’ignorance volontaire. Dans R. c. Laurier Office Mart Inc. (1994), 58 C.P.R. (3d) 403 (C. Ont. (Div. prov.)), décision confirmée à (1995), 63 C.P.R. (3d) 229 (C. Ont. (Div. gén.)), une affaire de violation de droit d’auteur visant un service de photocopie, la Cour provinciale a décrit, à la page 412, l’ignorance volontaire en ces termes :
[traduction]
L’ignorance volontaire survient lorsqu’une personne qui a pris conscience du besoin de se renseigner, refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité et préfère rester dans l’ignorance. En pareil cas, elle a une connaissance réelle et sa croyance en un autre état de choses est sans importance. (Voir R. c Sansregret, [1985] 1 R.C.S. 570; 58 N.R. 123; 35 Man. R. (2d) 1; 18 C.C.C. (3d) 223.)
[80] La Cour suprême du Canada s’est fait l’écho de cette opinion dans R. c. Jorgensen, [1995] 4 R.C.S. 55, où le juge Sopinka a affirmé au paragraphe 102, que « [l]e fait de choisir délibérément d’ignorer une chose lorsqu’on a toutes les raisons de croire qu’un examen approfondi est nécessaire peut satisfaire à l’exigence en matière d’élément moral de l’infraction ». Il faut bien noter qu’il s’agissait d’une affaire criminelle avec une norme de preuve plus exigeante que celle dans la présente affaire.
B. Les défendeurs ont‑ils violé le droit d’auteur sur les œuvres fixées sur les négatifs en noir et blanc?
[41] La demanderesse affirme que les défendeurs ont violé le droit d’auteur sur les œuvres fixées sur les négatifs en noir et blanc en exposant, offrant en vente et vendant des tirages lors de l’exposition Photographs of Children; en commandant la production des tirages et en exposant ces tirages lors de l’exposition Meaning Without Context; et en important, exposant, offrant en vente et vendant des tirages lors de l’exposition Art Toronto et par la suite (questions 1a, 1b et 1f de l’énoncé conjoint).
[42] En ce qui concerne l’exposition Photographs of Children, les tirages en cause ont été fournis par M. Goldstein. Des tirages de 44 œuvres uniques au total ont été exposés, mis en vente ou vendus entre le 15 juillet 2014 et le 16 janvier 2015 – des tirages de 40 œuvres uniques ont été exposés entre le 17 juillet 2014 et le 13 septembre 2014 et des tirages de 19 œuvres ont été vendus entre le 15 juillet 2014 et le 16 janvier 2015. À l’appui de son allégation de violation, la demanderesse invoque l’alinéa 27(2)c) de la Loi pour les tirages exposés et l’alinéa 27(2)a) de la Loi pour les tirages vendus.
[43] En ce qui concerne l’exposition Meaning Without Context, 40 œuvres uniques ont été imprimées par Bob Carnie et exposées entre le 23 juin 2016 et le 10 septembre 2016, parmi lesquelles des tirages de six de ces œuvres avaient précédemment été exposés ou vendus lors de l’exposition Photographs of Children. La demanderesse affirme que les tirages eux‑mêmes constituent une violation initiale (au titre de l’article 3 et du paragraphe 27(1) de la Loi) et que l’exposition des tirages constitue une violation à une étape ultérieure (au sens de l’alinéa 27(2)c) de la Loi).
[44] Lors de l’exposition Art Toronto, qui s’est déroulée du 28 au 31 octobre 2016, les tirages de FAIG ont été importés, exposés et offerts en vente. Entre le 30 octobre 2016 et le 18 mai 2017, les tirages de FAIG et les tirages de M. Carnie ont été vendus. Des tirages de 59 œuvres uniques au total ont été importés, exposés, offerts en vente ou vendus, parmi lesquels des tirages de cinq de ces œuvres également exposés et vendus lors de l’exposition Photographs of Children. Trente-et-une de ces œuvres avaient été tirées par M. Carnie et exposées à l’exposition Meaning Without Context, et des tirages de trois de ces œuvres avaient été exposés lors des expositions Photographs of Children et Meaning Without Context. La demanderesse affirme que les tirages exposés, vendus et importés constituent une violation au sens de l’alinéa 27(2)c), de l’alinéa 27(2)a) et de l’alinéa 27(2)e) de la Loi, respectivement.
[45] Les parties conviennent que les allégations visent au total 98 œuvres uniques pour les trois expositions et périodes.
[46] Comme je le mentionne plus haut, la galerie admet qu’elle a commis une violation directe du droit d’auteur sur les négatifs en noir et blanc en commandant les tirages auprès de M. Carnie et qu’elle a une responsabilité à l’égard de 40 œuvres uniques. Par conséquent, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire qu’il n’est pas nécessaire que j’examine les allégations selon lesquelles il y a eu violation à une étape ultérieure à l’égard des mêmes tirages lors de l’exposition Meaning Without Context.
[47] En ce qui concerne les expositions Photographs of Children et Art Toronto, les défendeurs ne nient pas que les tirages créés sont des reproductions non autorisées, mais affirment qu’au moment des faits, ils n’avaient pas la conviction sincère d’avoir commis une violation.
[48] À titre préliminaire, la demanderesse affirme que l’avocate des défendeurs a fait un aveu dans sa déclaration liminaire, ce qui suffit à répondre au critère de la connaissance permettant d’établir la violation à une étape ultérieure visée à l’alinéa 27(2)a) de la Loi. Voici la déclaration contestée et son contexte (transcription du procès, 39:11‑19) :
[traduction]
M. Bulger vous dira également qu’il croyait à l’époque que la galerie était autorisée à exposer et à vendre ces tirages. Mais à présent, après sept ans de litige, il comprend que la galerie n’avait pas les droits requis pour faire tout ce qu’elle a fait. Par conséquent, la galerie admet sa responsabilité dans la vente des impressions entre juillet 2014 et mai 2017.
[Non souligné dans l’original.]
[49] Comme le soutient la demanderesse, l’avocate des défendeurs admet formellement que ses clients ont vendu des tirages entre juillet 2014 et mai 2017 et qu’ils savaient que ces ventes constituaient une violation pour laquelle ils devaient être tenus responsables. Par conséquent, la demanderesse soutient qu’il s’agit d’un aveu qu’il y a eu violation à une étape ultérieure au sens de l’alinéa 27(2)a) de la Loi à l’égard des œuvres que constituent ces impressions.
[50] Les défendeurs font valoir que la succession a eu tort d’interpréter la déclaration de l’avocate comme un aveu de connaissance, puisque ce n’était pas son intention. Ils affirment que l’extrait complet démontre plutôt que M. Bulger croyait à l’époque qu’il était autorisé à accomplir des actes qu’il comprend maintenant qu’il n’avait pas le droit d’accomplir. Étant donné que la connaissance n’est pertinente qu’au moment de la violation, les défendeurs affirment qu’il n’est pas satisfait au critère de la connaissance et que la violation au sens du paragraphe 27(2) de la Loi n’est donc pas établie. Ils affirment que, s’il subsistait un doute quant à leur intention relativement à la déclaration contestée, ce doute a été clarifié dans une lettre envoyée aux avocats de la demanderesse immédiatement après le premier jour du procès, qui confirmait qu’aucun aveu formel de violation à une étape ultérieure n’avait été fait.
[51] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’aveu de responsabilité fait par l’avocate des défendeurs à l’égard des tirages vendus satisfait aux exigences de preuve concernant l’aveu formel (Sopinka et al, The Law of Evidence in Canada, 3ᵉ éd. (Markham : LexisNexis, 2009) [Sopinka] §19.2; Marchand v The Public General Hospital Society of Chatham, 2000 CanLII 16946 (ONCA) au para 77; Apotex Inc c Astrazeneca Canada Inc, 2012 CF 559 [Astrazeneca] au para 19; conf par 2013 CAF 77), surtout si l’on examine la déclaration conjointement avec d’autres déclarations qu’elle a faites au cours de sa déclaration liminaire, selon lesquelles le nombre d’œuvres uniques qui devrait être pris en compte pour le calcul des dommages‑intérêts préétablis est le nombre d’œuvres uniques vendues, soit 31 (transcription du procès, 39:27‑40:6; 50:7‑10).
[52] L’aveu formel ne peut être retiré qu’avec l’autorisation de la Cour ou le consentement de la partie en faveur de laquelle il a été fait.
[53] La demanderesse n’a pas consenti au retrait de l’aveu. La Cour doit donc décider si l’autorisation doit être accordée.
[54] Comme il ressort de l’ouvrage de Sopinka à la section 19.2 (voir également Astrazeneca, au para 19), pour décider si l’autorisation devrait être accordée, la Cour doit tenir compte des facteurs suivants : l’aveu a manifestement été fait sans autorisation, par erreur ou sous la contrainte; il y a matière à procès en ce qui concerne le fait admis; aucun préjudice ne sera causé à la partie en faveur de laquelle l’aveu a été fait. La déclaration de fait que l’avocat a faite par inadvertance à l’ouverture du procès peut être retirée si l’avocat se rétracte avant d’y donner suite.
[55] Même si l’autorisation ne devrait pas être accordée à la légère, je suis d’avis qu’en l’espèce, compte tenu de l’ensemble des circonstances, elle devrait l’être. En premier lieu, l’aveu ne cadre pas avec la première phrase de l’extrait précité et avec la thèse adoptée par ailleurs par les avocats des défendeurs au procès, selon laquelle M. Bulger croyait à l’époque que la galerie était autorisée à exposer et à vendre les tirages qui ont été vendus. En deuxième lieu, bien que la lettre clarifiant l’intention n’ait pas été remise à la Cour, les avocats de la demanderesse n’ont pas contesté l’affirmation des avocats des défendeurs selon laquelle ils ont écrit à la demanderesse immédiatement après le premier jour du procès pour préciser qu’ils n’admettaient aucun acte de violation à une étape ultérieure. Par conséquent, rien ne démontre que la demanderesse a subi un préjudice ou qu’elle a fondé son argumentation sur cette déclaration perçue comme un aveu.
[56] Comme je l’explique plus loin, même sans l’aveu, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que, pour la majeure partie des actes reprochés, la connaissance requise a été établie pour prouver qu’il y a eu violation à une étape ultérieure.
(1) Activités liées à l’exposition Photographs of Children
[57] Comme je le mentionne plus haut, l’exposition Photographs of Children a débuté le 17 juillet 2014. Comme l’a reconnu la succession, lorsque cette exposition a commencé, la galerie croyait être autorisée à exposer et à vendre les tirages réalisés pour l’exposition.
[58] En effet, avant l’exposition Photographs of Children, en mai 2013, la galerie avait conclu un contrat de consignation avec Vivian Maier Prints Inc. relativement à une autre exposition (« Out of the Shadows »
). Dans ce contrat, la galerie avait obtenu de la part de Vivian Maier Prints Inc. la garantie que cette dernière était la [traduction] « propriétaire exclusive de tous les droits »
sur l’œuvre d’art (les tirages) qui serait exposée et que l’œuvre d’art, « en tout ou en partie, ne violait aucun droit d’auteur »
. M. Bulger a dit durant son témoignage que la galerie s’était entendue avec M. Goldstein pour que les modalités du contrat de consignation s’appliquent à l’exposition Photographs of Children, de sorte qu’au début de l’exposition, il continuait de croire qu’il n’y avait aucune violation du droit d’auteur.
[59] Toutefois, la succession affirme que M. Bulger aurait raisonnablement dû comprendre que cette entente n’était plus valide vu la lettre qu’elle avait envoyée à la galerie et les événements qui ont suivi.
[60] La demanderesse renvoie à une « lettre de préservation de la preuve »
du 19 août 2014 que les avocats de la succession ont envoyée à la galerie peu après la constitution de la succession, dans laquelle cette dernière informait la galerie qu’elle [traduction] « enquêtait sur l’utilisation abusive et la violation potentielles d’œuvres protégées par le droit d’auteur dont la succession est titulaire »
et indiquait qu’elle était peut‑être « en possession de documents ou de renseignements […] pertinents pour [l’]enquête concernant des tiers qui pourraient être responsables envers la succession »
. Les avocats de la succession ont informé la galerie de son obligation de préserver et de conserver les documents qui pourraient être pertinents quant à l’enquête, tout en précisant que la succession « ne souhaite pas ou ne prévoit pas »
s’engager dans un conflit quelconque avec la galerie.
[61] La succession soutient que cette situation s’apparente à celle dans l’affaire Nell Wing c Ellie Van Velthuizen, 2000 CanLII 16609, [2000] ACF no 1940 (CF 1ʳᵉ inst) [Nell Wing], et que la galerie, en affirmant qu’elle ne comprenait pas qu’elle risquait de commettre une violation en date du 19 août 2014, a fait preuve d’ignorance volontaire. Comme l’a déclaré le juge Nadon aux paragraphes 64 à 66 de la décision Nell Wing :
[64] De plus, l’intimée a reconnu dans sa lettre à l’avocat des requérantes, reproduite comme pièce I annexée à l’affidavit Giuliani, qu’elle a offert en vente et vendu des exemplaires du Journal. Par conséquent, bien qu’elle ait pu prétendre qu’elle ne savait pas au départ qu’elle violait le droit d’auteur, comme il n’y avait aucune indication de droit d’auteur sur le Journal non publié, elle ne peut pas prétendre qu’elle ne savait pas qu’elle violait le droit d’auteur après avoir reçu la lettre de l’avocat des requérantes (reproduite comme pièce G annexée à l’affidavit Giuliani), datée du 1er mars 1999, qui en faisait état et après y avoir répondu le 31 mars 1999 (pièce H) et le 29 avril 1999 (pièce I). Je dois également ajouter que l’intimée ne nie pas avoir vendu le reste des exemplaires du Journal en sa possession au site Web Recovery après avoir été avisée par l’avocat des requérantes.
[65] Dans l’affaire Roy Export Co. Establishment c. Gauthier, [1973] A.C.F. no 401 (1re inst.), la demanderesse avait écrit au défendeur pour lui expliquer que ses actes constituaient une violation du droit d’auteur. Le défendeur avait répondu, mais continuait de violer le droit d’auteur. Le juge Walsh avait conclu, au paragraphe 7 :
Il semble que le défendeur, bien qu’il ait été de bonne foi lorsqu’il a acheté et commencé à distribuer les films en question au Canada, ne pouvait pas, après avoir reçu la lettre de l’avocat de la demanderesse en date du 24 janvier 1972, prétendre ignorer que la demanderesse soutenait que cela constituait une violation de son droit d’auteur au Canada.
[66] De la même façon, j’estime que l’intimée dans la présente affaire ne peut prétendre qu’elle ne savait pas qu’elle pouvait violer un droit d’auteur existant. Par conséquent, je suis d’avis que l’intimée a violé le droit d’auteur des requérantes selon les alinéas 27(2)a) [et] c) de la Loi.
[62] À mon avis, cependant, il y a d’autres facteurs à prendre en considération en l’espèce.
[63] En premier lieu, comme l’ont souligné les défendeurs, la lettre du 19 août 2014 n’est pas une mise en demeure. Il s’agit plutôt d’une lettre de préservation de la preuve dans laquelle les avocats de la succession demandent à la galerie de préserver des documents, mais ne mentionnent pas la violation qu’elle aurait commise. Les avocats disent plutôt craindre que des tiers violent le droit d’auteur et affirment ne pas vouloir s’engager dans un conflit avec la galerie.
[64] En deuxième lieu, à cette époque, M. Goldstein avait également informé M. Bulger des efforts de M. Maloof pour trouver l’héritier vivant le plus proche de Mme Maier au moyen de recherches menées par des généalogistes et des chercheurs. Ces efforts ont permis d’identifier une personne en France, Sylvain Jaussaud, qui serait le cousin éloigné et l’héritier le plus proche de Vivian Maier. Le 18 août 2013, M. Maloof a obtenu ce qu’il croyait être une cession valide du droit d’auteur sur toutes les œuvres de Mme Maier, qu’il a ensuite cédé à M. Goldstein relativement à la collection Goldstein. Dans son témoignage, M. Bulger a affirmé qu’il s’était fié à ces efforts de M. Maloof et aux assurances de M. Goldstein parce que, selon lui, ils étaient allés [traduction] « au‑delà »
de ce qui était nécessaire pour s’assurer que les tirages réalisés pour l’exposition Photographs of Children pouvaient être exposés et vendus.
[65] Dans ce contexte, et compte tenu du libellé de la lettre elle‑même, je suis d’avis qu’en date du 19 août 2014, du moins, il n’était pas déraisonnable pour la galerie d’avoir cru de bonne foi qu’il n’y avait pas violation. Toutefois, au début de septembre 2014, la situation avait changé de sorte que la galerie aurait raisonnablement dû savoir qu’elle risquait de violer le droit d’auteur en poursuivant l’exposition Photographs of Children et en vendant subséquemment des tirages.
[66] Le 6 septembre 2014, la galerie a reçu un courriel de M. Goldstein l’informant qu’il fermait les locaux de Vivian Maier Prints Inc. pour des questions de droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier. Le courriel renvoie à un article du New York Times qui fait état des efforts déployés par un photographe commercial et avocat, Me David Deal, pour présenter une requête à la succession afin qu’un héritier soit désigné. L’article fait référence à la lettre du 19 août 2014 envoyée à la galerie dans laquelle la succession lui demandait de préserver tous les documents relatifs aux œuvres de Mme Maier et à leur vente. Il fait également référence à une entrevue téléphonique dans laquelle M. Maloof déclarait que [traduction] « lui et ceux avec qui il collabore pour vendre les œuvres de Mme Maier sont maintenant dans l’incertitude et attendent les conseils d’un avocat pour savoir s’ils peuvent continuer à les vendre ou à les fournir à des musées et à des éditeurs »
. L’article indique que M. Goldstein a résilié son entente avec les différentes galeries qui vendaient des tirages des œuvres de Mme Maier et qu’elles cesseraient de les vendre.
[67] Dans son témoignage, M. Bulger a déclaré avoir compris à l’époque [traduction] « qu’il y avait une enquête sur une violation du droit d’auteur »
et que M. Goldstein avait dit à la galerie qu’elle pouvait attendre la fin de l’exposition, mais que dès qu’elle serait terminée, elle devait retourner les tirages (transcription du procès, 388:17‑27).
[68] Ayant compris qu’aucun héritier n’avait encore été désigné, le 14 octobre 2014, à la suite de l’exposition Photographs of Children, mais avant de conclure toutes les ventes de tirages découlant de l’exposition, la galerie a envoyé un courriel aux clients qui avaient acheté auprès d’elle des tirages des œuvres de Mme Maier pour les mettre à jour quant aux renseignements qui circulaient et leur donner son point de vue sur l’état de la situation. La lettre faisait référence à une déclaration publiée par Vivian Maier Prints Inc. sur son site Web le 12 septembre 2014 concernant [traduction] « l’action en justice mettant en cause l’État de l’Illinois »
qui « permettra de déterminer les héritiers légaux de Vivian Maier »
.
[69] Ainsi, bien qu’elle ait commencé l’exposition Photographs of Children en croyant de bonne foi qu’il n’y avait pas de violation du droit d’auteur, avant la fin de l’exposition et avant la conclusion de ses ventes, lorsqu’elle a reçu le courriel du 6 septembre 2014 de M. Goldstein, la galerie ne pouvait plus ignorer la possibilité d’une violation. À ce moment‑là, même avec le contrat de consignation, la galerie savait que M. Goldstein avait changé d’avis et qu’il avait des questions au sujet du droit d’auteur et du droit de succession. Les actions de M. Goldstein, y compris ses efforts pour s’assurer qu’aucune autre reproduction des œuvres de Mme Maier ne serait réalisée, ainsi que la déclaration antérieure de la succession selon laquelle elle [traduction] « enquêtait sur l’utilisation abusive et la violation potentielle d’œuvres protégées par le droit d’auteur dont la succession était titulaire »
[non souligné dans l’original], aurait dû amener la galerie à se demander si elle violait un droit d’auteur et s’il fallait mettre fin à l’exposition Photographs of Children et à toute vente connexe.
[70] Par conséquent, je suis d’avis que la galerie n’aurait pas dû poursuivre l’exposition après le 6 septembre 2014. En agissant ainsi, elle est devenue responsable de violation pour les tirages qu’elle a continué à exposer et pour toutes les ventes réalisées après le 6 septembre 2014, soit 43 œuvres uniques, à l’exception d’une seule vendue exclusivement avant le 6 septembre 2014.
(2) Activités liées à l’exposition Art Toronto
[71] Comme je le mentionne plus haut, la galerie a vendu les négatifs en noir et blanc à FAIG en juin 2016. Pendant les négociations en vue de la vente, la galerie a dit à FAIG qu’elle n’utilisait plus les négatifs en noir et blanc pour réaliser les tirages et les vendre. À l’époque, la galerie savait qu’elle n’était pas titulaire du droit d’auteur. Non seulement le droit d’auteur avait été expressément exclu des modalités de l’entente initiale de 2014 conclue avec M. Goldstein, mais M. Bulger avait fait des déclarations publiques dans les médias et à différentes galeries (p. ex. la Howard Greenberg Gallery), ce qui démontre qu’il savait que tout tirage réalisé à partir des négatifs en noir et blanc constituerait une violation et que toute autre mesure nécessiterait l’autorisation de la succession (Cook County), qui était le titulaire du droit d’auteur (pièce 19 (extraits de déposition), points 77, 78 BUL‑287).
[72] De plus, dans l’entente conclue avec FAIG, la galerie avait expressément déclaré qu’elle n’était pas titulaire de droits de propriété intellectuelle relatifs aux négatifs en noir et blanc et que l’entente n’accordait ni ne conférait à FAIG aucun droit de propriété intellectuelle sur les négatifs en noir et blanc ou relatif à ceux-ci.
[73] Malgré le fait qu’au moment de l’entente conclue avec FAIG (le 9 juin 2016), les défendeurs savaient que FAIG n’avait pas le droit d’utiliser les négatifs en noir et blanc à des fins commerciales ni d’accorder une licence à la galerie pour exposer et vendre des tirages moyennant une commission, ils affirment que, de l’automne 2016 à l’été 2017, la galerie croyait toujours de bonne foi que FAIG avait à ce moment-là obtenu les droits nécessaires. Ils affirment que cette croyance de bonne foi découle de deux éléments. Premièrement, du fait que FAIG avait déclaré au moment des négociations qu’elle serait en mesure de régler facilement la question des droits d’auteur grâce à ses ressources et ses connaissances. Deuxièmement, ils se réfèrent à des conversations avec des représentants de FAIG concernant les options envisageables pour obtenir un droit d’auteur, notamment demander une assurance titres, acheter la collection Maloof et agir dans le cadre du contrat d’exploitation de droits d’auteur de M. Maloof, et au fait que FAIG avait affirmé qu’elle examinerait les différences entre les lois américaines et européennes en matière de droit d’auteur.
[74] Dans son témoignage, M. Bulger a affirmé que FAIG avait informé la galerie avant l’exposition Art Toronto qu’elle [traduction] « pouvait aller de l’avant »
, ce qui, selon son interprétation, signifiait qu’un droit d’auteur avait été obtenu. M. Bulger a déclaré que ce n’est qu’au printemps 2017 que la galerie a appris des représentants de FAIG que cette dernière n’avait pas obtenu de droit d’auteur, et que c’est à ce moment qu’elle a cessé toute autre vente des impressions tirées des œuvres de Mme Maier.
[75] Toutefois, comme l’a reconnu M. Bulger, la galerie n’a jamais reçu d’assurances ou de documents officiels indiquant que FAIG avait obtenu le consentement pour utiliser les œuvres protégées par le droit d’auteur. Il n’y avait également aucune correspondance directe relative à cette question.
[76] En effet, M. Bulger a affirmé que c’est seulement dans une lettre de juin 2017 que la galerie a appris que FAIG n’avait pas acquis un droit d’auteur. Or, la chaîne de correspondance entre M. Bulger et le représentant de FAIG, Oliver Roehl [M. Roehl], indique que la galerie savait déjà que FAIG n’avait pas les autorisations nécessaires à l’époque pertinente, car M. Bulger a informé M. Roehl que M. Goldstein était convaincu que, si FAIG [traduction] « enregistrait [les] images auprès d’un bureau de droits d’auteur en Suisse »
, elle aurait [traduction] « le contrôle total du droit d’auteur sur les images qui [lui] appartenait »
. M. Bulger a également rappelé à M. Roehl qu’une assurance titres pouvait être souscrite. Bien que M. Roehl ait confirmé en réponse que les démarches en matière d’assurance titres n’avaient pas été fructueuses, le contexte global de l’échange figurant à la pièce 35 indique que M. Bulger savait ou aurait dû savoir à ce moment‑là que FAIG n’avait pas les autorisations requises en matière de droits d’auteur.
[77] À mon avis, la galerie n’avait aucun motif raisonnable de conclure que la question du droit d’auteur avait été réglée en ce qui concerne les tirages de FAIG.
[78] Étant donné que la galerie a également reconnu avoir violé le droit d’auteur en ce qui concerne les tirages de M. Carnie, elle n’avait pas non plus de motif raisonnable de conclure que la question des droits d’auteur avait été réglée en ce qui concerne ces tirages à l’époque pertinente.
[79] Par conséquent, je suis d’avis que la demanderesse a établi que la galerie a commis une violation du droit d’auteur au sens des alinéas 27(2)a), c) et e) de la Loi en ce qui concerne les tirages issus de l’ensemble des 59 œuvres uniques importées, exposées ou vendues pendant cette période, y compris lors de l’exposition Art Toronto.
(3) Conclusion sur la violation du droit d’auteur en ce qui concerne les tirages
[80] Comme je le mentionne plus haut, les activités de la galerie ont donné lieu à une violation en ce qui concerne 43 œuvres uniques relatives à l’exposition Photographs of Children. En plus, des tirages ont été réalisés à partir de 40 œuvres par M. Carnie pour l’exposition Meaning Without Context. Toutefois, les tirages de six d’entre elles avaient été précédemment exposés ou vendus lors de l’exposition Photographs of Children. Il faut donc compter 34 œuvres uniques de plus.
[81] Des tirages supplémentaires de 59 œuvres ont été importés, exposés, offerts à la vente ou vendus entre le 23 juin 2016 et le 10 septembre 2016. Parmi ceux-ci, les tirages de cinq œuvres avaient également été exposés et vendus lors de l’exposition Photographs of Children, des tirages de 31 œuvres avaient également réalisés par M. Carnie et des tirages de trois œuvres avaient été exposés aussi lors des expositions Photographs of Children et Meaning Without Context. Ainsi, le nombre d’œuvres uniques reproduites dans les tirages importés, exposés, offerts à la vente ou vendus entre le 23 juin 2016 et le 10 septembre 2016 à ajouter au compte est de 20.
[82] Par conséquent, le nombre d’œuvres uniques contrefaites par la galerie par importation, impression, exposition ainsi qu’offre en vente et vente de tirages issus des négatifs en noir et blanc s’établit à 97.
C. Les défendeurs ont‑ils violé le droit d’auteur par les activités relatives au lecteur de M. Goldstein?
[83] La succession affirme qu’il y a eu violation non seulement des œuvres uniques fixées sur les tirages importés, réalisés, exposés ou vendus lors des expositions Photographs of Children, Meaning Without Context et Art Toronto, mais également des 15 172 images positives numérisées sur le lecteur de M. Goldstein à partir des négatifs en noir et blanc et reproduites à partir de ce lecteur sur le lecteur filigrané.
[84] La succession soutient que le lecteur de M. Goldstein est un exemplaire contrefait et que le fait que la galerie l’a offert en vente, vendu et exporté à FAIG constitue une violation à une étape ultérieure au sens des alinéas 27(2)a) et c) et du paragraphe 27(2.11) de la Loi (question 1c de l’énoncé conjoint). Elle allègue en outre que la reproduction des images numérisées à partir du lecteur de M. Goldstein sur le lecteur filigrané constitue une violation initiale au titre de l’article 3 et du paragraphe 27(1) de la Loi, et que l’exportation du lecteur filigrané constitue une violation à une étape ultérieure au sens du paragraphe 27(2.11) de la Loi (question 1d de l’énoncé conjoint).
(1) Offre en vente, vente ou exportation du lecteur de M. Goldstein à FAIG
[85] À titre préliminaire, les défendeurs ne reconnaissent pas que le lecteur de M. Goldstein est un exemplaire contrefait des œuvres protégées par le droit d’auteur. Ils admettent que la succession est titulaire du droit d’auteur sur les œuvres fixées sur les négatifs en noir et blanc. Ils admettent également que le lecteur de M. Goldstein contient des images positives numérisées à partir des négatifs en noir et blanc et que la succession n’a jamais autorisé un tel acte. Toutefois, ils affirment que, étant donné qu’on ne sait pas à quel moment ni dans quelles circonstances la reproduction a été faite, on ne peut déterminer si des facteurs comme l’autorisation, la limitation ou l’utilisation équitable peuvent être invoqués afin que la reproduction des images numérisées contenues dans le lecteur de M. Goldstein ne soit pas considérée comme une violation.
[86] Les défendeurs soutiennent que le lecteur de M. Goldstein n’a pas été offert en vente ni vendu dans le cadre de l’entente conclue avec FAIG. Ils affirment plutôt qu’il était accessoire à la vente des négatifs en noir et blanc. Ce dernier argument n’est pas convaincant.
[87] Le fait que le lecteur de M. Goldstein faisait partie de la vente à FAIG a été reconnu dans l’exposé conjoint des faits :
[traduction]
21. Le ou vers le 9 juin 2016, la galerie Bulger a conclu une entente avec FAIG [l’entente conclue avec FAIG]. L’entente conclue avec FAIG comprenait les négatifs en noir et blanc et le lecteur de disque dur de M. Goldstein.
[88] Dans l’entente conclue avec FAIG, rien n’indiquait que le lecteur de M. Goldstein était vendu séparément, mais il y était prévu que celui‑ci était l’un des « biens »
faisant partie de la vente. Conformément à ce qui est énoncé à la première page de l’entente conclue avec FAIG :
[traduction]
1. Objet de la vente et de l’achat
Le VENDEUR vend par les présentes à l’ACHETEUR et l’ACHETEUR achète par les présentes au VENDEUR, libres de tout privilège, les biens suivants et les objets et documents y afférents (l’OBJET DE LA VENTE ET DE L’ACHAT) :
Biens :
– L’ensemble des 15 172 négatifs physiques (en noir et blanc) de Vivian Dorothea Maier (01/02/1926-21/04/2009) (ci-après désignée V. Maier) (la COLLECTION).
– Tous les lecteurs de disque dur d’ordinateur sur lesquels les copies numériques originales de la COLLECTION sont stockées sous forme de numérisations, ainsi qu’une confirmation écrite du prestataire de service professionnel qui a numérisé la COLLECTION que la COLLECTION a été dûment et entièrement numérisée et qu’il n’existe pas d’autres copies ou numérisations, à l’exception de celles qui ont été expressément communiquées et confirmées à l’ACHETEUR.
[89] En outre, les défendeurs ont expressément modifié leur défense pour préciser que le lecteur de M. Goldstein faisait partie de la vente, tant en vertu de l’entente conclue avec M. Goldstein que de celle conclue avec FAIG :
a) Dans la défense modifiée, il est précisé que le lecteur de M. Goldstein fait partie de la [traduction] « collection Goldstein »
vendue à la galerie :
[traduction]
13. En 2014
2, M. Goldstein a vendu la collection Goldstein à la galerie Bulger. Faisait partie de la vente un lecteur de disque dur contenant des images numérisées à partir des négatifs non développés de Mme Maier compris dans la collection Goldstein (le lecteur de M. Goldstein).
b) Des modifications ont été ajoutées expressément pour préciser que le lecteur de M. Goldstein faisait partie des biens personnels acquis de M. Goldstein à titre onéreux :
[traduction]
2122. Indépendamment de tout droit d’auteur pouvant exister relativement aux négatifs de Mme Maier (ce qui est nié), les négatifs de Mme Maier eux‑mêmes et le lecteur de disque dur de M. Goldstein sont tous les deux des biens personnels. Par conséquent, comme ils ont été légitimement vendus et acquis à titre onéreux dans le cadre d’achats de bonne foi, il ne peut y avoir de trafic illégal de ces biens. Chaque vente des négatifs de Mme Maier et du lecteur de disque dur de M. Goldstein est un acte légal et ne peut faire l’objet d’une action en justice.
c) Les modifications précisent expressément que le lecteur de M. Goldstein faisait partie de la Collection Goldstein vendue à FAIG :
[traduction]
La vente ultérieure de la Collection Goldstein par la galerie Bulger
2223. En juin 2016, la galerie Bulger a vendu la totalité de la collection Goldstein, y compris le lecteur de disque dur de M. Goldstein. Par conséquent, ni la galerie Bulger ni M. Bulger ne possède une copie des négatifs de Mme Maier à remettre […]
[90] Il ne fait aucun doute que le lecteur de M. Goldstein a été vendu à FAIG.
[91] Comme je le mentionne plus haut, à la date de l’entente conclue avec FAIG (le 9 juin 2016), les défendeurs savaient qu’ils n’étaient pas titulaires d’un droit d’auteur relatif aux négatifs en noir et blanc. Il s’agissait d’une condition expresse de l’entente.
[92] De plus, en décembre 2014 (la date de l’entente conclue avec M. Goldstein), la galerie savait qu’elle ne pouvait pas créer de tirages à partir des négatifs en noir et blanc ni les vendre sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur.
[93] Bien que la succession fasse valoir que les défendeurs auraient dû savoir que des restrictions s’appliquaient également au lecteur de disque dur de M. Goldstein, ces derniers soutiennent qu’il était raisonnable pour la galerie de continuer de croire de bonne foi qu’elle pouvait transférer le lecteur de disque dur de M. Goldstein à FAIG de la même façon que les négatifs en noir et blanc qu’elle avait achetés.
[94] Au paragraphe 22 de la défense modifiée (cité ci‑dessus), les défendeurs allèguent que le lecteur de M. Goldstein ne peut faire l’objet d’une action en justice en raison de l’expiration du droit d’auteur. Ils affirment que le lecteur de M. Goldstein, tout comme les négatifs en noir et blanc, est un bien personnel qui peut être transféré librement par son acheteur (question 4d de l’énoncé conjoint). Toutefois, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que, puisqu’il s’agit d’une reproduction non autorisée, l’expiration du droit d’auteur ne s’applique pas en droit. Selon le principe général, « [u]ne fois qu’une copie autorisée d’une œuvre est vendue à un membre du public, il appartient généralement à l’acheteur, et non à l’auteur, de décider du sort de celle‑ci »
[non souligné dans l’original] (Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc, 2002 CSC 34 au para 31). Le lecteur de M. Goldstein n’est pas une reproduction autorisée. Il ne peut donc être transmis librement de la même façon.
[95] Toutefois, dans le cas d’une violation à une étape ultérieure, la demanderesse doit démontrer que les défendeurs savaient que le lecteur de M. Goldstein violait le droit d’auteur ou qu’ils ont fait preuve d’aveuglement volontaire à l’égard de ce fait. Je suis d’avis que la demanderesse ne s’est pas acquittée de ce fardeau.
[96] Le témoignage de M. Bulger était cohérent : la galerie ne pensait pas que le lecteur de M. Goldstein violait le droit d’auteur. Elle pensait que M. Goldstein avait le droit de créer une copie sur lecteur de disque dur (transcription du procès, 417:9‑18; 872:2‑873:1). En outre, les images numérisées sur le lecteur de M. Goldstein n’ont pas été utilisées de la même manière que les négatifs en noir et blanc. La résolution des images ne permettait pas de réaliser des tirages (transcription du procès, 663:5‑21), et les professionnels du domaine ne se seraient pas attendus à ce que le lecteur de M. Goldstein serve à cela. Les images numérisées ont plutôt été utilisées principalement comme [traduction] « planche‑contact »
(transcription du procès, 399:16‑401:11) et uniquement à des fins promotionnelles telles que la création de cartes postales, de cartes de vœux, etc., mais jamais pour réaliser des tirages artistiques (transcription du procès, 660:7‑11; 662:25-28).
[97] Les fichiers n’avaient pas une taille et une résolution suffisantes pour permettre des tirages (transcription du procès, 663:5-21). Comme l’a expliqué Mme Juhasz, les images numérisées étaient [traduction] « de trop faible qualité pour faire des tirages artistiques »
(transcription du procès, 723:6‑7). « À l’exception d’un catalogue de vente ou d’une liste d’inventaire des négatifs […] elles pouvaient être utilisées à des fins éducatives, pour étudier l’œuvre de l’artiste »
(transcription du procès, 723:18‑21).
[98] La demanderesse soutient que l’argument des défendeurs – selon lequel la galerie ne savait pas que le lecteur de M. Goldstein violait le droit d’auteur – ne concorde pas avec les actions de la galerie. Elle affirme que, si le lecteur de M. Goldstein n’était destiné qu’à être utilisé comme planche-contact, il n’y avait aucune raison de créer un second lecteur de disque dur dans le cadre de l’achat par FAIG. Le lecteur de M. Goldstein aurait simplement pu être envoyé à FAIG pour donner un aperçu des images avant l’achat.
[99] Dans le cadre des négociations avec FAIG, celle‑ci a informé la galerie qu’elle devait voir les images avant de décider d’acheter les négatifs en noir et blanc. Pour répondre à cette demande, la galerie a sauvegardé des versions à faible résolution et filigranées des fichiers images figurant sur le lecteur de M. Goldstein sur un deuxième lecteur de disque dur, le lecteur filigrané, qu’elle a envoyé à FAIG (transcription du procès, 664:7-20; 671:7-672:8). Comme elles étaient marquées d’un filigrane et à faible résolution, les images sur le lecteur filigrané ne pouvaient être utilisées à d’autres fins que la prévisualisation et le décompte des images réalisées à partir des négatifs en noir et blanc (transcription du procès, 674:2-675:1).
[100] Les défendeurs soutiennent que le lecteur de M. Goldstein servait une fonction légèrement différente de celle du lecteur filigrané. Tandis que le lecteur de M. Goldstein servait d’inventaire des négatifs, le lecteur filigrané ne pouvait pas servir à cette fin, étant donné le filigrane sur les images. Il ne pouvait servir qu’à donner un aperçu des négatifs avant la vente.
[101] Étant donné que le lecteur filigrané a été produit par la galerie, celle-ci a pu l’assortir de mesures de sécurité supplémentaires pour garantir que son utilisation soit encore plus restrictive que celle du lecteur de M. Goldstein. À mon avis, l’existence du lecteur filigrané n’est pas incompatible avec l’objet du lecteur de M. Goldstein, soit servir de planche-contact.
[102] Ainsi, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas établi que l’exportation du lecteur de M. Goldstein à FAIG constituait un acte de violation du droit d’auteur.
(2) Le lecteur filigrané
[103] Comme je le mentionne plus haut, la succession affirme que la création du lecteur filigrané est une reproduction interdite au paragraphe 3(1) de la Loi et constitue une violation au sens du paragraphe 27(1) de la Loi. Elle soutient également que le lecteur filigrané a été exporté à FAIG dans le but d’offrir en vente et de vendre le lecteur de M. Goldstein, ce qui va à l’encontre du paragraphe 27(2.11) de la Loi (question 1d de l’énoncé conjoint).
[104] Les défendeurs reconnaissent que le lecteur filigrané est une reproduction du lecteur de M. Goldstein créée par la galerie. Toutefois, ils affirment que cette reproduction constituait une utilisation équitable et qu’elle ne viole pas le droit d’auteur (question 4b de l’énoncé conjoint).
[105] Conformément à l’article 29 de la Loi, l’utilisation équitable d’une œuvre aux fins de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur.
[106] L’utilisation équitable suppose une évaluation en deux volets. Dans le cadre du premier volet, le tribunal doit déterminer si l’utilisation est visée par l’une des fins autorisées par la Loi (c’est‑à‑dire recherche, études privées, éducation, parodie, satire, critique et compte rendu ou communication des nouvelles). Dans le cadre du deuxième volet, le tribunal doit déterminer si l’utilisation est « équitable »
en tenant compte des six facteurs non exhaustifs suivants : (i) le but de l’utilisation; (ii) la nature de l’utilisation; (iii) l’ampleur de l’utilisation; (iv) l’existence de solutions de rechange à l’utilisation; (v) la nature de l’œuvre; et (vi) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre (Université York c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright)), 2021 CSC 32 [Université York] au para 96; CCH, aux para 50‑53).
[107] En l’espèce, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la reproduction des images numérisées à partir du lecteur de M. Goldstein sur le lecteur filigrané relève de l’utilisation équitable.
[108] Le seuil du premier volet du critère est peu élevé. Il faut donner au mot « recherche »
une interprétation large et libérale pour veiller à ce que les droits de l’utilisateur ne soient pas indûment restreints. La recherche ne se limite pas à celle effectuée dans un contexte non commercial ou privé (CCH, au para 51). Dans le contexte commercial, il a été conclu que la présentation d’un extrait ou l’écoute préalable d’une œuvre musicale qui permet à un acheteur potentiel de décider d’acheter ou non l’œuvre musicale est visée par la définition de recherche (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Bell Canada, 2012 CSC 36 [SOCAN] aux para 36 et 49).
[109] De même, en l’espèce, l’aperçu sur le lecteur filigrané des images tirées des négatifs en noir et blanc satisfait, à mon avis, au premier volet du critère de l’utilisation équitable. Bien que la succession demande à la Cour d’établir une distinction entre l’arrêt SOCAN et la présente affaire du fait que l’aperçu en l’espèce portait sur l’ensemble de la collection des négatifs en noir et blanc et a été produit après que FAIG a exprimé son intérêt à acheter les négatifs en noir et blanc, j’estime que cette différence n’est pas importante pour ce volet du critère. À l’instar des défendeurs, je suis plutôt d’avis que, comme il faut interpréter la recherche de manière libérale, l’utilisation du lecteur filigrané pour décider de conclure ou non une entente suffit pour qu’il soit satisfait à l’article 29 de la Loi.
[110] Je suis également d’avis que, lorsque l’utilisation du lecteur filigrané est prise en considération dans le cadre des facteurs du deuxième volet du critère, il est satisfait aux exigences d’une utilisation « équitable »
.
[111] Même si le but de l’utilisation était commercial (la vente à FAIG), je suis d’avis que l’utilisation était tout de même équitable, car il existait des garanties raisonnables (filigrane et faible résolution) pour s’assurer que le lecteur filigrané soit utilisé à des fins de recherche (SOCAN, au para 36). En plus du filigrane et de la faible résolution des images sur le lecteur filigrané, la galerie a stipulé dans sa correspondance avec FAIG avant le transfert du lecteur filigrané que ce transfert était conditionnel à l’assurance que le lecteur filigrané ne serait pas partagé et que seuls certains décideurs (trois personnes) y auraient accès. Si l’accord ne se concrétisait pas, le lecteur filigrané devait également être détruit.
[112] En ce qui concerne la nature de l’utilisation, une seule copie de chaque œuvre a été utilisée pour créer le lecteur filigrané et, comme je le mentionne plus haut, des mesures de protection avaient été mises en place. La galerie a indiqué par écrit qu’il était interdit de copier le lecteur filigrané et de partager avec quiconque les images, celles‑ci devant rester confidentielles (pièce 33; transcription du procès, 412:27‑414:25). Avant l’envoi du lecteur filigrané, FAIG a confirmé qu’elle n’avait [traduction] « aucun intérêt à diffuser les images »
du lecteur filigrané et que la prévisualisation serait limitée à un petit nombre de personnes (pièce 33).
[113] Bien que la succession soutienne qu’à la lumière de sa nature, l’utilisation n’était pas équitable parce qu’elle s’inscrivait dans un plan global visant à favoriser la violation et à en tirer parti, je suis d’avis que cette préoccupation n’est pas fondée. Comme je le mentionne plus haut, le lecteur filigrané n’a servi qu’à la recherche et à la prévisualisation des images figurant sur les négatifs en noir et blanc.
[114] Pour ce qui est de l’ampleur de l’utilisation, j’estime que l’utilisation, même si elle visait toutes les images numérisées, était tout de même équitable compte tenu du type d’œuvres en cause (CCH, au para 56), des mesures de protection en place et des garanties qu’aucune copie du lecteur filigrané ne serait faite. Il fallait inclure toutes les images sur le lecteur filigrané pour offrir un aperçu de l’étendue complète de la collection et du nombre de négatifs.
[115] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire qu’il n’y avait pas d’autres solutions de rechange raisonnables pour réaliser les objectifs. La prévisualisation a été effectuée de la manière habituelle dans le domaine. Étant donné que le lecteur de M. Goldstein faisait partie des biens inclus dans l’achat, FAIG n’en avait pas encore la possession au moment de l’aperçu. Le lecteur filigrané était nécessaire pour donner un aperçu.
[116] Pour ce qui est de la nature de l’œuvre, la question est de savoir si l’œuvre est de celles qui devraient être « largement diffusées »
(SOCAN, au para 47). En l’espèce, il est indéniable que la vente et la diffusion des œuvres photographiques sont souhaitables. Dans le domaine, la pratique veut que l’on donne un aperçu des œuvres photographiques à diffuser au moyen d’un guide électronique, à l’instar de celui en cause. L’objectif de l’utilisation était de trouver une entité qui continuerait à partager le travail de Mme Maier avec le public et à faire valoir sa contribution en tant qu’artiste.
[117] L’effet de l’utilisation tient compte de la question de savoir si l’œuvre reproduite est susceptible de faire concurrence avec l’œuvre originale sur le marché (CCH, au para 59). En l’espèce, les mesures de protection mises en place par la galerie ont éliminé la possibilité que les images figurant sur le lecteur filigrané soient utilisées à d’autres fins que donner un aperçu. La succession n’a présenté aucun élément de preuve démontrant que le lecteur filigrané a eu un effet sur les œuvres originales.
[118] Comme je suis d’avis que l’utilisation du lecteur filigrané est équitable, la reproduction dont il est issu ne constitue pas une violation du droit d’auteur. En l’absence d’une violation initiale, je conclus également qu’il n’y a pas eu violation à une étape ultérieure au sens du paragraphe 27(2.11) de la Loi.
D. Les défendeurs ont‑ils autorisé la violation?
[119] La demanderesse affirme que les défendeurs ont autorisé la violation en vendant et en exportant les négatifs en noir et blanc et le lecteur de M. Goldstein à FAIG dans le but de permettre à d’autres personnes de reproduire, de publier, d’offrir en vente, de vendre et d’exposer des exemplaires contrefaits non autorisés des œuvres de Mme Maier, en contravention à l’article 3 et au paragraphe 27(1) de la Loi (question 1e de l’énoncé conjoint).
[120] L’autorisation est un droit distinct conféré aux titulaires de droits d’auteur (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30 [ESA] au para 105; Salna, au para 78; Voltage Holdings, LLC c Untel No 1, 2023 CAF 194 [Voltage] au para 22). Une personne viole le droit d’autorisation lorsque, sans le consentement ou une licence du titulaire du droit d’auteur, elle se présente comme étant capable d’accorder l’un des droits exclusifs du titulaire du droit d’auteur (Voltage, aux para 22‑23).
[121] « Autoriser »
signifie sanctionner, appuyer ou soutenir (CCH, au para 38; Voltage, au para 24).
[122] La question de savoir si une reproduction a été autorisée est une question de fait qui « peut s’inférer d’agissements qui ne sont pas des actes directs et positifs, et notamment d’un degré suffisamment élevé d’indifférence »
(CCH, au para 38; ESA, au para 104; Voltage, au para 26).
[123] Bien qu’une autorisation puisse être inférée de la situation où est fourni un appareil dont la seule fonction est de faire une reproduction en violation du droit d’auteur, ce n’est pas autoriser la violation que de fournir le moyen ou de permettre l’utilisation de l’appareil susceptible d’être utilisé à cette fin (CCH, au para 38). Un certain degré de contrôle doit être établi entre l’auteur de l’autorisation et la personne qui a violé le droit d’auteur (CCH, au para 38; Voltage, aux para 25 et 27). La personne qui donne l’autorisation doit se présenter comme capable d’accorder l’un des droits exclusifs du titulaire du droit d’auteur (Voltage, au para 23).
[124] La succession affirme que le libellé de l’entente conclue avec FAIG et les circonstances entourant la négociation avec elle indiquent clairement que les défendeurs ont sanctionné, appuyé ou soutenu l’exploitation non autorisée par FAIG des négatifs en noir et blanc et du lecteur de M. Goldstein.
[125] La succession fait remarquer que, même si l’entente conclue avec FAIG stipulait que la galerie n’avait aucun droit de propriété intellectuelle et qu’elle ne conférait aucun droit de propriété intellectuelle sur les « biens »
, elle contenait néanmoins des déclarations et des garanties de la part de la galerie selon lesquelles les « biens »
n’étaient assujettis à aucune restriction quant à leur utilisation. Elle prévoyait que les parties [traduction] « acceptaient de collaborer afin d’explorer et de mettre au point »
la collection de négatifs en noir et blanc, la galerie devenant le représentant exclusif de FAIG au Canada pour l’exposition et la vente des tirages photographiques produits par FAIG à partir des négatifs en noir et blanc, en échange d’une commission de 50 % sur les ventes nettes. Aucune des modalités de l’entente conclue avec FAIG n’était conditionnelle à l’acquisition par cette dernière d’un droit d’auteur ou d’une licence de la part de la succession lui permettant d’utiliser les « biens »
pour réaliser des tirages.
[126] La succession affirme qu’il ressortait clairement des négociations avec FAIG que cette dernière achetait les négatifs en noir et blanc pour tirer profit de la création des tirages (transcription du procès, 411:1‑9; 516:19‑28; pièce 25). Elle soutient que la galerie a sciemment fourni à FAIG les outils nécessaires pour produire et vendre des reproductions non autorisées des œuvres de Mme Maier et a donné des directives à M. Roehl et à d’autres personnes pour qu’ils créent des tirages limités d’images séquentielles directement à partir des négatifs (transcription du procès, 510:11‑511:22, 820:21-821:2; pièce 47).
[127] Les défendeurs soulèvent deux questions préliminaires concernant l’argument de la succession. Premièrement, ils affirment qu’il y a absence de compétence puisque, pour présenter une demande au titre de la Loi, l’acte autorisé (l’acte de violation) doit avoir eu lieu au Canada. Deuxièmement, ils soutiennent que la théorie de la succession ne tient pas compte du fait que la galerie avait le droit légitime de vendre les négatifs en noir et blanc à FAIG selon les principes de l’expiration du droit d’auteur et de la vente légitime.
[128] Comme il est indiqué au paragraphe 47 de l’arrêt Sirius Canada Inc c CMRRA/SODRAC Inc, 2010 CAF 348 : « [L]’autorisation à l’égard d’un acte particulier ne viole le droit d’auteur que si l’acte autorisé constitue lui‑même un acte de contrefaçon. »
Ainsi, l’acte d’autorisation au Canada ne peut faire l’objet d’une action au titre de la Loi lorsque la violation initiale a lieu à l’extérieur du Canada (au para 46).
[129] La demanderesse a invoqué la décision ABKCO Music & Records Inc v Music Collection International Limited and Another, [1995] EMLR 449 [ABKCO Music], du Royaume‑Uni [R‑U] pour faire valoir que le concept de territorialité devrait être examiné avec souplesse. Or, comme l’ont souligné les défendeurs, cette affaire n’appuie pas la thèse de la demanderesse. Dans l’affaire ABKCO Music, c’est l’acte d’autorisation qui avait eu lieu à l’extérieur du pays (dans ce cas, au Danemark), alors que l’acte de violation avait eu lieu à l’intérieur du pays (au Royaume‑Uni). Tel qu’il est indiqué à la page 453 de cette décision :
[traduction]
À mon avis, le paragraphe 16(2) n’impose aucune limite au lieu de l’autorisation, car il est satisfait aux exigences de territorialité par la nécessité que l’acte autorisé ait été accompli sur le territoire du Royaume‑Uni.
[…]
Étant donné qu’il s’agit des règles de compétence, je ne vois pas pourquoi, pour des raisons de courtoisie internationale ou compte tenu du principe de la territorialité, il serait nécessaire d’interpréter la disposition créant un tel délit de façon à ce qu’elle exige que l’acte préliminaire ait eu lieu au Royaume‑Uni. J’estime qu’une limitation territoriale de l’acte d’autorisation entraînerait des anomalies. Toute personne qui envisagerait d’accorder une licence en vue d’accomplir un acte restreint par le droit d’auteur pourrait échapper à toute responsabilité simplement en faisant signer le document à l’étranger.
[130] À mon avis, les règles de droit sont claires : il existe une limite territoriale aux actes visés au paragraphe 3(1) de la Loi, y compris l’autorisation.
[131] La demanderesse souligne qu’on peut conclure à l’autorisation même lorsque la reproduction n’a pas eu lieu (ESA, au para 105). Étant donné que l’entente conclue avec FAIG ne limite pas le territoire où des tirages peuvent être créés à partir des négatifs en noir et blanc, elle soutient que le principe de la territorialité ne devrait pas s’appliquer puisque l’acte inachevé pourrait se produire n’importe où. La succession fait remarquer que M. Bulger avait à un certain moment discuté d’une entente avec KMS, une société affiliée de FAIG, au terme de laquelle des tirages seraient effectués au Canada à partir des négatifs en noir et blanc que KMS était censée posséder (pièce 19, extraits de déposition, point 35, BUL‑425, CF141).
[132] Toutefois, M. Bulger n’a pas été contre-interrogé au sujet de cette entente (Browne v Dunn (1893), 1893 CanLII 65 (FOREP), 6 R 67 (Chambre des lords (Ang)). Et à supposer qu’elle existe, elle ne permet pas non plus de conclure qu’il y a eu autorisation illégale. Il ressort plutôt de cette entente que M. Bulger aurait autorisé FAIG à ensuite autoriser quelqu’un comme M. Carnie à faire des tirages à partir des négatifs en noir et blanc au Canada. Il s’agit d’une autorisation d’autoriser, ce qui ne peut faire l’objet d’une action au titre de la Loi. Comme l’a établi la CAF dans l’arrêt Voltage au paragraphe 34 :
[34] Il ne fait aucun doute, compte tenu de l’arrêt ESA, que la personne qui utilise les comptes Internet des intimés pour mettre l’œuvre à disposition en vue du téléchargement par le réseau BitTorrent autorise la violation. Cette situation est l’exemple précis d’autorisation de la violation décrit tout au long de l’arrêt ESA (arrêt ESA, par. 8, 103 et 106 à 108). Toutefois, l’allégation de l’appelante concernant l’autorisation de la violation n’est pas conforme à cet exemple. Selon l’arrêt ESA, un autorisateur permet la reproduction; l’appelante dit qu’un autorisateur est quelqu’un qui permet à quelqu’un de permettre la reproduction. De plus, comme le fait remarquer le juge Rowe, le paragraphe 3(1) de la Loi énonce « de manière exhaustive » l’étendue des intérêts en matière de droit d’auteur (arrêt ESA, par. 54).
[133] De plus, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la succession n’a pas établi que la galerie avait soutenu la violation et maintenu le contrôle sur les activités de FAIG en ce qui concerne les négatifs en noir et blanc, comme il est requis pour qu’il soit conclu à l’autorisation. Comme le soulignent les défendeurs, la galerie avait un droit légitime de vendre les négatifs en noir et blanc. Même si certaines modalités de l’entente conclue avec FAIG prévoyaient la vente de tirages au Canada par la galerie à partir des négatifs en noir et blanc après leur vente à FAIG, ces modalités concordent avec le témoignage de M. Bulger selon lequel cette collaboration devait avoir lieu une fois que la question du droit d’auteur était réglée et que FAIG avait reçu les approbations nécessaires.
[134] Je suis d’accord avec la succession pour dire que la galerie n’a finalement pas obtenu les assurances qu’elle aurait dû obtenir avant de procéder à l’exposition Art Toronto. Toutefois, les modalités de l’entente conclue avec FAIG ne suffisent pas, à mon avis, pour me permettre d’affirmer que les défendeurs ont adopté la conduite et exercé le contrôle nécessaires pour établir l’autorisation.
[135] De plus, même si le transfert du lecteur de M. Goldstein n’est pas pris en compte suivant le principe de l’expiration du droit d’auteur, comme je le mentionne plus haut, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas non plus établi que la vente du lecteur de M. Goldstein satisferait aux exigences relatives à l’autorisation de la violation, puisqu’elle n’a pas démontré que ce lecteur a été ou serait utilisé par FAIG pour accomplir un acte de violation au Canada ou ailleurs. Comme je le mentionne plus haut, le lecteur de M. Goldstein était principalement utilisé comme planche-contact. Les images qu’il contenait n’avaient pas une résolution permettant de produire des tirages artistiques. Comme pour les négatifs en noir et blanc, la demanderesse n’a pas démontré que les défendeurs ont adopté la conduite et exercé le contrôle nécessaires pour établir l’autorisation.
[136] Par conséquent, je suis d’avis qu’aucune violation par autorisation n’a été établie.
E. Les négatifs en couleur
[137] La succession soutient que les défendeurs ont fait une copie des numérisations des négatifs en couleur en contravention à l’article 3 et au paragraphe 27(1) de la Loi, et qu’ils ont exporté la copie du Canada en vue d’offrir en vente les négatifs en couleur, en contravention au paragraphe 27(2.11) de la Loi. Les défendeurs soulèvent la question préliminaire de savoir si cette allégation est adéquatement formulée dans l’acte de procédure et, dans l’affirmative, si les actes allégués constituent une violation du droit d’auteur ou si les défendeurs peuvent invoquer l’utilisation équitable et, sur le fond, s’il y a utilisation équitable (questions 2 et 4c de l’énoncé conjoint).
[138] À l’automne 2016, M. Goldstein a demandé à la galerie si elle pouvait l’aider à vendre les négatifs en couleur à FAIG. M. Goldstein a envoyé les négatifs en couleur et une clé USB contenant des numérisations de ces négatifs à la galerie. À la demande de M. Bulger, M. Poborsa a copié les 1 471 images en couleur sous forme de fichiers à basse résolution dans le dossier de M. Bulger sur le serveur de fichiers de la galerie, qui ont ensuite été téléchargés dans un fichier Dropbox.
[139] La galerie a ensuite envoyé à FAIG un lien vers le fichier Dropbox afin qu’elle puisse décider d’acheter ou non les négatifs en couleur. M. Bulger a offert de vendre les négatifs en couleur à FAIG pour le prix d’achat demandé par M. Goldstein, soit 300 000 $ US. Cependant, FAIG n’était pas intéressée. Elle a plutôt offert de conclure un contrat de consignation. Toutefois, M. Goldstein n’était pas intéressé (pièce 19, extraits de déposition, point 119).
[140] Il s’agissait de la deuxième fois que les négatifs en couleur étaient envoyés à la galerie. Au printemps 2016, M. Goldstein les avait initialement envoyés à la galerie, mais peu de temps après, il a demandé qu’ils lui soient retournés suivant les conseils de son avocat. Les négatifs en couleur ont été retournés au cours de la semaine. En octobre 2016, la galerie a effectué un versement initial de 50 000 $ US à M. Goldstein sur l’achat des négatifs en couleur, et ceux‑ci ont été renvoyés à la galerie à l’automne 2016 (transcription du procès, 526:2-4,666:20-23).
[141] La succession affirme qu’il est question des négatifs en couleur au paragraphe 10 de la déclaration modifiée [la déclaration], qui définit les [traduction] « œuvres de Mme Maier »
comme étant des « photographies (y compris les œuvres potentielles susceptibles d’être tirées de rouleaux de pellicules non développées en couleur et en noir et blanc, des négatifs, des impressions et des planches‑contacts), des œuvres audiovisuelles, des films, des œuvres littéraires (y compris des lettres et de la correspondance), des enregistrements sonores et d’autres œuvres d’auteurs »
. Elle établit une distinction entre la définition des œuvres de Mme Maier qui comprend une référence précise aux images en couleur, et la définition des « négatifs de Mme Maier »
(désignés ainsi dans la déclaration et désignés comme les « négatifs en noir et blanc »
dans l’énoncé conjoint) qui comprend la référence aux « négatifs et diapositives en noir et blanc »
.
[142] La succession affirme que certaines allégations de violation au paragraphe 31 de la déclaration font référence aux négatifs de Mme Maier (les négatifs en noir et blanc) et que d’autres allégations se rapportent aux œuvres de Mme Maier et pourraient viser les négatifs en couleur. La succession affirme que cette différence de libellé était intentionnelle.
[143] En outre, la succession soutient qu’il n’y a pas eu de confusion de la part des défendeurs en ce qui concerne la déclaration, puisque des documents relatifs aux images en couleur ont été produits dans le cadre de la procédure de communication préalable et qu’il y a eu un interrogatoire préalable oral au sujet des images en couleur. Il ne fait donc aucun doute que les défendeurs étaient informés que les négatifs en couleur étaient en litige.
[144] Comme il est indiqué dans l’arrêt Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien‑être Social), 2015 CAF 227 [Mancuso] au paragraphe 16, « [l]’instruction d’un procès requiert du demandeur qu’il allègue des faits matériels suffisamment précis à l’appui de la déclaration et de la mesure sollicitée »
. En effet, tout acte de procédure régulier doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde (article 174, Règles des Cours fédérales) et des faits matériels suffisamment précis pour révéler une cause d’action valable (Carten c Canada, 2009 CF 1233 aux para 35 et 36; conf par 2010 CF 857; conf par 2011 CAF 289, autorisation de pourvoi à la CSC refusée). Il est essentiel que le défendeur ait en main un acte de procédure correctement rédigé pour lui permettre de préparer sa défense. L’acte de procédure encadre également l’interrogatoire préalable et permet aux avocats de conseiller leur client, de préparer leurs arguments et leur stratégie en vue du procès et de définir les paramètres d’appréciation de la pertinence des éléments de preuve (Mancuso, au para 17).
[145] Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la déclaration est dénuée de faits substantiels relatifs aux allégations concernant les négatifs en couleur. Bien que la demanderesse soulève le paragraphe 31 de la déclaration, les allégations de violation contenues dans ce paragraphe portent uniquement sur les œuvres de Mme Maier. Ce paragraphe ne fournit aucun fait substantiel. En outre, bien que la définition générale des « œuvres de Mme Maier »
comprenne une référence aux images en « couleur »
, les œuvres de Mme Maier sont ensuite décrites en association avec le lecteur de M. Goldstein :
[traduction]
21. Vers le mois de décembre 2014, M. Goldstein a vendu aux défendeurs toute sa collection de négatifs de Mme Maier, ainsi qu’un lecteur de disque dur contenant des reproductions non autorisées des œuvres de Mme Maier (le « lecteur de disque dur de M. Goldstein »). Les défendeurs ont ensuite copié le contenu du lecteur de disque dur de M. Goldstein, y compris les reproductions non autorisées des œuvres de Mme Maier, sur un autre lecteur de disque dur (le « lecteur de disque dur copié »).
[146] Contrairement à ce qui a été affirmé au procès, rien n’indique que les négatifs en couleur font partie des œuvres de Mme Maier ou que les négatifs en couleur ont été numérisés et exportés à FAIG. Malgré une modification apportée à la déclaration le 14 janvier 2022, les seules numérisations dont il est question dans la déclaration se rapportent au lecteur de M. Goldstein et au « lecteur de disque dur copié »
, désigné comme le lecteur filigrané au procès. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que cette lacune dans la déclaration a une incidence sur la fonction d’avis et sur leur capacité à répondre adéquatement et à se défendre contre les allégations relatives aux négatifs en couleur. Même si une certaine partie de la correspondance relative aux œuvres de Mme Maier, dans laquelle il est question des images en couleur, a été produite et en partie communiquée, je ne suis pas convaincue que cela satisfait à l’obligation de la demanderesse de fournir un acte de procédure correctement rédigé et d’aviser les défendeurs de ses allégations.
[147] Toutefois, même si les allégations étaient autorisées à ce stade, je suis d’avis qu’il ne serait pas possible de conclure à une violation. Autoriser de telles allégations, à mon avis, permettrait aux défendeurs de revendiquer l’utilisation équitable associée aux négatifs en couleur et aux numérisations qui en sont tirées. Par conséquent, les mêmes arguments que ceux qui ont été avancés concernant le lecteur filigrané pourraient être présentés.
[148] Même s’il n’y avait aucun filigrane sur les images numérisées, M. Poborsa a indiqué que les fichiers téléchargés à partir du lien Dropbox étaient des [traduction] « images à faible résolution »
dont « la taille était plus petite »
et accessibles à partir d’un « lien en lecture seule »
, de sorte que « le client pouvait visionner les fichiers, mais ne pouvait pas les télécharger […], et les images ne pouvaient pas être reproduites et imprimées à des fins commerciales »
(transcription du procès, 660:16‑25). Elles étaient destinées à la prévisualisation, et non à la production d’impressions.
[149] De plus, même sans le moyen de défense fondé sur l’utilisation équitable, la demanderesse n’a pas établi, au moyen d’éléments de preuve suffisants ou de sources juridiques, que le transfert du lien Dropbox à lui seul suffit pour démontrer qu’il y a eu violation découlant de l’exportation au sens du paragraphe 27(2.11) de la Loi.
[150] Par conséquent, je ne suis pas convaincue qu’il y a eu violation relativement aux négatifs en couleur.
F. Le moyen de défense fondé sur l’abus du droit d’auteur est‑il opposable aux actes de violation non admis?
[151] Les défendeurs invoquent l’abus du droit d’auteur comme moyen de défense pour tous les actes de violation non admis (question 4a de l’énoncé conjoint).
[152] Le moyen de défense fondé sur l’abus du droit d’auteur, reconnu en equity, est une théorie américaine qui peut être invoquée lorsque le titulaire d’un droit d’auteur tente d’étendre la portée de ses droits exclusifs d’une manière qui est contraire à la politique publique qui sous-tend l’octroi du droit d’auteur (Lasercomb America, Inc v Reynolds, 911 F (2e) 970, 972 (4e Cir 1990)). Bien que cette théorie ait été analysée dans la jurisprudence canadienne (voir, par exemple, la récente analyse dans la décision Millennium Funding, Inc c Bell Canada, 2023 CF 764 aux para 30-48), elle n’a pas encore fait l’objet d’une décision en droit canadien. Dans l’arrêt Euro‑Excellence, la Cour suprême du Canada a reconnu que l’abus du droit d’auteur est une « théorie en évolution »
aux États‑Unis, mais a statué qu’il était « préférable d’attendre une autre occasion pour trancher »
la question de savoir si la théorie de l’abus du droit d’auteur s’applique au Canada (au para 98).
[153] En l’espèce, les défendeurs affirment que [traduction] « la succession tente d’étendre la portée de son droit d’auteur au‐delà des droits conférés par la loi en laissant entendre qu’un vice de titre affectant les négatifs en noir et blanc compromet la vente, et qu’elle tente d’étendre la portée du droit d’auteur à l’extérieur du Canada »
(para 72 du mémoire des faits et du droit des défendeurs). Ils soutiennent que ce n’est que lorsque Mme Jakubowski a témoigné qu’ils ont appris que la succession ne revendiquait pas le titre des négatifs en noir et blanc. Maintenant que cela est admis, les défendeurs affirment que la succession tente à tort de présenter le lecteur de M. Goldstein comme l’objet principal de la vente à FAIG. Ils soutiennent qu’en revendiquant des droits relativement à la vente à FAIG, la succession tente indûment d’étendre la portée du droit d’auteur au‐delà des limites prévues par la Loi.
[154] Toutefois, dans l’énoncé conjoint, la succession ne conteste pas la propriété de la galerie sur les négatifs en noir et blanc ni sa capacité à les vendre. Rien n’indique non plus que la succession ait tenté de saisir les négatifs en noir et blanc auprès des défendeurs. Au contraire, les éléments de preuve démontrent que la succession a cherché à conclure une entente avec la galerie en vue de l’achat des négatifs en noir et blanc. Une telle entente n’aurait aucun sens si la succession contestait la capacité de la galerie à acheter et à vendre les négatifs en noir et blanc.
[155] Les allégations de la succession visent le droit d’auteur sur les images potentielles susceptibles d’être tirées des négatifs en noir et blanc et sur la reproduction non autorisée de ces images sous forme de tirages ou d’images positives numérisées, ainsi que les actes ultérieurs qui en découlent. En ce qui concerne la vente des négatifs en noir et blanc à FAIG, il s’agit d’une allégation d’autorisation de violation. Cette allégation ne se limite pas à la vente des négatifs en noir et blanc; la succession remet en question d’autres actions et circonstances, dont les clauses de l’entente conclue avec FAIG qui portent sur la collaboration entre FAIG et la galerie en vue de vendre des tirages des œuvres de Mme Maier moyennant une commission.
[156] À mon avis, l’argument d’abus du droit d’auteur est mal fondé au vu des faits de l’espèce.
G. M. Bulger est‑il personnellement responsable des actions de la galerie?
[157] La succession allègue que M. Bulger est personnellement responsable des actions de la galerie (question 3 de l’énoncé conjoint). Elle soutient qu’en tant qu’unique administrateur de la galerie, il en était l’âme dirigeante et ses actes témoignaient d’une indifférence à l’égard du risque de violation du droit d’auteur.
[158] Comme il est indiqué dans l’arrêt Mentmore Manufacturing Co c National Merchandise Manufacturing Co Inc, 1978 CanLII 2037; [1978] ACF no 521 (CAF) [Mentmore] aux pages 204 et 205, pour établir la responsabilité personnelle :
[traduction]
[…] il existe […] certainement des circonstances à partir desquelles il y a lieu de conclure que ce que visait l’administrateur ou le dirigeant n’était pas la conduite ordinaire des activités de fabrication et de vente de celle‑ci, mais plutôt la commission délibérée d’actes qui étaient de nature à constituer une contrefaçon ou qui reflètent une indifférence à l’égard du risque de contrefaçon.
[159] Le simple fait qu’une personne soit l’unique administrateur d’une société ne suffit pas en soi (Mentmore, à la p 202; Boulangerie Vachon Inc. c Racioppo, 2021 CF 308 au para 121). La responsabilité personnelle n’est engagée que lorsque les actes de l’administrateur sont tels que son propre comportement est délictueux ou qu’il présente une identité ou un intérêt distincts de celui de la société, de sorte que les actes ou la conduite reprochés sont ceux de la personne (Mentmore, à la p 203). La nature et l’étendue de la participation de la personne doivent être prises en considération; il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée en fonction des circonstances de chaque cas (Mentmore, à la p 203).
[160] La demanderesse soulève les mêmes éléments de preuve, invoqués à l’égard de la galerie, qui, selon elle, établissent l’élément de connaissance requis pour les motifs de violation à une étape ultérieure à l’appui de ses allégations de responsabilité personnelle contre M. Bulger. Elle affirme que les actions de M. Bulger témoignent d’une indifférence à l’égard du risque de violation dans la manière dont il a dirigé la galerie et son personnel.
[161] Cependant, je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que les éléments de preuve ne satisfont pas à la norme élevée nécessaire pour établir la responsabilité personnelle. Les actions de M. Bulger concernant les œuvres de Mme Maier relèvent de son rôle d’administrateur de la galerie et ont été menées en cette qualité. Tous les tirages réalisés à partir des négatifs en noir et blanc qui ont été exposés, offerts en vente ou vendus lors d’expositions ont été réalisés, exposés, offerts en vente ou vendus au nom de la galerie et non de celui de M. Bulger personnellement. La galerie, qui a établi des factures pour ces ventes, a réalisé tous les profits. Les ventes n’ont pas profité à M. Bulger personnellement.
[162] De même, l’entente conclue avec M. Goldstein et celle conclue avec FAIG ont été négociées et conclues au nom de la galerie et non de celui de M. Bulger personnellement. Le paiement provenant de la vente des négatifs en noir et blanc et du lecteur de M. Goldstein à FAIG a été versé à la galerie et utilisé aux fins de cette dernière.
[163] Toutes les actions de M. Bulger ont été accomplies en sa qualité d’administrateur de la galerie et dans le cours normal des activités de la galerie, à savoir l’achat, l’exposition, l’offre en vente et la vente d’œuvres et de tirages artistiques. Contrairement aux décisions Microsoft et Bell Canada c L3D Distributing Inc (INL3D), 2021 CF 832, invoquées par la succession, cette dernière n’a pas établi que M. Bulger a abusé de la société ou de son rôle d’administrateur pour s’enrichir personnellement. Rien n’indique non plus que la galerie est une société fictive qui n’a aucune fonction distincte des actions de M. Bulger concernant les œuvres de Mme Maier et des négatifs en noir et blanc.
[164] La demanderesse ne s’est pas acquittée de son fardeau d’établir la responsabilité personnelle.
H. Quel montant de dommages‑intérêts préétablis convient‑il d’accorder?
[165] Aux termes de l’article 38.1 de la Loi, le titulaire du droit d’auteur peut choisir de recouvrer des dommages-intérêts préétablis au lieu de dommages-intérêts et des profits.
[166] Des dommages-intérêts préétablis peuvent être adjugés si la violation est commise à des fins commerciales « pour toutes les violations — relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur —, des dommages-intérêts dont le montant, d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence »
(sous alinéa 38.1(1)a) de la Loi).
[167] Des dommages-intérêts préétablis peuvent être adjugés si la violation est commise à des fins non commerciales « pour toutes les violations — relatives à toutes les œuvres données ou tous les autres objets donnés du droit d’auteur —, des dommages-intérêts dont le montant, d’au moins 100 $ et d’au plus 5 000 $, dont le montant est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence »
(sous-alinéa 38.1(1)b) de la Loi).
[168] La Cour a le pouvoir discrétionnaire de réduire le montant des dommages-intérêts préétablis adjugés à l’égard de chaque violation à des fins commerciales jusqu’à 200 $ si elle est convaincue que « [le défendeur] ne savait pas et n’avait aucun motif de croire qu’il avait violé le droit d’auteur »
(paragraphe 38.1(2) de la Loi). Dans des cas particuliers, la fourchette prescrite à l’égard de chaque violation à des fins commerciales peut être réduite davantage lorsqu’il y a plus d’une œuvre ou d’un autre objet dans un même support matériel, et que le fait d’accorder le minimum à l’égard de chaque œuvre emporterait un montant de dommages-intérêts extrêmement disproportionné à la violation (paragraphe 38.1(3) de la Loi).
[169] Le calcul des dommages-intérêts préétablis n’est pas une science exacte; il nécessite un examen au cas par cas. Il commande l’examen de la totalité des circonstances pertinentes, dans le but de donner lieu à une solution équitable : Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2020 CF 794 [Rallysport CF] au para 6; conf par 2022 CAF 24 [Rallysport CAF]; Collett c Northland Art Company Canada Inc, 2018 CF 269 au para 59, citant Telewizja Polsat SA c Radiopol Inc, 2006 CF 584 au para 37.
[170] Il faut tenir compte des facteurs établis au paragraphe 38.1(5) de la Loi, notamment :
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[171] Même s’il se peut que des dommages-intérêts préétablis soient accordés malgré l’absence de dommages pécuniaires et de perte commerciale (Rallysport CAF, au para 29), lorsqu’il est possible d’apprécier l’étendue du préjudice réel, celui-ci est aussi un facteur pertinent dans l’analyse (Vidéotron Ltée c Technologies Konek Inc, 2023 CF 741 [Vidéotron] aux para 80 et 84; Rallysport CAF, au para 28). Pour que le montant de tels dommages-intérêts soit juste, il doit exister une certaine corrélation entre les dommages-intérêts normalement évalués et les dommages-intérêts préétablis : Pinto c Centre Bronfman de l’Éducation Juive, 2013 CF 945 au para 195.
[172] Les défendeurs affirment que, comme les tirages de M. Carnie ont été effectués à des fins non commerciales, la Cour devrait accorder des dommages-intérêts préétablis se situant dans le bas de la fourchette. Ils soutiennent également que le paragraphe 38.1(3) de la Loi s’applique, puisque l’affaire intéresse le même support matériel, et que, si la Cour accordait le minimum à l’égard de violations à des fins commerciales, le montant total serait extrêmement disproportionné par rapport à la violation. Ils soutiennent que le montant des dommages-intérêts préétablis devrait tenir compte des réalités financières en l’espèce, c’est-à-dire que la succession n’a pas subi de dommages réels, mais que les difficultés financières que la galerie est susceptible d’éprouver si elle était condamnée à des dommages-intérêts exorbitants seraient considérables. Selon eux, la situation justifie l’octroi de dommages-intérêts préétablis d’au plus 50 000 $ CA.
[173] La demanderesse soutient que toutes les utilisations avaient une fin commerciale, et que le paragraphe 38.1(3) ne s’applique pas. Ainsi, la Cour devrait appliquer la fourchette des dommages-intérêts préétablis pour violations à des fins commerciales de 500 $ à 20 000 $ à l’égard de chaque œuvre. Elle affirme que les facteurs énoncés au paragraphe 38.1(5) de la Loi jouent en sa faveur et que, si l’on met en balance les dommages subis et la valeur des œuvres, la fourchette maximale devrait s’appliquer, ce qui représenterait, pour 97 œuvres uniques, près de 2 000 000 $ CA.
[174] À titre préliminaire, les parties ne s’entendent pas pour dire si commander les tirages de M. Carnie constitue une violation à des fins commerciales ou non. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que, même si les tirages de M. Carnie faisaient partie d’une exposition (Meaning Without Context) où ils n’étaient pas offerts en vente, la galerie, en tant qu’organisation commerciale, avait pour objet ultime de vendre les tirages exposés (transcription du procès, 657:28 à 657:7). En effet, selon le témoignage de M. Bulger, la galerie avait effectué un suivi auprès des clients qui avaient exprimé un intérêt pour les tirages présentés à l’exposition dans le but de les offrir en vente (voir par exemple la pièce 46). En outre, je note que la grande majorité des tirages réalisés à partir des œuvres uniques par M. Carnie étaient les mêmes que les tirages exposés, offerts en vente ou vendus lors de l’exposition Photographs of Children ou imprimés par FAIG (par l’intermédiaire de KMS) et importés par la galerie pour être offerts en vente en vertu de l’entente conclue avec FAIG (annexe B des observations finales de la demanderesse). Comme je le signale plus haut, il me suffit d’établir un acte de violation pour chaque œuvre unique. Je suis donc d’avis que la violation des œuvres uniques emportée par les tirages de M. Carnie a été commise à des fins commerciales.
[175] Je conclus de même que le paragraphe 38.1(3) de la Loi (c.-à-d., la disposition sur le support matériel unique) ne peuvent pas justifier des dommages-intérêts préétablis réduits. Selon les défendeurs, le terme « support matériel »
qui figure ailleurs dans la Loi renvoie à une seule catégorie de support matériel (paragraphe 13(4) de la Loi) plutôt qu’à un seul objet. Ils affirment qu’il ne faut pas interpréter le paragraphe 38.1(3) d’une manière « excessivement technique ou mécanique »
ni d’une manière qui mènerait à l’attribution de dommages-intérêts « astronomiques »
: Vidéotron, aux para 85 et 105. Toutefois, comme l’a fait remarquer la juge Pallotta dans la décision Patterned Concrete Mississauga Inc. c Bomanite Toronto Ltd, 2021 CF 314 [Patterned Concrete], « [c]e sont les œuvres, et non les copies, qui doivent être sur un seul support pour que le paragraphe 38.1(3) s’applique »
(au para 65). La disposition devait s’appliquer aux œuvres comme les journaux ou les anthologies, où plusieurs droits d’auteur peuvent coexister dans un même support matériel copié (Nintendo of America Inc c King, 2017 CF 246 [Nintendo] au para 148), ou aux œuvres qui se trouvent sur un support électronique comme un site Web (Trader c CarGurus, 2017 ONSC 1841 aux para 57 et 58).
[176] La situation est très différente. En l’espèce, les œuvres contrefaites sont celles qui sont fixées sur les négatifs en noir et blanc. Comme je l’expose dans mes conclusions précédentes, les actes de violation ne s’étendent pas aux lecteurs de disque dur. Chacune des images fixées sur les négatifs est distincte et peut être reproduite séparément. Elles ne se trouvent pas dans un seul support matériel dont une seule copie viole plusieurs droits d’auteur. Par conséquent, je suis d’avis que le paragraphe 38.1(3) ne s’applique pas, et que les dommages-intérêts préétablis qui s’imposent devraient s’inscrire dans la fourchette indiquée par la Loi, soit entre 500 $ et 20 000 $ par œuvre.
[177] Pour déterminer le montant des dommages-intérêts dans cette fourchette, je dois examiner les circonstances. Comme je l’explique plus haut, cet examen doit porter sur les facteurs énoncés au paragraphe 38.1(5) de la Loi (c.-à-d. la bonne ou mauvaise foi des défendeurs, le comportement des parties pendant l’instance et la nécessité de créer un effet dissuasif à l’égard de violations éventuelles), ainsi que les réalités financières entourant la violation.
[178] Le premier facteur à examiner selon le paragraphe 38.1(5) est la bonne ou mauvaise foi de la galerie. La mauvaise foi renvoie à [traduction] « un comportement contraire aux normes collectives définissant ce qui est honnête, raisonnable ou juste »
: Century 21 Canada Ltd Partnership c Rogers Communications Inc, 2011 BCSC 1196 au para 405. Elle s’infère du contexte et d’actes intentionnels ayant pour effet de compliquer ou de contrecarrer les intentions de bonne foi d’une partie désireuse d’arriver à un règlement : Rallysport CF, au para 10.
[179] Les défendeurs affirment que la galerie n’a pas fait preuve de mauvaise foi, car elle croyait, bien qu’erronément, qu’elle était titulaire d’un droit d’auteur. Toutefois, je l’énonce plus haut, je suis d’avis que la galerie, dès le 6 septembre 2014, savait qu’elle n’avait pas acquis le droit d’auteur sur la collection Goldstein. Elle a néanmoins sciemment commandé des tirages de ces œuvres (c.-à-d. les tirages de M. Carnie) et continué d’exposer les tirages contrefaits et de les vendre.
[180] Comme l’a souligné la demanderesse, les actes de violation se sont poursuivis sur plusieurs années. Ils ont culminé dans l’entente que la galerie a conclue avec FAIG – visant la vente des négatifs en noir et blanc et le transfert du lecteur de M. Goldstein à FAIG en échange d’un gain commercial important –, tout en continuant de violer le droit d’auteur relatif aux œuvres de Mme Maier en important, exposant et vendant les tirages de FAIG au Canada.
[181] De plus, la galerie a pris certaines mesures qui ont eu pour effet de contrecarrer les efforts de la succession qui souhaitait régler tout différend avec elle. Premièrement, la galerie a d’abord fait fi de la correspondance de l’avocat de la succession supposément parce qu’elle était imprimée sur le papier à lettres d’un cabinet que M. Bulger ne prenait pas au sérieux (transcription du procès, 485:6-19). Deuxièmement, M. Bulger a délibérément dissimulé à la succession le fait qu’il avait déjà vendu et livré les négatifs en noir et blanc à FAIG pour négocier un prix plus élevé avec la succession. Même si M. Bulger a témoigné qu’il avait agi ainsi parce que FAIG n’avait pas encore acquitté au complet le prix des négatifs en noir et blanc, je ne considère pas cet aspect du témoignage comme crédible. Le gros du prix d’achat avait été versé, et les négatifs en noir et blanc avaient été livrés. Il ne pouvait y avoir aucun doute que les négatifs en noir et blanc se trouvaient entre les mains de FAIG et qu’ils étaient assujettis à l’entente conclue avec cette dernière. Dans sa correspondance avec M. Goldstein, M. Bulger a signalé qu’il ne croyait pas que l’avocat de la succession [traduction] « s’était douté de quoi que ce soit »
(pièce 44), semblant reconnaître que, par ses actions, il voulait prendre la succession au dépourvu plutôt que négocier d’une manière entièrement juste et transparente.
[182] Comme il ressort de la preuve, la succession a pu conclure une entente avec M. Maloof qui reconnaît à la succession le droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier, tout en permettant quand même à M. Maloof de continuer à promouvoir la collection Maloof et à en tirer un revenu. La galerie, en ne reconnaissant pas à la succession le droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier et en refusant de négocier ouvertement et honnêtement avec la succession a, à mon avis, exacerbé la complexité des circonstances et miné toute possibilité de règlement anticipé entre les parties.
[183] Même si, à la date du procès, la galerie avait reconnu que la succession était titulaire du droit d’auteur, avait reconnu avoir commis des violations du droit d’auteur et avait consenti à remettre l’ensemble des tirages constituant une violation du droit d’auteur qu’elle avait en sa possession, ces concessions ont été faites à un stade avancé de l’instance. Bien que l’existence de ces concessions différencie la présente affaire d’autres affaires où il est nécessaire d’attribuer des dommages-intérêts préétablis élevés pour punir un défendeur qui n’a pas participé à l’instance, a tenté de se soustraire à la procédure ou a rejeté l’autorité de la Cour (Vidéotron, au para 95), elle n’explique pas ni n’excuse le temps qu’ont mis les défendeurs à poser ces gestes conciliateurs.
[184] Cela dit, je suis d’accord avec les défendeurs que les éléments de preuve ne montrent pas qu’il y a lieu de dissuader des violations futures imminentes. Les négatifs en noir et blanc ont été vendus à FAIG en 2016. La galerie, dont les services avaient été retenus pour vendre au Canada des tirages faits par FAIG, a cessé toute activité liée à la vente ou à l’exposition de tirages des négatifs en noir et blanc en mai 2017, et M. Bulger a reconnu dans son témoignage qu’il comprenait maintenant que la galerie [traduction] « ne détenait pas le droit de faire des tirages ou de les exposer, que ce soit pour les vendre ou non »
(transcription du procès, 402:21-23). La succession a envoyé une lettre à FAIG en 2017 lui demandant ses intentions quant aux négatifs en noir et blanc, dans laquelle elle indiquait être titulaire du droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier (pièce 6), mais il n’y a pas d’élément de preuve montrant qu’il y a eu correspondance avec FAIG après cette date ou des procédures en instance mettant en cause FAIG. À mon avis, les éléments de preuve n’établissent pas que la dissuasion est un facteur important en l’espèce.
[185] La demanderesse invoque la valeur des œuvres de Mme Maier comme facteur justifiant l’attribution de dommages-intérêts préétablis élevés, car elle est un indice de possibles pertes pour la succession. M. Bulger a témoigné que les tirages d’œuvres de Mme Maier étaient vendus à des prix échelonnés selon l’édition. Il était effectué 15 tirages de chaque œuvre, le prix des cinq premiers tirages étant fixé à 2 500 $ US chacun, celui des 5 tirages suivants à 3 500 $ US chacun et celui des cinq derniers tirages à 7 500 $ US chacun (transcription du procès, 411:18-27). La demanderesse affirme que cela donne une valeur de 67 500 $ pour chaque œuvre unique. M. Bulger ayant témoigné qu’il y avait 400 ou 500 images se prêtant à la commercialisation, la demanderesse affirme que l’on peut estimer la valeur totale à près de 300 millions de dollars américains. Elle renvoie aussi au témoignage de M. Maloof, qui affirme avoir gagné plus de 300 000 $ US par année pour son travail de promotion de sa collection de négatifs conformément à son entente avec la succession. Toutefois, comme l’ont noté les défendeurs, cet argument semble lié au problème d’autorisation. Il ne tient pas compte des profits réels qu’a perdus la succession en raison des actes de violation commis au Canada.
[186] Les éléments de preuve indiquent que les profits que la galerie a réellement réalisés par la vente des tirages étaient minimes. Les défendeurs ont présenté des éléments de preuve montrant que le revenu total tiré des trois expositions (Photographs of Children, Meaning Without Context, Art Toronto) et des ventes subséquentes s’élevait à 131 817,60 $ CA, les profits de la galerie s’élevant à 22 130,59 $ CA. Les défendeurs font valoir, même si elles n’ont jamais été officialisées, l’entente et les modalités que la succession avait proposées à la galerie dans sa lettre, lesquelles prévoyaient que la succession toucherait une redevance de 45 % des sommes reçues par la galerie pour les ventes de tirages et que la succession assumerait les coûts de l’impression par un tiers jusqu’à concurrence de 200 $ le tirage (transcription du procès, 119:2-27). Cela représenterait moins de 60 000 $ CA de revenus pour les tirages effectivement vendus par la galerie.
[187] Les défendeurs affirment en outre que la galerie n’a pas les moyens de verser des dommages-intérêts exorbitants, car elle fonctionne [traduction] « au jour le jour »
. Ils ont produit les états des résultats de la galerie pour les années 2014 à 2019. Ces documents montrent un flux de rentrées irrégulier qui a atteint un sommet en 2016 et indique un revenu net négatif pour les années 2017, 2018 et 2019.
[188] La demanderesse soutient que la Cour ne devrait pas tenir compte du flux de rentrées actuel de la galerie dans son analyse, mais qu’elle devrait plutôt tenir compte des 1,6 million de dollars américains que la galerie a tirés de la vente des négatifs en noir et blanc à FAIG. Même si les défendeurs prétendent que la vente des négatifs en noir et blanc n’est pas pertinente, à mon avis, on ne peut ignorer le fait que la galerie a réussi à vendre les négatifs en noir et blanc à un prix considérablement plus élevé grâce à la popularité des œuvres issues des violations commises par la galerie et autrui et qu’elle en a tiré profit. Je suis d’accord qu’il s’agit d’une circonstance additionnelle qui mérite considération dans le calcul des dommages-intérêts préétablis qu’il convient d’octroyer.
[189] Les défendeurs affirment que des dommages-intérêts préétablis de 20 000 $ CA pour chaque œuvre ne sont pas conformes à la jurisprudence, des sommes aussi élevées n’étant accordées que si l’auteur de la violation se moque véritablement de la loi et si son comportement avant et durant l’instance manifeste son mépris de l’ordre public et démontre la nécessité de créer un effet dissuasif : Microsoft, aux para 31, 113; Louis Vuitton Malletier SA c Yang, 2007 CF 1179 [Yang] aux para 21-25; Louis Vuitton Malletier SA c Singga Enterprises (Canada) Inc, 2011 CF 776 aux para 157-159.
[190] Bien qu’à mon avis, le comportement des défendeurs soulignés plus haut justifie l’attribution de dommages-intérêts préétablis supérieurs au minimum de 500 $ l’œuvre, je suis d’accord qu’il ne s’agit pas d’une situation extrême en l’espèce.
[191] Sur le fondement des profits effectivement réalisés et de la situation financière de la galerie, j’estime qu’une demande de dommages-intérêts préétablis se situant au maximum de l’échelle est disproportionnée et n’est pas pratique dans les circonstances.
[192] Les défendeurs soutiennent que la demanderesse devrait être punie pour avoir demandé des dommages-intérêts préétablis se situant au maximum de l’échelle. Ils renvoient à la décision Nicholas c Environmental Systems (International) Limited, 2010 CF 741 [Nicholas], au paragraphe 105, pour étayer leur demande. Toutefois, je ne vois pas de parallèle direct avec l’affaire Nicholas. En l’espèce, on ne peut qualifier la violation de purement formelle, comme c’était le cas dans l’affaire Nicholas, où la violation ne résultait que de la reproduction des œuvres sur le site Web du défendeur. Je suis d’accord qu’il n’y a pas lieu d’accorder le montant demandé par la demanderesse, mais, à mon avis, les éléments de preuve n’étayent pas la conclusion que la demande a été présentée pour discréditer M. Bulger et [traduction] « ruiner »
la galerie ou qu’elle constitue une [traduction] « tentative vindicative et inappropriée d’intimider les défendeurs »
.
[193] Après avoir pris en compte tous les facteurs prévus au paragraphe 38.1(5) de la Loi, les réalités financières, les circonstances propres à l’espèce et la jurisprudence énumérée à l’annexe « E »
des observations des défendeurs, je suis d’avis qu’il convient d’attribuer une somme supérieure au minimum pour chaque œuvre, mais inférieure au maximum, et que cette somme doit être fixée à 2 000 $ CA l’œuvre, pour un total de 194 000 $ CA en dommages-intérêts préétablis.
I. Des dommages‑intérêts punitifs devraient‑ils être accordés?
[194] Bien que le titulaire du droit d’auteur puisse choisir de recouvrer des dommages-intérêts préétablis sans perdre son droit à des dommages-intérêts exemplaires ou punitifs (paragraphe 38.1(7) de la Loi), je suis d’avis qu’en l’espèce, il ne convient pas d’attribuer des dommages-intérêts punitifs.
[195] Les dommages-intérêts punitifs sont accordés dans les cas exceptionnels où une conduite « malveillante, opprimante et abusive »
« déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite »
et choque le sens de la dignité de la cour : Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 [Whiten] aux para 36, 94. Les facteurs pertinents comptent notamment les suivants : le fait que la conduite répréhensible ait été préméditée et délibérée; l’intention et la motivation du défendeur; le caractère prolongé de la conduite inacceptable du défendeur; le fait que le défendeur ait caché sa conduite répréhensible ou tenté de la dissimuler; le fait que le défendeur savait ou non que ses actes étaient fautifs; le fait que le défendeur ait ou non tiré profit de sa conduite répréhensible : Yang, au para 47.
[196] Cependant, il ne faut accorder des dommages-intérêts punitifs que si tous les autres dommages-intérêts et sanctions ont été pris en considération et jugés insuffisants pour réaliser les objectifs de châtiment, de dissuasion et de dénonciation : Whiten, au para 123. Ainsi, lorsque les dommages-intérêts préétablis revêtent une composante punitive importante, octroyer des dommages-intérêts punitifs ferait double emploi : Vidéotron, au para 117.
[197] Pour les motifs énoncés plus haut, y compris ma conclusion que la dissuasion spécifique n’est pas nécessaire, je juge que les faits en l’espèce ne justifient pas l’octroi de dommages-intérêts punitifs en plus des autres dommages-intérêts.
J. Injonction
[198] Comme je l’indique plus haut, sans admettre de responsabilité personnelle au nom de M. Bulger, les défendeurs ont consenti à un jugement qui inclut une injonction et prévoit la remise de toute reproduction non autorisée des œuvres de Mme Maier, comme il était demandé dans la déclaration modifiée. Par conséquent, un jugement accordant l’injonction et ordonnant la remise sera rendu.
K. Intérêts
[199] Puisque la demanderesse n’a pas demandé d’intérêts avant jugement, ils ne seront pas ordonnés. Les intérêts après jugement accordés sont des intérêts de 5 %, non composés, sur les dommages-intérêts préétablis octroyés, calculés à compter de la date du jugement.
L. Dépens
[200] La demanderesse affirme que, puisque les défendeurs ont admis leur responsabilité, elle a eu gain de cause et devrait avoir droit aux dépens. Elle demande une somme globale dont le montant serait un pourcentage des frais raisonnables réellement déboursés pour la procédure. Étant donné que les parties ont échangé des offres de règlement écrites qui pourraient faire jouer l’article 420 des Règles des Cours fédérales, la demanderesse demande que l’adjudication des fasse l’objet d’une ordonnance distincte.
[201] Les défendeurs n’ont pas présenté d’observations écrites sur les dépens. Dans ses observations orales, leur avocat a affirmé que, si des dépens étaient adjugés contre les défendeurs, ce devrait être uniquement les dépens prévus par le tarif, et il a demandé, comme la demanderesse, que l’adjudication des dépens soit reportée étant donné les offres de règlement des parties.
[202] Puisque les observations présentées à cet égard sont incomplètes et que la demande est constituée non seulement d’une action contre la galerie, mais aussi d’une visant M. Bulger personnellement, je reporte mon jugement sur les dépens en attente d’autres observations des parties. J’inclus donc un calendrier pour la présentation d’observations dans mon jugement.
JUGEMENT dans le dossier T‑953‑17
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
Toutes les réclamations visant le défendeur M. Stephen M. Bulger à titre personnel sont rejetées.
La défenderesse Stephen M. Bulger Photography Gallery Inc. a reproduit des exemplaires contrefaits non autorisés des œuvres de Mme Maier à partir des négatifs en noir et blanc, ce qui constitue une violation du droit d’auteur contraire aux paragraphes 3(1) et 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur, et a violé le droit d’auteur sur les œuvres de Mme Maier en important, en exposant, en offrant en vente et en vendant de tirages provenant des négatifs en noir et blanc, en contravention avec le paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit d’auteur.
Il est interdit de façon permanente à la défenderesse Stephen M. Bulger Photography Gallery Inc. et à ses employés, préposés, ouvriers, mandataires, entrepreneurs et toute autre personne sous sa direction ou son contrôle, de se livrer directement ou indirectement aux activités suivantes :
violer le droit d’auteur de la demanderesse sur les œuvres de Mme Maier, notamment le droit d’auteur sur les images fixées sur les négatifs en noir et blanc;
reproduire, faire reproduire ou autoriser la reproduction au Canada de photographies ou autres images des œuvres de Mme Maier, notamment celles tirées des négatifs en noir et blanc;
vendre ou distribuer au point de causer un préjudice au titulaire du droit d’auteur des reproductions non autorisées des œuvres de Mme Maier, y compris celles tirées des négatifs en noir et blanc, en les mettant en circulation, en les mettant ou offrant en vente et en les exposant au public, et de posséder ces reproductions à ces fins;
offrir en vente et vendre des reproductions non autorisées des œuvres de Mme Maier dans le but de permettre à autrui de reproduire, de publier, d’offrir en vente, de vendre et d’exposer des exemplaires contrefaits non autorisés des œuvres de Mme Maier, notamment tirés des négatifs en noir et blanc.
Dans les trente (30) jours suivant le présent jugement, la défenderesse Stephen M. Bulger Photography Gallery Inc. doit, à ses propres dépens, remettre à la demanderesse toutes les reproductions non autorisées des œuvres de Mme Maier, y compris toutes celles provenant des négatifs en noir et blanc.
La défenderesse Stephen M. Bulger Photography Gallery Inc. versera à la demanderesse des dommages-intérêts préétablis de 194 000 $ CA.
La défenderesse Stephen M. Bulger Photography Gallery Inc. versera des intérêts après jugement de 5 % non composés, sur les dommages-intérêts préétablis octroyés, calculés à compter de la date du présent jugement.
Si les parties n’arrivent pas à s’entendre sur les dépens, elles peuvent présenter à la Cour des observations supplémentaires d’au plus sept (7) pages par partie. La succession doit signifier et déposer ses observations dans les trente (30) jours suivant la date du présent jugement, puis le défendeur doit signifier et déposer ses observations dans les trente (30) jours subséquents. La succession sera autorisée à signifier et à déposer une brève réponse d’au plus trois (3) pages dans les quinze (15) jours après avoir reçu les observations en réponse des défendeurs.
« Angela Furlanetto »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑953‑17
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INTITULÉ :
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LA SUCCESSION DE VIVIAN MAIER c STEPHEN M. BULGER ET STEPHEN M. BULGER PHOTOGRAPHY GALLERY INC.
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 26 février, les 4, 6, 7, 8 et 22 mars 2024
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FURLANETTO
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DATE DES MOTIFS :
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LE 15 août 2024
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COMPARUTIONS :
Mark Biernacki
Graham Hood
Ryan T. Evans
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POUR LA DEMANDERESSE
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Sana Halwani
Margaret Robbins
Alexis Vaughan
Nikolas De Stefano
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Smart & Biggar LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LA DEMANDERESSE
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Lenczner Slaght LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
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POUR LES DÉFENDEURS
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