Dossier : T-381-24
Référence : 2024 CF 1269
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 août 2024
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE : |
SA MAJESTÉ LE ROI |
demandeur |
et |
OSAMA EL-BAHNASAWY |
intimé |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] En 2016, M. AbdulRahman El-Bahnasawy a été appréhendé aux États-Unis d’Amérique [les États-Unis] par le Federal Bureau of Investigation pour terrorisme; il purge maintenant une peine de 40 ans dans une prison à sécurité maximale aux États-Unis. L’intimé, Osama El‑Bahnasawy [M. El-Bahnasawy], son père, soutient que son fils a fait l’objet d’une enquête réalisée par la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] et que celle-ci a participé aux événements qui ont mené à l’arrestation de son fils aux États-Unis. M. El-Bahnasawy a donc présenté une plainte en vertu de la Loi sur l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement, LC 2019, c 13, art 2 [la Loi] pour demander à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement [l’Office de surveillance] d’étudier les activités de la GRC dans le cadre de l’enquête visant son fils.
[2] En janvier 2022, l’Office de surveillance a demandé à la GRC de fournir tous les documents concernant les conseils juridiques qu’elle a demandés ou obtenus dans le cadre de l’enquête visant le fils de M. El-Bahnasawy, exception faite des conseils juridiques propres à l’enquête de l’Office de surveillance concernant la plainte. La GRC a refusé de communiquer les documents considérés comme pertinents aux fins de la demande de l’Office de surveillance au motif que celui-ci n’était pas autorisé par la loi en l’espèce à exiger la production de conseils juridiques protégés par le secret professionnel de l’avocat. Le procureur général du Canada [le procureur général], au nom de la GRC, a informé l’Office de surveillance que, bien que l’article 9 de la Loi lui confère expressément un droit d’accès à des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat dans le cadre d’un examen, l’article 10 de la Loi (qui régit le droit d’accès dans le cadre de plaintes) ne lui confère pas ce même droit.
[3] En octobre 2023, l’Office de surveillance a publié un rapport final en application de l’article 29 de la Loi [le rapport final] à l’égard de la plainte de M. El-Bahnasawy, mais il s’est réservé le pouvoir de poursuivre son enquête en ce qui concerne les documents que la GRC n’avait pas communiqués. Comme M. El-Bahnasawy n’était pas satisfait de l’issue de l’enquête, il a déposé, en son nom et au nom de sa famille, une demande de contrôle judiciaire du rapport final en novembre 2023. Il demandait notamment une ordonnance pour enjoindre à l’Office de surveillance d’exercer son pouvoir de contraindre la GRC à produire les documents qu’elle n’avait pas communiqués. Cette affaire (T-2479-23) est toujours devant la Cour. En décembre 2023, l’Office de surveillance a réitéré sa demande et a avisé le procureur général qu’il envisagerait de délivrer une citation à comparaître pour contraindre la GRC à produire les documents en cause. Le procureur général est resté ferme dans son refus et a précisé que l’Office de surveillance, en rendant public son rapport final, avait épuisé le pouvoir que lui confère la Loi de faire enquête et qu’aucun fondement juridique ne justifiait qu’il demeure saisi du dossier.
[4] Le 14 février 2024, l’Office de surveillance a rendu une décision procédurale dans laquelle il a déclaré que la loi l’autorisait à délivrer une citation à comparaître afin de contraindre la GRC à produire des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat dans le cadre d’une enquête relative à une plainte à l’égard de laquelle il avait publié un rapport final. Peu après, le procureur général, au nom de Sa Majesté le Roi, a présenté la demande de contrôle judiciaire sous-jacente pour obtenir, entre autres, un jugement déclarant que l’Office de surveillance n’avait pas le pouvoir de délivrer une citation à comparaître dans le contexte de l’article 10 de la Loi et que, de toute façon, il était functus officio, car il avait épuisé tous ses pouvoirs de faire enquête en publiant son rapport final.
[5] C’est que dans ce contexte que le directeur des poursuites pénales [le directeur] soumet par les présentes une requête en autorisation d’intervenir; le procureur général consent à cette requête et M. El-Bahnasawy ne s’y oppose pas. Si l’autorisation est accordée, le directeur entend faire valoir que l’Office de surveillance cherche à contraindre la GRC à communiquer le produit de travail du Service des poursuites pénales du Canada [le SPPC], qui contient des conseils juridiques fournis dans le cadre de l’exercice indépendant de son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite, ce qui est inadmissible. Pour les motifs qui suivent, la requête en autorisation d’intervenir du directeur sera accueillie.
II. Les dispositions législatives pertinentes
[6] L’article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] est ainsi libellé :
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III. Analyse
[7] D’emblée, je tiens à préciser que la Cour n’est pas liée par le consentement ou l’absence d’opposition des parties à la présente requête. Bien que le consentement nous renseigne quant aux points de vue des parties, la Cour doit néanmoins examiner si le directeur a satisfait au critère d’intervention applicable en l’espèce et, le cas échéant, les conditions qui peuvent s’appliquer à son intervention. Au bout du compte, la Cour doit être convaincue que l’intervention est dans l’intérêt supérieur de la justice (Gordillo c Canada (Procureur général), 2020 CAF 198 [Gordillo] aux para 5-6).
[8] Le critère d’intervention comporte trois éléments, soit l’utilité, l’intérêt véritable et la compatibilité avec l’intérêt de la justice. Le juge Stratas de la Cour d’appel fédérale a ainsi décrit ces éléments :
I. La personne qui se propose d’intervenir fournira-t-elle d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions? Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :
• Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?
• Quelles observations l’intervenant éventuel a-t-il l’intention de présenter concernant ces questions?
• Les observations de l’intervenant éventuel sont-elles vouées à l’échec?
• Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront-elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?
II. La personne qui se propose d’intervenir [a-t-elle] un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour?
III. Est-il dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée? Une approche souple s’impose. La liste des facteurs à considérer n’est pas fermée, mais comprend au moins les questions suivantes :
• L’intervention est-elle compatible avec les impératifs de la règle 3 des Règles selon laquelle l’instance doit être instruite « de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »? Par exemple, le cours ordonné de l’instance ou le calendrier de celle-ci seront-ils indûment perturbés?
• L’affaire a-t-elle pris une dimension tellement publique, importante et complexe que la Cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties qui comparaissent devant elle?
• La cour de première instance dans cette affaire a-t-elle autorisé l’intervention de la partie?
• L’autorisation de multiples intervenants va-t-elle emporter une « inégalité des moyens » ou un déséquilibre en faveur d’un camp ou en donner l’apparence?
(Le-Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66 au para 19)
[9] Ces facteurs ne sont pas exhaustifs, et il faut éviter d’aborder les critères relatifs à l’intervention comme s’il s’agissait d’une liste d’épicerie. Qui plus est, un ou plusieurs de ces facteurs peuvent jouer un plus grand rôle dans certaines requêtes en autorisation d’intervenir que dans d’autres. En fin de compte, la décision d’accorder ou non l’autorisation d’intervenir est une décision discrétionnaire prise en fonction d’une « matrice juridique, factuelle et procédurale unique »
dans une affaire donnée (Alliance pour l’égalité des personnes aveugles du Canada c Canada (Procureur général), 2022 CAF 131 aux para 11-12).
[10] D’abord, il me paraît clair que le directeur a un véritable intérêt dans la présente instance et qu’il est concerné par l’issue de l’affaire puisqu’elle a trait à la communication du produit de travail du SPPC. Je suis convaincu que le directeur offrira les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires proportionnelles à l’importance des questions dont est saisie la Cour.
[11] Pour ce qui est de l’utilité de son intervention, l’essentiel est de savoir si l’intervenant éventuel fournira d’autres perspectives utiles qui transcendent les intérêts des parties et qui n’ont pas déjà été avancées par les parties à l’instance. Si un intervenant éventuel ne réussit pas à démontrer en quoi sa thèse ou ses prétentions différaient suffisamment de celles des parties, sa participation n’aidera vraisemblablement pas la Cour (voir Canada (Procureur général) c Shakov, 2016 CAF 208 au para 9). Pour trancher la question de savoir si l’intervention de l’intervenant éventuel sera utile, il faut prendre en considération les questions soulevées par les parties, ce que l’intervenant éventuel entend avancer à leur égard, si les observations de l’intervenant éventuel sont vouées à l’échec et si ses observations défendables aident la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance.
[12] Le procureur général soulève deux questions principales dans son avis de demande sous-jacente, notamment le pouvoir de l’Office de surveillance de contraindre la production de documents protégés par le secret professionnel de l’avocat dans le contexte d’une enquête relative à une plainte menée conformément à l’article 10 de la Loi, puis la question de savoir si l’Office de surveillance était maintenant functus officio, car il a épuisé son pouvoir d’enquête en publiant son rapport final conformément à l’article 29 de la Loi. D’après ce que j’ai compris, les parties ne contestent pas le fait que les documents pertinents sont protégés par le secret professionnel de l’avocat. La question à trancher est plutôt celle de savoir si l’Office de surveillance y a un droit d’accès dans le contexte d’une enquête menée conformément à l’article 10 au même titre qu’il aurait ce droit s’il s’agissait d’un examen effectué selon l’article 9 (paragraphe 9(2) de la Loi).
[13] Le directeur, lui, prétend que l’interprétation de l’étendue du pouvoir de l’Office de surveillance de contraindre la production de documents qui sont en la possession des organes gouvernementaux et des organismes d’enquête ainsi que d’examiner et d’apprécier ces documents est la question justiciable en l’espèce. Il se peut que ce soit le cas, mais j’estime qu’à ce stade-ci, cette question peut être réglée par la GRC. Bien que le directeur convienne qu’il appartient à la GRC de régler la question relative au secret professionnel de l’avocat de son point de vue, il adopte une autre approche. Il soutient que la relation que son bureau entretient avec la GRC diffère en quelque sorte d’une simple relation entre un avocat et son client. En effet, lorsque le directeur offre des conseils à un organisme d’enquête, ces conseils indiquent parfois la façon dont le directeur exercera son pouvoir discrétionnaire dans une situation donnée, ce qui relève du pouvoir discrétionnaire et de l’indépendance de la fonction de poursuivant. Le directeur affirme qu’il a le pouvoir constitutionnel et l’obligation de s’opposer à la communication de documents qui pourrait porter atteinte à l’indépendance de la fonction de poursuivant du SPPC et à l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuite pour que son bureau reste à l’abri de l’influence et de l’ingérence extérieures. Le directeur revendique donc un droit indépendant de demander l’abrogation de toute politique, demande d’information ou disposition législative qui pourrait porter atteinte à l’exercice légitime de l’indépendance de la fonction de poursuivant du SPPC et il entend formuler des observations sur le danger que présente pour l’indépendance de la fonction de poursuivant de son bureau ce qu’il estime être une exigence de reddition de comptes inappropriée prévue par la Loi. Bref, le directeur fait valoir que le privilège qui s’applique aux documents en cause appartient non seulement à la GRC, sous forme de secret professionnel de l’avocat, mais aussi au directeur lui-même sous forme de privilège au titre de l’indépendance de la fonction de poursuivant, qu’il tente maintenant de protéger. Par conséquent, le directeur prétend qu’il a le droit autonome de restreindre la communication à l’Office de surveillance des renseignements qui se trouvent dans les documents pertinents.
[14] Je dois avouer qu’un juge de la Cour ne demanderait qu’à entendre des arguments sur les répercussions qu’aurait la communication des renseignements pertinents à l’Office de surveillance sur l’indépendance de la fonction de poursuivant du SPPC et sur l’ampleur de ces répercussions; je ne vois pas comment l’une ou l’autre partie est en mesure d’avancer ces arguments valablement. Cependant, je ne peux affirmer à ce stade-ci que cette argumentation est vouée à l’échec. S’il existe, comme le directeur l’affirme, des principes constitutionnels qui font obstacle à la communication de documents qui aurait des incidences défavorables sur l’indépendance de la fonction de poursuivant de son bureau, il serait utile à la Cour d’entendre les observations du directeur à cet égard; les observations qui éclairent l’interprétation de la loi peuvent être utiles à la Cour (Gordillo, aux para 15-17). Par conséquent, je suis convaincu qu’il est dans l’intérêt de la justice d’autoriser l’intervention. Les questions que soulève le directeur sont d’une importance considérable, et il y aurait lieu d’entendre son point de vue.
[15] Par conséquent, j’accueillerai la présente requête en autorisation d’intervenir. Pour ce qui est des conditions, le directeur s’est engagé à collaborer avec les parties pour ne pas répéter les observations et à ne pas tenter de compléter le dossier, sauf dans la mesure où les nouveaux éléments de preuve sont pertinents au regard des questions et des arguments qu’il tente maintenant de soulever et qu’il a énumérés dans le mémoire dont je dispose. Selon ma compréhension de la lettre datée du 23 juillet 2024 que j’ai reçue de la part de toutes les parties, dans l’éventualité où l’autorisation d’intervenir est accordée, le directeur doit signifier et déposer ses observations à la date à laquelle M. El‑Bahnasawy doit produire le dossier de l’intimé conformément à l’ordonnance fixant l’échéancier que la Cour délivrera.
ORDONNANCE dans le dossier T-381-24
LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :
La présente requête en autorisation d’intervenir est accueillie.
Tous les documents déposés par les parties doivent être signifié au directeur.
Le mémoire des faits et du droit du directeur contenu dans son dossier de requête est d’une longueur maximale de 15 pages (abstraction faite de la page couverture, de la table des matières, de la liste de la jurisprudence et de la doctrine, des annexes et de la couverture arrière), et il doit être signifié et déposé à la date à laquelle M. El‑Bahnasawy doit produire le dossier de l’intimé conformément à l’ordonnance fixant l’échéancier que la Cour délivrera.
Le directeur n’est pas autorisé à compléter le dossier en ajoutant d’autres éléments de preuve.
Les autres parties sont autorisées à faire signifier et à déposer des observations écrites d’une longueur maximale de 10 pages en réponse aux observations du directeur dans les 10 jours de la signification du dossier du directeur.
Le directeur est autorisé à présenter, lors de l’instruction de la demande sous-jacente, des observations orales ne devant pas dépasser une heure.
Aucuns dépens ne sont adjugés dans le cadre de la présente requête.
« Peter G. Pamel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-381-24
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INTITULÉ :
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SA MAJESTÉ LE ROI c OSAMA EL-BAHNASAWY |
REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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Le 15 août 2024
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COMPARUTIONS :
Mark Covan Samir Adam |
POUR L’INTERVENANT ÉVENTUEL |
Derek Rasmussen |
POUR LE DEMANDEUR |
John Kingman Phillips |
POUR L’INTIMÉ |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Service des poursuites pénales du Canada Halifax (Nouvelle‑Écosse) |
POUR L’INTERVENANT ÉVENTUEL |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Waddell Phillips Professional Corporation
Toronto (Ontario)
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Pour l’intimé |