Date : 20240808
Dossier : T-1725-23
Référence : 2024 CF 1237
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 8 août 2024
En présence du juge responsable de la gestion de l’instance, John C. Cotter
ENTRE : |
MOBILE TELESYSTEMS PUBLIC JOINT STOCK COMPANY
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demanderesse |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
VU la requête du défendeur, le procureur général du Canada, pour obtenir :
a)une ordonnance annulant l’avis de demande que la demanderesse a présenté le 18 août 2023;
b)une ordonnance contraignant la demanderesse, Mobile TeleSystems Public Joint Stock Company (Mobile), à payer les dépens du défendeur;
c)toute autre mesure de réparation que les procureurs peuvent recommander et que l’honorable Cour peut ordonner.
ET APRÈS avoir lu le dossier de requête du 15 décembre 2023 du défendeur, le requérant, ainsi que le dossier de requête en réponse du 22 décembre 2023 de la demanderesse;
ET APRÈS avoir entendu et pris en compte les observations des avocats des parties à l’audition de la présente requête tenue le 17 janvier 2024;
ET APRÈS avoir tenu compte de ce qui suit :
[1] Le défendeur cherche à faire radier l’avis de demande au motif qu’il est prématuré en ce qu’il existe un autre recours approprié que la demanderesse n’a pas exercé. Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’accord. La requête sera accueillie et l’avis de demande sera radié.
[2] Ainsi qu’il est indiqué dans l’avis de demande, la présente instance est une demande de contrôle judiciaire de la décision du 19 juillet 2023 (la décision du 19 juillet) par laquelle le gouverneur général en conseil, sur recommandation du ministre des Affaires étrangères (le ministre) a accepté d’ajouter la demanderesse à l’annexe 1 (la liste de sanctions) du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2014-58 (le Règlement), conformément au Règlement modifiant le Règlement sur les mesures économiques spéciales visant la Russie, DORS/2023-163. Le Règlement a été pris en application de la Loi sur les mesures économiques spéciales, LC 1992, c 17 (la Loi).
[3] Les plus importantes dispositions du Règlement en lien avec la présente requête sont les articles 2 et 8 (sauf indication contraire, toutes les dispositions auxquelles il est fait référence dans les présents motifs sont des dispositions du Règlement). En résumé, en vertu de l’article 2, le nom d’une personne (à savoir une personne physique ou une entité) peut être ajouté à la liste de sanctions si le gouverneur général en conseil, sur recommandation du ministre, est convaincu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la personne appartient à l’une des catégories énumérées à cet article. Ni la Loi ni le Règlement n’accordent à quiconque le droit d’être avisé que son nom sera ajouté à la liste de sanctions, ni l’occasion de présenter des observations avant que soit rendue la décision d’ajouter son nom à la liste de sanctions. Par ailleurs, l’article 8 énonce le processus par lequel la personne peut demander la radiation de son nom de la liste de sanctions (le processus de demande prévu à l’article 8). Les articles 2 et 8 sont ainsi libellés :
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[4] Le Règlement prévoit les sanctions économiques imposées à une personne dont le nom figure sur la liste de sanctions. Ainsi, il est interdit à toute personne au Canada et à tout Canadien à l’étranger d’effectuer certaines transactions et opérations avec une personne dont le nom figure sur la liste de sanctions (voir, par exemple, l’art 3).
[5] La décision du 19 juillet à l’égard de laquelle Mobile demande le contrôle judiciaire a été rendue en application de l’article 2. Les parties s’entendent pour dire que Mobile n’a présenté aucune demande au ministre en vertu du paragraphe 8(1) pour faire radier son nom de la liste de sanctions.
[6] Comme je l’indique plus haut, le défendeur a présenté la requête en radiation de l’avis de demande au motif qu’il est prématuré puisque Mobile n’a pas épuisé les recours à sa disposition au titre du Règlement, plus précisément parce que Mobile ne s’est pas prévalue du recours que constitue le processus de demande prévu à l’article 8. Mobile est d’avis que ce processus ne constitue pas un autre recours approprié et qu’elle devrait être autorisée à aller de l’avant avec la présente demande de contrôle judiciaire.
I. Preuve par affidavit
[7] Les deux parties ont produit une preuve par affidavit au sujet de la présente requête. Trois affidavits ont été déposés :
a)À l’appui de la requête, le défendeur a déposé l’affidavit souscrit le 31 octobre 2023 par Mme Rabia Chauhan (l’affidavit de Mme Chauhan). La déposante est adjointe juridique au ministère de la Justice. Par cet affidavit, elle ne fait que joindre, à titre de pièces, des copies des deux lettres suivantes : la lettre du 6 septembre 2023 que l’avocat de la demanderesse, M. Greg Kanargelidis, a adressée à Affaires mondiales Canada; et la lettre de réponse du 13 octobre 2023 qu’Affaires mondiales Canada a adressée à M. Kanargelidis. Ces deux lettres ont également été jointes en tant que pièces « D » et « E » à l’affidavit de l’avocat de Mobile (décrit ci-dessous).
b)À l’appui de sa position concernant la requête, Mobile a déposé l’affidavit souscrit le 24 novembre 2023 par M. Greg Kanargelidis (affidavit de l’avocat de Mobile). Le déposant est l’un des avocats de Mobile dans la présente instance (voir le paragraphe 2 de cet affidavit). Parce que M. Kanargelidis a souscrit l’affidavit, un autre avocat a comparu au sujet de la présente requête.
c)Le défendeur estime que l’affidavit de l’avocat de Mobile n’est ni admissible ni pertinent, mais il a demandé l’autorisation de déposer un affidavit en réponse afin de présenter des faits quant à l’état actuel d’autres instances (contrôles judiciaires) dont il est fait mention dans l’affidavit de l’avocat de Mobile. Mobile a consenti à l’autorisation de déposer cet affidavit, laquelle a été accordée par ordonnance le 12 décembre 2023. L’affidavit en réponse a été souscrit le 1er décembre 2023 par Antonella Gullia (affidavit en réponse du défendeur). La déposante est parajuriste au ministère de la Justice.
[8] En règle générale, les affidavits ne sont pas recevables à l’appui de la requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 [JP Morgan] aux para 51 et 52). Les exceptions à cette règle ne doivent être permises que si elles ne vont pas à l’encontre des justifications à la règle générale de l’irrecevabilité, et où elles servent l’intérêt de la justice (JP Morgan, au para 53). Des exceptions ont été permises lorsque la requête était fondée sur le caractère prématuré de la demande (Picard v Canada (Attorney General), 2019 CanLII 97266 (CF) [Picard] aux para 17 et 18; Tait c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2024 CF 217 au para 27). La preuve contenue dans l’affidavit doit cependant être utile (Picard, au para 19). La preuve doit également être admissible et constituer une preuve par affidavit adéquate à l’appui de la requête.
[9] La question centrale entourant la preuve par affidavit concerne l’affidavit de l’avocat de Mobile. Le défendeur soutient qu’il s’agit d’un témoignage anecdotique et d’opinion de l’avocat de la demanderesse qui agit à titre d’avocat au dossier à l’instance, et que ce témoignage n’est ni utile ni admissible. De son côté, la demanderesse fait notamment valoir que cet affidavit est factuel et qu’il [traduction] « ne contient aucune opinion personnelle »
.
[10] Comme l’a déclaré le juge McHaffie au paragraphe 15 de la décision Subway IP LLC c Budway, Cannabis & Wellness Store, 2021 CF 583 : « L’utilisation d’un affidavit sur une question de fond provenant d’un membre du cabinet d’avocats représentant la demanderesse soulève des préoccupations. »
Si l’on fait abstraction du caractère approprié ou inapproprié de la souscription, par un des avocats représentant la demanderesse en l’espèce, d’un affidavit de ce genre même si une autre personne plaide la requête, l’affidavit est si problématique qu’à une exception près, il devrait être radié. S’il n’était pas radié, je ne lui accorderais aucun poids. Comme je l’explique plus loin, l’affidavit est truffé d’opinions, d’arguments et de renseignements inutiles et, à une exception près, son contenu est irrecevable. La seule exception concerne les lettres qui constituent les pièces « D » et « E » à l’affidavit de l’avocat de Mobile. Comme je le mentionne plus haut, ces pièces constituent également les pièces à l’affidavit de Mme Chauhan. Ces lettres sont utiles, car elles s’inscrivent dans l’historique procédural de l’affaire au principal.
[11] L’affidavit de l’avocat de Mobile est rédigé tel l’affidavit du témoin expert (sans l’élément relatif au Code de déontologie prévu à l’art 52.2 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles)). Aux paragraphes 1 et 3 de cet affidavit, l’avocat fournit des renseignements sur ses compétences et son expérience, comme le font habituellement les témoins experts. À titre d’exemple uniquement, le paragraphe 1 comporte les déclarations suivantes : [traduction] « J’ai été nommé avocat de l’année en droit commercial et financier international (Toronto) par Best Lawyers en 2023, en 2018 et en 2016, et j’ai été reconnu en tant que leader dans des publications, dont les suivantes […] »
. Également à titre d’exemple, le paragraphe 3 comporte les déclarations suivantes : [traduction] « Ma pratique est en grande partie axée sur la formulation de conseils sur l’applicabilité du régime de sanctions du Canada »;
et [traduction] « mes services ont été retenus à plusieurs reprises pour aider des clients visés par des sanctions en vertu de règlements pris en application de la
Loi sur les mesures économiques spéciales
»
. Ayant fait état de son expérience et de son expertise, l’avocat, présente ensuite des opinions et des arguments fondés sur cette expérience. Toutefois, cet affidavit n’a pas été produit à titre d’affidavit du témoin expert (et n’aurait pas pu être produit à ce titre du fait qu’il n’était pas accompagné de l’élément relatif au Code de déontologie). Par conséquent, le témoignage d’opinion n’est pas admissible, pas plus que ne le sont les arguments. Sur les points qui précèdent concernant la preuve par affidavit irrecevable, l’on peut consulter les paragraphes 22 à 26 de la décision Akme Poultry Butter & Eggs Distributors Inc. v Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2024 CanLII 30068 (CF), rendue par le juge adjoint Benoit Duchesne. L’affidavit de l’avocat de Mobile est truffé de renseignements inutiles, d’opinions, et d’arguments irrecevables.
[12] Pour illustrer ce point, je donne ci-dessous quelques exemples de formulations utilisées dans l’affidavit de l’avocat de Mobile qui introduisent des opinions et des arguments :
a)[traduction]
« Selon mon expérience »
(paragraphe 8); [traduction]« Conformément à ce point de vue »
(paragraphe 13); [traduction]« Un autre problème découle du fait que »
, [traduction]« À ma connaissance, il n’y a aucune »
, [traduction]« je ne suis également pas au fait de »
et [traduction]« Selon mon expérience »
(paragraphe 16); [traduction]« Jusqu’à présent, mon expérience »
(paragraphe 22); [traduction]« à ma connaissance »
(paragraphe 23); [traduction]« je crois comprendre »
et [traduction]« à ma connaissance »
(paragraphe 25); [traduction]« C’est ce que j’ai personnellement constaté »
et [traduction]« à ma connaissance, il n’y a aucun »
(paragraphe 30); et [traduction]« Selon ce que j’ai constaté, Affaires mondiales Canada ou le ministre s’emploient à retarder le processus décisionnel entourant les demandes visant la radiation de noms »
(paragraphe 33).b)Au paragraphe 15, l’avocat donne son opinion sur le caractère adéquat du recours prévu par le Règlement, l’une des questions mêmes que la Cour doit trancher relativement à la présente requête. L’avocat s’exprime ainsi :
[traduction]
Comme je le mentionne plus haut, il n’est pas possible, selon ce que j’ai constaté au fil des années, de contester légitimement une sanction lorsque les motifs de la sanction sont inconnus, comme en l’espèce.
c)Les paragraphes 11 et 12 comportent d’autres exemples d’opinions et d’arguments sur le processus de demande prévu à l’article 8.
d)Aux paragraphes 4 à 7 ainsi qu’aux paragraphes 9 et 10, l’avocat parle de la Loi et du Règlement. Les dispositions législatives et réglementaires sont des questions à débattre et non des éléments de preuve.
e)Aux paragraphes 13 et 14, l’avocat présente les lettres constituant les pièces « D » et « E » (comme je le mentionne plus haut, ces lettres ne posent aucun problème), puis, au paragraphe 14, il présente un argument au sujet de la lettre constituant la pièce « E » : [traduction]
« Aucun détail ni aucune précision n’ont été fournis à l’appui de cette accusation éhontée. »
f)Les paragraphes 17 à 25 forment la section intitulée [traduction]
« Inefficacité de la Direction de la coordination des politiques et des opérations des sanctions » (
Ineffectiveness of the Sanctions Policy and Operations Coordination Division)
. Ce sous-titre nous indique que des opinions et des arguments sont formulés dans cette section, comme l’illustre la première phrase du paragraphe 17, lequel s’amorce ainsi : [traduction]« Selon ce que j’en comprends »
. L’avocat commence la deuxième phrase du même paragraphe en affirmant qu’il a [traduction]« constaté, au fil des années, que », après quoi il énonce
des [traduction]« principes qu’ont adoptés d’autres organismes gouvernementaux, comme l’Agence des services frontaliers du Canada »
(deuxième phrase du paragraphe 17 et l’ensemble des paragraphes 18 à 21). L’information concernant les activités de l’Agence des services frontaliers du Canada n’est pas utile, et même si elle l’était, elle ne constituerait que le fondement des opinions irrecevables de l’avocat.
[13] Pour ce qui est des retards allégués dans d’autres affaires, auxquelles il est fait référence dans l’affidavit de l’avocat de Mobile, quant au traitement des demandes présentées conformément au processus de demande prévu à l’article 8, même si cette preuve ne constituait pas une opinion ou un argument, elle ne serait pas utile. Comme il est énoncé aux paragraphes 20 et 21 de la décision Xanthopoulos c Canada (Procureur général), 2020 CF 401 [Xanthopoulos], confirmée par 2022 CAF 79, un retard peut réduire l’efficacité du recours, mais la preuve pertinente se rapporte au retard dans l’affaire particulière dont la Cour est saisie, et non au retard constaté dans d’autres affaires. Ce point a également été soulevé par le juge McDonald au paragraphe 45 de la décision Fortin c Canada (Procureur général), 2021 CF 1061 [Fortin] (voir également les para 43 et 44 de cette décision; et Alam c Établissement Matsqui, 2023 CF 134 au para 48) :
[…] le mgén Fortin n’a pas encore déposé de grief, et il n’y a aucune preuve directe de la rapidité du processus disponible dans sa situation particulière. Par conséquent, ses plaintes au sujet du processus sont, à ce stade‑ci, purement spéculatives. Comme l’a noté la Cour dans la décision Moodie, « [i]l est tout simplement prématuré de présumer qu’une réparation ne pourrait pas être accordée à la faveur des procédures administratives alors que le demandeur a omis de s’en prévaloir » (au para 38).
[14] Au paragraphe 26 de l’affidavit de l’avocat de Mobile commence la section intitulée [traduction] « Rapport du comité sénatorial des affaires étrangères sur le régime de sanctions du Canada » (Senate Foreign Affairs Committee’s Report on Canada’s Sanction Process), dans laquelle il est notamment question du rapport du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international publié le 17 mai 2023 et intitulé « Renforcer l’architecture des sanctions autonomes canadiennes » (le rapport du Comité sénatorial). Une copie du rapport ainsi qu’un document auquel il renvoie sont joints à l’affidavit en tant que pièces (les pièces « I » et « J » respectivement). Le rapport du comité sénatorial sert en partie à appuyer l’opinion que l’avocat exprime plus loin dans l’affidavit. La demanderesse cherche également à se fonder sur le rapport pour critiquer le régime législatif actuel. L’avocat de la demanderesse n’a pas été en mesure de renvoyer la Cour à quelque jurisprudence qui appuierait le recours au rapport d’un comité parlementaire dans une telle situation. Entre autres, nous ne nous trouvons pas dans une situation où il est demandé à la Cour de tenir compte, dans son interprétation d’une loi, des délibérations d’un comité parlementaire ayant mené à l’adoption de cette loi. La déclaration suivante de la Cour d’appel fédérale au sujet des délibérations des comités est riche en renseignements, même si le contexte est différent (Mohr c Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 2023 CanLII 31588 (CSC)) :
[63] Je reconnais que le contexte législatif peut être utilisé lors de la présentation d’une requête en radiation, car il peut constituer une source d’information sur l’objet de la loi (Alberta (Procureur général) c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2021 CAF 84, 41 C.E.L.R. (4th) 157, para. 127). Mais, même dans ce cas, il faut veiller à ne pas confondre l’évolution de la loi, qui exprime une règle juridique, avec ce que les politiciens ou les autorités de réglementation pensent ou espèrent que la loi dit. Il existe une différence de fond entre, d’une part, les travaux des commissions qui font la lumière sur l’évolution et l’historique législatif d’une loi et, d’autre part, les témoignages d’universitaires et de fonctionnaires qui peuvent être ambitieux, contestables ou d’une pertinence discutable. Bien qu’il s’agisse peut-être d’une évidence, s’il est nécessaire de recourir aux Débats de la Chambre des communes pour discerner le sens d’une loi, il est difficile de conclure qu’il est clair et évident que la cause d’un plaignant n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie.
[Non souligné dans l’original.]
[15] Ainsi, le rapport du comité sénatorial et le document auquel il y est fait renvoi ne sont ni utiles ni admissibles.
[16] Comme l’affidavit de l’avocat de Mobile est truffé d’opinions, d’arguments et de renseignements inutiles, il est irrecevable et devrait être radié. La seule exception, je le répète, concerne les lettres constituant les pièces « D » et « E » à l’affidavit, lesquelles constituent également les pièces à l’affidavit de Mme Chauhan. Comme l’affidavit en réponse du défendeur a été déposé en réponse à l’affidavit de l’avocat de Mobile, je n’ai pas à l’examiner davantage et je ne lui accorde aucun poids.
II. Principes généraux – Requête en radiation de l’avis de demande
[17] Les Règles ne traitent pas précisément de la requête en radiation de l’avis de demande, mais la Cour fédérale a compétence pour la trancher. Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 48 de l’arrêt JP Morgan, la compétence « n’est pas tirée des Règles, mais plutôt de la compétence absolue qu’ont les cours de justice pour restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires ».
[18] La Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi, dans l’arrêt JP Morgan, au sujet du critère applicable à la requête en radiation de l’avis de demande de contrôle judiciaire :
[47] La Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucun[e] chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.
[19] Ainsi que l’a récemment déclaré la Cour suprême du Canada au paragraphe 26 de l’arrêt Iris Technologies Inc c Canada, 2024 CSC 24 [Iris Technologies] (voir également le para 62) :
[26] Les parties ne contestent pas le critère qu’il convient d’appliquer à l’égard d’une requête en radiation dans ce contexte. Un tribunal saisi d’une requête en radiation tient pour avérées les allégations de fait énoncées dans la demande et une demande de contrôle judiciaire sera radiée si elle n’a aucune chance d’être accueillie (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 47). Il est entendu qu’il s’agit d’un critère exigeant et que la requête en radiation ne sera accueillie que dans les « cas les plus clairs » (Ghazi c. Canada (Revenu national), 2019 CF 860, par. 10 (CanLII)).
III. Caractère prématuré/principe de non-ingérence des tribunaux dans les processus administratifs en cours
[20] Le défendeur sollicite la radiation de l’avis de demande au motif que la demanderesse ne s’est pas prévalue de l’autre recours approprié, à savoir demander au ministre la radiation de son nom de la liste de sanctions en vertu du paragraphe 8(1).
[21] La Cour d’appel fédérale a expliqué le principe de non-ingérence des tribunaux dans les processus administratifs en cours dans l’arrêt C.B. Powell Limited c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61 [C.B. Powell] :
Principe de non‑intervention des tribunaux dans les processus administratifs en cours
[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré[e] par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point : Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, paragraphes 38 à 43; Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, paragraphes 31 et 34; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, paragraphes 14, 15, 58 et 74; Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14; Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11, paragraphes 1 et 2; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson, [2005] 1 R.C.S. 257, 2005 CSC 16, paragraphes 38 et 55; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, 2005 CSC 30, paragraphe 96.
[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.
[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.)). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mai[n] toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).
[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que […] toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.
[22] Le critère applicable à la requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire fondée sur l’existence d’un autre recours approprié a été énoncé succinctement par la juge adjointe Kathleen Ring au paragraphe 24 de la décision Picard (voir également Fortin, au para 22; et Jones c Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2022 CF 1106 au para 18) :
[traduction]
[24] Cependant, conformément au critère énoncé dans l’arrêt David Bull, qui exige la présence d’un vice fondamental et manifeste, la Cour ne peut pas radier la demande de contrôle judiciaire au motif qu’un autre recours approprié existe, sauf si elle a la certitude : (i) qu’un autre recours est possible ailleurs, maintenant ou plus tard; (ii) que le recours est approprié et efficace; et (iii) que les circonstances invoquées sont d’une nature inhabituelle ou exceptionnelle reconnue par la jurisprudence ou présentent des caractéristiques analogues : JP Morgan, au para 91.
[23] Chacun de ces trois éléments est décrit ci-après.
A. Un autre recours est-il possible ailleurs, maintenant ou plus tard?
[24] Le processus de demande prévu à l’article 8 constitue un autre recours possible, ouvert maintenant ou plus tard. Plus précisément, la personne dont le « nom figure sur la liste établie [à l’annexe 1, c’est-à-dire la liste de sanctions] peut demander par écrit au ministre d’en radier son nom »
(para 8(1)). Ce recours n’est assorti d’aucune limite de temps. Les paragraphes 8(2) à (4) décrivent les étapes qui suivent la présentation de la demande : dans les 90 jours suivant la réception de la demande, le ministre doit décider s’il a des motifs raisonnables de recommander au gouverneur général en conseil la radiation du nom du demandeur de la liste de sanctions. Le ministre donne sans délai au demandeur un avis de sa décision.
[25] Comme je le mentionne plus haut, les parties s’entendent pour dire que la demanderesse n’a présenté aucune demande au titre du processus de demande prévu à l’article 8.
B. Le recours est-il approprié et efficace?
[26] Cette question est au cœur de l’argument de la demanderesse.
[27] Comme il est énoncé dans l’arrêt JP Morgan, « lorsqu’elle est saisie d’une requête en radiation, la Cour doit lire l’avis de demande de manière à saisir la véritable nature de la demande »
et elle « doit faire une “appréciation réaliste” de la “nature essentielle” de la demande en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme »
(voir les para 49 et 50). L’essentiel du fondement de la demande est illustré au paragraphe 31 de l’avis de demande :
[traduction]
31. En raison des lacunes dont souffre la décision, notamment le fait qu’elle n’est pas raisonnable et qu’elle ne soulève aucune question justiciable, ainsi que des atteintes considérables au droit de Mobile à la justice naturelle et à l’équité procédurale, la seule issue appropriée en l’espèce est l’annulation de la décision et la radiation immédiate du nom de Mobile de l’annexe 1 du Règlement.
[28] La demanderesse affirme essentiellement que son nom ne devrait pas figurer sur la liste de sanctions. Le processus de demande prévu à l’article 8 se rapporte à cette question. Par conséquent, et pour les motifs exposés ci‐dessous, il s’agit d’un recours approprié et efficace.
[29] Il convient de souligner certaines des caractéristiques du processus de demande prévu à l’article 8, en plus de celles décrites plus haut :
a)La possibilité pour la personne dont le nom figure sur la liste de sanctions de demander directement au ministre d’en radier son nom confère à cette personne des droits procéduraux adaptés au régime de sanctions prévu par la Loi. La personne concernée a la possibilité de présenter des observations pour son propre compte ou par l’entremise de son avocat. Outre l’exigence selon laquelle la demande au ministre doit être faite par écrit, il n’y a aucune restriction quant au contenu de la demande présentée en vertu du paragraphe 8(1). Il est donc loisible à la personne concernée de choisir elle-même, le cas échéant, le moment où elle présentera sa demande au ministre, ainsi que la nature, la portée, la forme et les caractéristiques des renseignements et des éléments de preuve qui l’accompagneront.
b)Si la demande présentée selon le processus de demande prévu à l’article 8 menait à la radiation du nom de la demanderesse de la liste de sanctions, le fondement de la plainte de la demanderesse en l’espèce, à savoir que son nom n’aurait pas dû figurer sur la liste de sanctions, ne serait plus pertinent. Si le ministre décidait qu’il n’avait pas de motifs raisonnables de recommander la radiation, tous les autres recours appropriés seraient alors épuisés et la décision pourrait faire l’objet d’un contrôle judiciaire à la lumière du dossier qui était à la disposition du ministre. Lors de ce contrôle judiciaire, la Cour aurait à sa disposition tous les documents soumis au ministre par la demanderesse, tout document supplémentaire fourni par le ministère des Affaires étrangères au ministre pour examen, ainsi que la décision du ministre quant à la demande. Si le ministre ne rendait pas de décision dans le délai de 90 jours prévu au paragraphe 8(3), la demanderesse pourrait demander une ordonnance de mandamus.
[30] La demanderesse soutient que le recours que constitue le processus de demande prévu à l’article 8 n’est pas la réparation qu’elle sollicite en l’espèce. Comme le fait remarquer la demanderesse dans ses observations écrites (voir le paragraphe 6, voir également les paragraphes 18 et 62, 69) :
[traduction]
La réparation que Mobile sollicite est l’annulation de la décision ayant mené à l’inscription de son nom sur la liste, ainsi qu’un jugement déclaratoire portant que le Règlement visant la Russie (défini ci-après) est invalide dans la mesure où il s’applique à Mobile. Voilà la réparation susceptible de restaurer la réputation de Mobile. Si seule la radiation du nom de Mobile de la liste est accordée, l’atteinte à la réputation de Mobile découlant de l’ajout de son nom sur cette liste subsistera.
[31] Il n’est pas utile à la demanderesse de mettre l’accent sur la demande de jugement déclaratoire (ou d’une autre réparation), et ce, pour plusieurs raisons :
a)Comme il est fait mention plus haut, la
« Cour doit faire une “appréciation réaliste” de la “nature essentielle” de la demande »
(JP Morgan, aux para 49 et 50). La demanderesse affirme essentiellement que son nom ne devrait pas figurer sur la liste de sanctions. Le processus de demande prévue à l’article 8 se rapporte à cette question.b)De toute évidence, un autre recours approprié n’est pas nécessairement un recours identique. Le processus de demande prévu à l’article 8 ne constitue pas moins un recours approprié du simple fait qu’il n’est pas identique à celui que la demanderesse sollicite dans le présent contrôle judiciaire. Il s’agit de déterminer non pas si le recours est identique, mais plutôt s’il constitue un autre recours approprié.
c)Dans le contexte de la présente affaire, le fait de solliciter un jugement déclaratoire à l’appui de l’allégation selon laquelle le processus de demande prévu à l’article 8 ne constitue pas un autre recours approprié traduit essentiellement un raisonnement circulaire. En effet, aucun jugement déclaratoire ne sera rendu s’il existe un autre recours approprié (Iris Technologies, au para 58).
[32] La demanderesse soutient également que, de manière générale, le pouvoir du décideur administratif de réexaminer sa propre décision ne constitue pas un autre recours approprié par rapport au contrôle judiciaire. Toutefois, le pouvoir habituel du décideur administratif de réexaminer sa propre décision diffère du recours que constitue le processus de demande prévu à l’article 8. Comme il est énoncé dans l’une des décisions sur laquelle se fonde la demanderesse, le pouvoir de réexamen du tribunal administratif, dans cette affaire le Conseil canadien des relations du travail, « doit être exercé avec retenue, de sorte que le réexamen constitue plus l’exception que la norme »
(Buenaventura c Syndicat des travailleurs(euses) en télécommunications, 2012 CAF 69 au para 31). Le processus de demande prévu à l’article 8 diffère considérablement de ce pouvoir, et ce, pour les raisons qui suivent. Premièrement, aux termes des paragraphes 8(2) et (3), le ministre « décide s’il a des motifs raisonnables de recommander la radiation au gouverneur en conseil »
du nom de la liste de sanctions et « rend sa décision dans les quatre-vingt-dix jours »
(non souligné dans l’original). Ainsi, ce processus diffère considérablement d’un processus qui constitue l’exception et qui découle d’un pouvoir devant être exercé avec retenue. Deuxièmement, il est loisible à la personne qui présente une demande en vertu du paragraphe 8(1) de soumettre tous les éléments de preuve, tous les renseignements et toutes les observations qu’elle juge utiles. Troisièmement, le ministre ne réexamine pas la décision initiale ayant mené à l’ajout du nom de la personne sur la liste de sanctions. Il décide plutôt, après avoir reçu la demande ainsi que les renseignements, éléments de preuve et observations à l’appui, « s’il a des motifs raisonnables »
de recommander la radiation du nom de la personne de la liste de sanctions. Quatrièmement, le décideur au titre de l’article 8 est quelque peu différent. En effet, la décision initiale d’ajouter le nom de la personne à la liste de sanctions en vertu de l’article 2 est prise par le gouverneur général en conseil sur recommandation du ministre. Pour ce qui est du paragraphe 8(2), c’est au ministre qu’il revient de prendre la décision, à savoir « s’il a des motifs raisonnables de recommander la radiation au gouverneur en conseil »
du nom de la personne de la liste de sanctions.
[33] La demanderesse soutient que le processus d’examen prévu à l’article 8 prendra trop de temps. Comme la demanderesse ne s’est pas prévalue du recours que constitue le processus de demande prévu à l’article 8, il n’existe aucune preuve de retard en l’espèce. Nous ne sommes pas en présence d’une situation comme celle décrite dans l’affaire Almrei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1002, où il était question d’un retard à la fois réel, le demandeur l’ayant réellement subi, et exceptionnel, le demandeur ayant été détenu dans des conditions strictes pendant plus de sept ans (voir les para 57 et 58). En l’espèce, la demanderesse invoque plutôt un possible retard si elle devait se prévaloir du recours que constitue le processus de demande prévu à l’article 8. Elle fonde cette allégation sur l’affidavit de l’avocat de Mobile et les déclarations qui y sont formulées au sujet de demandes présentées par d’autres personnes conformément au processus de demande prévu à l’article 8. Encore une fois, cette preuve sera radiée. Quoi qu’il en soit, la preuve concernant d’autres affaires n’est pas utile. Je tiens à souligner que le défendeur allègue que son affidavit en réponse réfute la preuve de la demanderesse concernant de prétendus retards dans d’autres affaires. Comme je le mentionne plus haut, je n’ai pas à examiner l’affidavit en réponse du défendeur compte tenu de mes conclusions sur l’affidavit de l’avocat de Mobile.
[34] La demanderesse fait valoir que le processus d’examen prévu à l’article 8 ne donne pas suite aux questions d’équité procédurale qu’elle soulève. Les questions d’équité procédurale sont prises en compte selon le critère relatif aux circonstances exceptionnelles (voir C.B. Powell, au para 33; Gupta c Canada (Procureur général), 2021 CAF 202 [Gupta] au para 7), et sont analysées ci-dessous.
[35] La demanderesse soutient qu’il n’existe aucun autre recours approprié et que l’arrêt Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 [Strickland], décrit l’approche applicable à l’analyse de l’autre recours approprié. Dans l’affaire Strickland, une demande de contrôle judiciaire avait été présentée à la Cour fédérale pour contester les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, DORS/97-175. La Cour fédérale avait exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de procéder au contrôle judiciaire principalement au motif que les cours supérieures provinciales avaient une plus grande expertise qu’elle en droit de la famille. La Cour suprême a affirmé que l’un des motifs discrétionnaires quant au refus de procéder au contrôle judiciaire est l’existence d’une solution de rechange adéquate (au para 40). Elle a ensuite énoncé les éléments pertinents que la Cour doit prendre en considération dans son analyse du caractère approprié de l’autre recours ou de l’autre tribune pour justifier le refus discrétionnaire d’entendre la demande de contrôle judiciaire. Le défendeur fait valoir en réponse que le contexte de l’analyse de l’autre recours approprié était différent et que cette analyse ne portait pas sur le caractère prématuré ou sur l’épuisement des recours et ne s’applique pas.
[36] Une question semblable a été soulevée dans l’affaire Gupta. Dans cette affaire, la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant visant la décision de l’employeur d’accepter un rapport d’enquête administrative, entraînant le rejet d’une demande de promotion avec effet rétroactif. La Cour a fondé sa décision sur le fait que l’appelant n’avait pas épuisé les autres recours, soit la procédure de règlement des griefs prévue par la loi applicable. En appel, l’appelant a soutenu que la Cour n’avait pas tenu compte du caractère inadéquat de la procédure de règlement des griefs dans les circonstances particulières de l’affaire et que la Cour devait déterminer si, conformément aux principes énoncés aux paragraphes 43 à 45 de l’arrêt Strickland, la procédure de règlement des griefs offrait à l’appelant un recours adéquat et approprié. La Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi :
[7] Les principes visant à déterminer si la Cour fédérale aurait dû s’en remettre à la procédure de règlement des griefs sont plutôt ceux énoncés dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2010] A.C.F. no 274 [C.B. Powell]. Cet arrêt dispose qu’une partie ne peut, en l’absence de circonstances exceptionnelles, introduire une demande de contrôle judiciaire avant d’avoir épuisé les autres recours administratifs prévus – comme la procédure de règlement des griefs. De plus, comme l’a mentionné notre Cour au paragraphe 33 de l’arrêt C.B. Powell, le critère permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé et il ne comprend généralement pas les manquements à l’équité procédurale commis avant le prononcé de la décision administrative définitive. (Dans la même veine, voir aussi Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, (1979), 96 D.L.R. (3d) 14, p. 584 et 585, et Nosistel c. Canada (Procureur général), 2018 CF 618, 2018 CarswellNat 10225 [Nosistel], para. 41, qui est invoquée par la Cour fédérale dans la présente instance).
[37] Quoi qu’il en soit, s’agissant des considérations énoncées aux paragraphes 42 et 43 de l’arrêt Strickland, le processus de demande prévu à l’article 8 constitue un autre recours approprié pour tous les motifs exposés ci-dessus et ci-dessous. Dans l’arrêt Strickland, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :
[42] Ces arrêts énoncent un certain nombre de considérations pertinentes pour décider s’il existe un autre recours ou tribunal approprié qui justifierait le refus discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire, notamment la commodité de l’autre recours, la nature de l’erreur alléguée, la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer sur la question et sa faculté d’accorder une réparation, l’existence d’un recours adéquat et efficace devant le tribunal déjà saisi du litige, la célérité, l’expertise relative de l’autre décideur, l’utilisation économique des ressources judiciaires et les coûts : Matsqui, par. 37; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, par. 31; Mullan, p. 430-431; Brown et Evans, thèmes 3:2110 et 3:2330; Harelkin, p. 588. Pour qu’une autre réparation ou un autre tribunal soit adéquat, il n’est pas nécessaire que la procédure ou la réparation soit identique à celle que permet d’obtenir le contrôle judiciaire. Comme le disent Brown et Evans, [traduction] « dans chaque cas, la cour de révision applique le même critère fondamental : l’autre recours permet-il en toutes circonstances de trancher le grief du demandeur? » : thème 3:2110 (je souligne).
[43] La liste des facteurs pertinents n’est pas limitée, car il appartient aux cours de justice de les cerner et de les soupeser dans le contexte d’une affaire donnée : Matsqui, par. 36-37, citant Canada (Vérificateur général), p. 96. Il ne s’agit donc pas, pour déterminer s’il existe un autre recours approprié, de suivre une liste de vérification axée sur les similitudes et les différences entre les recours potentiels. L’examen auquel il faut se livrer est encore plus poussé. La cour doit tenir compte non seulement de l’autre recours disponible, mais aussi de la pertinence et du caractère opportun du contrôle judiciaire dans les circonstances. Bref, la question ne consiste pas simplement à décider si quelque autre recours est adéquat, mais également s’il convient de recourir au contrôle judiciaire. En définitive, cela requiert une analyse du type de la prépondérance des inconvénients : Khosa, par. 36; TeleZone, par. 56. Comme l’a dit le juge en chef Dickson au nom de la Cour : « Se demander si l’autre recours disponible est approprié équivaut à examiner l’opportunité d’exercer le pouvoir discrétionnaire d’accorder le contrôle judiciaire recherché. C’est aux tribunaux qu’il appartient d’identifier et de mettre en équilibre les facteurs applicables … » (Canada (Vérificateur général), p. 96).
[38] En conclusion, le recours que constitue pour la demanderesse le processus de demande prévu à l’article 8 est approprié et efficace.
C. Les circonstances invoquées sont-elles d’une nature inhabituelle ou exceptionnelle?
[39] Comme il est indiqué au paragraphe 33 de l’arrêt C.B. Powell, « très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’“exceptionnelles” et […] le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé ».
En outre, « [l]es préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante […] ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces »
.
[40] Plus récemment, dans l’arrêt Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 [Dugré], la Cour d’appel fédérale s’est exprimée ainsi après avoir cité l’arrêt C.B. Powell :
[35] Comme le passage ci-dessus l’indique, une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision administrative de nature interlocutoire ne peut être introduite que dans des « circonstances exceptionnelles ». De telles circonstances sont très rares, et exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en question la primauté du droit (Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467 [Wilson], par. 31 à 33, renversé sur un autre point, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, 473 N.R. 283, par. 56 à 60 [Budlakoti]).
[36] Cette Cour a assimilé ces circonstances à celles susceptibles de donner ouverture à l’émission d’un bref de prohibition; en l’absence de telles circonstances, la demande doit être assujettie à un rejet sommaire (Wilson, par. 33; Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35, par. 14 et 15). Même les questions constitutionnelles et les questions dites « juridictionnelles » ne font pas exception; ni une ni l’autre autorise la poursuite de recours interlocutoires (C.B. Powell, par. 39 à 46; Black c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 201, 448 N.R. 196, par. 18 et 19).
[37] Somme toute, la limite à l’exercice de recours interlocutoires est quasi-absolue. Un critère amoindri ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des maux identifiés dans l’arrêt C.B. Powell. Pour cette raison, certaines tentatives récentes de la Cour fédérale de reformuler le test établi en précisant des critères d’exception sont mal venues et ne font pas autorité (voir Whalen c. Fort McMurray No. 468 First Nation, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217, par. 20 et 21 et les décisions de la Cour fédérale qui l’ont suivie). Cette tentative de reformuler les critères, si bien intentionnée soit-elle, ne fait que brouiller les cartes et atténue la rigueur du principe de non-ingérence.
[Non souligné dans l’original.]
[41] Pour ce qui est des questions que la demanderesse a soulevées au sujet de l’équité procédurale, elles ne correspondent pas à des circonstances exceptionnelles. Comme il est précisé dans l’arrêt Gupta, « le critère permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé et il ne comprend généralement pas les manquements à l’équité procédurale commis avant le prononcé de la décision administrative définitive »
(au para 7; voir également C.B. Powell, au para 33).
[42] Si la demanderesse décidait de se prévaloir du processus de demande prévu à l’article 8 et que l’issue de ce processus ne lui convenait pas, elle pourrait alors solliciter un contrôle judiciaire au cours duquel les questions relatives à l’équité procédurale, au retard et à la justice naturelle pourraient être soulevées. Comme l’a déclaré le juge Lafrenière dans la décision Xanthopoulos :
[22] Ce n’est pas pour rien que la règle générale énoncée dans Forner et CB Powell exige que les demandes de contrôle judiciaire ne soient présentées qu’une fois que le décideur administratif a rendu sa décision définitive. En court-circuitant le processus décisionnel au niveau administratif, les tribunaux de révision risqueraient de se priver d’un dossier complet sur la question en litige, de nuire à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures et de compromettre un régime législatif complet (voir Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 [Halifax], par. 36; voir Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 [JP Morgan], par. 85 et 86).
[43] Somme toute, on ne retrouve pas en l’espèce le type de circonstances exceptionnelles dont il est question dans l’arrêt Dugré.
IV. Conclusion
[44] Pour les motifs exposés ci-dessus, la requête du défendeur en radiation de l’avis de demande sera accueillie.
[45] Sur la question des dépens, les avocats ont indiqué à l’audience que les parties s’étaient entendues sur la somme de 3 500 $ en faveur de la partie ayant gain de cause dans la requête.
JUGEMENT dans le dossier T-1725-23
LA COUR ORDONNE :
L’avis de demande du 18 août 2023 est radié, sans autorisation de le modifier, et la demande de contrôle judiciaire est rejetée.
La demanderesse verse sans délai au défendeur des dépens 3 500 $.
"John C. Cotter"
Juge responsable de la gestion de l’instance
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier : |
T-1725-23 |
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INTITULÉ :
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MOBILE TELESYSTEMS PUBLIC JOINT STOCK COMPANY c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 17 janvier 2024 |
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE RESPONSABLE DE LA GESTION DE L’INSTANCE, JOHN C. COTTER |
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DATE DES MOTIFS :
|
Le 8 août 2024 |
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COMPARUTIONS :
Ryder Gilliland Corey Groper
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Pour la demanderesse |
Sonja Pavic Margaret Cormack |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
DMG Advocates
Avocats
Toronto (Ontario)
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Pour la demanderesse |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |