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Date : 20240910


Dossier : T-1769-22

Référence : 2024 CF 1417

Ottawa (Ontario), le 10 septembre 2024

En présence de l’honorable juge Roy

ENTRE :

ANTOINE MANITEU GRÉGOIRE

demandeur

et

COMITÉ D’APPEL INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM

ÉDITH GARNEAU

ME FABIEN L’HEUREUX

CONSEIL INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM

MIKE PELASH MCKENZIE

KENNY RÉGIS

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire faite en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Elle concerne la décision rendue par le Comité d’appel Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam [Comité d’appel] qui a rejeté la contestation de l’élection du Chef de la Première Nation Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam [ITUM] et de l’un de ses conseillers, affaire entendue le 27 juillet 2022 et décidée le 1er août 2022.

I. Le Comité d’appel

[2] Mme Édith Garneau, à titre de Directrice générale par intérim d’Innu Takuaikan, présidait le Comité d’appel chargé, en vertu du Code électoral concernant les élections d’ITUM dans la Communauté Uashat Mak Mani-Utenam [Code électoral], de trancher les contestations d’élection. C’est l’article 7 du Code électoral qui prévoit la procédure à suivre pour contester une élection et le paragraphe 7.1) est celui qui expose la composition du Comité d’appel. Puisque l’une des contestations devant notre Cour est fonction de la composition du Comité d’appel, je reproduis dès à présent le texte du Code électoral qui s’applique à la composition du Comité d’appel :

COMPOSITION DU

COMITÉ D'APPEL

7.1) Le comité d’appel est composé des trois (3) personnes suivantes :

a) Du Directeur général d’lnnu-Takuaikan;

b) Du greffier d’lnnu-Takuaikan

c) D’un notaire désigné par le directeur général et le greffier lors d’une contestation.

[3] Me Fabien L’Heureux était le notaire auquel on réfère à l’alinéa 7.1)c). Quant au greffier, la titulaire du poste, Me Jessica Jourdain, s’est récusée bien avant l’audition de l’appel par le Comité d’appel, à cause d’un conflit d’intérêt appréhendé. Puisque le Code électoral ne révèle aucune procédure pour le remplacement d’un membre du Comité d’appel, ce ne sont que les deux autres membres qui ont entendu l’affaire.

II. L’historique de la demande de contrôle judiciaire

[4] Ce dossier a connu de nombreux méandres procéduraux. L’avis de demande de contrôle judiciaire produit le 30 août 2022 comptait à lui seul 21 pages, où on y récitait de nombreuses malversations alléguées à l’égard de Mike Pelash McKenzie et Kenny Régis, celles-ci constituant des contraventions alléguées aux règles applicables en matière d’élection selon une coutume que le demandeur prétend être bien établie. Ces malversations alléguées tombaient dans quatre catégories :

  • a)la liste de bénéficiaires de sommes à être versées, en vertu d’une entente avec Iron Ore Company en décembre 2020, à titre de compensation pour l’exploitation minière sur le territoire de la communauté, aurait été modifiée par résolution du Conseil ITUM peu avant l’élection afin de favoriser certaines personnes. On croit comprendre que l’allégation était relative à certaines personnes qui n’auraient pas satisfait aux critères d’admissibilité préétablis. On allègue que cela aurait constitué une manœuvre corruptrice de la part de Messieurs McKenzie et Régis;

  • b)un programme de maisons à construire pouvant bénéficier à certains membres de la communauté a été mis sur pied en 2020. Le Projet 200 maisons devait être mis en œuvre en 2022-2023. L’allégation est que certains électeurs auraient reçu des promesses d’accès à ce Projet avant l’élection;

  • c)des étudiants ayant terminé une formation en « mécanique d’engins de chantier » devaient recevoir un octroi de 1 200 $ afin de se procurer le coffre d’outils nécessaire à la pratique de leur nouveau métier. On croit comprendre que cette somme a été bonifiée de 300 $ avant l’élection. Ce serait là une autre manœuvre corruptrice, dit le demandeur;

  • d)des votes auraient été « achetés » par les défendeurs.

[5] À la suite de l’élection qui s’est tenue le 18 juin 2022, le demandeur, M. Antoine Maniteu Grégroire, un des candidats défaits au poste de Chef, a voulu contester celle-ci à l’égard de Mike Pelash McKenzie, élu comme Chef de la Première Nation, et Kenny Régis, élu comme l’un des conseillers. Pour ce faire, il s’est prévalu du paragraphe 7.3) du Code électoral qui permet à un candidat ou à tout électeur qui s’est présenté pour voter (ou ayant voté) de contester une élection dans la mesure où la personne a des motifs raisonnables de croire :

  • qu’il y a eu manœuvre corruptrice en rapport à une élection;

  • qu’il y a eu violation du Code électoral « qui puisse porter atteinte au résultat d’une élection »;

  • qu’une personne inéligible s’est présentée comme candidate à l’élection.

[6] Le Code électoral requiert de plus que la contestation se fasse « au moyen d’une demande écrite, énonçant les détails de ses motifs » (para 7.4) du Code électoral). Pour satisfaire à cet article, le demandeur a, le 30 juin 2022, produit quelques écrits. Ils ont été signifiés le 4 juillet.

[7] D’abord, le demandeur signe une lettre qui présente ses allégations quant aux quatre catégories de malversations. Il déclare d’entrée de jeu la présence de « différents éléments qui nous font penser que le Chef sortant et nouvellement élu (le 18 juin 2022), Mike Pelash McKenzie, a usé de stratagèmes frauduleux pour influencer le vote de façon indue en sa faveur et en la faveur des conseillers le supportant, nommément … Kenny Régis … ». Les allégations qui suivent parlent toutes de motifs raisonnables de croire (« nous pensons ») alors que l’allégation d’achat de vote se limite à un message sur téléphone cellulaire où une personne demande 100 $ et où M. McKenzie lui offre 50 $. La lettre de M. Grégoire n’est pas explicite sur la raison de fournir 50 $.

[8] Suivent cinq écrits :

  • a)une lettre de Jean-Marie Nakoma Jourdain qui traite de son allégation au sujet d’un « stratagème frauduleux » relativement à l’attribution de maisons. On peut considérer l’allégation comme étant sans précision;

  • b)une lettre de Jeanne d’Arc McKenzie qui dit avoir reçu une offre de compensation monétaire dans le cadre de l’entente avec l’Iron Ore Company. Mme McKenzie dit que cette offre lui aurait été faite par une personne qui n’est ni M. McKenzie, ni M. Régis, mais elle dit « considérer » qu’il s’agit d’une tentative de corruption du Chef McKenzie;

  • c)une lettre de Matthieu Jourdain traite du montant bonifié pour l’achat de coffre d’outil, que celui-ci considère à son avis être une tentative de corruption;

  • d)une lettre en tout point identique à celle signée par Matthieu Jourdain a été signée par Sébastien Dominique;

  • e)une lettre de Essimeu St-Onge Volant qui déclare « que j’ai demandé et/ou reçu une offre de compensation monétaire de la part du Chef Mike Pelash McKenzie et/ou de la part des conseillers le supportant et/ou d’une personne les représentant ». L’auteur dit que « je considère qu’il s’agit d’une tentative de corruption de la part de Mike Pelash McKenzie et du conseiller le supportant ». La lettre, qui participe davantage d’un formulaire avec des choix de réponse pré‑ordonnée, se termine ainsi :

J’ai reçu un montant de $50

Ce montant m’a été confirmée par : Mike McKenzie

Ce montant m’a été remis par : Mike McKenzie

Les mentions de « 50 $ » et « Mike McKenzie » sont manuscrites.

[9] À la suite de la contestation faite en vertu des paragraphes 7.3) et 7.4) du Code électoral, les candidats dont l’élection était contestée pouvaient répondre aux allégations « selon la manière décidée par le comité d’appel » (para 7.5) du Code électoral) dans les sept jours de la demande de contestation. En fait, le Comité d’appel a émis un avis de convocation le 14 juillet après constatation que la contestation était recevable comme ayant été faite dans les délais prescrits. L’avis fixait l’audition de la contestation au 18 juillet 2022 et informait officiellement M. Grégoire de la composition du Comité d’appel : la greffière d’Innu Takuaikan s’était récusée pour éviter des apparences de conflit d’intérêts et Mme Garneau et Me L’Heureux étaient les autres membres. L’avis demandait aux parties de transmettre les documents à invoquer (preuve documentaire, plan d’argumentation, réponse des parties intimées) et d’aviser le Comité des témoins à être entendus, y inclus le sujet de leur témoignage. Si une partie souhaitait la représentation par avocat, elle devait en communiquer les coordonnées.

[10] Avant la date de l’audition, le demandeur a recherché un ajournement, pour que l’audition ait lieu le 27 juillet au lieu du 18 juillet. M. Grégoire disait avoir mandaté un avocat qui avait besoin de quelques jours pour se préparer. La décision accordant l’ajournement au 27 juillet indiquait que « [n]ous comprenons que l’avocat du requérant est disponible le 27 juillet ». La décision, en date du 16 juillet, requérait à nouveau la transmission de la preuve documentaire, les coordonnées des témoins à être entendus et le sujet de leur témoignage. On rappelait que les parties sont responsables des témoins qu’ils souhaitent faire entendre.

[11] M. Grégoire devait tenter de faire reporter l’audition à nouveau, cette fois en septembre 2022. Le Comité refusait. Il faut noter que dans sa décision du 16 juillet, la Présidente avait accordé l’ajournement malgré l’opposition de l’avocat des défendeurs qui arguait que le 27 juillet serait hors délais, en vertu du Code électoral. La Présidente décidait plutôt qu’elle préférait concéder un ajournement pour permettre au demandeur « d’être entendu et de faire valoir ses arguments et sa preuve ». La Présidente ajoutait que l’avocat mandaté par M. Grégoire n’était pas disponible au jour fixé pour l’audition (18 juillet) et qu’une préparation était requise. Il était préférable d’accorder la remise à la date proposée par M. Grégoire. C’est donc dans ce cadre que le refus d’un second ajournement a été décidé.

[12] L’audition du 27 juillet aura été quelque peu chaotique. M. Grégoire s’y est présenté sans documents ou témoins. Son avocat n’était pas présent. Il a choisi de s’adresser à Mme Garneau et Me L’Heureux dans sa langue maternelle que ni l’une ni l’autre ne parlent. La Présidente a, à répétition, offert à M. Grégoire d’obtenir les services d’un interprète de manière à ce qu’il soit compris. Elle lui a aussi demandé de résumer ses propos en français, quitte à ce que la transcription de l’audience (que j’ai lue) soit traduite plus tard. De fait, M. Grégoire s’est plaint à l’audience que personne au Comité d’appel ne parlait la langue maternelle : mais cela n’a pas fait l’objet de quelle que contestation.

[13] Les conclusions maintenant recherchées sur contrôle judiciaire sont devenues des conclusions relatives à la composition du Comité d’appel et à l’allégation que les règles de preuve et de procédure adoptées par le Comité d’appel sont sans fondement.

[14] M. Grégoire n’a produit aucun témoin et, outre les allégations qui rencontraient le test du paragraphe 7.3) du Code électoral qu’il avait des motifs raisonnables de croire qu’il y avait eu manœuvres corruptrices en rapport avec l’élection ou qu’il y avait eu violation qui puisse porter atteinte au résultat d’une élection, aucune preuve documentaire n’a été offerte. Je reproduis, ci-après, un passage tiré de la transcription de l’audience du 27 juillet 2022 (pp 14 à 16) qui me semble encapsuler la teneur de l’audition :

PAR Mme ÉDITH GARNEAU, PRÉSIDENTE

C’est parfait. Donc, on vous laisse continuer en innu, avec un résumé par la suite. On prendra une pause pour permettre à maître Gervais d’avoir une traduction de la part de ses clients. Alors, c’est comme ça.

Alors, on vous laisse continuer en innu.

PAR M. ANTOINE MANITEU GRÉGOIRE

Mais parce que c’est en innu (inaudible). Ça aurait pris quelqu’un qui parle innu dans le Comité pis la troisième personne a pas été remplacée pis les témoins sont découragés pis ils peuvent pas s’exprimer pis je les comprends.

Pis moi, ça donne rien que je sois assis ici, vraiment. (Inaudible) des preuves, tout, pis c’est en (inaudible). Tu peux tout vérifier, Édith, aussi. Tu as trois appels à faire pis tu vas savoir si c’est vrai ou pas.

Pis c’est désolant, c’est vraiment désolant. Après avoir travaillé avec le Code électoral durant quasiment deux ans, il y a même pas quelqu’un qui parle la langue dans le Comité. Ça devrait être automatique pis je restera pas ici à perdre mon temps. Je vais te laisser... je vais vous laisser entre les mains faire vos affaires pis moi, je pars avec deux prises pis il y a pas de témoin qui parle français comme il faut.

Qu’est-ce que tu veux que je te dise? C’est ça qui est ça pis regarde, moi, j’ai dit ce que j’avais à dire pis j’ai fait ce que j’avais à faire, présenter, mais c’est vraiment désolant de... personne parle la langue. Je pense qu’on vient de reculer de 20 (inaudible) c’est pas grave pis c’est correct pis après ça, il arrivera ce qu’il arrivera.

C’est rien que ça que j’ai à dire.

Même moi, j’ai l’air à bien parler le français, mais c’est tout le temps les mêmes mots que j’utilise pis il y a des mots que je comprends pas encore. Le mot « ressentiment » je l’ai compris à 35 ans c’est quoi.

C’est ça pis je vais arrêter là-dessus pis j’irai pas plus loin, mais je garde les plaintes comme c’est là pis, regarde, si ça me donne pas de chance, ça me donne pas de chance, mais je vous laisse ça entre les mains.

Pis c’est vraiment désolant que personne parle la langue ici. Vraiment. Ça me donne aucune chance pis regarde, on va arrêter ça là, je pense.

PAR Mme ÉDITH GARNEAU, PRÉSIDENTE

D’accord. Merci, Monsieur Grégoire. Maître Gervais, avez-vous des questions à poser ou voulez-vous une pause pour entendre le témoignage... une traduction par un de vos clients?

III. Question préliminaire : les affidavits ajoutés au dossier du demandeur

[15] Après avoir indiqué qu’il entendait contester le contenu du dossier certifié du tribunal parce qu’il ne contenait pas certaines informations que le demandeur aurait voulu avoir pour son contrôle judiciaire, le demandeur a résolu (lettre de l’avocate du demandeur à la juge chargée de la gestion de l’instance, le 2 novembre 2022) de ne plus contester la constitution du dossier certifié en vertu des règles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[16] C’est plutôt que le demandeur a produit à même son dossier du demandeur des affidavits auxquels étaient ajoutés des pièces. Le Conseil ITUM, par la voix de ses avocats, s’est opposé à un tel ajout sur contrôle judiciaire. Je me tourne donc, au stade préliminaire, à l’examen de cette requête en radiation.

[17] Sans qu’une autorisation ne soit demandée, le demandeur a joint à son dossier huit affidavits en sus du sien. Tous les affidavits portent la date du 26 ou 27 octobre, trois mois après l’audition de la contestation de l’élection de Messieurs McKenzie et Régis. Les affiants sont :

  • Jean-Marie Nakoma Jourdain

  • Jeanne d’Arc McKenzie

  • Sébastien Dominique

  • Essimeu Vollant

  • Zacharie Vollant

  • Jacques-Alex Jourdain

  • Lana Vallant-Pinette

  • Denis Jourdain

Les quatre premières personnes sur cette liste sont des personnes qui avaient fourni des écrits à l’appui des motifs raisonnables de croire requis en vertu du paragraphe 7.3) du Code électoral pour avoir des motifs de contestation. Aucun de ces écrits n’est un affidavit et ils ont tous les allures d’allégations. Matthieu Jourdain, qui avait produit un écrit semblable à celui de Sébastien Dominique, n’a pas produit d’affidavit. Quant aux autres affiants, ils n’étaient pas inclus aux écrits du 30 juin 2022. De fait, deux de ces affidavits disent avoir leurs propres motifs de contestation, mais le dossier est muet sur ce qu’il en est advenu. Il est aussi nébuleux en quoi ces deux affidavits pourraient avoir quelle que pertinence en contrôle judiciaire d’une décision du Comité d’appel sur une contestation d’élection à laquelle ces affiants ne sont pas parties.

[18] Mais, quoi qu’il en soit, ces huit affidavits souffrent d’une infirmité encore plus fondamentale. En effet, ils arrivent ex post facto, c’est-à-dire bien après que l’affaire qui est présentement devant la Cour pour son contrôle judiciaire a été entendue et décidée. Le Conseil ITUM dit que ces huit affidavits ne sont pas admissibles sur contrôle judiciaire. À moins que le demandeur ne puisse établir que l’un ou l’autre des affidavits peut être classée dans une exception à la règle, la jurisprudence de longue date de la Cour d’appel fédérale, en vertu de laquelle cette Cour est liée, ne pourrait que faire conclure que le Conseil ITUM a raison.

[19] Le Conseil ITUM, le requérant en l’espèce, plaide que l’état du droit est clair : sur contrôle judiciaire, c’est le dossier sur lequel le tribunal administratif se penchait qui doit se retrouver devant la cour de révision. Or, les huit affidavits sont nouveaux. Ils n’étaient pas devant le Comité d’appel ITUM : de fait, il n’y avait devant le Comité aucun document assermenté ou fait sous affirmation solennelle. Il n’y avait même pas d’écrit circonstancié. De même, aucune des pièces soumises avec les affidavits n’était devant le tribunal administratif : tout cela est complétement nouveau.

[20] Le requérant cite à l’appui de son argument une décision de la juge adjointe Steele dans une affaire où les trois protagonistes en notre espèce, Messieurs McKenzie, Grégoire et Régis, se retrouvaient comme défendeurs et requéraient la radiation de dix affidavits déposés bien après la décision du Comité d’appel. Après avoir conclu qu’elle devait intervenir avant même que la demande de contrôle judiciaire ne soit entendue tellement le cas est clair, la juge adjointe Steele a ainsi résumé l’état du droit :

CONSIDÉRANT les principes juridiques applicables suivants :

[…]

b) L’introduction de preuve nouvelle dans le contexte d’un contrôle judiciaire est l’exception et non la règle. Le contrôle judiciaire n’est pas une instance de novo. Le principe général applicable à toutes les demandes en contrôle judiciaire est que le dossier devant la Cour devrait être restreint à ce qui était devant le décideur (Paradis c Canada (Procureur général), 2016 CF 1282 au para 21; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 au para 13 [Bernard]; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 16 [Perez].

c) Il existe un nombre d’exceptions, quoique limitées, dans lesquelles cette règle peut faire l’objet d’une exception soit : (1) afin de fournir du contexte permettant à la cour de comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (2) pour faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion ou (3) lorsqu’il porte à l’attention de la juridiction de révision des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif (Bernard, aux paras 20, 24-25; Perez, au para 16; ES c Canada (Procureur Général), 2017 CF 1127 au para 24 [ES]).

[…]

(Pilot et Thinnis c McKenzie, Ambroise, Grégoire, Régis, Vollant, St-Onge et Vollant, Ordonnance du 31 août 2020, T-1367-19, pp 2-3).

[21] De plus, le requérant plaide que les affidavits devraient être radiés parce qu’ils consistent dans une bonne mesure en du ouï-dire et du témoignage d’opinion, en plus de porter sur des faits dont les affiants n’avaient pas connaissance. Le requérant trouve appui sur une autre décision dans le contexte d’une contestation d’élection chez une Première nation, quoiqu’en vertu de la Loi sur les élections au sein des Premières Nations, LC 2014, c 5 : Good c Canada (Procureur général), 2018 CF 1199, aux para 57 à 68.

[22] Quant à l’intimé, le demandeur sur contrôle judiciaire, il se réclame d’une des exceptions à la règle voulant que seul le dossier devant le Comité d’appel puisse être considéré par la cour de révision.

[23] L’intimé/demandeur argue que l’exception au principe voulant qu’il puisse faire la preuve de renseignements généraux s’applique en l’espèce. Il prétend d’abord que les cinq déclarants du 30 juin 2022 reprennent le contenu des déclarations écrites et ajoutent des détails pour fournir plus de contexte.

[24] M. Grégoire prétend aussi que deux affidavits cherchent à faire la preuve de l’existence de la pratique coutumière voulant que, trois mois avant l’élection, le Conseil ne prend aucune décision financière susceptible d’influencer le vote. À l’évidence cette preuve n’a pas été mise devant le Comité d’appel, preuve qui aurait pu être contestée.

[25] Quant à l’affidavit de Jacques-Alex Jourdain, l’intimé ne peut que concéder qu’il cherche à introduire en preuve des versements d’argent au titre de compensation dérivée de l’entente avec l’Iron Ore Company. Enfin, les affidavits de Lana Vollant-Pinette et Denise Jourdain visent à mettre en preuve d’autres contestations d’élection. L’intimé prétend que ces nouvelles preuves sont admissibles car elles indiquent que la démarche du demandeur n’était pas isolée.

[26] Étonnamment, le demandeur, intimé à la requête en radiation, déclare, après avoir concédé qu’il y avait nouvelle preuve, que « les affidavits susmentionnés ne constituent nullement une preuve nouvelle. Ils ne visent qu’à faire la preuve d’éléments qui étaient en preuve devant le Comité d’appel, à établir un contexte qui aidera la Cour à comprendre les questions faisant l’objet du présent contrôle judiciaire ou à illustrer le support dont jouit la démarche du demandeur au sein de la communauté » (prétentions écrites du demandeur, intimé à la requête en radiation, au para 24).

[27] Ayant lu les huit affidavits et les pièces jointes, étudié les mémoires des faits et du droit et entendu les parties au début de la demande de contrôle judiciaire, j’ai indiqué lors de l’audition que la requête en radiation était accordée. Ceci constitue les motifs de ma décision.

[28] Une cour de révision contrôle la légalité d’une décision administrative. Elle ne procède pas à l’examen de novo de la décision pour tirer ses propres conclusions lorsque la norme de contrôle est la décision raisonnable; or, il s’agit de la norme appliquée sauf quant à quelques exceptions qui sont reconnues en droit (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov]; Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21).

[29] Ici, il est clair que le demandeur cherchait à présenter de la preuve et celle-ci n’est pas admissible sauf si elle se qualifie à titre exceptionnel. De fait, le demandeur ne suggère rien d’autre que ses huit affidavits se qualifient à titre d’exception au principe général. Ce principe général est pourtant reconnu depuis longtemps. On lit dans Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 438 NR 297 [Access Copyright] :

[18] La Cour est saisie en l'espèce d'une demande de contrôle judiciaire de la décision sur le fond qui a ainsi été rendue. Dans le cas d'une telle demande, notre Cour ne dispose que de pouvoirs limités en vertu de la Loi sur les Cours fédérales en ce qui concerne le contrôle de la décision de la Commission du droit d'auteur. Notre Cour ne peut examiner que la légalité générale de ce que la Commission a fait et elle ne peut se pencher sur le bien-fondé de la décision de la Commission ou rendre une nouvelle décision sur le fond.

[19] En raison des rôles bien distincts que jouent respectivement notre Cour et la Commission du droit d'auteur, notre Cour ne saurait se permettre de tirer des conclusions de fait sur le fond. Par conséquent, en principe, le dossier de la preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu'elle est saisie d'une demande de contrôle judiciaire se limite au dossier de preuve dont disposait la Commission. En d'autres termes, les éléments de preuve qui n'ont pas été portés à la connaissance de la Commission et qui ont trait au fond de l'affaire soumise à la Commission ne sont pas admissibles dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire présentée à notre Cour. Ainsi que notre Cour l’a déclaré dans l’arrêt Gitxan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135, aux pages 144 et 145 (C.A.F.), « [l]e but premier du contrôle judiciaire est de contrôler des décisions, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n'ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le tribunal ou la cour de première instance » (voir également les arrêts Kallies c. Canada, 2001 CAF 376, au paragraphe 3, et Bekker c. Canada, 2004 CAF 186, au paragraphe 11).

[Je souligne.]

[30] Le meilleur exposé de la teneur des exceptions au principe se retrouve peut-être dans l’arrêt Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard]. Les trois exceptions y sont répertoriées et on y explique que les trois exceptions s’accordent avec la logique sous-tendant la règle : elles sont premièrement l’exception des renseignements généraux; une deuxième exception est celle dans le cas où l’affidavit ne fait qu’état de l’absence totale de preuve sur une certaine question. L’affidavit ne cherche pas à ajouter des renseignements, il ne cherche pas à dire ce qui se trouve au dossier. Il cherche à dire ce qui n’y est pas. La troisième exception est relative à la « preuve sur une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur administratif n’aurait pas pu être saisi et qui n’intervient pas dans le rôle du décideur administratif comme juge de fond » (para 25).

[31] La liste des exceptions n’est pas close et la jurisprudence pourrait en dégager de nouvelles. Dans notre cas, aucune telle tentative n’a été présentée et le demandeur a plutôt tenté de se réclamer de la première exception, celle des renseignements généraux.

[32] Cette exception est plus étroite que ce dont le demandeur aurait besoin pour s’y insérer. De fait, cette exception prohibe la nouvelle preuve. Selon cette exception, elle ne vise qu’à aider la cour de révision à comprendre le dossier présenté. Cette possibilité est illustrée dans Bernard en ce que « [d]evant un dossier volumineux comptant des milliers de documents, il est admissible, par exemple, qu’une partie dépose un affidavit qui relève, récapitule et met en lumière, sans argumenter, les documents essentiels à la compréhension du dossier que doit acquérir le Cour de révision » (para 20).

[33] Déjà dans Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 [Delios], la Cour avait mis des balises très serrées à l’exception des renseignements généraux, reprenant en cela le paragraphe 20a) de Access Copyright :

a) Parfois, notre Cour admettra en preuve un affidavit qui contient des informations générales qui sont susceptibles d'aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire (voir, par ex. Succession de Corinne Kelley c. Canada, 2011 CF 1335, aux paragraphes 26 et 27; Armstrong c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, aux paragraphes 39 et 40; Chopra c. Canada (Conseil du Trésor) (1999), 168 F.T.R. 273, au paragraphe 9). On doit s'assurer que l'affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le tribunal administratif, au risque de s'immiscer dans le rôle que joue le tribunal administratif en tant que juge des faits et juge du fond. En l'espèce, les demanderesses invoquent cette exception en ce qui concerne la plus grande partie de l'affidavit de M. Juliano.

[34] La Cour dans Delios rappelait qu’il doit s’agir de renseignements généraux dont la teneur est restreinte :

[45] L’exception des « renseignements généraux » vise les observations purs [sic] et simples propres à diriger la réflexion du juge réformateur afin qu’il puisse comprendre l’historique et la nature de l’affaire dont le décideur administratif était saisi. Dans les procédures de contrôle judiciaire visant les décisions administratives complexes se rapportant à des procédures et des faits compliqués, étayées par des centaines ou des milliers de documents, le juge réformateur trouve utile de recevoir un affidavit qui passe brièvement en revue, d’une manière neutre et non controversée, les procédures qui se sont déroulées devant le décideur administratif, et les catégories de preuves que les parties ont présentées à l’administrateur. Dans la mesure où l’affidavit ne s’engage pas dans une interprétation tendancieuse ou une prise de position – rôle de l’exposé des faits et du droit –, il est recevable à titre d’exception à la règle générale.

[Je souligne.]

[35] La Cour dans Bernard explique pourquoi l’exception doit être aussi étroite :

[23] L'exception des renseignements généraux existe parce qu'elle s'accorde entièrement avec la logique de la règle générale et les valeurs du droit administratif plus globalement. Elle respecte les rôles propres au décideur administratif et à la cour de révision, les rôles du juge du fond et du juge de révision et, de ce fait, la séparation des pouvoirs. Les renseignements généraux exposés dans l'affidavit ne représentent pas de nouveaux renseignements sur le fond. Ils se bornent à résumer la preuve dont était saisi le juge du fond, c'est‑à‑dire le décideur administratif. Rien n'incite le juge de révision à s'immiscer dans le rôle du décideur administratif en tant que juge du fond, rôle assigné à celui‑ci par le législateur. Ajoutons que l'exception des renseignements généraux facilite à la Cour la tâche consistant à contrôler une décision administrative (soit la tâche de voir à la primauté du droit) en relevant, récapitulant et mettant en évidence les éléments de preuve les plus utiles dans cette tâche.

[Je souligne.]

[36] Les huit affidavits dont on demande la radiation ne rencontrent aucunement l’exception des renseignements généraux. Essentiellement, ils ne sont pas des renseignements généraux, mais sont plutôt la preuve que le demandeur veut maintenant soumettre à la cour de révision. Quatre des huit affidavits proviennent de personnes qui n’étaient en aucune façon au dossier devant le Comité d’appel. Quant aux quatre autres, ils ont contribué des écrits au titre des motifs raisonnables de croire à des manœuvres corruptrices ou à une violation quelconque du Code électoral. Il fallait en faire la preuve devant le Comité où les témoins peuvent être soumis à l’épreuve du contre-interrogatoire.

[37] Les affidavits visent à bonifier le dossier dans une affaire dont la preuve à faire devant le Comité d’appel n’était ni complexe, ni volumineuse. Cela ne constitue pas une facilitation, une récapitulation ou une mise en évidence des éléments de preuve, mais plutôt de nouveaux renseignements sur le fond dans une instance devant le tribunal administratif où le demandeur a choisi de ne pas élaborer sur les allégations qu’il y avait faites le 30 juin 2022. Des affidavits trois mois plus tard, auxquels des pièces sont ajoutées, ne constituent pas des renseignements généraux. D’ailleurs, devant la décision du demandeur devant le Comité d’appel de ne pas présenter sa cause, l’avocat des défendeurs McKenzie et Régis a décliné de présenter la sienne, d’autant que les auteurs d’écrits n’étaient pas présents à l’audience malgré l’invitation formelle de la Présidence du Comité dans son avis de convocation et dans sa décision d’accorder un ajournement au demandeur pour permettre à l’avocat qu’il s’était constitué de se préparer et de se présenter à l’audition du 27 juillet 2022.

[38] En conséquence, la requête en radiation de huit affidavits que le demandeur a ajoutés à son dossier de demande est accordée. Le Conseil ITUM a requis ses dépens et ceux-ci lui sont accordés. L’ordonnance de la juge adjointe Steele dans Pilot et Thinnis c McKenzie, Ambroise, Grégoire, Régis, Vollant, St-Onge et Vollant (précité) situait les dépens au milieu de la colonne III du Tarif B. J’en fais autant.

[39] Ayant déterminé lors de l’audition de la demande de contrôle judiciaire que la requête en radiation était accordée, les parties ont présenté leurs arguments sur cette base. Pour paraphraser la Cour d’appel fédérale dans Access Copyright au paragraphe 19, le seul dossier de preuve qui puisse être utilisé devant la Cour se limite au dossier de preuve dont disposait le Comité d’appel agissant comme décideur administratif.

IV. La décision du Comité d’appel

[40] Le Comité d’appel, composé de deux des trois membres désignés par le Code électoral, a rendu une décision à la suite de l’audience du 27 juillet 2022. La décision a été rendue le 1er août 2022. Étant donné la teneur des arguments sur contrôle judiciaire, en court résumé de la décision suffit.

[41] Le décideur administratif procède à décrire les quatre « stratagèmes » allégués par M. Grégoire et les différentes étapes ayant mené à l’audience tenue le 27 juillet. En particulier, le Comité d’appel note que deux jours avant l’audience du 27 juillet, le demandeur ne produisait qu’un seul document et demandait son second ajournement. Les coordonnées de l’avocat que le demandeur disait avoir mandaté ne sont pas fournies, non plus que la liste de témoins, la preuve documentaire ou « aucune source ». Les intimées et les avocats de ceux-ci n’avaient évidemment rien reçu.

[42] Le Comité d’appel résume ensuite l’audition du 27 juillet. Le demandeur n’a annoncé aucun témoin. On y dit que M. Grégoire a débuté son « témoignage » en innu-aimun. Il a déploré que la seule personne désignée pour siéger au Comité d’appel qui parlait la langue de la communauté n’ait pas été remplacée. Le Comité d’appel dit comprendre que M. Grégoire référait à la greffière qui s’était récusée. Le Comité d’appel dit :

Le comité d'appel indique au requérant qu'il prend note de sa déception, mais qu'il ne peut qu'interpréter et appliquer le Code électoral d'ITUM tel qu'il est présentement rédigé. Le comité d'appel fait part au requérant que le Code électoral d'ITUM ne permet pas la substitution de l'un de ses membres en cas de récusation.

La présidente du comité d'appel réitère l'offre de dépêcher un.e [sic] interprète. La présidente du comité d'appel explique que l'audience a été fixée à la date du 27 juillet à la demande du requérant et qu'il n'a soulevé ce point (la langue des procédures) à aucun moment avant l'audience.

(décision, p 4/7)

De fait, le Comité d’appel référa aux offres répétées d’utiliser les services d’un interprète, ce que le demandeur refusa.

[43] M. Grégoire a indiqué à l’audience ne pas vouloir la continuer, tout en déclarant qu’il voulait qu’une décision soit rendue sur la base des documents fournis jusqu’alors. Avant que l’avocat des défendeurs, Messieurs McKenzie et Régis, ne complète sa plaidoirie, M. Grégoire annonçait qu’il avait effectivement une avocate, la même qui représente ses intérêts sur contrôle judiciaire, et qu’il souhaite qu’un ajournement soit accordé. Cela lui a été refusé.

[44] Le Comité d’appel s’est déclaré en accord avec l’avocat des défendeurs McKenzie et Régis que des écrits non assermentés de personnes qui ne sont pas présentes à l’audience ne sont pas admissibles pour faire la preuve de leur contenu.

[45] Il est rappelé que les résultats d’une élection bénéficient d’une présomption de régularité (Opitz c Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] 3 RCS 76 [Opitz]). De plus, les pouvoirs du Comité d’appel sont limités à l’adjudication sur la contestation : est-elle fondée ou non? Le Comité n’a pas davantage de pouvoir, ou de compétence, pour modifier le Code électoral pour en remplacer un membre qui aurait décidé de se récuser, ou en mettant en place des mesures pour éviter les contestations frivoles ou dilatoires. Le Code électoral se veut un outil pour déterminer un dénouement avec rapidité. C’est à la communauté qu’il incombe de modifier le Code. D’ailleurs, le Code électoral a été adopté après consultation. Le mécanisme de contestation d’élection a été choisi par la communauté.

[46] Trouvant appui sur l’arrêt Opitz et la décision Good c Canada (Procureur général) (précité), le Comité d’appel constate que le fardeau est sur le demandeur d’établir par une preuve qui rencontrera la balance des probabilités que des irrégularités dans le processus électoral se sont produites et qu’elles ont « influé sur le résultat de l’élection » (décision, p 6/7). Il fallait donc que soit établie une manœuvre frauduleuse dont le candidat serait responsable, parce que commise par le candidat ou son mandataire, ou, si commise par un tiers mais suivant les conseils ou instructions de celui-ci, son encouragement, son consentement, son autorisation ou son incitation.

[47] Rien de tel n’a été démontré dit le décideur administratif. Le cœur de la décision sur le mérite se retrouve à ces quelques paragraphes que je reproduis :

Il incombait au requérant de formuler des allégations détaillées et suffisantes, mais aussi de produire une preuve probante et recevable pour soutenir sa contestation. Sa demande de contestation ne contient que des allégations, des opinions personnelles et de nombreuses conclusions non appuyées par des déclarations solennelles, des témoignages à l'audience, ou accompagnés de sources ou de références.

Il faut cependant une preuve probante et vraisemblable et les soupçons ou les hypothèses ne font pas partie de cette équation.

Le requérant doit démontrer par des preuves probantes avec lesquelles une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en arriverait à la conclusion qu'il y a eu des manœuvres frauduleuses ou corruptrices pour influencer le vote.

Or, le requérant n'a pas lui-même témoigné à l'audience sur les faits et documents allégués dans sa contestation. Il n'a pas fait entendre de témoins. Particulièrement, le requérant n'a pas fait entendre les personnes dont il a joint des déclarations non assermentées, rédigées par lui, au soutien de sa contestation.

(décision, pp 6-7/7)

V. Arguments

Le demandeur

[48] Le demandeur a choisi de contester par voie de contrôle judiciaire la décision du Comité d’appel. L’avis de demande initial pour ce qui serait la décision au mérite sur la contestation des deux élections parle d’erreurs manifestes et déterminantes, ce qui correspond davantage à la norme dans une contestation civile (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235) que sur une demande de contrôle judiciaire où la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Vavilov, au para 25). L’avis de demande avait davantage l’allure d’un appel où on aurait voulu présenter la preuve qui n’a pas été déposée valablement devant le Comité d’appel. La Cour a rejeté comme inadmissibles les affidavits que le demandeur a tentés de disposer sur contrôle judiciaire.

[49] Par ailleurs, cet avis de demande référait à la composition du Comité d’appel qui ne comptait que deux membres du fait de la récusation d’un membre. De l’avis du demandeur, de procéder avec deux membres, même si le Code électoral ne prévoit aucun mécanisme pour remplacer un membre qui s’est récusé, constitue une contravention audit Code électoral et serait une violation de l’équité procédurale.

[50] Le demandeur allègue aussi que les règles de preuve et de procédure qui lui ont été imposées étaient entièrement discrétionnaires puisque le Code électoral est muet à cet égard. Il ne semble pas accepter que le fardeau de la preuve lui incombe. De fait, il prétend à erreur du Comité d’appel de refuser de tenir compte des écrits soumis pour établir les motifs raisonnables suffisants en vertu du paragraphe 7.3) du Code électoral parce qu’ils n’étaient par assermentés et que les personnes qui les avaient signés n’avaient pas témoigné. De plus, dit le demandeur, le Code électoral ne lui fait pas une obligation de témoigner lui-même. Il déclare alors que la décision du Comité d’appel serait manifestement déraisonnable et que la cour de révision non seulement devrait lui donner raison, mais elle devrait prononcer l’annulation de l’élection.

[51] Or, il y avait une différence marquée entre l’avis de demande de contrôle judiciaire et les conclusions que l’on retrouve au mémoire des faits et du droit soumis à l’appui de l’avis de demande.

[52] La juge responsable de la gestion de l’instance a ordonné le 26 mai 2023 que les conclusions recherchées devant la Cour fédérale soient fixées pour se conformer à celles énoncées au mémoire des faits et du droit déposé trois mois plus tôt. Les défendeurs avaient consenti à l’ordonnance. Je reproduis lesdites conclusions :

1. Les conclusions recherchées par le demandeur dans le cadre du présent dossier sont les suivantes :

(i) ANNULER la décision du Comité d’appel datée du 1er août 2022;

(ii) ORDONNER la constitution d’un nouveau comité d’appel conforme au Code électoral concernant les élections d’Innu Takuaikan dans la communauté Uashat Mak Mani-Utenam;

(iii) ORDONNER qu’un remplaçant soit nommé pour siéger sur le Comité d’appel à la place de la Greffière d’ITUM, Me Jessica Jourdain;

(iv) RENVOYER la demande de contestation des élections du 18 juin 2022 pour décision au nouveau Comité d’appel dont la composition sera conforme au Code électoral concernant les élections d’Innu Takuaikan dans la communauté Uashat Mak Mani-Utenam;

(v) ORDONNER que la procédure prévue au Code électoral concernant les élections d’Innu Takuaikan dans la communauté Uashat Mak Mani-Utenam relativement à la contestation des élections soit suivie par le comité d’appel;

(vi) DÉCLARER que le juge qui entendra la présente affaire conserve sa compétence de manière à pouvoir superviser l’exécution des réparations ordonnées aux termes du jugement à intervenir et à régler toute question qui pourrait découler du jugement et de ses motifs;

(vii) CONDAMNER les défendeurs aux dépens.

[53] La position prise au mémoire met donc de l’avant deux arguments : d’abord la composition du Comité d’appel ne respectait pas le Code électoral. Ensuite, la recevabilité de la preuve aurait été déraisonnable du fait qu’aucune règle interne ne prévoyait celles qui ont été imposées au demandeur lors de l’audition du 27 juillet 2022. Dans les deux cas, le demandeur plaide que la norme de contrôle serait celle de la décision correcte parce qu’il s’agirait-là d’atteintes à l’équité procédurale.

La composition du comité d’appel

[54] Selon le demandeur, la composition du comité d’appel est impérative et il ne saurait y avoir une composition différente. De façon plutôt équivoque, le demandeur exige que le Comité d’appel siège avec les trois personnes désignées au Code électoral (la Directrice générale et la greffière d’Innu-Takuaikan et un notaire désigné par les deux autres membres du Comité) parce que le Code ne prévoirait aucune souplesse, mais il voudrait en même temps que la greffière qui a dû se récuser soit remplacée, alors même que le Code électoral ne prévoit aucun mécanisme pouvant introduire une telle souplesse.

[55] Peut-être dans l’espoir de trouver une solution au dilemme ainsi créé (le demandeur écrit que « l’impossibilité de remplacer un membre du Comité d’appel mènerait d’ailleurs à un résultat absurde » : mémoire des faits et du droit, para 73), le demandeur suggère qu’un remplacement serait possible : malheureusement il ne dit pas comment, ni dans son factum, ni à l’audition de la demande de contrôle judiciaire. Il insiste tout de même que la composition exacte du Comité d’appel était requise. Le demandeur cherche appui sur la décision Abbott c Comité d'Appel de la Bande du Lac Pélican, 2003 CFPI 340 (CanLII). Mais le problème reste entier. Une récusation aurait l’effet de paralyser l’appel, ce qui bien sûr est au détriment du demandeur qui se serait retrouvé sans forum pour faire valoir sa contestation.

Les règles de preuve et de procédure

[56] Le demandeur prétend à une autre atteinte à l’équité procédurale du fait que, selon lui, le Comité d’appel ne s’en est pas tenu aux paragraphes 7.3) à 7.7) du Code électoral. Ces paragraphes sont tirés de l’article 7 qui est intitulé « Contestation d’élection ».

[57] Les paragraphes invoqués établissent la procédure afin de contester une élection :

  • le statut requis pour contester une élection est la qualité de candidat ou d’électeur ayant voté ou s’étant présenté pour voter qui aura des motifs raisonnables de croire à manœuvre corruptive par rapport à l’élection ou une violation du Code qui puisse porter atteinte au résultat de l’élection ou qu’un candidat aurait été inéligible (para 7.3));

  • il faut une demande écrite énonçant les détails des motifs de la contestation (para 7.4));

  • le candidat dont l’élection est contestée à sept jours francs pour répondre aux allégations, « selon la manière décidée par le Comité d’appel » (para 7.5)).

  • la décision du comité doit venir dans les quatorze jours francs qui suivent la demande de contestation (para 7.6)).

  • si la personne contestant l’élection n’est pas satisfaite de la décision, elle peut s’adresser au tribunal compétent (para 7.7)).

[58] C’est sur la base de ces seules dispositions que le demandeur argue que rien n’indique qu’il faille une audience, que des témoignages soient présentés ou que des déclarations soient assermentées. Pour lui, il a suivi la procédure décrite aux paragraphes 7.3) à 7.7), y inclus les détails de ses motifs. Ainsi, le demandeur dit ne pas avoir convoqué les signataires des écrits au soutien de ses motifs raisonnables « en l’absence d’exigence à cet égard ». À l’évidence, M. Grégoire ne considérait pas que l’avis de convocation, qui indiquait pourtant ce qui était attendu de lui, dont la présence de ses témoins, était autre chose que superfétatoire.

[59] Ayant respecté la procédure prévue au Code électoral, le Comité d’appel devait analyser sa contestation, ce qui impliquait son contenu et les « déclarations » écrites. Le formalisme d’une audition contradictoire n’est pas prévu au Code électoral. Au paragraphe 107 de son mémoire, le demandeur allègue que « le Comité n’a pas tenu compte des faits portés à son attention par le demandeur, bien qu’ils étaient allégués à sa contestation appuyés de déclarations écrites et que certaines soient confirmés par des documents déposés ».

[60] Pour le demandeur, il y aurait atteinte à l’équité procédurale du fait qu’il a été privé d’une analyse de sa contestation sur la base de critères non prévus au Code « et qui ne lui ont pas été dénoncés » (mémoire, para 112). Le texte du Code est clair et complet selon lui.

[61] Sans expliquer en quoi des allégations soumises pour contester une élection deviennent de la preuve à l’égard de celle-ci, le demandeur dit que « Minimalement, le Comité d’appel se devait d’apprécier ces motifs à la lumière de la preuve soumise par le demandeur, ce qui n’a pas été fait » (mémoire, para 122).

Les défendeurs

[62] Les avocats du Conseil d’Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam et du Comité d’appel notent que le demandeur était un candidat défait à l’élection du 18 juin 2022. Ils mettent en exergue que la demande de contestation a été signifiée le 4 juillet 2022, ce qui explique pourquoi l’avis de convocation à une audition indiquait qu’elle devait avoir lieu le 18 juillet 2022, dans le délai prévu au Code électoral. La demande de remise au 27 juillet présentée par M. Grégoire a été accordée malgré que cela ait créé un délai qui allait outre ce que le Code prévoit. Or, malgré cette remise, le demandeur n’a lors de l’audience que déposé sa demande écrite, sans aucune preuve, témoignage ou affidavit pour démontrer ses allégations. Il a même décidé de ne pas témoigner lui-même. De fait, M. Grégoire n’en est pas à une première contestation d’élection. Lors de l’élection précédente celle présentement devant la Cour (26 juin 2019), il était l’un des défendeurs, avec Messieurs McKenzie et Régis, lors d’une contestation entendue et décidée par notre Cour (2021 CF 859). Il est donc familier avec les contestations judiciaires. D’ailleurs on note que le Comité d’appel avait rejeté la contestation parce que le fardeau des demandeurs requérant de renverser la présomption de régularité d’une élection n’avait pas été déchargé. Notre Cour devait constater dans cette décision de 2021 une violation de la règle audi alteram partem quant à la participation de l’avocat des demandeurs.

[63] Ces défendeurs arguent que la norme de la décision raisonnable s’applique aux deux motifs soulevés sur contrôle judiciaire. C’est que le premier motif, celui relatif à la composition du Comité d’appel, ne serait pas véritablement une question de compétence. Ils citent à cet égard l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 65 à 68.

[64] Le Comité d’appel et le Conseil arguent que le Comité d’appel avait le quorum nécessaire parce que le Code électoral n’impose pas un quorum, pas plus d’ailleurs qu’une procédure de substitution. Ils citent à l’appui de leur proposition le paragraphe 22(2) de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, et ce passage tiré de la version 1989 du Traité de droit administratif – tome III (Les Presses de l’Université Laval), par René Dussault et Louis Borgeat, aux pp 223-224 :

Quorum. Le nombre minimum de membres requis pour prendre une décision valable peut être fixé de façon précise par la loi ou encore laissé à la discrétion des membres d’une organisation. En l’absence de règle, la décision doit être prise à la majorité des membres.

L’absence ou la démission d’un membre ne rend pas le tribunal ou l’organisme illégalement constitué s’il comporte de toute façon le nombre requis de membres pour former le quorum légal lors de l’audience et la prise de décisions. Ce qui importe, c’est qu’un tribunal ou un organisme ait quorum dès le début du processus de décision et le maintiennent composé des mêmes personnes jusqu’au moment où il rend sa décision. Faute de respecter ces exigences, l’organe ou le tribunal agit sans quorum et ses actes ou décisions sont nuls de plein droit.

Il en résulte selon le Comité d’appel et le Conseil que la décision était raisonnable.

[65] Quant à la violation de règles de preuve et de procédure, la preuve d’irrégularités susceptibles d’influer sur le résultat de l’élection n’a pas été faite. La nécessité que le résultat de l’élection ait pu être influé par les irrégularités découle directement de l’arrêt Opitz; les défendeurs citent les paragraphes 168 et 169. Cela correspond à la présomption de régularité d’une élection, qui implique qu’un demandeur porte le fardeau de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence de ces irrégularités. En l’espèce, c’est l’absence de preuve probante qui a fait conclure au Comité d’appel qu’il n’y avait pas la démonstration nécessaire.

[66] Selon ces défendeurs, il ne peut être reproché au Comité d’appel d’avoir convoqué une audition alors qu’il était tenu de respecter la règle audi alteram partem, soit le droit d’une partie de participer à la prise de décision lorsque ses intérêts sont en jeu.

[67] Quant à l’administration de la preuve, c’était au demandeur à établir le renversement de la présomption de régularité d’une élection. L’avis de convocation précisait que les éléments de preuve devraient être déposés : le demandeur n’a déposé que sa contestation écrite et des écrits non assermentés ou non signés.

[68] Le Comité d’appel n’a pas rejeté les documents soumis. Il a plutôt conclu que leur force probante était insuffisante pour se décharger de son fardeau. Je reproduis les passages tirés de la décision du Comité d’appel que ces défendeurs citent au texte :

Le comité d'appel doit évaluer la valeur probante de la preuve, ainsi que la suffisance des faits pour contester une élection sur la base de la preuve effectuée par le requérant au soutien de sa contestation.

Il incombait au requérant de formuler des allégations détaillées et suffisantes, mais aussi de produire une preuve probante et recevable pour soutenir sa contestation. Sa demande de contestation ne contient que des allégations, des opinions personnelles et de nombreuses conclusions non appuyées par des déclarations solennelles, des témoignages à l'audience, ou accompagnés de sources ou de références.

Il faut cependant une preuve probante et vraisemblable et les soupçons ou les hypothèses ne font pas partie de cette équation.

Le requérant doit démontrer par des preuves probantes avec lesquelles une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en arriverait à la conclusion qu'il y a eu des manœuvres frauduleuses ou corruptrices pour influencer le vote.

Or, le requérant n'a pas lui-même témoigné à l'audience sur les faits et documents allégués dans sa contestation. Il n'a pas fait entendre de témoins. Particulièrement, le requérant n'a pas fait entendre les personnes dont il a joint des déclarations non assermentées, rédigées par lui, au soutien de sa contestation.

Le comité d'appel constate ici que le requérant ne s'est pas déchargé de son fardeau de démontrer que les intimés avaient « usé de stratagèmes frauduleux pour influencer le vote de façon indue en leur faveur ».

[69] Ces défendeurs concluent donc que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

[70] Les deux autres défendeurs, Messieurs Mike Pelash McKenzie et Kenny Régis, sont les candidats à l’élection du 18 juin 2022 dont on attaque l’élection. M. McKenzie avait été élu chef avec 745 votes sur un total de 1455, alors que le demandeur en recevait 620. Quant au poste de conseiller, M. Régis aura reçu le deuxième plus haut total de votes parmi les six candidats élus. Les six candidats, parmi les 23 qui se sont présentés à l’élection, qui ont reçu le plus de votes ont été déclarés comme élus. La septième candidate ayant reçu le plus de votes en avait 470, soit 178 de moins que M. Régis. M. McKenzie était le chef sortant et M. Régis était un conseiller sortant. Le demandeur, quant à lui, aura été conseiller de 2016 à 2019, puis vice-chef de 2019 à 2022. Il n’a pas été réélu à l’élection de juin 2022.

[71] Ces défendeurs argument aussi vigoureusement. Comme le Conseil et le Comité d’appel, ils plaident que le demandeur a refusé de présenter une preuve à l’audience du 27 juillet. Comme les autres défendeurs, ils arguent que la norme de contrôle est la décision raisonnable.

[72] Messieurs McKenzie et Régis présentent le même texte provenant de la décision du Comité d’appel déjà reproduit au paragraphe 68 des présents motifs, pour s’opposer à la prétention du demandeur selon laquelle le Comité d’appel a rejeté tous les éléments de preuve soumis. Selon ces défendeurs, le Comité d’appel a plutôt évalué la valeur probante de ce qui était devant lui. Il était tout à fait raisonnable d’écarter ce qui était offert par manque de valeur probante.

[73] Au chapitre de la composition du Comité d’appel, Messieurs McKenzie et Régis se disent d’accord avec les autres défendeurs : la composition du Comité d’appel n’en est pas le quorum nécessaire pour disposer d’un appel. Ils cherchent aussi appui sur l’article 22 du la Loi d’interprétation; le paragraphe 7.1) du Code électoral n’impose pas que l’on siège à trois, d’autant qu’aucun mécanisme n’autorise le remplacement lors d’une récusation, maladie, décès ou inhabilité. On cherche à tracer un parallèle avec la Cour suprême du Canada dont la loi constitutive en établit la composition, mais aussi le quorum qui n’est pas celui de sa composition.

[74] En ce qui concerne les règles de preuve et de procédure, ces défendeurs rappellent que M. Grégoire est familier avec le Code électoral et les contestations d’élection alors qu’il a lui-même été défendeur lors de la contestation de son élection de juin 2019. Ainsi, il ne pouvait ignorer que les déclarations écrites, non assermentées alors que ces personnes ne sont pas présentes pour en attester sont courtes. Les défendeurs ont le droit au respect de la règle audi alteram partem, qui implique le droit de tester la preuve offerte.

[75] De fait, le demandeur n’a en aucune façon été empêché de présenter une quelconque preuve. Au contraire, le Comité d’appel a accordé une remise de l’audience pour permettre au demandeur de se préparer. En cours d’audience, le Comité a offert au demandeur d’entendre ses témoins ou pour lui de témoigner. Ce fut refusé sur-le-champ.

[76] Les défendeurs concèdent qu’un Comité d’appel ne serait pas tenu à la même rigueur qu’une cour de justice. Par ailleurs, s’il est vrai qu’il fallait donner l’occasion au demandeur de faire sa preuve, il est tout aussi vrai que les défendeurs doivent pouvoir contester la preuve. Lors de l’audition devant le Comité d’appel, le demandeur avait confirmé qu’il avait écrit lui-même les déclarations des personnes qui les avaient par la suite révisées et signées. Les défendeurs écrivent de façon imagée au paragraphe 39 de leur mémoire :

39. Adhérer à la proposition du Demandeur à l’effet que le Comité se devait d’accepter les déclarations écrites, non assermentées, et sans possibilité pour les Défendeurs de contre-interroger lesdits témoins est absurde et relève de l’imaginaire. Il est établi depuis toujours que non seulement il incombe à celui qui veut faire valoir un droit d’en prouver le bienfondé mais également que celui qui se défend a droit à une défense plein et entière;

Le rôle d’un Comité d’appel est d’entendre l’appel et non de se transformer en organisme d’inquisition qui mènerait sa propre enquête relativement à des allégations qui auraient faites.

[77] En définitive, l’arrêt Opitz instaure le principe du « chiffre magique » aux fins de trancher les contestations d’élections et requiert que la démonstration soit faite par qui conteste. Encore aurait-il fallu que le demandeur ait démontré que le résultat de l’élection de Messieurs McKenzie et Régis aurait été différent en prouvant des irrégularités. Il n’y avait pas les irrégularités alléguées et même celles qui étaient alléguées n’auraient pu suffire.

[78] Comme pour les autres défendeurs, Messieurs McKenzie et Régis concluent que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée. Dans les deux cas, des dépens selon un montant forfaitaire devraient être ordonnés.

VI. Analyse

[79] Cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

Règles de preuve et de procédure

[80] Je débute avec l’argument selon lequel le Comité d’appel aurait jugé de la contestation en se fondant sur des règles de preuve et de procédure sans fondement. À mon sens, l’argument opère à partir d’une fausse prémisse.

[81] Le Code électoral prévoit les règles pour la tenue d’élections dans la Communauté d’Uashat Mak Mani-Utenam, une bande au sens de l’article 2 de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5. La Communauté à son siège dans la province de Québec, dans le district judiciaire de Mingan.

[82] Le Code indique que le Conseil est composé du chef et de six conseillers. Les qualités requises pour être candidat y sont pourvues, de même que celles pour être un électeur. Les officiers responsables de la tenue des élections y sont désignés. Le mandat du chef et des conseillers est de trois ans. La procédure à suivre pour la tenue d’une élection y est précisée, de l’assemblée de mise en nomination au mode de votation, au scrutin lui-même.

[83] La procédure pour contester une élection se trouve à l’article 7 qui compte sept paragraphes. Il ne s’agit que de la procédure à être suivie pour amener devant un Comité d’appel la contestation. Outre la composition dudit Comité d’appel, le Code prévoit spécifiquement que qui veut contester une élection doit le faire rapidement (au plus tard 14 jours après l’élection) et la personne doit avoir des motifs raisonnables de croire qu’il y a une manœuvre corruptrice, violation du Code électoral ou qu’un candidat était inéligible. La contestation débute par une demande écrite qui énoncera les détails des motifs allégués. Ce ne sont alors que des allégations, comme le confirme le paragraphe 7.5) qui confère à la personne dont l’élection est contestée sept jours pour « répondre aux allégations, selon la manière décidée par le Comité d’appel ». Le Comité rend sa décision dans les 14 jours suivant la demande de contestation. De là l’insistance pour que l’appel soit entendu rapidement et l’explication du refus d’accorder un ajournement prolongé demandé par le demandeur après avoir obtenu un premier ajournement qui lui-même dépassait les délais prévus au Code électoral.

[84] De ce qui précède, on constate que la demande de contestation n’a qu’à constituer des motifs raisonnables. Or, comme il a été dit à de nombreuses reprises, les motifs raisonnables de croire sont davantage que des soupçons, mais moins que la norme en matière civile qui veut que le décideur soit satisfait qu’un demandeur a établi par la prépondérance des probabilités qu’il a raison et que sa cause d’action est fondée (Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, au para 114). La croyance doit avoir un fondement objectif qui lui repose sur des renseignements concluant et dignes de foi.

[85] Le Code n’indique pas quelle est la norme qui est requise pour conclure que la contestation est fondée. Les motifs raisonnables du paragraphe 7.3) semblent être ce qui est nécessaire pour que le Comité d’appel se penche sur la question. Mais cela ne constitue pas la démonstration des allégations. La norme de preuve en matière civile est généralement la prépondérance des probabilités (F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 RCS 41, au para 40; Canada (Procureur général) c Hôtels Fairmont Inc., 2016 CSC 56, [2016] 2 RCS 720, au para 36). Cela implique la présentation d’une preuve claire et convaincante. Une preuve probante est donc essentielle.

[86] Si, d’aventure on voulait utiliser une norme inférieure, encore aurait-il fallu prouver l’existence de renseignements concluants et dignes de foi.

[87] Le Code électoral ne contient aucune règle de preuve. Mais un demandeur doit établir la validité de ce qui ne sont que des allégations rudimentaires. Ce que le Code électoral fait est d’établir certaines des conditions essentielles, comme les qualités d’électeurs ou des candidats, et la procédure à suivre pour contester une élection, sans traiter de la preuve qui peut être faite ou d’autres aspects d’une contestation d’élection. Un Code électoral adéquat devrait prévoir certains paramètres, à défaut de quoi le décideur devra les établir tout en s’assurant de respecter les règles d’équité procédurale.

[88] Mais, en notre espèce ces questions ne se posent pas. C’est que le demandeur a choisi de ne pas poursuivre sa contestation lorsqu’il a décliné de présenter sa cause devant le Comité d’appel quelle que soit la norme de preuve à appliquer. Il n’a jamais dépassé le stade des allégations. On peut difficilement concevoir une contestation d’une élection sans que la personne qui conteste établisse les motifs de sa contestation outre que des allégations qui ne sont pas supportés par des éléments qui fourniront une base solide pour conclure. Il est de la nature de l’équité procédurale que les personnes dont l’élection est contestée puissent participer à la décision à être prise, y inclus qu’elles puissent disputer les allégations faites en questionnant ses auteurs et en répondant aux faits qu’on aura tenté de prouver. Un écrit non circonstancié sera court.

[89] Ici, le Comité d’appel a offert au demandeur un forum où il aurait pu faire une démonstration du bien-fondé de ses allégations. La convocation d’une audience le 14 juillet 2022 demandait aux parties de transmettre tout document, comme la preuve documentaire, le plan d’argumentation que les parties entendent utilisés. De même, si une partie souhaite faire entendre des témoins, le nom de ceux-ci, leurs coordonnées et le sujet de leur témoignage devaient être communiqués au Comité. On indiquait enfin que les parties étaient responsables de s’assurer de la présence de leurs témoins. L’avis donné n’était pas prescriptif : le demandeur pouvait choisir comment il entendait établir ses allégations. Mais cet avis avait aussi l’effet de signaler que le demandeur devait démontrer ses allégations.

[90] Deux jours plus tard, soit le 16 juillet 2022, le Comité d’appel accordait la remise au 27 juillet demandée par M. Grégoire. Dans la décision sur la demande de remise, le Comité transmet la même information à M. Grégoire.

[91] Le demandeur ne saurait être surpris. D’ailleurs, la contestation d’élection de 2019 où le demandeur était « mis-en-cause », comme Messieurs McKenzie et Régis, avait fait l’objet d’une audience où des témoins avaient été entendus. Sans parler d’une coutume bien ancrée au sein de la Communauté, l’utilisation d’une audience pour établir le bien-fondé d’allégation a au moins un précédent.

[92] En fin de compte, le demandeur n’aura soumis que ses allégations sans que le Comité d’appel ait pu prendre en compte le véritable contenu de l’allégation et sans que le Comité et les parties ne puissent les remettre en question. Encore faut-il qu’une preuve digne de foi soit présentée. Il n’en fut rien en l’espèce.

[93] Contrairement à ce qu’a prétendu le demandeur, le Comité d’appel n’a pas établi de conditions précises quant à la démonstration à être faite. Il a plutôt requis une preuve probante et recevable au soutien de la contestation. Des allégations, opinions personnelles et des conclusions non appuyées par des déclarations solennelles ou des témoignages ne suffiront pas. Comme le Comité le dit, il est à la recherche de « preuve probante et vraisemblable et les soupçons ou les hypothèses ne font pas partie de cette équation. Le requérant doit démontrer par des preuves probantes avec lesquelles une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, en arriverait à la conclusion qu’il y a eu des manœuvres frauduleuses ou corruptrices pour influencer le vote » (décision, p 7). Le demandeur a fait défaut d’offrir la moindre preuve probante.

[94] De fait, le demandeur, qui était présent à l’audience devant le Comité d’appel, n’a pas voulu témoigner sur les faits et documents qui auraient dû étayer les allégations. Il n’a pas davantage fait entendre quelque témoin sur des déclarations qu’il avait lui-même rédigées.

[95] Que la norme de contrôle soit celle de la décision raisonnable, ou celle de la décision correcte, la Cour ne peut voir comment le Comité d’appel aurait pu faire autrement que de conclure que M. Grégoire ne s’était pas déchargé de son fardeau de démontrer les allégations avancées. Dit prosaïquement, le demandeur a fait défaut à la plus élémentaire des obligations, soit de démontrer ce qu’il avançait. Les allégations étaient graves et il devait les démontrer. Pour ce faire l’information devait être probante. Le demandeur savait ce qu’il devait faire, et il a fait défaut de l’accomplir.

Composition du Comité d’appel

[96] L’autre moyen soulevé sur contrôle judiciaire était que le Comité d’appel n’avait pas le quorum nécessaire, que le demandeur situe comme étant les trois membres du Comité. Ironiquement, la même greffière qui s’est récusée en 2022 s’était aussi récusée en 2019 parce que le Comité d’appel d’alors rapportait que « son impartialité pouvait être mise en cause de ses liens de parenté avec des personnes impliquées dans la présente contestation d’élection » (décision du 25 juillet 2019, para 11). Constatant que le Code électoral ne prévoit pas de mécanisme de nomination d’un substitut, les membres du Comité d’appel d’alors ont décidé de siéger à deux.

[97] La Cour, à la suite de l’audition de la demande de contrôle judiciaire, a requis des parties leurs observations supplémentaires au sujet de la question qui s’est posée au sujet du moment où la question de la composition du Comité a été soulevée. En effet, la récusation de la greffière était connue depuis le 6 juillet 2022. L’avis de convocation du 14 juillet 2022 notait clairement la récusation. La décision du 16 juillet d’accorder la remise demandée par M. Grégoire était rendue par le Comité composé de deux membres. Au début de l’audience du 27 juillet, la présidente du Comité déclarait à nouveau que la greffière s’était récusée.

[98] Le demandeur prétend maintenant à une atteinte à l’équité procédurale du fait que le Comité aurait siégé en l’absence de quorum (mémoire des faits et du droit, para 48, 56, 63, 70). S’il s’agit d’une atteinte à l’équité procédurale, celle-ci aurait-elle dû être invoquée plus tôt? Les parties ont donc été invitées à faire part de leurs observations sur le moment où M. Grégoire se serait plaint de l’absence de quorum et en quoi une plainte tardive pourrait justifier que la cour de révision refuse d’accorder le contrôle judiciaire.

[99] Le demandeur prétend à l’absence de compétence du Comité d’appel de juger de la contestation d’élection. Cela entraînerait une atteinte à l’équité procédurale. Ainsi, sans référer spécifiquement au concept d’équité procédurale lors de l’audition du 27 juillet, il aurait soulevé dans les faits ses préoccupations. Le demandeur cite des passages de la transcription de l’audience où il se plaint que personne sur le Comité d’appel ne parle la langue innue. Seule la greffière, la troisième personne pouvant siéger sur le Comité, parle la langue. M. Grégoire déplorait que personne ne parlait la langue innue. Il a répété que « c’est dans le comité que ça prend quelqu’un qui parle la langue » (p 24 de la transcription; voir aussi p 18 de la transcription). Le propos de M. Grégoire était relatif à la langue innue, ce qui a fait dire à répétition à la présidence du Comité qu’on pouvait fournir à M. Grégoire les services d’un interprète.

[100] Comme les défendeurs McKenzie et Régis, je constate qu’à compter du 6 juillet M. Grégoire connaissait la récusation de la greffière et il n’a rien fait malgré l’avis de convocation et la décision sur remise qui demandaient le plan d’argumentation des parties. De fait, dans sa deuxième demande de remise le 25 juillet 2022, le demandeur n’a pas non plus fait allusion à la composition du Comité d’appel. À l’audition du 27 juillet, tout le propos de M. Grégoire portait sur la nécessité qu’un membre du Comité soit d’origine innue. Après avoir cité au texte de nombreux passages tirés de la transcription de l’audience, les défendeurs plaident qu’il est manifeste que les doléances concernaient le fait qu’aucun membre du Comité ne parlait la langue innu-aimun et ne venait de la Communauté. Je partage cet avis après avoir lu à répétition la transcription de l’audience. Le fait que le Comité était constitué de deux personnes n’était pas même une considération.

[101] Quant au Conseil et au Comité d’appel, ces défendeurs soulèvent aussi de nombreux passages tirés de la transcription et partagent les observations de Messieurs McKenzie et Régis : « c’est en raison de l’absence d’un locuteur de l’innu-aimun que le demandeur a souhaité mettre fin à l’audience, et non en raison d’une absence de quorum » (mémoire des faits et du droit, para 9).

[102] Il ne me semble guère faire de doute qu’en matière d’équité procédurale, une partie qui entend se plaindre doit soulever la question très tôt dans le processus. Il s’agit d’une constante dans la jurisprudence des Cours fédérales. D’ailleurs, les parties n’en disconviennent pas.

[103] Le demandeur, très loyalement, réfère dans ses observations à une jurisprudence bien établie. Certains des arrêts cités sont repris par les défendeurs.

[104] Ainsi, les parties ont toutes référé à l’arrêt Hennessey c Canada, 2016 CAF 180, où la Cour d’appel fédérale établit les paramètres de ce qui constitue le moment opportun pour soulever une question :

[20] Je ne peux ajouter fois à toutes ces assertions de partialité et d’injustice pour un autre motif. Il est notoire que des assertions de partialité et de manquement à l’équité procédurale en première instance ne sauraient être invoquées en appel ou dans un contrôle judiciaire si elles pouvaient raisonnablement être soulevées en temps opportun devant la juridiction inférieure, en l’occurrence la Cour fédérale (Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, [2001] 4 R.C.F. 85; Affaire intéressant le Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique Canada Ltée, [1986] 1 C.F. 103 (C.A.), page 113; Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, par. 67-68).

[21] Une partie doit présenter ses objections au moment où elle prend conscience d’un problème de procédure en première instance. Elle doit donner au premier décideur la chance d’aborder la question avant qu’il n’en résulte un préjudice, d’essayer de réparer tout préjudice causé ou de s’expliquer. Une partie, consciente d’un problème de procédure en première instance, ne peut demeurer tapie dans l’herbe, pour bondir une fois que l’affaire est devant la cour d’appel.

De fait, la Cour d’appel a défini le moment opportun comme étant « La première occasion se présente lorsque « le demandeur est informé des renseignements pertinents et qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il soulève une objection » ». Dans cet arrêt, Maritime Broadcasting System Limited c La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59 [Maritime Broadcasting], la Cour d’appel y citait à son paragraphe 67 la décision de notre Cour dans Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 RCF 107, au para 220. La Cour d’appel dans Maritime Broadcasting référait ensuite à Kozak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 RCF 377, où on lit qu’une partie « ne peut pas attendre d'avoir perdu pour crier à l’injustice ». Comme quoi la règle est bien établie et robuste.

[105] La règle a toujours cours comme en fait foi la décision encore récente dans 11316753 Canada Association c Canada (Transports), 2023 CAF 28, aux paragraphes 85 et 86.

[106] Il m’apparaît utile de référer à une décision de notre Cour où l’affaire concernait la demande de destitution du conseiller Jackson au sein du Conseil de la Nation des Piikani, une décision citée tant par le demandeur que les défendeurs McKenzie et Régis (Bastien c Jackson, 2022 CF 591). Le juge Grammond y expose la règle et les raisons pour celle-ci :

[50] De plus, « [l]es questions relatives à l’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion, et le défaut de ce faire équivaut à une renonciation tacite relativement à tout manquement perçu à l’équité procédurale » : Sanusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1004 au paragraphe 7. En d’autres termes, une partie « ne peut invoquer devant la Cour une question d’équité procédurale qu’elle n’a pas soulevée devant le Tribunal » : Société Canadian Tire Corporation Limitée c Koolatron Corporation, 2016 CAF 2 au paragraphe 33; voir aussi Johnson c Canada (Procureur général), 2011 CAF 76 au paragraphe 25; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au paragraphe 90, [2019] 1 RCF 121.

[51] Quatre motifs interdépendants justifient l’exigence de soulever les questions d’équité procédurale le plus tôt possible. Premièrement, cela donne au décideur la possibilité de corriger le manquement allégué. Deuxièmement, l’absence de plainte en temps opportun indique souvent que la situation n’est pas aussi grave qu’on pourrait le prétendre ultérieurement. Troisièmement, les parties ne devraient pas être encouragées à garder le silence au sujet d’éventuels manquements à l’équité procédurale et à ne soulever la question que si le résultat de l’instance leur est défavorable. Dans ces circonstances, la partie adverse peut s’être légitimement fiée à l’absence d’opposition. Quatrièmement, le fait d’invoquer un manquement à l’équité procédurale ne devrait pas être une façon de revenir sur des choix tactiques que, avec le recul, une partie regrette.

[107] Face à cette jurisprudence, le demandeur plaide uniquement qu’il a soulevé devant le Comité d’appel la question qu’un banc composé de deux membres ne pouvait entendre sa contestation. Cela apparaîtrait « très clairement » de la transcription de l’audience. Sans rechercher d’une personne non représentée par avocat qu’elle expose les tenants et aboutissants de la règle de common law, encore faut-il qu’un signal soit donné qui puisse être compris par le décideur administratif. Comme indiqué plus tôt, la transcription n’établit pas que cela a été fait.

[108] L’obligation d’invoquer un manquement naît lorsque le demandeur est informé des renseignements pertinents. Or, à tout le moins le demandeur a été informé dès le 14 juillet. Le fait de la récusation de la greffière a été déclaré de nouveau au début de l’audience du 27 juillet. Les occasions n’ont pas manqué alors même qu’après le 14 juillet, le demandeur faisait deux demandes de remise, recherchait les services d’un avocat, transmettait des documents pour l’audience du 27 sans jamais soulever une préoccupation à l’égard du banc de deux.

[109] La transcription de l’audience démontre que le demandeur n’a pas soulevé la question de la composition du Comité. Sa plainte était relative à l’absence de quelqu’un qui parlait la langue innue pour entendre sa contestation. C’est d’ailleurs la compréhension qu’avait le Comité qui a souligné lors de l’audience même qu’il n’existe aucune obligation au Code électoral qu’un ou des membres du Comité parle la langue innue. J’ajoute que la décision du Comité consacre de nombreux paragraphes à la question de l’utilisation de l’innu (pp 3-4) et rappelle que le demandeur avait dit souhaiter « que le comité d’appel rende sa décision uniquement sur la base des documents fournis au soutien de sa contestation » (p 4). Pour que le Comité d’appel se prononce sur une objection sur la composition du Comité devant entendre la contestation, il eut fallu que l’objection soit présentée.

[110] Le demandeur n’a jamais soulevé devant le Comité d’appel que sa composition était défectueuse. Son propos devant le Comité n’a été que personne ne parlait sa langue et participait de sa culture. J’ai de la sympathie pour le demandeur à cet égard. Mais rien de tel n’est prévu au Code électoral quant au Comité d’appel, alors que ce même Code requiert qu’un candidat soit « capable de s’exprimer et de comprendre innu-aimun selon un test oral […] » (para 2.2)). Ainsi son objection à l’audience ne portait pas sur la question du quorum. S’il y avait défaut à cet égard, il eut fallu que le Comité se prononce sur la question. Dans la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Office des transports), 2021 CAF 173 [Compagnie des chemins de fer nationaux], la Cour d’appel réfère à de vagues allégations d’erreurs procédurales comme ne suffisant pas dans une affaire où on alléguait partialité institutionnelle de la part de l’Office des Transports du Canada :

[68] Enfin, le CN n’a pas soulevé la question de la partialité en temps opportun. Il est bien établi que les allégations de partialité doivent être soulevées à la première occasion : Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, 373 D.L.R. (4th) 167, aux par. 67 et 68 [arrêt Maritime Broadcasting]; Hennessey c. Canada, 2016 CAF 180, 484 N.R. 77, aux par. 20 à 22. Comme notre Cour l’a mentionné dans l’arrêt Taseko Mines Limited c. Canada (Environnement), 2019 CAF 320, 66 Admin. L.R. (6th) 1, au par. 47, « [i]l ne s’agit pas d’une question de renonciation formelle ». Cette obligation vise plutôt à s’assurer que le décideur aura l’occasion d’examiner la question avant qu’un préjudice ne soit subi. Lorsqu’une partie est informée des renseignements pertinents, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle soulève la question : Restrepo Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 R.C.F. 107, au par. 220, confirmé par 2007 CAF 199, [2008] 1 R.C.F. 155, cité dans l’arrêt Maritime Broadcasting, au par. 67.

[Je souligne.]

L’occasion de corriger, comme le faisait remarquer le juge Grammond dans Bastien c Jackson (précité), est une des raisons de principe pour exiger que la question soit soulevée devant le décideur.

[111] La Cour d’appel dans Compagnie des chemins de fer nationaux continue en ces termes sur la nécessité que les objections soient faites clairement :

[69] En l’espèce, le CN ne peut prétendre avoir été laissé dans l’ignorance totale à l’égard de la participation de l’enquêteur, de l’avocat de l’Office ou des membres de la formation. Le 14 janvier 2019, il était déjà au courant de la nomination et du mandat de l’enquêteur ainsi que de la participation de l’avocat de l’Office. Toutes les décisions procédurales qui ont précédé l’audience ont été désignées comme ayant été signées par les trois mêmes membres qui ont pris part à l’audience et à la décision préliminaire. Plutôt que de soulever ses réserves à tout le moins à la suite de la décision préliminaire, le CN s’est contenté de formuler de vagues allégations d’erreurs procédurales, au paragraphe 46 de sa réponse, et de faire allusion aux lacunes de la procédure en matière de [traduction] « garanties institutionnelles pour assurer l’impartialité du niveau de service », avec renvoi à l’arrêt Régie dans une note en bas de page. Cela est bien loin de répondre aux exigences lorsqu’il s’agit de soulever une allégation de partialité en temps opportun. Je ne peux faire mieux que faire miens les propos du juge Donald lorsqu’il a été saisi d’une situation semblable :

[traduction]

[47] Si, au cours d’une instance, une partie a une crainte de partialité, elle devrait soumettre l’allégation au tribunal et obtenir une décision avant de demander l’intervention de la Cour. De cette façon, le tribunal peut exposer sa position et un dossier approprié peut être constitué. Bien entendu, cela ne s’appliquerait pas lorsque le motif de récusation est découvert après que le tribunal a clos l’affaire et rendu une décision sur le fond du différend. Toutefois, l’approche adoptée par les appelants pose un problème plus fondamental.

[48] Je ne crois pas qu’il soit approprié pour une partie de garder en réserve un motif de récusation pour y avoir recours seulement si le tribunal ne se prononce pas en sa faveur. Les allégations de partialité ont de graves répercussions sur la réputation du tribunal et, en toute justice, elles devraient être formulées directement et rapidement, et non pas servir de tactique de réserve durant le litige. Une telle tactique devrait, à mon avis, comporter le risque qu’on y oppose une conclusion de renonciation. De plus, l’authenticité de la crainte de partialité devient suspecte lorsqu’on n’y donne pas suite immédiatement.

Eckervogt v. British Columbia (Minister of Employment and Investment), 2004 BCCA 398, 241 D.L.R. (4th) 685, aux paragraphes 47 et 48.

[70] Je suis conscient qu’en l’espèce, l’allégation en est une de partialité institutionnelle et qu’elle ne concerne pas des personnes en particulier. Toutefois, le raisonnement qui sous-tend la décision précitée n’est pas moins pertinent. En fait, l’exigence selon laquelle une question de partialité doit être soulevée à la première occasion raisonnable est encore plus justifiée lorsqu’elle repose sur l’architecture d’une institution ou sur la façon dont elle exerce son pouvoir, surtout lorsqu’un tel pouvoir est exercé pour la première fois. Dans ces circonstances, les parties seront normalement bien au courant du vice de procédure tôt dans le processus, et le tribunal administratif devrait avoir l’occasion de régler le problème, au besoin.

[Je souligne.]

[112] Le demandeur se devait de faire ses objections sur le quorum pour disposer de sa contestation à tout le moins à l’audience du 27 juillet puisqu’il savait depuis plusieurs jours que le Comité siègerait à deux. Il bénéficiait des services d’un avocat selon ses propres dires. À mon sens, il ne l’a pas fait, et de toute manière, il ne l’a pas fait avec une quelconque précision qui aurait pu alerter le Comité d’appel que la question se posait. Ce serait au Comité d’appel de se pencher sur le quorum nécessaire pour entendre une contestation d’élection. Il serait inopportun pour la Cour de se prononcer sur la question en l’absence d’une décision du Comité d’appel.

[113] Les défendeurs ont soumis un passage tiré du Traité de droit administratif, des professeurs Dussault et Borgeat sur ce que constitue un quorum. Ils ont aussi invoqué le paragraphe 22(2) de la Loi d’interprétation. Le passage tiré du Traité de droit administratif (reproduit au para 64 des motifs de jugement) a son intérêt. Mais il s’agissait d’une question à être déterminée par le Comité d’appel si la question avait été soulevée devant lui. Quant au paragraphe 22(2) de la Loi d’interprétation je me contente de noter qu’il m’apparaît douteux que ce paragraphe trouve application directement car, à sa face même, il concerne les cas où c’est le Parlement ou un règlement adopté en vertu d’une loi qui traite du quorum. Cela ne semble pas être notre cas avec le Code électoral. La même réserve était notée par la juge d’appel Gleason dans Johnson c Tait, 2015 CAF 247, au paragraphe 40. Comme pour le passage tiré du Traité de droit administratif, la question de cette règle à titre supplétif ou comme étant une manifestation d’une règle de common law aurait pu faire l’objet d’adjudication si la question du quorum avait été soumise.

[114] Mais ce n’est pas tout. Si l’objection avait été soulevée le Comité d’appel aurait pu, et selon moi aurait dû, considérer la possibilité que la doctrine, ou théorie, de la nécessité soit invoquée et appliquée. Dans l’arrêt Bill c Première Nation du Lac Pélican (Comité d'appel), 2006 CAF 397 [Première Nation du Lac Pélican], la Cour d’appel fédérale était confrontée à une question ressemblant à notre affaire. Sur contrôle judiciaire, notre Cour renvoyait deux décisions qu’elle venait d’annuler devant le même Comité d’appel de la bande du Lac Pélican qui avait rendu les décisions. Les appelants prétendaient en appel à la partialité du Comité. Aucun autre comité ne pouvait être constitué en vertu de la loi électorale de cette Première nation, et le juge de notre Cour n’avait donc d’autre choix que de lui retourner l’affaire.

[115] La Cour d’appel a appliqué la théorie de la nécessité :

[8] À mon avis, dans de telles circonstances, la théorie de la nécessité s’applique. Dans la décision Sparvier c. Bande indienne Cowessess, [1993] 3 C.F. 142, aux pages 172 et 173, le juge Rothstein, alors juge de la Cour fédérale, a noté que :

La théorie de la nécessité peut s'appliquer dans des cas ou, lorsque personne d'autre n'a le pouvoir d'agir, les membres du tribunal qui sont inhabiles par ailleurs (à part Clifford Lerat, dont le parti pris était réel et prouvé) peuvent être habiles à entendre et à juger un appel. Le principe est énoncé par Sir William Wade dans l'ouvrage Administrative Law, 6th ed., 1988, à la page 478 :

[traduction]

Dans tous les arrêts mentionnés jusqu'ici, on pouvait se passer de l'arbitre inhabile ou le remplacer par quelqu'un auquel l'objection ne s'appliquait pas. Cependant, il arrive souvent qu'aucune substitution ne soit possible, puisque personne d'autre n'a le pouvoir d'agir. Dans ces cas, la justice naturelle doit céder le pas à la nécessité; autrement, il n'y a plus aucun moyen de décider et le processus judiciaire ou administratif cesse de fonctionner.

La Cour d’appel devait donc décider que le juge avait eu raison de retourner l’affaire devant le Comité d’appel malgré qu’il fusse l’objet d’allégations de partialité. Il ne pouvait exister une autre instance devant laquelle retourner l’affaire pour une décision.

[116] Dans notre cas d’espèce, il n’est pas sérieusement contesté que la récusation de la greffière, dont c’était la deuxième récusation en deux élections consécutives, ne pouvait être remédiée en vertu du Code électoral actuel. Si la question du quorum avait été soulevée en temps utile, le Comité aurait été en position de prendre une décision en considérant l’option de siéger à deux ou de siéger avec la greffière qui s’était par ailleurs récusée, si tant est que le Comité d’appel aurait été disposé à considérer la théorie de la nécessité. Comme le notait le demandeur lui-même, il apparaît absurde qu’il ne puisse contester une élection ou l’absence de forum alors même que la difficulté procède d’une règle d’équité procédurale.

[117] Finalement, en tout état de cause, la Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. La question se pose de savoir si, en fin de compte, la Cour devrait s’en remettre à sa discrétion de décider du sort du contrôle judiciaire.

[118] Notre Cour, dans une décision récente portée à l’attention de cette Cour le 28 février dans les observations supplémentaires soumises par le Conseil et le Comité d’appel, on reconnaissait et appliquait la discrétion d’une cour de révision sur contrôle judiciaire dans le cadre d’une contestation d’élection au sein d’une première nation.

[119] Dans House c Première Nation de Paul, 2024 CF 282 [House], on lit au paragraphe 9 :

[9] Je rejette la demande de M. House. Bien que je conclue que le président d’élection a contrevenu à la Loi et au Règlement, il n’y a pas de preuves suffisantes de l’incidence de cette contravention sur le résultat de l’élection. En outre, étant donné que M. House n’a pas effectué des démarches en temps utile pour remédier à la situation, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour rejeter sa demande.

[Je souligne.]

Notre Cour expliquait davantage sa décision aux paragraphes 24 et 29 au sujet de la discrétion exercée :

[24] Quoi qu’il en soit, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire me permettant de ne pas invalider l’élection, parce que M. House n’a pas agi en temps opportun pour rectifier le rejet de sa candidature.

[…]

[29] Je suis d’avis que M. House ne s’est pas comporté en candidat consciencieux, car il n’a pas vérifié si son nom figurait sur la liste des candidats et il n’a pas pris de mesures immédiates pour remédier à la situation. En contre-interrogatoire, il a affirmé que d’autres personnes avaient pris connaissance de la situation et avaient effectué des démarches en son nom. Cependant, la preuve qu’il a fournie demeure vague et il n’a pas présenté d’affidavits de ces personnes. Le manque de diligence de M. House joue fortement contre l’annulation des résultats de l’élection. Un candidat qui découvre que son nom a été omis de la liste des candidats ne peut tout simplement pas attendre que les élections soient passées pour signaler le problème.

Comme on le voit, ce n’était pas mineur en ce que la candidature de M. House avait été rejetée en contravention avec la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5, lors d’une élection très serrée. Mais le défaut d’agir promptement aura été fatal.

[120] Il faut cependant noter que la contestation dans House était en vertu d’une loi qui prévoit spécifiquement qu’une contestation serait accueillie « pour le motif qu’une contravention à l’une ou l’autre des dispositions de la présente loi ou des règlements a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection » (art 31 de la Loi sur les élections au sein de premières nations). L’utilisation de ce précédent requiert de la prudence. Il n’en reste pas moins que la discrétion existe.

[121] La discrétion inhérente aux brefs de prérogative doit être considérée. Elle est bien connue. Dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, la Cour suprême du Canada reconnaissait la discrétion inhérente au contrôle judiciaire lorsque le point soulevé ne l’a pas été devant le décideur administratif. Malgré la longueur de l’extrait, je crois nécessaire de reproduire les paragraphes 22 à 26 du jugement :

[22] L’ATA a demandé le contrôle judiciaire de la décision de la déléguée. Elle n’avait invoqué l’inobservation du délai ni devant le commissaire ni devant sa déléguée. Elle ne l’a même pas fait dans l’avis introductif d’instance en contrôle judiciaire, invoquant la question pour la première fois en plaidoirie. L’ATA pouvait certainement demander le contrôle judiciaire, mais elle ne pouvait contraindre la cour à examiner la question. Tout comme elle jouit du pouvoir discrétionnaire de refuser d’entreprendre un contrôle judiciaire lorsque, par exemple, il existe un autre recours approprié, une cour de justice peut également, à son gré, ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire. Voir, p. ex., Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, le juge en chef Lamer, par. 30 : « [L]a réparation qu’une cour de justice peut accorder dans le cadre du contrôle judiciaire est essentiellement discrétionnaire. Ce principe [général de longue date] découle du fait que les brefs de prérogative sont des recours extraordinaires [et discrétionnaires]. »

[23] En règle générale, dans une instance en contrôle judiciaire, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas exercé au bénéfice du demandeur lorsque la question en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif mais qu’elle ne l’a pas été (Toussaint c. Conseil canadien des relations du travail (1993), 160 N.R. 396 (C.A.F.), par. 5, citant Poirier c. Canada (Ministre des Affaires des anciens combattants), [1989] 3 C.F. 233 (C.A.), p. 247; Bande indienne de Shubenacadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1998] 2 C.F. 198 (1re inst.), par. 40‑43; Legal Oil & Gas Ltd. c. Surface Rights Board, 2001 ABCA 160, 303 A.R. 8, par. 12; United Nurses of Alberta, Local 160 c. Chinook Regional Health Authority, 2002 ABCA 246, 317 A.R. 385, par. 4).

[24] Un certain nombre de considérations justifient cette règle générale, l’une des principales étant que le législateur a confié au tribunal administratif la tâche de trancher la question (Legal Oil & Gas Ltd., par. 12‑13). Comme l’explique notre Cour dans Dunsmuir, « les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité [. . .] d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur » (par. 27). La cour de justice doit donc respecter le choix du législateur de désigner le tribunal administratif comme décideur de première instance et laisser à ce tribunal administratif la possibilité de se pencher le premier sur la question et de faire connaître son avis.

[25] Le principe vaut particulièrement lorsque la question soulevée pour la première fois lors du contrôle judiciaire a trait au domaine d’expertise du tribunal administratif et à ses attributions spécialisées. La Cour doit alors être bien consciente que si elle accepte de se pencher sur la question, elle le fera sans pouvoir connaître l’opinion du tribunal administratif. (Voir Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 89, la juge Abella.)

[26] Qui plus est, soumettre une question pour la première fois lors du contrôle judiciaire peut porter indûment préjudice à la partie adverse et priver la cour de justice des éléments de preuve nécessaires pour trancher (Waters c. British Columbia (Director of Employment Standards), 2004 BCSC 1570, 40 C.L.R. (3d) 84, par. 31 et 37, citant Alberta c. Nilsson, 2002 ABCA 283, 320 A.R. 88, par. 172, et J. Sopinka et M. A. Gelowitz, The Conduct of an Appeal (2e éd. 2000), p. 63‑68; A.C. Concrete Forming Ltd. c. Residential Low Rise Forming Contractors Assn. of Metropolitan Toronto and Vicinity, 2009 ONCA 292, 306 D.L.R. (4th) 251, par. 10 (la juge Gillese)).

[Je souligne.]

[122] Les circonstances dans notre cas d’espèce se prêtent à l’exercice de cette discrétion reconnue.

[123] Un arrêt cité dans cette demande de contrôle judiciaire est utile dans la détermination de facteurs qui devraient être considérés dans l’exercice de cette discrétion. Dans Comité de la bande indienne d'Adams Lake c Bande indienne d'Adams Lake, 2011 CAF 37 [Bande indienne d'Adams Lake], le juge de première instance avait conclu que le Comité des membres de la collectivité de la bande indienne d’Adams Lake avait perdu compétence de se prononcer sur des appels en matière d’élection. C’était qu’un membre dudit comité avait démissionné avant la signature de la décision, faisant en sorte que le quorum n’existait plus. Les élections étaient régies par des règles électorales propres à cette communauté (Adams Lake Secwepemc Election Rules).

[124] En fonction du texte spécifique de ces règles, la cour de révision concluait qu’il n’y avait aucune souplesse quant à qui devait décider des contestations. Selon la cour de révision, les règles de l’espèce créaient de par le texte même un quorum, ce qui était ainsi une exigence fondamentale. Malgré ses regrets au sujet de la perte de compétence en l’espèce, ce qui créerait de l’incertitude politique, imposerait des contraintes administratives, causerait frais et inconvénients supplémentaires, la cour de révision maintenait l’appel.

[125] La Cour d’appel a été d’accord que l’article était non ambigu et rédigé de façon inconditionnelle : il est rédigé de façon particulièrement stricte. Le Comité est bien sûr maître de sa procédure, mais il ne peut modifier les exigences non ambiguës de l’article en question. Puisqu’un quorum était déterminé en vertu des règles adoptées, il devait être maintenu jusqu’à la fin du processus d’appel. On ne pouvait perdre le quorum en cours de route.

[126] Dans notre cas, la question du quorum n’a jamais été soulevée. Le texte de l’article dans Bande indienne d'Adams Lake n’est pas celui de l’article 7 du Code électoral. Mais de façon plus pertinente à notre affaire, la Cour d’appel concluait dans cette affaire au pouvoir discrétionnaire d’une cour de révision de ne pas annuler des décisions.

[127] Le paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales est celui qui permet de ne pas annuler une décision même lorsqu’elle est défectueuse. Référant à Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 RCS 6, la Cour d’appel dégage d’autres éléments que ceux évoqués par notre Cour en première instance dans Bande indienne d’Adams Lake.

[128] La Cour d’appel a noté que la Cour suprême avait adopté « une approche fondée sur la prépondérance des inconvénients » (para 28). Ainsi, « les aspects pratiques peuvent l’emporter sur les aspects juridiques » (para 29). Les facteurs soulevés par le premier juge étaient tous pertinents. Mais en plus, la Cour d’appel invoque les facteurs suivants :

  • les coûts qu’entraînerait la reprise des appels : temps et ressources seraient nécessaires pour une affaire qui est déjà venue devant un décideur. Il n’y avait aucune preuve permettant « de penser qu’une assemblée des membres de la bande pour s’entendre sur la composition d’un nouveau comité et la reprise des appels aurait quelque effet bénéfique que ce soit » (para 33);

  • même avec la composition d’un nouveau comité, une nouvelle décision, avec les recours intentés devant les Cours fédérales, mènerait le tout à la fin du mandat de trois ans du Conseil et du chef de bande. On en serait à une nouvelle élection;

  • il ne sera pas facile de trouver des nouveaux membres du Comité.

[129] Malgré un défaut quant au quorum, la Cour d’appel exerce le pouvoir discrétionnaire du paragraphe 18.1(3) et rejette la demande de contrôle judiciaire.

[130] J’en arrive à la même conclusion en l’espèce. La prépondérance des inconvénients requiert que la Cour exerce sa discrétion de rejeter la demande de contrôle judiciaire.

[131] Commençons par ce qui constituaient les allégations mises de l’avant dans des écrits du 30 juin 2022. Ils sont rédigés, pour ce qui est de celui signé par le demandeur, en termes d’éléments qui font penser à des stratagèmes frauduleux. On y répète que des avantages ont été attribués à certaines personnes pour influencer « le vote à venir pensons-nous ». Une terminologie semblable est utilisée dans un écrit attribué à un membre de la Première nation qui ne semble pas avoir signé l’allégation. Quant aux autres écrits, ils sont sous forme de lettre/circulaire où, dans un cas, la signataire dit qu’elle « considère qu’il s’agit d’une tentative de corruption » du fait que quelqu’un, qui n’est pas un des défendeurs, lui a offert une « compensation monétaire dans le cade de l’entente avec Iron Ore Company ». Deux autres écrits disent qu’une somme leur a été accordée pour l’achat d’un coffre et d’outils. Il s’agirait « à mon avis d’une tentative de corruption en lien avec les élections du 18 juin 2022 ». Ces deux écrits sont identiques en tout point. Un dernier écrit, aussi sous forme d’un formulaire, allègue avoir « demandé et/ou reçu une offre de compensation monétaire ». Le signataire dit que « je considère qu’il s’agit d’une tentative de corruption […] en incitant à voter pour eux ». Aucune précision n’est offerte.

[132] Il n’est pas étonnant que le Comité d’appel n’ait pas vu une preuve probante. Le demandeur aura choisi de ne pas présenter quelque preuve en appui de ces allégations, y inclus les allégations qui portent sa signature. Par rapport à ces allégations non soutenues par quoique ce soit, le demandeur recherche sur contrôle judiciaire l’annulation de la décision du 1er août 2022.

[133] Or, retourner cette affaire si le contrôle judiciaire devait être accordé ne pourrait qu’être retourné au même Comité d’appel dont un membre s’est récusé sans qu’il soit possible d’y trouver un substitut. Il reste tout à fait incertain qui pourrait entendre cette affaire étant donné le Code électoral. Il s’agit là des inconvénients répertoriés par la Cour d’appel fédérale dans Bande indienne d’Adams Lake.

[134] Les autres inconvénients considérés dans Bande indienne d’Adams Lake me semblent être présents en notre espèce. À n’en pas douter l’incertitude politique serait créée, des contraintes administratives et financières viendraient alourdir le fardeau sur la Communauté. Comme dans Bande indienne d’Adams Lake, il n’y a aucune indication qu’il pourrait y avoir un effet bénéfique d’autant que, comme dans cette affaire, les élections dans la Communauté Uashat Mak Mani-Utenam sont aussi aux trois ans. Puisque la dernière élection a eu lieu en juin 2022, la prochaine aura lieu dans moins d’un an. Avec les difficultés de déterminer un Comité d’appel et les recours devant les Cours fédérales, on en serait à un remède illusoire.

[135] Il faut bien sûr être clair. Il ne faut pas qu’à chaque fois qu’un contrôle judiciaire aurait pu être accordé, la Cour exerce sa discrétion et décline de disposer du litige; notre Cour ne devrait pas hésiter dans les cas appropriés à intervenir fermement. Cependant, dans le cas d’espèce la Cour conclut en des inconvénients disproportionnés par rapport à la cause qui lui a été présentée. Un demandeur s’est présenté devant le seul Comité d’appel qui puisse exister en vertu du Code électoral et a choisi de ne pas offrir de preuve outre des allégations non circonstanciées et rudimentaires qui ont été jugées comme déficientes à titre de preuve probante. Dans l’autre plateau de la balance se trouvent des inconvénients majeurs. Ils ne sont pas contrebalancés par la qualité de la cause qui avait été mise de l’avant.

[136] C’est pourquoi j’aurais exercé la discrétion qui existe sur contrôle judiciaire pour décliner d’accorder le remède recherché.

VII. Conclusion

[137] La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Plusieurs raisons en cascade commandent le résultat. Le demandeur n’a pas établi devant la Cour le deux moyens mis de l’avant dans sa demande de contrôle judiciaire.

[138] Le Comité d’appel n’a pas imposé un fardeau en termes de preuve et de procédure. De fait, le demandeur a choisi de ne présenter aucune preuve.

[139] Quant à la composition du Comité d’appel, le demandeur n’a pas soulevé en temps utile une objection à cet égard. La Cour a conclu qu’il n’avait pas soulevé la question lorsque prévenu formellement de la récusation de la greffière les 14 et 16 juillet. Son intervention devant le Comité d’appel ne traitait ni de la composition du Comité, ni du quorum. Ce n’est que sur contrôle judiciaire que la problématique a été soulevée. De toute évidence le Comité d’appel ne s’est jamais penché sur la question et n’a pas tranché alors même que c’est le Code électoral qu’il applique qui est en jeu. Ce serait au Comité d’appel de considérer le Code électoral, son interprétation et les arguments relatifs au quorum. Au besoin, il aurait fallu considérer la théorie de la nécessité vu les circonstances de cette affaire.

[140] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[141] S’il était nécessaire de considérer la discrétion qui existe en matière de brefs de prérogative, il y aurait lieu si nécessaire de rejeter la demande de contrôle judiciaire sur la base de la prépondérance des inconvénients. Les répercussions sont disproportionnées sur la Communauté par rapport au dossier effectivement devant le Comité d’appel. Pour reprendre les mots de la Cour d’appel dans Bande indienne d’Adams Lake, « les aspects pratiques peuvent l’emporter sur les aspects juridiques » (para 29). À mon sens, tous les facteurs considérés dans cet arrêt se retrouvent dans le cas sous étude.

[142] Il y a lieu, paraphrasant la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bill c Première Nation du Lac Pélican (Comité d'appel) (précité), de déplorer l’état du processus d’élection de la Communauté Uashat Mak Mani-Utenam. La greffière avait dû se récuser une première fois en 2019; elle a dû le faire à nouveau en 2022. Il n’existe aucun mécanisme pour remplacer au besoin une personne qui serait inhabile. Il ne serait peut-être pas inutile d’encadrer davantage la procédure devant le Comité d’appel et de prévoir entre autres différents aspects des fardeaux et des règles de preuve. Cela aurait pour effet d’éviter des contestations inutiles qui entraînent des répercussions malheureuses.

[143] L’absence de cadre plus précis au Code électoral crée une situation coûteuse pour tous, participants aux élections, pour la Communauté et aussi pour l’appareil judiciaire. L’intégrité du processus électoral est mis à mal inutilement. Comme le souhaitait la Cour d’appel pour la Première Nation du Lac Pélican, on devrait chercher à éviter que la situation se répète. Cela pourrait nécessiter que le Code électoral soit amendé pour le rendre plus complet.

 


JUGEMENT au dossier T-1769-22

LA COUR STATUE ce qui suit :

  1. La requête en radiation des affidavits présentés à même le dossier du demandeur est accueillie.

  2. La requête en radiation ayant été déposée par le défendeur Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam, des dépens sont ordonnés en sa faveur à être calculés selon le milieu de la colonne III du Tarif B.

  3. La demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

  4. Les défendeurs ont demandé que les dépens sous forme de montants forfaitaires, en vertu du paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, soient imposées. Une somme de 1 500 $ au titre des dépens est ordonnée à être payée aux défendeurs Mike Pelash McKenzie et Kenny Régis. Une somme de 1 500 $ au titre des dépens est ordonnée à être payée aux autres défendeurs, soit le Conseil Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam, Édith Garneau et Fabien L’Heureux. Ces dépens incluent taxes et déboursés.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1769-22

INTITULÉ :

ANTOINE MANITEU GRÉGOIRE c COMITÉ D’APPEL INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM, ÉDITH GARNEAU, ME FABIEN L’HEUREUX, CONSEIL INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM, MIKE PELASH MCKENZIE, KENNY RÉGIS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LEs 9 janvier, 2 février et 28 février 2024

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Roy

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 septembre 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Alexandra B. Lapointe

Pour le demandeur

Me Thomas Dougherty

POUR LES DÉFENDEURS

(Comité d’appel Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam et autres)

Me David Gervais

Pour leS défendeurS

(Mike Pelash McKenzie et Kenny Régis)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Beauvais Truchon, S.E.N.C.R.L.

Québec (Québec)

 

Pour le demandeur

Cain Lamarre

Québec (Québec)

POUR LES DÉFENDEURS

(Comité d’appel Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam et autres)

Picard Poitras Gervais avocats S.E.N.C

Québec (Québec)

 

Pour leS défendeurS

(Mike Pelash McKenzie et Kenny Régis)

 

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