Date : 20240918
Dossier : T-532-20
Référence : 2024 CF 1464
Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2024
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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L’ASSOCIATION DES JURISTES D’EXPRESSION FRANÇAISE DU NOUVEAU-BRUNSWICK |
demanderesse |
et
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LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[1] L’Association des juristes d’expression française du Nouveau-Brunswick [Association], demanderesse dans la présente instance, forme un recours fondé sur l’article 77 de la Loi sur les langues officielles, LRC 1985, c 31 (4e supp) [Loi] auprès de notre Cour. En bref, l’Association conteste la décision du ministère de la Justice du Canada [Justice Canada ou le Ministère] du 28 mars 2013, d’éliminer le financement de base qu’elle recevait depuis 2003 [Décision]. L’Association sollicite les réparations suivantes :
(a) Une déclaration que la Décision de Justice Canada d’éliminer le financement de base que recevait l’Association depuis 2003 [Décision] était contraire aux paragraphes 41(1) et 41(2) de la Loi; et
(b) Une ordonnance de dommages-intérêts payables à l’Association pour le montant des revenus perdus en raison de l’annulation du financement de base entre le 1er avril 2014 et le 1er avril 2018, soit 340 000,00 $ avec intérêts antérieurs au jugement de 7% par an en sus.
[2] Devant la Cour, l’Association soutient essentiellement que (1) Justice Canada avait une obligation de consulter la Communauté de langue officielle en situation minoritaire [CLOSM] du Nouveau-Brunswick via l’Association avant de prendre sa Décision, obligation découlant des paragraphes 41(1) et 41(2) de la Loi ainsi que de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Commissaire aux langues officielles) c Canada (Emploi et Développement social), 2022 CAF 14 [FFCB]; (2) Justice Canada a manqué à cette obligation de consulter; (3) l’élimination du financement de base a eu des répercussions négatives sur l’épanouissement et le développement de la CLOSM du Nouveau-Brunswick; (4) Justice Canada n’a pas mitigé ces répercussions négatives; et (5) les réparations convenables et justes consistent en une déclaration par la Cour et un versement de dommages pour un montant de 340 000,00 $.
[3] Justice Canada répond que (1) le paragraphe 41(1) de la Loi n’est pas générateur d’obligations; (2) l’obligation de prendre des mesures positives en vertu du paragraphe 41(2) de la Loi confère une discrétion quant au choix des mesures puisque (a) la théorie de l’encliquetage a été rejetée et (b) l’obligation ne comprend pas l’obligation de consulter; (3) Justice Canada a respecté l’obligation prévue au paragraphe 41(2) de la Loi; et (4) la réparation demandée, soit l’octroi de dommages-intérêts, n’est pas convenable et juste dans les circonstances.
[4] La Cour doit, en l’instance, examiner si la plainte de l’Association est bien fondée (FFCB au para 169 citant DesRochers c Canada (Industrie), 2009 CSC 8 au para 35 [DesRochers CSC]; Agence canadienne de l’inspection des aliments c Forum des maires de la péninsule acadienne, 2004 CAF 263 aux para 17, 20 [Forum des maires]). L’Association porte le fardeau de démontrer que sa plainte est bien fondée.
[5] Pour les motifs ci-dessous, la Cour rejettera le recours formé par l’Association puisque cette dernière n’a pas démontré que sa plainte est bien fondée. En effet, la Cour conclut que : (1) l’Association n’a pas démontré que Justice Canada avait une obligation de consulter de la nature de celle qu’elle a plaidée; (2) Justice Canada a par ailleurs démontré avoir été à l’écoute et attentive aux besoins de la CLOSM du Nouveau-Brunswick et de l’Association; (3) la preuve démontre que les nouvelles mesures ont été prises afin de favoriser l’épanouissement de la CLOSM; (4) la preuve déposée par l’Association ne démontre pas que la Décision a eu des répercussions négatives sur l’épanouissement et le développement de la CLOSM du Nouveau-Brunswick ou sur l’Association; et (5) la preuve démontre que Justice Canada a néanmoins pris des mesures pour mitiger les répercussions possibles.
II. Contexte
[6] À partir de 2003, Justice Canada adopte le Plan d’action pour les langues officielles [Plan d’action 2003]. Ce plan d’action prévoit notamment que l’objectif est d’assurer un financement stable pour les associations de juristes d’expression francophones [AJEF]. La même année, soit en 2003, Justice Canada crée le Fonds d’appui à l’accès à la justice dans les deux langues officielles [Fonds d’appui] afin de lui permettre de mettre en œuvre ses engagements annoncés dans le Plan d’action 2003. Le Fonds d’appui est réévalué sur une base quinquennale conformément aux exigences du Conseil du trésor et en fonction notamment des priorités gouvernementales et des besoins exprimés par les CLOSM. Dans le cadre de ce Fonds d’appui, Justice Canada met en place un système de financement de base pour les AJEF.
[7] Ainsi, de 2004 à 2014, l’Association reçoit annuellement un financement de base sous ce Fonds d’appui dont le montant varie de 70 000,00 $ à 85 000,00 $. L’octroi de ce financement de base est assujetti à quelques conditions quant à l’utilisation des fonds, notamment l’obligation de présenter un budget et d’utiliser les fonds conformément à l’entente de contribution signée entre les parties. Des limites quant à la réaffectation des fonds que peut faire l’Association entre les différentes catégories de dépenses sont également prévues dans l’entente de contribution. L’Association est néanmoins suffisamment libre dans l’utilisation qu’elle peut faire des fonds pour, par exemple, financer l’embauche d’une personne à la direction générale ou d’autres employés.
[8] Le 28 mars 2013, Justice Canada annonce l’adoption d’une nouvelle stratégie ministérielle modifiant le Plan d’action 2003 précité. En vertu de cette nouvelle stratégie, de nouvelles priorités sont établies autour de la nécessité de fournir de l’information juridique directement à la communauté et de former les intervenants du système judiciaire. Cette nouvelle stratégie est ainsi axée sur deux priorités: l’Information et la Formation. Cependant, cette nouvelle stratégie repose aussi en partie sur la réorientation du financement de base vers du financement par projets. Ainsi, Justice Canada ne financerait dorénavant que les activités inscrites dans cette nouvelle stratégie.
[9] Le 1er décembre 2014, l’Association dépose une plainte auprès du Commissariat aux langues officielles du Canada [le Commissaire].
[10] Dans sa plainte, l’Association souligne que son financement de base a été éliminé pour la dernière année budgétaire et que ce financement de base permet à l'Association de répondre aux besoins particuliers des juristes d'expression française ainsi qu'à la population francophone du Nouveau-Brunswick. L’Association cite les paragraphes 41(1) et 41(2) de la Loi et souligne que le gouvernement fédéral se doit d'être proactif et qu’il a un devoir positif, constitutionnel et législatif de veiller à l'épanouissement de la communauté francophone du Nouveau-Brunswick.
[11] L’Association y allègue également que la Décision de Justice Canada met la survie de l’Association en péril. L’Association souligne qu’elle est un organisme essentiel à l'épanouissement, à la survie et au maintien des droits acquis pour les francophones du Nouveau-Brunswick, et que des enveloppes budgétaires sont prévues pour l'épanouissement des communautés francophones.
[12] Le 18 octobre 2016, le Commissaire rend son rapport final d’enquête.
[13] Le Commissaire décrit d’abord ainsi les allégations contenues dans la plainte logée par l’Association :
[L]a décision du ministère de la Justice Canada (Justice Canada) d'éliminer le financement de base de l'Association des juristes d'expression française du Nouveau-Brunswick (AJEFNB) provenant du Fonds d'appui à l'accès à la justice dans les deux langues officielles a une incidence négative sur le développement et sur l'épanouissement des communautés francophones de la province et contrevient à la partie VII de la Loi sur les langues officielles (la Loi).
[14] Au niveau des questions analysées et de la méthodologie suivie, le Commissaire indique que son enquête vise à déterminer si Justice Canada a tenu compte de ses obligations en vertu de la partie VII de la Loi lorsqu'il a décidé d'éliminer le financement de base de l'Association. Ainsi, le Commissaire analyse plus particulièrement les deux questions suivantes :
1) Justice Canada, a-t-il tenu compte, dans le cadre de son processus décisionnel, des réalités et des besoins des CLOSM, en l'occurrence de ceux de la communauté francophone du Nouveau-Brunswick en matière d'accès à la justice dans la langue de la minorité ?
2) Justice Canada a-t-il tenu compte des effets du changement envisagé au programme de financement sur la vitalité de la communauté francophone du Nouveau-Brunswick, et le cas échéant, le Ministère a-t-il pris des mesures visant à mitiger ces effets ?
[15] Dans son analyse, le Commissaire souligne le contexte du processus qui a notamment mené à la décision de revoir la formule de financement des AJEF. Il ajoute que Justice Canada devait, afin de se conformer à la partie VII de la Loi, (1) évaluer les répercussions des changements envisagés sur la vitalité des diverses CLOSM en tenant compte de leurs besoins particuliers en matière d'accès à la justice dans la langue de la minorité; et (2) dans le cas de répercussions négatives de ces changements, prendre des mesures de mitigation.
[16] Ensuite, le Commissaire note que la partie VII de la Loi n’oblige pas Justice Canada à maintenir toujours les mêmes programmes de financement, à poursuivre les mêmes orientations ou objectifs, ou à conserver les mêmes modalités de financement. Il souligne toutefois que bien que le Fonds d'appui soit sans contredit une mesure positive en soi, le financement de base dont bénéficiaient les AJEF constituait une composante importante de ce programme d'appui.
[17] Ainsi, selon le Commissaire, il ne suffisait pas d’informer les AJEF de la possibilité de l’abolition du financement de base : Justice Canada devait prendre des mesures appropriées pour évaluer les répercussions de cette possibilité et pour en mitiger les répercussions négatives, le cas échéant.
[18] Le Commissaire conclut qu’il ressort de l’enquête que les changements apportés par Justice Canada quant au financement de base l'ont été en omettant l'analyse des besoins des CLOSM, l'évaluation des répercussions négatives possibles d'une telle décision sur le développement et la vitalité de ces communautés ainsi que la prise de mesures pour mitiger les répercussions négatives, le cas échéant.
[19] Le Commissaire ajoute que, bien que conscient des obligations qui lui incombaient aux termes de la partie VII de la Loi, Justice Canada a choisi d'évaluer seulement l'incidence de la nouvelle orientation du Fonds d'appui et d'informer les AJEF de la Décision. Plus particulièrement, le Commissaire souligne que Justice Canada n'a pas démontré qu'il avait tenu à chercher à connaître les réels besoins des communautés en termes d'appui pour l'accès à la justice, des effets des changements envisagés à la méthode de financement d'une association contribuant à la vitalité des communautés francophones, dont celle du Nouveau-Brunswick, dont l'accès à la justice constitue un volet important. Le Commissaire estime que, ce faisant, Justice Canada a contrevenu à ses obligations en vertu de la partie VII de la Loi, et il conclut que la plainte de l’Association est fondée. En conséquence, il recommande que Justice Canada :
1) procède à une analyse des besoins des communautés de langue officielle en situation minoritaire en ce qui concerne l’appui à l’accès à la justice;
2) fasse une évaluation des répercussions des changements envisagés dans le cadre des objectifs du Fonds d’appui sur les CLOSM en tenant compte de leurs besoins particuliers et de leurs priorités en matière d’accès à la justice dans la langue de la minorité; et
3) procède à une évaluation des répercussions de l’élimination du financement de base des AJEF sur les CLOSM de chacune des provinces où se trouvent des AJEF et prenne les mesures appropriées si l’évaluation démontre que les besoins des CLOSM ne sont pas satisfaits.
[20] En février 2020, le Commissaire produit son rapport du suivi des recommandations et confirme que les deux premières recommandations de son rapport de 2016 ont été mises en œuvre tandis que la troisième a été partiellement mise en œuvre.
[21] En avril 2020, l’Association forme le présent recours.
III. Questions en litige
[22] L’Association demande à la Cour de trancher les questions suivantes :
1) En vertu de la Partie VII de la Loi, les institutions fédérales ont-elles une obligation de consulter les CLOSM avant de prendre une décision qui pourrait potentiellement avoir des impacts négatifs sur leur épanouissement et leur développement?
2) Dans l’affirmative, Justice Canada a-t-elle manqué à cette obligation dans le cas d’espèce?
3) La décision de Justice Canada d’éliminer le financement de base des AJEF suivant les directives du Fond d’appui à l’accès à la justice dans les deux langues officielles : Stratégie 2013-2018 était-elle susceptible d’avoir des répercussions négatives sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick?
4) Dans l’affirmative, Justice Canada a-t-elle omis de prendre des mesures pour pallier lesdites répercussions négatives, si bien que sa décision d’éliminer le financement de base constituait une violation de ses obligations en vertu de la Partie VII de la LLO?
5) Quelles sont les réparations justes et convenables eu égard aux circonstances?
[23] Conformément aux enseignements de la Cour d’appel fédérale dans FFCB, et compte tenu du libellé de la plainte déposée par l’Association, la Cour doit répondre aux questions suivantes :
1) En lien avec le premier élément du test de FFCB, Justice Canada avait-elle une obligation de consulter de la nature proposée par l’Association? Le cas échéant, a-t-il manqué à son obligation?
2) En lien avec le deuxième élément du test de FFCB, l’Association a-t-elle démontré que la Décision était-susceptible d’avoir un impact négatif sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick ? Le cas échéant, Justice Canada a-t-il agi, dans la mesure du possible, afin de pallier ou atténuer ces répercussions négatives?
3) Le cas échéant, quelles sont les réparations justes et convenables eu égard aux circonstances?
IV. Analyse
A. Cadre législatif
[24] Les paragraphes 41(1), (2) et (3) de la Loi sont ici en jeu. L’Association a déposé le texte de ces articles tels qu’ils se lisaient au moment opportun :
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[25] Aucun règlement fixant les modalités d’exécution des obligations que la partie VII de la Loi impose aux institutions fédérales n’avait été adopté par le gouverneur en conseil au moment de la présente affaire.
[26] Les paragraphes 77(1) et (4) de la Loi prévoient quant à eux ce qui suit :
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B. Interprétation des droits linguistiques de la partie VII de la Loi selon l’arrêt FFCB
[27] Dans l’arrêt FFCB, la Cour d’appel fédérale a, pour la première fois, été appelée à se prononcer sur l’interprétation à donner à la partie VII de la Loi, dans laquelle se situe l’article 41. Aux paragraphes 125 et 126, la Cour d’appel fédérale a alors souligné que la partie VII traduit l’engagement du gouvernement fédéral à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones au Canada, et énonce l’obligation qu’ont les institutions fédérales de prendre des mesures positives à cette fin, le rôle de la Cour étant de cerner le sens à donner à cet engagement et à l’obligation de prendre des mesures positives pour la satisfaire.
[28] La Cour d’appel fédérale a également souligné qu’il faut lire les dispositions que comporte la partie VII « dans leur contexte global, selon le sens ordinaire et grammatical des mots et de façon harmonieuse avec l’économie de la Loi, son objet et l’intention du législateur »
(FFCB aux para 111, 126).
[29] Toujours selon la Cour d’appel fédérale, ce sont les paragraphes 41(1) et (2) qui énoncent l’obligation créée par la partie VII; ils évoquent de façon fidèle l’objet quasi constitutionnel énoncé à l’alinéa 2b) de la Loi, soit celui d’appuyer le développement des minorités francophones et anglophones et favoriser la progression vers l’égalité des deux langues (FFCB au para 130).
[30] Aux paragraphes 139 à 144 de sa décision, la Cour d’appel fédérale interprète le libellé des dispositions de la partie VII de la Loi. Elle note le libellé des paragraphes 41(1) et (2) de la Loi, et souligne ainsi, au paragraphe 139, l’obligation des institutions fédérales de prendre des mesures positives :
« [i]l incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en œuvre » l’engagement énoncé au paragraphe 41(1), soit « favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones […] et […] appuyer leur développement, ainsi qu[e] promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais […] ».
[31] La Cour d’appel fédérale indique que l’allusion à « des mesures »
[souligné dans l’original] laisse aux institutions fédérales le choix des mesures qui seront mises de l’avant, mais que l’obligation de mettre des mesures de l’avant n’est pas amoindrie pour autant. Elle note aussi que l’utilisation du mot « veiller »
évoque une obligation qui est continue. Ainsi, l’obligation de prendre des mesures positives s’applique tant et aussi longtemps qu’une institution fédérale peut agir afin d’atteindre l’objectif envisagé.
[32] Au paragraphe 144 de sa décision, la Cour d’appel fédérale souligne que le paragraphe 41(3) de la Loi « permet au gouverneur en conseil de fixer par règlement ‘les modalités d’exécution des obligations’ [que la partie VII] impose [aux institutions fédérales] »
et note que « [l]e libellé envisage la prise de règlement afin de circonscrire la mise en œuvre de l’obligation prévue à la partie VII, si l’exécutif croit utile de le faire »
. La Cour d’appel fédérale énonce qu’il est clair que l’obligation de prendre des mesures positives émane du paragraphe 41(2) de la Loi et que l’existence de cette obligation ne dépend pas de l’adoption d’un règlement. Au paragraphe 147 de FFCB, la Cour d’appel fédérale réitère ceci en soulignant que « l’obligation de prendre des mesures positives est issue de la [Loi] elle-même et que ce sont les modalités d’exécution de l’obligation ainsi créée que le gouverneur en conseil ‘peut’ fixer par règlement »
.
[33] La Cour d’appel fédérale souligne que l’obligation de favoriser l’épanouissement des minorités de langues officielles doit se faire par le biais de gestes concrets, reconnaissables en fonction de l’objet recherché, sans qu’il soit toutefois nécessaire de les préciser de façon plus ample par règlement.
[34] Enfin, au paragraphe 163 de FFCB, la Cour d’appel fédérale nous enseigne que l’obligation prévue à la partie VII se prête à l’analyse suivante en deux temps :
1) Les institutions fédérales doivent d’abord être sensibles à la situation particulière des diverses minorités de langues officielles du pays et déterminer l’impact des décisions et des initiatives qu’elles sont appelées à prendre les concernant.
2) Dans un deuxième temps, les institutions fédérales doivent, dans la mise en œuvre de leurs décisions et initiatives, agir, dans la mesure du possible, afin de favoriser l’épanouissement de ces minorités; ou dans le cas où ces décisions et initiatives sont susceptibles d’avoir un impact négatif, agir, dans la mesure du possible, afin de pallier ou atténuer ces répercussions négatives.
[35] Il appert ainsi que le deuxième élément du test établi dans FFCB vise à déterminer si les institutions fédérales ont agi, dans la mesure du possible, de façon à :
(a) favoriser l’épanouissement des minorités de langues officielles dans la mise en œuvre de leurs décisions et initiatives; ou
(b) pallier ou atténuer les répercussions négatives de leurs décisions et initiatives si celles-ci sont susceptibles d’avoir un impact négatif.
C. Preuve devant la Cour
[36] Devant la Cour, au soutien du recours qu’elle forme sous l’article 77 de la Loi, l’Association dépose deux affidavits. Le premier est de M. Philippe Morin, assermenté le 2 septembre 2022. M. Morin était un employé de l’Association, soit en tant qu’agent de projets de juillet 2016 à mars 2019 puis à titre de directeur général d'avril 2019 à avril 2021. M. Morin témoigne au sujet de l’historique et de la mission de l’Association, des effets de l’instauration et de l’élimination du financement de base ainsi que sur la plainte auprès du Commissaire. Il introduit 44 pièces en preuve.
[37] Le deuxième affidavit de l’Association est celui de la Professeure Stéphanie Chouinard, témoin-expert, assermentée le 31 août 2022 répondant, inter alia, aux questions suivantes :
1) Quels sont les facteurs qui contribuent à la vitalité d'une langue sur le plan sociolinguistique?
2. Quel est l'effet ou l'importance du financement public pour le maintien d'une société civile apte à répondre aux besoins sociolinguistiques des minorités francophones au Canada?
3) Plus particulièrement, quel est l'effet du financement public sur l'autonomie des institutions des minorités francophones au Canada?
[38] La Pre Chouinard est politologue de formation. Elle est spécialisée dans les politiques et les droits linguistiques, la complétude institutionnelle, et l'autonomie des communautés minoritaires de langue officielle au Canada.
[39] Justice Canada dépose quant à lui l’affidavit de Me Mathieu Langlois, assermenté le 9 décembre 2022. Me Langlois est employé de Justice Canada depuis juin 2001 et il travaille au sein de l’équipe des langues officielles depuis le mois de septembre 2009. Me Langlois témoigne sur l’historique du programme de financement depuis sa création en 1981 et dans lequel s’est inscrit le financement de base des AJEF à compter de 2003. Il aborde également les objectifs du programme tels qu’ils ont évolué au fil du temps, le contexte ayant mené à l’octroi d’un financement de base aux AJEF en 2003 et à la réaffectation, en 2013, de ce financement de base vers du financement par projets, de même que celui ayant mené à son rétablissement, en 2018. Il introduit 40 pièces en preuve.
[40] Les trois témoins ont été contre-interrogés et les transcriptions de ces contre-interrogatoires sont devant la Cour.
[41] Le rapport du Commissaire est utile comme élément de preuve. Il faut cependant garder en tête que le but du recours prévu à l’article 77 de la Loi est de vérifier le bien-fondé de la plainte et non pas le bien-fondé du rapport du Commissaire (FFCB au para 169 citant DesRochers CSC aux para 36, 64; Forum des maires aux para 17, 20).
[42] Les conclusions du Commissaire ne lient pas la Cour qui entend l’affaire de nouveau : ainsi, elles peuvent être suppléées ou contredites par tout autre élément de preuve (DesRochers CSC au para 36; Forum des maires au para 21).
D. Test énoncé dans FFCB
(1) En lien avec le premier élément du test de FFCB, Justice Canada avait-il l’obligation de consulter tel que proposée par l’Association? Le cas échéant, a-t-il manqué à son obligation?
[43] En lien avec le premier des deux éléments du test établi par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 163 de sa décision dans FFCB, l’Association soumet un argument qu’elle qualifie de procédural. Ainsi, l’Association soutient que l’obligation d’être sensible à la situation particulière des CLOSM et de tenir compte de leurs intérêts ne peut être respectée qu’en consultant les représentants de celles-ci.
[44] L’Association soutient que cette obligation de consulter trouve sa source dans la décision FFCB, dans les débats législatifs ayant précédé la version actuelle de l’article 41 de la Loi en 2005, dans le Guide à l’intention des institutions fédérales sur la Partie VII (Promotion du français et de l’anglais) de la Loi sur les langues officielles, 2007 [Guide à l’intention des institutions fédérales sur la partie VII ] et dans le parallèle qu’il convient de dresser, selon elle, avec la jurisprudence relative aux articles 20 et 23 de la Charte canadienne des droits et libertés (Mahe c Alberta, [1990] 1 RCS 342 pp 362, 372; DesRochers CSC au para 53).
[45] L’Association affirme que dans son cas, et en dépit du fait qu’aucun règlement n’ait été adopté par le gouverneur en conseil (l’exécutif) sous l’égide du paragraphe 41(3) de la Loi, il conviendrait pour la Cour d’aller un peu plus loin que la Cour d’appel fédérale dans FFCB et de décider que Justice Canada devait consulter l’Association.
[46] Bien qu’elle reconnaisse que cette obligation n’a pas encore été étudiée par les tribunaux, l’Association soutient que cette obligation de consulter découle de l’article 41 de la Loi. L’Association soutient également que cette obligation présente des parallèles évidents avec l’obligation de consulter les peuples autochtones en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Loi constitutionnelle de 1982], elle-même déclenchée lorsque le gouvernement s’apprête à prendre une décision qui risque de porter atteinte aux intérêts d’un peuple autochtone faisant l’objet d’un droit ancestral, ou issu d’un traité, reconnu ou revendiqué (Nation Haïda c Colombie Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 RCS 511 au para 35 [Nation Haïda]).
[47] S’inspirant de l’obligation de consulter les peuples autochtones, l’Association soutient que l’obligation de consulter en vertu de l’article 41 de la Loi comporte, au minimum, les éléments suivants, qui se trouvent à l’extrémité « faible »
du continuum : (1) l’obligation d’accorder un préavis de la décision proposée à la CLOSM visée; (2) l’obligation de fournir des renseignements à la CLOSM; et (3) l’obligation de discuter avec la CLOSM de toute question soulevée par celle-ci suite au préavis (Nation Haïda au para 43).
[48] L’Association soutient que cette consultation constitue une modalité d’exécution dont l’application serait justifiée dans son cas en dépit de l’absence de règlement adopté conformément au paragraphe 41(3) de la Loi. En effet, lors de l’audience, l’Association a plaidé que la Cour a le pouvoir de se substituer au gouverneur en conseil et de fixer des modalités d’exécution des mesures, même en l’absence de l’adoption d’un règlement à cet effet, mais seulement en lien avec les faits de la présente affaire.
[49] Plus précisément en lien avec les faits de la présente affaire, l’Association soutient que, depuis au moins 2003, la communauté acadienne et francophone du Nouveau-Brunswick est représentée dans ce dossier par l’Association et que Justice Canada avait donc l’obligation de consulter l’Association avant de prendre sa Décision.
[50] L’Association précise que des consultations devaient se faire directement auprès de l’Association et porter spécifiquement sur les besoins du Nouveau-Brunswick. Selon elle, une consultation auprès d’un organisme pancanadien comme la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law [FAJEF] et portant sur les besoins généraux de la francophonie en situation minoritaire ne répond pas à cette exigence. L’Association ajoute que Justice Canada ne l’a pas avisée qu’il s’apprêtait à éliminer le financement de base; qu’un préavis doit communiquer clairement le contenu de la décision proposée pour être valide; et que la preuve de l’Association démontre qu’elle n’a jamais reçu de communication de la part de Justice Canada indiquant qu’il proposait d’éliminer le financement de base. L’Association soutient enfin que le fardeau de prouver l’existence de consultations revient donc à Justice Canada et que cette preuve n’a pas été faite puisque l’Association n’a pas été consultée, de la manière requise, à propos de l’élimination du financement de base.
[51] Justice Canada répond que l’obligation de prendre des mesures positives en vertu du paragraphe 41(2) de la Loi n’est pas génératrice d’obligations, qu’il appartient exclusivement aux institutions de choisir les mesures positives et qu’il relève de leur discrétion (FFCB au para 140). Justice Canada ajoute que ce paragraphe ne comprend pas spécifiquement d’obligation de consulter.
[52] Justice Canada soutient à cet égard qu’il revient aux institutions fédérales de déterminer la démarche appropriée selon les circonstances particulières de chaque cas. Justice Canada souligne particulièrement que la position de l’Association constitue de l’encliquetage alors que la théorie de l’encliquetage a été rejetée (Lalonde c Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 CanLII 21164 (ON CA) aux para 90-95).
[53] Justice Canada répond que l’obligation de consulter en matière autochtone n’est pas transposable en l’espèce. Il souligne que cette obligation découle du principe de l’honneur de la Couronne et des droits garantis par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (Nation Haïda au para 25). Ainsi, selon Justice Canada, contrairement à l’obligation de consulter en matière autochtone qui est une exigence constitutionnelle qui ne peut être supprimée ou limitée par la Loi (Rio Tinto Alcan c Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43 au para 63), l’obligation de prendre des mesures positives envers les minorités linguistiques découle de la Loi qui en définit les modalités. Justice Canada ajoute qu’en l’absence d’une obligation spécifique de consulter dans la Loi, la façon dont les institutions fédérales s’acquitteront de leurs obligations demeure à leur discrétion.
[54] Enfin, Justice Canada répond que la Cour ne peut se substituer au gouverneur en conseil pour déterminer, en l’absence d’un règlement, les modalités d’exécution de son obligation.
[55] D’emblée, la Cour souscrit à la position de Justice Canada selon laquelle la Cour ne peut se substituer au gouverneur en conseil pour établir, en l’absence d’un règlement, les modalités d’exécution de son obligation. La Loi, telle qu’elle se lisait au moment des faits, prévoyait clairement que le rôle de fixer les modalités d’exécution des obligations qui s’imposent aux institutions fédérales revenait au gouverneur en conseil. La séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel au cœur de notre système démocratique et il n’appartient pas à la Cour d’outrepasser son rôle d’appliquer la Loi, a fortiori de la faire, tel que le suggère l’Association (New Brunswick Broadcasting Co c Nouvelle-Écosse (Président de l'Assemblée législative), [1993] 1 RCS 319 à la p 389). La jurisprudence relative aux articles 20 et 23 de la Charte, citée par l’Association, ne parait pas utile en l’instance.
[56] Ensuite, contrairement à ce que l’Association indique au paragraphe 52 de son Mémoire, la Cour n’a vu aucune mention dans le rapport du Commissaire qui confirme que « le Ministère n’avait pas respecté son obligation de consulter en vertu de l’article 41 de la Loi »
.
[57] En effet, tel que mentionné précédemment, le Commissaire a plutôt conclu que Justice Canada se devait d’évaluer les répercussions des changements envisagés sur la vitalité des diverses CLOSM en tenant compte de leurs besoins particuliers en matière d'accès à la justice dans la langue de la minorité puis, dans le cas de répercussions négatives de ces changements, prendre des mesures de mitigation. Plus particulièrement, le Commissaire a conclu que Justice Canada n'a pas démontré qu'il avait tenu à chercher à connaître les réels besoins des communautés en termes d'appui pour l'accès à la justice, des effets des changements envisagés à la méthode de financement d'une association contribuant à la vitalité des communautés francophones, dont celle du Nouveau-Brunswick, dont l'accès à la justice constitue un volet important.
[58] Dans le rapport du Commissaire, la Cour ne lit aucune conclusion implicite ou explicite, à l’effet que Justice Canada avait une obligation de consulter les CLOSM ou l’Association, de la manière décrite par cette dernière, avant de prendre sa Décision. À tout évènement, et tel que mentionné précédemment, la Cour n’est pas liée par les conclusions du Commissaire et la preuve au dossier ne convainc pas la Cour que Justice Canada avait effectivement une obligation de consulter les CLOSM en vertu de l’article 41 de la Loi.
[59] En effet, les débats législatifs ayant précédé l’adoption de la version actuelle de l’article 41 de la Loi de même que le Guide à l’intention des institutions fédérales sur la partie VII ne démontrent pas une intention du législateur d’imposer une obligation de consulter tous et chacun des intervenants pouvant être intéressés par une mesure, mais démontrent plutôt qu’il s’agit d’une démarche possible certes, mais facultative par l’usage de l’expression « s’il y a lieu »
.
[60] Ainsi, et tel que l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans FFCB, la seule obligation qui découle de la partie VII est celle de prendre des mesures positives. L’obligation de consulter suggérée par l’Association constitue une modalité d’exécution. Or, selon le paragraphe 41(3) de la Loi, les modalités d’exécution de cette obligation ne peuvent être fixées que par le gouverneur en conseil (FFCB au para 147) et rien n’indique que la Cour puisse se substituer au gouverneur en conseil si ce dernier n’adopte pas de règlement à cet effet.
[61] Par ailleurs, le paragraphe 43(2) de la Loi en vigueur au moment des faits prévoyait expressément que le ministre du Patrimoine canadien devait prendre des mesures pour « assurer la consultation publique sur l’élaboration des principes d’application et la révision des programmes favorisant la progression vers l’égalité de statut et d’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne »
, ce qui n’était pas prévu à l’article 41. Tel que souligné par Justice Canada, ceci tend à démontrer que, lorsque le législateur souhaite traiter de consultation dans la Loi, il le fait expressément.
[62] Au surplus, la Cour n’a pas été convaincue que l’article 41 de la Loi crée, dans ce cas-ci, une obligation pour Justice Canada de consulter l’Association inspirée de l’obligation de consulter en matière autochtone et selon le contenu de celle-ci, ce qui inclurait notamment un préavis et l’obligation de discuter avec la CLOSM de toute question soulevée par celle-ci suite au préavis.
[63] Je suis plutôt d’accord avec Justice Canada que l’obligation de consulter en matière autochtone n’est pas transposable dans le contexte de la Loi. Les fondements historique et constitutionnel de l’obligation de consulter en matière autochtone se distinguent de ceux de l’obligation de prendre des mesures positives envers les minorités linguistiques qui découle de la Loi. Par ailleurs, l’étendue de ces deux obligations se distingue également du simple fait que les modalités d’exécution de l’obligation découlant de la Loi peuvent être fixées par voie de règlement, ce qui n’est pas transposable dans le cas de l’obligation de consulter en matière autochtone.
[64] La Cour conclut donc que le cadre d’analyse établi par la Cour d’appel fédérale dans FFCB ne comprend pas l’obligation formelle de consulter proposée par l’Association et ne permet pas d’inférer qu’une telle obligation puisse être imposée en l’absence d’un règlement à cet effet.
[65] L’Association n’a pas autrement plaidé que Justice Canada n’aurait pas été sensible à la situation particulière de la CLOSM et qu’elle n’a pas déterminé l’impact des décisions et des initiatives la concernant telle qu’elle devait le faire selon le premier élément du test de FFCB établi par la Cour d’appel fédérale. Ainsi, la Cour ne peut conclure que Justice Canada a manqué à cette exigence telle que le demande l’Association, sur la base qu’il n’ait pas consulté de la manière suggérée par cette dernière.
[66] Au surplus, la Cour note que la preuve au dossier révèle que dès 2011, Justice Canada a informé les AJEF, incluant l’Association, que le futur du financement de base était incertain. Cette incertitude a également été abordée en mars 2012, lors d’une séance de consultation rassemblant notamment des représentants du Ministère, de la FAJEF et des diverses AJEF incluant entre autres l’Association. Justice Canada a informé les parties prenantes que le financement de base serait réorienté vers un financement par projet en mars 2013 lors d’une téléconférence où l’ensemble des AJEF et de la FAJEF étaient invitées. Justice Canada a ensuite mis en place un plan de transition afin d’aider les AJEF à se préparer aux nouvelles orientations du programme. Dans ce contexte, Justice Canada a rencontré l’Association afin de discuter du plan d’affaires qu’elle avait soumis dans le cadre de ce plan de transition et de différentes possibilités quant aux projets possibles.
[67] Enfin, la présente affaire se distingue de l’affaire FFCB : en l’espèce, l’Association soutient que la Cour devrait imposer une modalité d’exécution en dépit du fait que la Loi prévoit expressément que les modalités d’exécutions peuvent être fixées par le gouverneur en conseil par règlement et qu’aucun règlement n’ait été encore adopté à cet effet. Dans l’affaire FFCB, il n’était pas question pour la Cour de reconnaitre ou d’évaluer une modalité d’exécution, mais plutôt d’analyser si des mesures positives prévues à la Loi avaient été prises; le fait qu’aucun règlement n’avait encore été adopté n’était donc pas en jeu devant la Cour d’appel fédérale.
[68] En résumé, l’Association n’a pas convaincu la Cour que la partie VII de la Loi contient l’obligation de consulter qu’elle propose. L’Association n’a pas soulevé d’autres manquements de Justice Canada en lien avec le premier volet du test établi dans FFCB. Justice Canada a plutôt démontré qu’il a été sensible à la situation particulière des diverses CLOSM et qu’il a déterminé l’impact de sa Décision auprès de ces communautés.
(2) En lien avec le deuxième élément du test de FFCB, l’Association a-t-elle démontré que la Décision était-susceptible d’avoir un impact négatif sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick ? Le cas échéant, Justice Canada a-t-il agi, dans la mesure du possible, afin de pallier ou atténuer ces répercussions négatives?
[69] En lien avec le second élément du test à deux volets énoncé par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 163 de FFCB, l’Association soumet un argument qu’elle qualifie de substantif. Ainsi, l’Association soutient que la Décision de Justice Canada d’éliminer le financement de base a eu des répercussions négatives sur l’épanouissement et le développement de la CLOSM du Nouveau-Brunswick.
[70] L’Association ajoute que la Décision a eu des répercussions négatives réelles, que ces répercussions négatives ne se sont pas limitées à elle en tant qu’organisation, mais que ces répercussions ont nécessairement nui à l’épanouissement et au développement de la CLOSM du Nouveau-Brunswick en portant atteinte à sa complétude institutionnelle. L’Association ajoute que Justice Canada n’a pas pris de mesures pour mitiger l’impact de ces répercussions négatives.
[71] En outre, l’Association avance que l’élimination du financement de base l’a contrainte à renoncer à exercer les activités au cœur de son mandat institutionnel pour n’exercer que celles approuvées au préalable par Justice Canada avec pour résultat une perte d’autonomie complète. L’Association souligne s’être retrouvée entre l’arbre et l’écorce : soit elle renonçait à son autonomie pour mettre en œuvre des projets préapprouvés, mais plus « lucratifs »
, soit elle conservait une part d’autonomie, moyennant des coupures dans ses effectifs-cadres et une réduction majeure des activités au cœur de son mandat. L’Association a choisi l’autonomie, quitte à se mettre sous respirateur artificiel, plutôt que de devenir, à toutes fins pratiques, une agente de l’État.
[72] L’Association s’appuie sur l’affidavit de la Pre Chouinard pour prouver les répercussions négatives de la Décision sur la CLOSM et sur celui de M. Morin pour démontrer les répercussions négatives sur ses propres opérations.
[73] M. Morin, témoignant pour l’Association, affirme que pour survivre financièrement après l’élimination du financement de base, l’Association a dû congédier sa direction générale et supprimer le poste entièrement. Il ajoute que la perte de la direction générale s’est traduite par la perte de la mémoire corporative de l’Association et par la réduction de ses activités aux simples tâches administratives visant à la maintenir en vie et à l’exécution des projets acceptés et financés par Justice Canada. Toujours selon M. Morin, concrètement, suite à l’élimination du financement de base, l’Association n’était plus en mesure de s’adonner aux activités essentielles à l’exercice de son mandat premier.
[74] Ainsi, en s’appuyant sur le témoignage de M. Morin, l’Association souligne que, à supposer que l’Association ait pu maintenir sa direction générale en acceptant le financement d’un centre de proximité comme le permettait Justice Canada, cette direction générale n’aurait pu s’adonner aux activités essentielles à son mandat premier car ces dernières n’étaient pas approuvées par Justice Canada. L’Association ajoute que la gestion d’un centre de proximité aurait monopolisé la majorité de ses ressources de toute manière et un centre de proximité aurait aussi constitué un dédoublement de services qui existaient déjà au Nouveau-Brunswick. L’Association affirme que pour ces raisons, les membres de l’Association ont décidé de ne pas créer de centre de proximité et donc, de ne pas bénéficier de cette source de financement offerte par Justice Canada. L’Association indique donc avoir survécu sous respirateur artificiel pendant les quatre années financières de 2014-2015 à 2017-2018, soit jusqu’à ce que Justice Canada rétablisse le financement de base en 2019.
[75] L’Association soumet que, vu les répercussions négatives de la Décision, il incombe à Justice Canada de démontrer qu’il a agi « dans la mesure du possible, afin de pallier ou atténuer ces répercussions négatives. »
L’Association soutient que la preuve de Justice Canada ne démontre pas que des mesures de mitigation auraient été prises, autre que l’octroi d’un financement transitoire visant à permettre aux AJEF d’élaborer un plan d’affaires en tenant compte des besoins des communautés desservies par les organismes et des priorités de Justice Canada en matière d’accès à la justice, à savoir les piliers Information et Formation.
[76] Justice Canada répond que l’Association n’a pas démontré que la Décision a eu des répercussions négatives sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick et sur l’Association. Justice Canada note que l’affidavit de M. Morin constitue la seule preuve visant à démontrer un tel impact négatif, mais souligne que M. Morin n’était pas employé de l’Association au moment de la Décision, que son affidavit ne contient que des affirmations générales et non appuyées quant aux impacts allégués et que son contre-interrogatoire démontre que la Cour doit aborder son témoignage avec prudence.
[77] D’emblée, les préoccupations énoncées aux paragraphes 80 à 84 du Mémoire de Justice Canada relatives au contre-interrogatoire de M. Morin sont avérées et ont un impact sur la fiabilité du témoignage de M. Morin en lien avec les répercussions de la Décision. En effet, la Cour constate que lors de son contre-interrogatoire, M. Morin a reconnu qu’il n’a pas été impliqué dans les discussions avec les représentants de Justice Canada sur les questions liées au financement accordé à l’Association entre 2003 et 2019. Il reconnait également qu’il était absent aux diverses rencontres organisées par Justice Canada en 2012 et 2014. La Cour accordera conséquemment peu de poids à son affidavit qui vise à démontrer les répercussions de la Décision sur les opérations de l’Association.
[78] La Cour note néanmoins que le contre-interrogatoire de M. Morin révèle qu’il n’a pas procédé à des comparaisons quantitatives quant aux tâches effectuées avant et après la Décision préalablement à la signature de son affidavit. Par exemple, lors du contre-interrogatoire, l’avocat de Justice Canada a demandé à M. Morin si, avant de signer son affidavit, il avait recherché dans les dossiers de l’Association le nombre de notes de service qui avaient été rédigées avant 2013 puis le nombre de notes qui ont été rédigées entre 2013 et 2018. M. Morin a répondu qu’il s’agissait plutôt d’une affirmation générale à l’effet que le nombre de notes de service dans divers dossiers avait diminuée. Plus loin, en réponse à la question de l’avocat de Justice Canada visant à déterminer comment le suivi assidu du dossier de la publication simultanée des jugements bilingues au Nouveau-Brunswick avait été affecté après la décision, M. Morin a indiqué qu’il n’avait pas vérifié comment ce suivi a été affecté. Il appert donc que la preuve de l’impact de la Décision sur les tâches pouvant être réalisées par l’Association est lacunaire.
[79] De surcroit, Justice Canada note que le contre-interrogatoire de la Pre Chouinard révèle que cette dernière n’a pas analysé l’impact de la réorientation du financement de base vers du financement par projet, qui est le sujet de la Décision, ni sur les activités de l’Association, ni sur celles de la CLOSM du Nouveau-Brunswick elle-même. Justice Canada ajoute qu’au surplus, les opinions citées par la Pre Chouinard ont été exprimées dans un contexte où les auteurs analysaient la gouvernance interne chez la communauté francophone acadienne et l’enjeu lié à l’absence de coordination centrale permettant de fixer les priorités parmi les différents secteurs d’activités au sein de cette communauté. Ainsi, selon Justice Canada, il n’était pas question de financement de base et aucune conclusion ne devrait être tirée de l’expertise de la Pre Chouinard. Justice Canada affirme ainsi que son témoignage doit être abordé avec précaution compte tenu de la matrice factuelle de la présente affaire au centre de laquelle se situe l’élimination du financement de base.
[80] En contraste, Me Langlois œuvrant au sein de l’équipe de Justice Canada en matière de langues officielles depuis septembre 2009 témoigne d’abord que, dans le cadre de la période de transition vers le modèle de financement par projets, Justice Canada a mis en place un financement transitoire pour l’exercice 2013-2014 équivalent au financement de base que recevaient les organismes touchés par la réaffectation du financement de base et que l’Association a bénéficié du financement transitoire.
[81] Dans son affidavit, Me Langlois affirme qu’il a lui-même été présent lors d’une rencontre avec un consultant mandaté par l’Association dont l’objectif était d’assister cette dernière à élaborer son plan d’affaire et de programmation dans le cadre du financement transitoire. Il ajoute que dans les commentaires de Justice Canada transmis à l’Association au sujet de son plan d’affaire et de programmation, le Ministère a indiqué que les dépenses liées aux activités de gestion propres à l’organisation pouvaient être incluses dans les budgets spécifiques aux projets. À la suite de cette lettre de commentaires, Me Langlois indique que deux rencontres ont été organisées entre Justice Canada et l’Association, dont l’une où il était présent, afin de discuter du financement et de ses modalités d’utilisation. Me Langlois affirme que l’Association a été informée, lors de la rencontre à laquelle il assistait, que les guichets d’information juridique ne constituaient pas nécessairement le seul modèle permettant d’offrir des services d’information juridiques directement à la population.
[82] Par ailleurs, dans son affidavit, Me Langlois affirme aussi qu’il était possible pour les AJEF d’obtenir suffisamment de financement pour conserver leur direction générale, et ce, sans mettre sur pieds de tels guichets. Il réfère notamment à l’exemple de l’Association des juristes d’expression française de la Colombie-Britannique.
[83] Enfin, Me Langlois souligne que la CLOSM du Nouveau-Brunswick a pu bénéficier de 22 projets différents, menés par cinq des entités locales, en plus du financement de transition octroyé à l’Association, pour des investissements totaux approuvés de 4 322 549 $ entre 2013 et 2018.
[84] Lors de son contre-interrogatoire, Me Langlois a réitéré que l’ouverture d’un guichet d’information juridique n’était pas une condition du financement par projets et que les modifications au Fonds d’appui visaient à offrir davantage de latitude aux AJEF.
[85] Ainsi, la Cour constate que l’allégation des répercussions négatives soulevée par l’Association sur ses opérations ainsi que sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick n’est pas appuyée par la preuve, selon la prépondérance des probabilités. Les témoignages de M. Morin et de la Pre Chouinard ne sont pas concluants alors que celui de Me Langlois, pour Justice Canada établit que (1) les répercussions de la Décision ne sont pas négatives puisque l’Association a certes bénéficié d’un financement global un peu plus bas, mais qu’elle n’a pas perdu des opportunités en lien avec ce financement réduit; (2) l’Association a obtenu un peu plus de 4 fois le montant de financement par projets entre 2014 et 2018 comparativement à 2008-2013; et (3) la preuve que des tâches ont cessé d'être accomplies ou encore que leur fréquence a radicalement diminuée à la suite de la perte du financement de base est peu convaincante.
[86] Autrement dit, et tel que le souligne Justice Canada, l’Association a continué de recevoir du financement de Justice Canada et d’offrir des services directs à la CLOSM du Nouveau-Brunswick afin d’en assurer l’épanouissement, tout en maintenant son existence. En réalité, la preuve révèle qu’il était loisible pour l’Association d’orienter son modèle d’affaires afin d’obtenir un financement semblable à celui ayant précédé la Décision, pourvu qu’elle puisse présenter des demandes de financement en lien avec des projets précis au bénéfice de la CLOSM du Nouveau-Brunswick. Ainsi, l’Association aurait notamment pu maintenir en poste sa direction générale.
[87] De surcroit, Justice Canada affirme que ses nouvelles orientations, notamment la réorientation du financement de base vers du financement par projets, ont été établies afin de favoriser l’épanouissement des CLOSM. Il ajoute que ces nouvelles orientations étaient fondées sur des études et des informations qui lui permettaient de constater que la conception de l’accès à la justice évoluait pour mettre davantage à l’avant-plan le citoyen, par opposition à la conception plus traditionnelle centrée sur l’appareil judiciaire et ses acteurs et plus particulièrement, que l’autoreprésentation était devenue omniprésente dans le système de justice.
[88] Ainsi, Justice Canada aurait mené une série de consultations auprès des universitaires et des partenaires gouvernementaux et non gouvernementaux, incluant la FAJEF et les AJEF pour certaines consultations, qui lui aurait permis de constater que les CLOSM devaient bénéficier de plus de services concrets et d’assistance pour faire face aux problèmes juridiques de la vie quotidienne. Par ailleurs, selon Justice Canada, ces consultations ont également permis de constater que le financement de base qui devait initialement agir comme effet levier pour la FAJEF et les AJEF avait un effet variable selon les régions. C’est dans ce contexte que Justice Canada aurait établi les nouvelles orientations davantage axées sur le justiciable et a modifié le financement du Fonds d’appui afin de s’assurer que les fonds publics bénéficient directement aux CLOSM.
[89] À mon avis, la preuve au dossier ne permet pas de mettre en doute que les nouvelles orientations du Ministère, notamment la réorientation du financement de base vers du financement par projets, ont été établies afin de favoriser l’épanouissement des CLOSM.
[90] Enfin, la Cour note que les faits de la présente affaire se distinguent de ceux dans FFCB. D’une part, dans FFCB la Cour d’appel fédérale a conclu à l’instar du Commissaire que les institutions fédérales n’avaient même pas tenté d’évaluer l’impact qu’allait avoir l’entente dans cette affaire sur la minorité linguistique de la Colombie-Britannique (FFCB au para 186).
[91] En l’espèce, et tel que précédemment mentionné, la preuve démontre que Justice Canada a informé les AJEF de la possibilité que le financement de base soit modifié dès 2011 et a tenu des rencontres avec les AJEF en 2012 et 2014. Bien que le financement n’était pas un sujet explicitement prévu à l’ordre du jour lors de ces rencontres, Me Langlois a affirmé lors de son contre-interrogatoire que ce sujet avait été abordé dans le cadre de ces rencontres. Ceci est appuyé par la preuve. Justice Canada a déposé un document de réflexion daté du 15 février 2012 produit par la FAJEF portant sur le financement des AJEF. De plus, le rapport de la présidente de l’Association pour l’année 2011-2012, également déposé en preuve par Justice Canada, indique que la position de l’Association sur la question de son financement, entre autres, a été présentée lors d’une consultation pancanadienne tenue le 22 mai 2012. Il appert donc que Justice Canada a au minimum informé les AJEF de la possibilité de la réorientation du financement de base et que les AJEF, notamment l’Association, ont eu l’occasion de présenter leurs inquiétudes face à cette possibilité.
[92] D’autre part, dans FFCB, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la minorité linguistique francophone de la Colombie-Britannique était si fragile qu’elle était au seuil de l’extinction, ce qui justifiait de résilier l’entente qui avait effectivement eu un impact négatif sur l’épanouissement de cette minorité (FFCB aux para 190, 193). Or, dans ce dossier, la preuve n’établit pas que la Décision ait eu des répercussions négatives, a fortiori qu’elle ait mené à la fragilité de la CLOSM du Nouveau-Brunswick ou de l’Association. La Cour souligne à cet effet la conclusion du rapport final d’évaluation de l’initiative de l’accès à la justice dans les deux langues officielles menée en 2017, laquelle comprend le Fonds d’appui, à l’effet que :
Bien que les représentants des AJEF aient indiqué leur opposition à la fin du financement de base et qu’ils aient parlé de la façon dont les activités de leurs associations ont changé en raison de cette décision, aucun n'a indiqué que les besoins de leurs CLOSM n'étaient plus satisfaits. Les répondants interviewés ont parlé des répercussions du changement du modèle de financement sur les activités de leurs associations, mais pas sur les CLOSM qu'elles servent.
[Soulignements ajoutés.]
[93] Or, en l’espèce, l’Association n’a pas établi que les changements à ses activités, notamment le congédiement de sa direction générale et la réduction de ses tâches, étaient attribuables à la Décision.
[94] Considérant ce qui précède, la Cour conclut que la preuve n’établit pas que la Décision était susceptible d’avoir un impact négatif sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick. Même si la Cour concluait que la Décision était effectivement susceptible d’avoir un tel impact, la Cour conclurait que la preuve démontre que Justice Canada a agi de façon à atténuer ces répercussions négatives en offrant du financement transitoire ainsi qu’un financement par projets, dont l’Association a d’ailleurs bénéficié. La plainte de l’Association n'est donc pas fondée.
E. Quelles sont les réparations justes et convenables eu égard aux circonstances?
[95] Considérant cette conclusion au sujet de la plainte non fondée de l’Association, la Cour n’a pas à répondre à cette question.
V. Conclusion
[96] La demande de l’Association est rejetée. L’Association n’a pas démontré que la partie VII de la Loi prévoit une obligation de consulter et que Justice Canada a manqué à cette obligation. Elle n’a pas non plus démontré que la Décision était susceptible d’avoir un impact négatif sur la CLOSM du Nouveau-Brunswick ou que Justice Canada n’a pas agi, dans la mesure du possible, afin de pallier ou atténuer ces répercussions négatives.
[97] Conformément aux soumissions des parties, aucun dépens sera accordé.
JUGEMENT dans le dossier T-532-20
LA COUR STATUE que :
La demande de la demanderesse, l’Association, est rejetée.
Aucun dépens n’est adjugé.
« Martine St-Louis »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-532-20 |
|
INTITULÉ :
|
L’ASSOCIATION DES JURISTES D’EXPRESSION FRANÇAISE DU NOUVEAU-BRUNSWICK c LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA |
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LIEU DE L’AUDIENCE : |
Ottawa (Ontario) |
|
DATE DE L’AUDIENCE : |
LE 29 NOVEMBRE 2023 |
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE ST-LOUIS |
|
DATE DES MOTIFS : |
LE 18 septembre 2024
|
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COMPARUTIONS :
Me Gabriel Poliquin Me Érik Labelle-Eastaugh |
Pour LA DEMANDERESSE |
Me Nadine Dupuis Me Bernard Letarte Me Lisa Morency |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Gabriel Poliquin Ottawa (Ontario) |
Pour LA DEMANDERESSE |
Me Érik Labelle-Eastaugh Université de Moncton Moncton (Nouveau-Brunswick) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
Pour le défendeur |