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Date : 20240905

Dossier : T-1201-18

Référence : 2024 CF 1327

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2024

En présence de madame la juge McDonald

RECOURS COLLECTIF

ENTRE :

GEOFFREY GREENWOOD et TODD GRAY

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu de la requête

[1] Le présent recours collectif a été autorisé contre la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] pour négligence systémique sous la forme d’intimidation et de harcèlement. Dans le cadre de la présente requête, les demandeurs sollicitent une ordonnance de modification de l’ordonnance d’autorisation afin d’ajouter un « groupe de familles » (souligné ci-dessous) à la définition du groupe, soit :

Tous les membres anciens et actuels de la GRC (soit les membres réguliers, les membres civils et les membres spéciaux) ainsi que les réservistes qui ont travaillé pour la GRC entre le 1er janvier 1995 et la date à laquelle leur unité de négociation est devenue assujettie à une convention collective.

et

Toute personne ayant le droit de faire valoir une demande en application de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990, c F.3, ou d’une loi équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire (le groupe de familles).

[Non souligné dans l’original.]

[2] La Cour d’appel m’a renvoyé la question de savoir s’il existe un « certain fondement factuel » quant à la deuxième condition d’autorisation d’un groupe identifiable. Plus précisément, la Cour doit trancher la question de savoir s’il existe un « certain fondement factuel » lui permettant de conclure que le groupe de familles est un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes, comme l’exige l’alinéa 334.16(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Selon l’issue de cette analyse, la Cour d’appel demande aussi à la Cour de se pencher sur [traduction] l’« applicabilité » de la définition du groupe de familles (Canada v Greenwood, 2024 FCA 22 au para 46).

[3] La GRC, représentée par le Canada, s’oppose à l’inclusion du groupe de familles pour deux raisons. D’abord, elle fait valoir que la preuve ne satisfait pas au critère de l’existence d’un « certain fondement factuel » visant à établir le groupe de familles en tant que « groupe identifiable formé d’au moins deux personnes ». Ensuite, elle soutient que le groupe de familles est inapplicable en raison des différences entre la législation équivalente ou comparable des provinces et des territoires.

II. Analyse

A. Il existe un « certain fondement factuel » permettant d’établir que le groupe de familles est un groupe identifiable

[4] Pour déterminer si les demandeurs ont fourni un « certain fondement factuel » pour établir que le groupe de familles est un groupe identifiable, je me pencherai sur trois questions. J’étudierai d’abord la question de savoir si la déclaration contient un « certain fondement factuel » pour établir le groupe de familles. Ensuite, je déterminerai si la preuve par affidavit versée au dossier de requête des demandeurs constitue du ouï-dire inadmissible et, le cas échéant, si la preuve par ouï-dire peut fournir un « certain fondement factuel » pour les conditions d’autorisation à ce stade-ci de l’instance. Enfin, je déciderai si les rapports publics dans le dossier de requête des demandeurs peuvent poser un « certain fondement factuel ».

(1) Critère du « certain fondement factuel »

[5] L’examen au fond est écarté à l’étape de l’autorisation. La question qui se pose à ce stade-ci est celle de savoir s’il existe un « certain fondement factuel » permettant d’établir le respect de la deuxième condition d’autorisation, à savoir si le groupe de familles « est un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes ». Cela n’exige pas une preuve selon la prépondérance des probabilités ni que la Cour se prononce sur les éléments de fait et les éléments de preuve contradictoires (Pro‑Sys Consultants Ltd c Microsoft Corporation, 2013 CSC 57 aux para 99-102).

[6] Dans Jensen c Samsung Electronics Co Ltd, 2023 CAF 89 [Jensen] au para 78, la Cour d’appel précise que le critère relatif à l’existence d’un « certain fondement factuel» compte deux composantes :

Premièrement, les membres du groupe proposé doivent avoir une réclamation ou, à tout le moins, une preuve minimale à l’appui de la réclamation. Deuxièmement, ils doivent avoir une preuve que la question commune est telle que sa résolution est nécessaire pour le règlement de la réclamation de chaque membre du groupe.

[7] La déclaration énonce ainsi les faits à l’appui du groupe de familles :

[traduction]

71. La famille de M. Greenwood a aussi énormément souffert de l’intimidation et du harcèlement exercés par la GRC, par l’entremise de ses agents, préposés et employés. En 2013, M. Greenwood a dû participer à des séances de counselling avec son épouse pour sauver leur mariage. L’épouse et les enfants de M. Greenwood ont perdu son encadrement, ses soins et sa compagnie. De même, son épouse a éprouvé des difficultés financières et émotionnelles en raison de son rôle accru dans la relation.

[…]

102. La famille de M. Gray a également souffert du harcèlement et de l’intimidation exercés par la GRC, par l’entremise de ses agents, préposés et employés. L’épouse et les enfants de M. Gray ont perdu son encadrement, ses soins et sa compagnie L’épouse de M. Gray, Samantha Gray, a aussi été touchée en tant que membre du groupe et auteure d’une demande présentée au titre de la LDF. À Kugluktuq, Mme Gray travaillait comme surveillante de prison au détachement de la GRC et comme préposée au nettoyage. Le caporal White n’a pas laissé Mme Gray continuer à travailler à ce titre lorsqu’elle était visiblement enceinte, même si une de ses collègues a pu travailler jusqu’à ce qu’elle prenne son congé de maternité. À Hinton, Mme Gray a été ostracisée par des amis du plaignant et de son épouse lorsqu’elle a organisé une activité locale.

[…]

119. En raison de manquements aux obligations contractuelles et de la négligence de la GRC, commis par l’entremise de ses agents, préposés et employés, les membres du groupe de familles ont subi, et continueront de subir, des blessures, des pertes et des dommages, y compris :

a) les dépenses réelles raisonnablement engagées pour le compte des membres du groupe;

b) les frais de déplacement engagés pour rendre visite aux membres du groupe au cours d’interventions médicales, de counselling ou de rétablissement;

c) la perte de revenu ou la valeur des services fournis par les membres du groupe de familles pour des membres du groupe lorsque des services, dont des soins infirmiers et l’entretien ménager, ont été fournis.

120. Les membres du groupe de familles sollicitent une indemnisation pour les coûts susmentionnés, ainsi que pour la perte de soutien, de conseils, de collaboration, de soins et de la compagnie qu’ils auraient pu raisonnablement s’attendre à recevoir des membres du groupe.

[8] Lorsque j’applique le critère élaboré dans l’arrêt Jensen à la déclaration, je suis convaincue que les actes de procédure a) révèlent une réclamation, soit des manquements aux obligations contractuelles et de la négligence, et b) fournissent une preuve suffisante quant à un point commun au groupe de familles.

[9] Je conclus donc que les actes de procédure fournissent un « certain fondement factuel » qui établit l’existence de points communs aux membres du groupe de familles qu’il faut trancher pour régler la réclamation de chaque membre du groupe. Cette conclusion est compatible avec ma première analyse du « certain fondement factuel » dans Canada c Greenwood, 2020 CF 119 aux para 51–58.

[10] Le contenu des actes de procédure suffit à établir un « certain fondement factuel » permettant d’inclure le groupe de familles en tant que groupe identifiable. Néanmoins, je me pencherai maintenant sur les questions de savoir si la preuve par affidavit des demandeurs à cet égard constitue du ouï-dire et si cette preuve peut fournir un « certain fondement factuel ».

(2) La preuve par affidavit des demandeurs constitue-t-elle du ouï-dire?

[11] À l’appui de la présente requête, les demandeurs se fondent sur le dossier de la requête en autorisation initiale présentée le 10 octobre 2018, qui contient l’affidavit de Geoffrey Greenwood souscrit le 4 octobre 2018 ainsi que l’affidavit de Todd Gray souscrit le 1er octobre 2018.

[12] M. Greenwood a fait les déclarations suivantes dans son affidavit :

[traduction]

44. Ma famille a souffert en raison de l’intimidation et du harcèlement que j’ai subis de la part de la GRC. Je crois que mon état émotionnel m’a parfois fait réagir de façon excessive à des situations familiales normales. Je me suis dissocié de ma famille et je n’avais aucune orientation pour l’avenir. En 2013, mon épouse et moi avons dû participer à des séances de counselling pour sauver notre mariage. Mon épouse et mes enfants ont souffert et je n’ai pas été en mesure de leur offrir le même soutien, les mêmes soins et la même compagnie qu’auparavant. De même, mon épouse a éprouvé des difficultés financières et émotionnelles en raison du rôle accru qu’elle a assumé dans notre relation.

[13] M. Gray a fait les déclarations suivantes dans son affidavit :

[traduction]

43. Je crois que mon épouse et mes fils ont souffert en raison des expériences que j’ai vécues.

a. À Kugluktuq, mon épouse était employée par le Corps des commissionnaires comme surveillante de prison au détachement et préposée au nettoyage. J’ai dénoncé le chef de détachement; par la suite, il a empêché mon épouse de continuer à travailler lorsqu’elle était visiblement enceinte. Cependant, l’autre surveillante de prison a pu travailler jusqu’à ce qu’elle prenne son congé de maternité. La plainte que mon épouse a déposée pour atteinte aux droits de la personne à la suite de cet incident a été rejetée.

b. Mon épouse était isolée à Kugluktuq lorsque j’allais en mission de relève. Lorsque des fournitures, notamment des marchandises sèches pour l’année suivante, ont été livrées par barge, mon épouse était enceinte de sept mois; ni le caporal White ni l’autre membre n’ont voulu l’aider à soulever ces marchandises. Heureusement, le nouveau gendarme remplaçant était prêt à l’aider.

c. À Hinton, mon épouse a été ostracisée par des amis du plaignant et de son épouse pour avoir organisé une activité locale. De plus, mon épouse était fort stressée, en colère et déçue en raison de la façon dont j’étais traité.

d. Mon fils aîné a dû changer d’école pendant sa dernière année d’études secondaires et nous avons dû vendre notre maison dans un marché déprimé. La vente de notre maison a pris plus de temps que prévu et le produit que nous avons tiré de la vente n’était pas aussi élevé que le prix d’achat. C’était une période stressante. Mes fils et moi avons déménagé d’Airdrie avant que notre maison à Hinton soit vendue, pour qu’ils puissent commencer leurs études dans de nouvelles écoles. En raison de notre déménagement, mes fils ne peuvent pas actuellement jouer au hockey contact compétitif, comme ils le faisaient auparavant à Hinton. Nous cherchons d’autres solutions pour nous assurer qu’ils continuent de perfectionner leurs habiletés au hockey et nous croyons comprendre que cela coûtera plus cher.

44. Mes expériences et les répercussions de mes expériences ont affecté ma vie familiale. J’ai été déprimé et stressé. Je crois que mon épouse et mes fils ont aussi été touchés.

[14] Le Canada soutient que cette preuve par affidavit n’est pas admissible pour appuyer le critère du « certain fondement factuel » à l’égard du groupe de familles parce que les déclarations que MM. Greenwood et Gray ont faites concernant leur épouse ou leurs enfants constituent du ouï-dire.

[15] La preuve par ouï-dire est (1) une déclaration extrajudiciaire qui est produite pour établir la véracité de son contenu; et (2)il n’est pas possible de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il fait cette déclaration (R c Khelawon, 2006 CSC 57 [Khelawon] aux para 2, 35).

[16] À mon avis, la preuve par affidavit ne peut pas être qualifiée de ouï-dire à cette étape de l’autorisation parce (1) qu’elle n’est pas invoquée pour établir la véracité de son contenu et (2) que le défendeur a eu l’occasion de contre-interroger le déclarant. Dans la mesure où l’affidavit peut comprendre des expressions d’opinion, celles-ci ne sont pas, à cette étape de l’instance, présentées pour la véracité de leur contenu, et leur fiabilité n’est pas actuellement en cause. Dans le cadre d’une requête en autorisation où la partie requérante n’a qu’à établir qu’il existe un « certain fondement factuel » relatif aux critères d’autorisation, des éléments de preuve peuvent être admis, même s’ils ne seraient pas admissibles pour la véracité de leur contenu, afin d’étayer, avec d’autres éléments de preuve, l’existence d’un certain fondement factuel relatif à ces critères (Sweet c Canada, 2022 CF 1228 [Sweet] au para 49).

[17] Si la preuve par affidavit constitue du ouï-dire, elle peut néanmoins être admissible et fournir un « certain fondement factuel » si la partie qui la produit peut démontrer qu’elle est nécessaire et fiable (Khelawon, au para 42; Bande indienne Coldwater c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 292 au para 48). Une déclaration est fiable s’il n’y a pas de préoccupation réelle quant à son caractère véridique, vu les circonstances dans lesquelles elle a été faite, ou si les circonstances sont telles qu’elles permettent d’en vérifier suffisamment la véracité et l’exactitude (Khelawon, aux para 61-63). La nécessité et la fiabilité peuvent influer l’une sur l’autre, de sorte que, si la fiabilité de la preuve est suffisamment établie, l’exigence de nécessité peut être assouplie (Khelawon, aux para 46 et 77).

[18] D’après mon interprétation de ces déclarations, les deux représentants demandeurs présentent des éléments de preuve de première main. M. Greenwood prétend que son état émotionnel l’a amené à réagir « de façon excessive » à des situations familiales normales et il dit qu’il s’est « dissocié » de sa famille. Il affirme que son épouse et lui ont participé à des séances de counselling pour sauver leur mariage. Pour ce qui est de M. Gray, il parle de la façon dont des tiers ont traité son épouse dans un détachement éloigné de la GRC et des répercussions d’un changement d’école sur ses fils. Il soutient qu’il était déprimé et stressé, ce qui a eu des incidences sur sa vie familiale.

[19] À mon avis, les déclarations de MM. Gray et Greenwood, en tant qu’époux et pères, témoignent de leurs observations personnelles des membres de leur famille immédiate. Ils ne répètent pas des propos tenus par des tiers. Ils font plutôt le récit de leurs expériences personnelles et de leurs observations concernant la situation de leur famille. J’estime qu’il ne s’agit pas d’une preuve par ouï-dire.

[20] Même si cette preuve pouvait être qualifiée de ouï-dire, je suis convaincue que les déclarations sont fiables (Khelawon, aux para 61-63). Les déclarations qui font état des répercussions personnelles ainsi que des répercussions sur les conjoints et les enfants dans un contexte familial ne devraient pas, dans ces circonstances, être des éléments de preuve litigieux. Rien ne donne à penser que l’on cherche à empêcher des membres de la famille de fournir une preuve. À cet égard, je signale que, s’il y a des enfants mineurs, ceux-ci ne donneraient pas de preuve directe de toute façon. Enfin, sur ce point, je souligne que, dans l’arrêt Hollick c Toronto (Ville), 2001 CSC 68 [Hollick], la Cour suprême du Canada a expressément dénoncé l’exigence d’une preuve directe de la part de membres du groupe (au paragraphe 9).

[21] Enfin, bien que le Canada affirme que la preuve produite par le « groupe de familles » constitue du ouï-dire, il n’a pas questionné MM. Greenwood et Gray, lorsqu’il a eu l’occasion de les contre-interroger au sujet de leurs affidavits, sur l’inclusion d’un groupe de familles (affidavit de David Endemann, au paragraphe 20). Le Canada soutient que sa décision de ne pas mener de contre-interrogatoire à cet égard ne constitue pas une admission des déclarations relatées et qu’aucune inférence ne devrait être ainsi tirée en faveur des demandeurs. Malgré la thèse actuelle du Canada à l’égard de cette preuve, la possibilité de contre-interroger le déclarant au moment précis où il a fait la déclaration contestée est un facteur dont il faut tenir compte pour qualifier la preuve de ouï-dire. Comme le Canada a choisi de ne pas se prévaloir de la possibilité de contester la preuve directement lorsqu’il a interrogé les deux demandeurs au sujet de leurs affidavits, cela étaye la conclusion selon laquelle cette preuve ne constitue pas du ouï-dire.

[22] À l’étape de l’autorisation, l’établissement d’un « certain fondement factuel » n’exige pas que la Cour apprécie la preuve selon la prépondérance des probabilités ou qu’elle se prononce sur les éléments de fait et les éléments de preuve contradictoires. Que la preuve par affidavit versée au dossier de requête soit admissible ou non pour la véracité de son contenu, elle peut néanmoins être examinée et évaluée, avec ses éventuelles faiblesses, en vue de déterminer si le requérant s’est acquitté du fardeau d’établir un « certain fondement factuel » au regard des conditions d’autorisation (Sweet, au para 49).

(3) Les rapports publics peuvent-ils être considérés comme des éléments de preuve?

[23] Le Canada s’oppose à ce que les demandeurs se fient aux renseignements dans les rapports publics au motif que ces derniers fournissent une preuve de l’existence d’un « certain fondement factuel ». Il prétend que les rapports publics ne fournissent pas de renseignements sur l’existence d’une réclamation au nom d’un membre du groupe de familles.

[24] Comme la Cour d’appel l’a souligné dans l’arrêt Bigeagle c Canada, 2023 FCA 128, au para 44 :

[traduction]

[44] Même s’il est possible de s’appuyer sur des rapports dans une requête en autorisation pour mettre en contexte les faits non litigieux, savoir si ce qui est mentionné dans la déclaration est reflété fidèlement puis établir un « certain fondement factuel », ces rapports ne peuvent servir à combler les lacunes ou les vides dans les actes de procédure. […] Il n’est clairement pas du ressort de la juge des requêtes de passer les rapports en revue pour y retrouver des précisions sur de vastes allégations susceptibles d’appuyer les causes d’action de Mme BigEagle.

[25] Dans l’arrêt Canada c Greenwood, 2021 CAF 186, la Cour d’appel s’est ainsi exprimée au sujet des rapports publics :

[96] Comme le souligne à juste titre la partie intimée, des éléments de preuve semblables aux rapports sont fréquemment produits lors de requêtes en autorisation, en conjonction avec d’autres types d’éléments de preuve, afin d’établir qu’il existe un certain fondement factuel relatif aux quatre dernières conditions d’autorisation : voir, par exemple, Johnson v. Ontario, 2016 ONSC 5314, 364 C.R.R. (2d) 17, aux paragraphes 50-67; Bigeagle c Canada, 2021 CF 504, 2021 CarswellNat 3200, aux paragraphes 37-47; R.G. v. The Hospital for Sick Children, 2017 ONSC 6545, 2017 CarswellOnt 16865, aux paragraphes 22-27, conf. pour d’autres motifs par 2018 ONSC 7058 (C. Div.); Gay c. Nouveau‑Brunswick (Régie régionale de la santé 7), 2014 NBCA 10, 421 R.N.B. (2e) 1, au paragraphe 18.

[97] En effet, la Couronne reconnaît que les rapports peuvent être admis pour ce motif, lorsqu’il s’agit d’établir, en conjonction avec d’autres éléments de preuve, que les quatre dernières conditions d’autorisation sont remplies. En l’espèce, les représentants demandeurs avaient produit d’autres éléments de preuve concernant leur propre situation et leurs observations. La Cour fédérale n’a donc pas commis d’erreur en admettant les rapports et en se fondant sur eux de même que sur les éléments de preuve produits par les représentants demandeurs concernant les quatre dernières conditions d’autorisation.

[26] Cette fois-ci, je n’examinerai pas les rapports publics en détail — ils ont été abordés dans ma décision sur la requête en autorisation (2020 CF 119). Cependant, l’extrait suivant est tiré de la page 13 du rapport intitulé Enquête d’intérêt public sur le harcèlement en milieu de travail au sein de la GRC de février 2013 :

Sur le plan personnel, les membres du réseau de soutien des victimes (p. ex. les partenaires, la famille immédiate et élargie, les amis et les collègues) peuvent eux-mêmes ressentir du stress, subir un traumatisme ou devoir assumer des coûts relativement à un incident de harcèlement en milieu de travail. Les difficultés sur le plan interpersonnel entre la victime et son ou sa partenaire — possiblement causées par la projection de frustrations sur les conjoints et les enfants — peuvent entraîner une diminution de la qualité de la vie familiale, aboutissant à l’éclatement ou au dysfonctionnement de la famille, et peut-être même à la séparation ou au divorce.

[Notes de bas de page omises.]

[27] De plus, dans le rapport intitulé Rêves brisés de décembre 2014, qui porte sur le harcèlement et le mécontentement systémique au sein de la GRC, les auteurs font la constatation suivante à la page 20 :

[…] En dépit de ce legs distingué, un nombre croissant de membres de la GRC ont fait part de récits horribles d’agression sexuelle, de harcèlement et d’intimidation en milieu de travail. Ces allégations sont accompagnées d’histoires d’éclatement de la famille, d’angoisse mentale, de suicide, de destruction de carrière et de souffrances qui entachent la réputation de la GRC d’une manière qui mine la crédibilité de la force.

[28] J’admets que les rapports publics sont utiles, pas nécessairement pour la véracité de leur contenu, mais plutôt pour fournir un certain contexte et une compréhension de la façon dont les expériences de travail des membres de la GRC peuvent influer sur leur famille. Il n’est toutefois pas nécessaire de se fonder sur les renseignements dans les rapports publics pour établir l’existence d’un « certain fondement factuel » pour le groupe de familles, car la déclaration et les affidavits de MM. Greenwood et Gray fournissent une preuve suffisante à cet égard.

[29] Bref, je conclus que les témoignages de MM. Greenwood et Gray établissent l’existence d’un « certain fondement factuel » qui justifie l’inclusion d’un groupe de familles.

B. Critères d’applicabilité

[30] La Cour d’appel me demande d’examiner l’« applicabilité » de la définition du groupe de familles.

[31] Le défendeur soutient que le groupe de familles ne peut pas être autorisé parce qu’il n’est pas défini clairement.

[32] L’« applicabilité » de la définition d’un groupe n’est pas, en soi, un critère selon les conditions d’autorisation énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles. L’« applicabilité » renvoie plutôt à la question de savoir si la définition du groupe de familles suffit pour identifier objectivement les personnes visées par la définition du groupe et qui auraient le droit d’être avisées. Autrement dit, la question de savoir si un groupe bénéficie d’une définition « applicable » est pertinente pour déterminer s’il y a un « groupe identifiable formé d’au moins deux personnes ». Le groupe doit être défini de manière à « permettre de déterminer par la suite qui en fait partie ». La définition du groupe a les objets suivants :

  • (i)recenser les personnes susceptibles d’avoir un droit de réparation contre le […] défendeur […];

  • (ii)établir les paramètres de la poursuite afin de circonscrire les personnes liées par son issue;

  • (iii)déterminer les personnes ayant le droit d’être avisées de l’existence du recours;

(Sun‑Rype Products Ltd c Archer Daniels Midland Company, 2013 CSC 58 [Sun‑Rype] au para 57).

[33] Le Canada invoque l’arrêt Sun-Rype pour étayer sa thèse selon laquelle le groupe de familles est inapplicable. L’arrêt Sun-Rype portait sur un recours collectif de fixation des prix intenté au nom d’acheteurs directs et indirects de sirop de maïs à haute teneur en fructose [SMHTF]. Pour ce qui est de la question de savoir si les « acheteurs indirects » constituaient un groupe identifiable, le problème reposait sur le fait que les acheteurs indirects ne savaient pas s’ils étaient membres du groupe. Selon son témoignage, la demanderesse‑représentante elle‑même n’était pas en mesure de dire si les produits qu’elle avait achetés contenaient du SMHTF (Sun-Rype, au para 66). Voici ce que la Cour a signalé au paragraphe 69 :

[…] En l’espèce, le problème est le suivant. La représentante des acheteurs indirects n’a produit aucune preuve qu’un certain fondement factuel sous‑tend l’hypothèse selon laquelle deux personnes ou plus pourraient démontrer l’achat au cours de la période visée par le recours d’un produit contenant bel et bien du SMHTF, et démontrer ainsi leur appartenance à un groupe identifiable.

[34] Les faits de l’arrêt Sun-Rype diffèrent des faits du cas qui nous occupe. Dans l’arrêt Sun‑Rype, les acheteurs indirects ne savaient pas s’ils étaient, ou pouvaient être, membres du groupe, parce qu’ils auraient pu, sans le savoir, acheter indirectement des produits qui contenaient du SMHTF, de sorte qu’ils ne savaient pas qu’ils l’avaient fait.

[35] En l’espèce, le groupe de familles proposé s’entend de « [t]oute personne ayant le droit de faire valoir une demande en application de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990, c F.3, ou d’une loi équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire ». Lorsque la définition du groupe de familles est interprétée en tenant compte de la déclaration et de la preuve des représentants demandeurs, il est évident que la définition du groupe de familles vise les membres de la famille immédiate des membres du groupe principal. Le critère d’appartenance au groupe de familles est le fait d’avoir un membre de la famille dans le groupe principal. Le groupe principal est composé de membres de la GRC ou de réservistes qui ont travaillé pour la GRC entre le 1er janvier 1995 et la date de la convention collective pertinente. Les membres potentiels du groupe de familles peuvent donc ainsi déclarer eux‑mêmes leur appartenance. Par conséquent, j’estime que le groupe de familles proposé en l’espèce ne comporte pas le même degré d’incertitude que dans l’affaire Sun-Rype.

[36] Le Canada invoque aussi l’arrêt Bonaparte c Canada (Procureur général), [2003] O.J. no 1046 (QL) [Bonaparte], de la Cour d’appel de l’Ontario. À mon avis, cet arrêt n’est pas pertinent au regard des questions en litige dans le cas qui nous occupe pour les motifs suivants. Premièrement, l’arrêt Bonaparte ne porte pas sur un recours collectif. Deuxièmement, les réclamations présentées dans l’affaire Bonaparte étaient des revendications historiques antérieures à l’adoption de la Loi sur le droit de la famille et la Cour d’appel a déclaré que le principe de la possibilité de découvrir ne pouvait pas créer une cause d’action là où il n’en existait pas auparavant. Comme ce n’est pas le cas en l’espèce, l’arrêt Bonaparte n’est donc d’aucune utilité.

[37] Le Canada prétend que l’incertitude qui entoure le syntagme « loi équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire » rend le groupe de familles inapplicable. Selon le Canada, l’admissibilité au groupe de familles varierait considérablement d’une province et d’un territoire à l’autre en fonction de la relation de la personne avec le membre du groupe principal et de la nature du préjudice subi par ce dernier. Il souligne que seuls l’Ontario et l’Alberta reconnaissent une cause d’action pour préjudice causé à un membre de la famille, alors que les membres du groupe de familles des autres ressorts seraient limités aux réclamations liées au décès d’un membre de la famille en vertu des lois en matière d’accidents mortels. Le Canada soutient essentiellement que le groupe de familles n’est pas applicable en raison des différences entre les droits potentiels découlant des divers régimes législatifs.

[38] Même si des groupes de familles ont été autorisés dans le cadre de recours collectifs semblables, notamment dans les décisions Merlo c Canada, 2017 CF 51, et Corriveau c Canada, 2021 CF 267, le Canada affirme que les questions soulevées en l’espèce ne l’ont pas été dans ces autres affaires. Cela étant, j’examinerai des décisions relatives à des recours collectifs de l’Ontario où des objections ont été soulevées relativement à l’inclusion d’un groupe de familles.

[39] Dans l’affaire Robinson c Medtronic Inc., [2009] O.J. no 4366 (QL) [Robinson], la défenderesse s’est opposée à l’inclusion d’un groupe de familles au motif que seuls des membres du groupe en Ontario avaient une réclamation, tandis que les membres du groupe dans d’autres ressorts auraient des réclamations au titre des lois en matière d’accidents mortels et ces réclamations seraient limitées aux membres de la famille de personnes décédées en raison d’un délit ayant entraîné la mort. En réponse à cette objection, le juge Perell a fait la remarque suivante au paragraphe 76 :

[traduction]

[…] La question de savoir si un membre individuel du groupe de droit familial [est admissible] à une réclamation au titre de la Loi sur le droit de la famille et de la législation connexe des provinces et des territoires est une question propre au particulier qui doit être tranchée à l’issue d’un procès sur les questions communes. L’acte de procédure actuel suffit pour faire valoir les réclamations des membres du groupe de droit familial.

[40] Dans l’affaire Crisante v DePuy Orthopaedics Inc, 2013 ONSC 5186 [Crisante], la défenderesse a soutenu qu’en raison de l’absence de preuve de décès de membres potentiels du groupe principal, le groupe de familles devrait être limité aux demandeurs de l’Ontario et de l’Alberta. En réponse, le juge Belobaba a fait la déclaration suivante, au paragraphe 40 :

[traduction]

La composition du groupe de familles, à l’instar de celle du groupe principal, ne touche pas au fond du litige. Les particuliers n’ont qu’à avoir qualité pour faire valoir une revendication par filiation en application des lois applicables. Ces réclamations se limiteront naturellement à celles autorisées par la législation applicable.

[Notes de bas de page omises.]

[41] De même, en l’espèce, le fait qu’il puisse y avoir des différences quant à l’admissibilité entre des membres du groupe de familles ne constitue pas un critère d’exclusion à l’autorisation. J’admets que les droits des membres du groupe de familles peuvent différer en raison des divergences entre les lois applicables. Cette situation a été reconnue dans la décision Crisante, où la cour a souligné que les réclamations au titre du groupe de familles constituent des revendications par filiation qui se limiteront à celles autorisées en vertu des lois applicables. En outre, comme il appert de la décision Robinson, la question de savoir si un membre individuel du groupe de droit familial peut faire valoir une réclamation en application de la loi pertinente est une question propre au particulier qui doit être tranchée à l’issue d’un procès sur les questions communes.

[42] L’autorisation du groupe de familles ne constitue pas un examen du fond de ces réclamations. Cela se fera ultérieurement. J’estime que le groupe de familles est identifiable, car il est tributaire de l’existence d’un membre du groupe principal. Cela donne un avis suffisant à un membre potentiel du groupe qu’il peut avoir le droit de faire valoir une réclamation. À ce stade-ci, il faut établir l’existence du groupe plutôt que la viabilité des réclamations de ses membres.

III. Conclusion

[43] Compte tenu de ce qui précède, j’accueillerai la requête des demandeurs, car je suis convaincue que la définition du groupe de familles est identifiable et applicable. La preuve produite par les demandeurs ainsi que la norme de preuve peu élevée qui s’applique me convainquent que la condition énoncée à l’alinéa 334.16(1)b) des Règles relativement à un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes a été remplie.

ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1201-18

LA COUR REND L’ORDONNANCE SUIVANTE :

  1. La requête des demandeurs est accueillie. Conformément à l’article 334.19 des Règles, l’ordonnance d’autorisation est modifiée afin de remplacer la définition du groupe présentée au paragraphe 2 de l’ordonnance par la définition suivante :

Tous les membres anciens et actuels de la GRC (soit les membres réguliers, les membres civils et les membres spéciaux) ainsi que les réservistes qui ont travaillé pour la GRC entre le 1 janvier 1995 et la date à laquelle leur unité de négociation est devenue assujettie à une convention collective (le groupe principal).

et

Toute personne ayant le droit de faire valoir une demande en application de la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990, c F.3, ou d’une loi équivalente ou comparable en vigueur dans une autre province ou un autre territoire (le groupe de familles).

Le présent recours collectif exclut les revendications dans les instances Merlo c Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-1685-16, Ross et al. c Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-370-17, et Gaétan Delisle et al. c Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour supérieure du Québec no 500 06 000820 163.

  1. Aucuns dépens ne sont adjugés dans la présente requête.

 

Blanc

 

 

« Ann Marie McDonald »

Blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-1201-18

 

INTITULÉ :

GEOFFREY GREENWOOD et TODD GRAY c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juin 2024

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 septembre 2024

COMPARUTIONS :

Megan B. McPhee

Derek McKay

 

pour les demandeurs

 

Christine Mohr

Renuka Koilpillai

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kim Spencer McPhee Barristers

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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