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Date : 20060214

Dossier : T-1847-04

Référence : 2006 CF 195

Ottawa (Ontario), le 14 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

MIEL LABONTÉ INC.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et

L'AGENCE CANADIENNE D'INSPECTION DES ALIMENTS

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision du Ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire du Canada ( « Ministre » ) d'ordonner, en date du 3 avril 2004, le rappel d'un lot de miel (code de production 033196) mis en marché par Miel Labonté Inc. ( « demanderesse » ). Selon la demanderesse, le Ministre n'avait pas le droit, compte tenu des informations dont il disposait, de rendre l'ordonnance contestée en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi sur l'Agence canadienne d'inspection des aliments ( « LACIA » ). La demanderesse allègue de plus que le Ministre et l'Agence canadienne d'inspection des aliments ( « ACIA » ) ont manqué à leur obligation d'équité.

[2]                La demanderesse demande à cette Cour :

-        D'annuler l'ordonnance du Ministre;

-        De déclarer que l'ACIA et le Ministre n'avaient aucun motif raisonnable de croire que le miel naturel liquide de fleurs de bleuet portant le code de production 033196 ( « le miel de la demanderesse » ) représentait un risque pour la santé publique;

-        De déclarer que l'ACIA et le Ministre ont violé leur devoir d'équité en ne permettant pas à la demanderesse de connaître au préalable les raisons invoquées par l'ACIA, les données scientifiques dont elle disposait et la méthode d'analyse qu'elle appliquait, et de présenter ses contre-expertises.

CONCLUSION

[3]                La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

FAITS

[4]                Avant de déterminer les questions en litige, il importe de décrire les faits à l'origine du recours de la demanderesse.

[5]                La demanderesse fait le commerce du miel depuis plus de 30 ans. Dans le cours de ses affaires, elle importe depuis 2002 du miel en provenance de l'Argentine. Le 12 mai 2003, elle commandait 38 464 kilogrammes de miel en provenance de ce pays à la compagnie Odem, pour une valeur de 137 048, 77$. Ce miel devait servir à produire un miel de fleurs de bleuet, en le mélangeant avec du miel canadien. Une analyse a été menée par un laboratoire avec lequel la demanderesse fait affaire, soit J.R. Laboratories Inc. ( « Analyse de J.R. Laboratories » ), avant la conclusion de la transaction.

[6]                À l'automne 2003, des doutes ont commencé à naître dans le milieu des affaires quant à la présence possible de nitrofurane dans le miel en provenance de certains pays, notamment de l'Argentine. L'ACIA a publié plusieurs avis au cours du mois de mars 2004 concernant la présence possible de nitrofurane dans le miel. Il y a eu d'abord un avis à l'industrie daté du mois de mars 2004 (il ne porte pas de date exacte - « Avis à l'industrie de mars 2004 » - p. 45 du dossier des défendeurs). Cet avis se lit comme suit :

Veuillez prendre note que l'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA) a mis sur pied un programme de surveillance des résidus de nitrofurane dans le miel. L'utilisation de ces produits est interdite au Canada, ainsi que dans de nombreux autres pays, les aliments contaminés par des nitrofuranes étant impropres à la consommation humaine.

Au cours du mois de mars 2004, l'ACIA échantillonnera du miel domestique et importé afin d'évaluer la contamination aux résidus de nitrofuranes. Les méthodes d'analyse sont suffisamment sensibles pour détecter un niveau de contamination de 0,5 ppb ou moins [la version anglaise dit « as low as » ]. Dans les cas où les résultats d'analyse seraient plus élevés que la limite détectable, l'ACIA effectuera des inspections de suivi ainsi que des activités de conformité appropriées, et envisagera même la possibilité de rappeler les produits contaminés.

                                             

[7]                Un autre avis est diffusé le 13 mars 2004, concernant le miel d'une autre marque ( « Avis du 13 mars 2003 » , p. 21 du dossier des défendeurs).

[8]                Finalement, un avis a été diffusé sur Internet en date du 23 mars 2004, dont voici un extrait ( « Avis du 23 mars 2004 » - p. 26 du dossier des défendeurs):

MISE À JOUR - DANGER POUR LA SANTÉ

DIVERS MIELS IMPORTÉS POURRAIENT CONTENIR DES NITROFURANES

OTTAWA, le 23 mars 2004 - L'Agence canadienne d'inspection des aliments (ACIA) avise la population de ne pas consommer divers miels importés parce que ces produits pourraient contenir des nitrofuranes.

[...]

Les nitrofuranes sont des médicaments antimicrobiens qu'il est interdit, au Canada, d'administrer aux animaux destinés à l'alimentation. La consommation d'aliments contaminés par des nitrofuranes peut présenter un risque pour la santé humaine en raison de la toxicité intrinsèque de ce médicament et sa capacité à causer des allergies. Aucun cas de maladie associé à la consommation de ce produit n'a été signalé.

[...]

[9]                Le 26 mars 2004, la Direction des médicaments vétérinaires de l'ACIA concluait dans un rapport réalisé à la demande de l'ACIA ( « Rapport d'évaluation du 26 mars 2004 » ) que le miel contaminé par des résidus de nitrofurane présente un risque pour la santé humaine en raison de ses effets cancérogènes et que la vente de ce miel devrait être interdite. Le même rapport recommandait le rappel et la destruction des produits contaminés.

[10]            Une analyse d'un échantillon du produit de la demanderesse a été menée par un laboratoire de l'ACIA le 2 avril 2004 ( « Analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004 » ). Cette analyse confirmait la présence de nitrofurane dans le miel de la demanderesse. Le 2 avril 20h20, l'ACIA en informe M. Jean-Marc Labonté ( « M. Labonté » ), président de la demanderesse. Par la suite, les versions des faits des parties sont légèrement différentes.

[11]            Selon l'affidavit de M. Labonté, l'ACIA exigea de la demanderesse, le soir du 2 avril 2004 (un vendredi), de rappeler immédiatement ses employés et d'alerter tous les commerces afin de retirer le produit des étalages, faute de quoi le Ministre rendrait une ordonnance de rappel. La demanderesse protesta et demanda des délais pour discuter et produire des tests de contrôle. Le 4 avril 2004, un inspecteur de l'ACIA se présenta au domicile de M. Labonté pour lui signifier un avis de rappel signé et il fût donné 24 heures à la demanderesse pour procéder au rappel.

[12]            La version des défendeurs est la suivante. Il ressort du rapport d'incident de l'ACIA           ( « Rapport d'incident » ) que M. Labonté a été appelé à 20h20 le 2 avril, et qu'il a été avisé d'un éventuel rappel et des motifs à l'appui de la décision envisagée. Copie de l'analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004 a été envoyée à M. Andrew Bond, préposé de la demanderesse, à 21h27 le 2 avril 2004. À 20h45, il est demandé à M. Labonté de préparer un avis de rappel et de l'acheminer à l'A.C.A.I. pour examen et de l'acheminer aux distributeurs. Selon les défendeurs, le président de la demanderesse a refusé de collaborer. Le Bureau de la salubrité et des rappels des aliments ( « B.R.S.A. » ) ayant conclu qu'un rappel de Classe I devait être ordonné, M. Labonté en est avisé à 20h50. Il refuse alors de se conformer aux demandes de l'A.C.A.I. et précise que les communications futures devront se dérouler par l'intermédiaire de son avocat. Un appel téléphonique entre les procureurs suivra, pendant lequel l'ACIA s'enquiert de nouveau des mesures que désire prendre la demanderesse pour rappeler les produits. Le procureur de la demanderesse maintient la position de son client, contestant les conclusions de l'ACIA et réitérant son intention de ne pas rappeler volontairement le miel.

[13]            Le 3 avril 2004, le Président de l'ACIA transmettait au Ministre une requête écrite           

( « Requête au Ministre du 3 avril 2004 » ) lui demandant d'effectuer le rappel du miel naturel liquide de fleurs de bleuets commercialisé par la demanderesse portant le code de production 033196 et contenu dans des pots de 500 grammes. Cette requête, intitulée « Request for mandatory recall of Labonté brand honey » , explique la nature du risque, la nature du produit et les circonstances ayant conduit l'ACIA à demander le rappel. Le même jour, tel que mentionné ci-dessus, le Ministre ordonnait le rappel conformément à cette requête, dans un avis de rappel signé ( « Avis de rappel du 3 avril 2004 » ). Le 4 avril au matin, copie de cet avis est remise à M. Labonté.

[14]            Après que l'Avis de rappel du 3 avril 2004 eût été publié, plusieurs mesures de suivi ont été prises pour s'assurer que le rappel avait été fait correctement (p. 94 et suiv. du dossier des défendeurs). Le Rapport d'incident permet de constater que l'ACIA a contacté plusieurs distributeurs au cours du mois d'avril, et s'est informée des mesures prises pour contacter les distributeurs et les détaillants. Une demande de vérification de l'efficacité du rappel a été faite au ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ).

QUESTIONS EN LITIGE

[15]            La demanderesse soulève essentiellement trois arguments. Pour bien circonscrire les questions en litige, il importe de bien distinguer chacun de ces arguments.

[16]            Le premier argument est relatif au caractère raisonnable des motifs de croire au sens du paragraphe 19(1) de la LACIA que le miel de la demanderesse présentait un risque pour la santé publique. La demanderesse a prétendu qu'il s'agissait d'une question de compétence, en s'appuyant sur le paragraphe 21 de l'affidavit de Jean-Louis Michaud, Coordonnateur de la salubrité et des rappels des aliments à l'ACIA, qui se lit comme suit :

Un tel ordre de rappel obligatoire constitue l'une des mesures exceptionnelles à envisager lorsqu'une entreprise refuse de collaborer avec l'ACIA, notamment en refusant et/ou négligeant de retirer volontairement du marché un produit qui constitue, de l'avis du ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire, et des experts de l'ACIA et de Santé Canada un risque pour la santé publique.

À mon avis, il ne faut pas voir cette question comme une question de compétence. La LACIA dit que le rappel peut être ordonné s'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un produit présente un risque pour la santé publique. Le paragraphe précité de l'affidavit de M. Michaud ajoute simplement que l'ACIA a pour pratique de rechercher, dans un premier temps, la collaboration d'une personne qui vend, met en marché ou distribue un produit avant d'ordonner le rappel. Cela ne constitue pas un aveu selon lequel le Ministre aurait ignoré le critère prévu au para. 19(1) de la LACIA et qu'il l'aurait remplacé par un autre critère, soit le refus de collaborer. Autrement dit, ce n'est pas parce que l'ACIA a tenté de collaborer avec la demanderesse que le Ministre n'avait pas, en plus, des motifs raisonnables de croire que le miel représentait un danger pour la santé publique. Pour ces raisons, la question n'en est pas une de compétence, et n'est donc pas sujette à la norme de la décision correcte. L'analyse pragmatique et fonctionnelle et les décisions déposées par les défendeurs à l'audience m'invitent plutôt à faire preuve de beaucoup de retenue, tel qu'expliqué plus loin.

[17]            La demanderesse présente un second argument. Elle prétend que le Ministre n'a pas choisi la mesure appropriée pour faire face à la situation. Elle insiste sur la concentration selon elle très peu élevée de nitrofurane dans son miel et ajoute que selon certains éléments de preuve au dossier, il n'y a risque pour la santé que si le produit était consommé en très grandes quantités ou pendant une très longue période. Autrement dit, la demanderesse dit qu'il n'y avait pas urgence et que le Ministre a agi de façon intempestive compte tenu des circonstances.

[18]            Finalement, le dernier argument concerne l'équité procédurale : il s'agira dans ce cas de se demander si le Ministre avait un devoir d'équité envers la demanderesse et de vérifier si ce devoir a été rempli.

[19]            Compte tenu de ce qui précède, les trois questions en litige sont les suivantes :

-        Le Ministre avait-il des motifs raisonnables de croire au sens du paragraphe 19(1) de la LACIA, que le miel de la demanderesse présentait un risque pour la santé publique?

-        Le Ministre a-t-il erré en ordonnant le rappel du miel de la demanderesse?

-        Le Ministre a-t-il violé son devoir d'équité envers la demanderesse?

DISPOSITION LÉGISLATIVE PERTINENTE

[20]            Le paragraphe 19(1) de la LACIA se lit comme suit :

19. (1) S'il a des motifs raisonnables de croire qu'un produit régi par une loi ou disposition dont l'Agence est chargée d'assurer ou de contrôler l'application aux termes de l'article 11 présente un risque pour la santé publique ou celle des animaux ou des végétaux, le ministre peut, par avis signifié à la personne qui vend, met en marché ou distribue ce produit, en ordonner le rappel ou son envoi à l'endroit qu'il désigne.

19. (1) Where the Minister believes on reasonable grounds that a product regulated under an Act or provision that the Agency enforces or administers by virtue of section 11 poses a risk to public, animal or plant health, the Minister may, by notice served on any person selling, marketing or distributing the product, order that the product be recalled or sent to a place designated by the Minister.

OBJECTIONS À LA PREUVE

[21]            Les défendeurs se sont opposés au dépôt par la demanderesse de plusieurs documents dont la date est postérieure à l'ordonnance de rappel. Lors de l'audition, la demanderesse a demandé le retrait du dossier de ces documents, ce qui fût accepté par la Cour.

ANALYSE

1.         Norme de contrôle

[22]            Deux normes de contrôle distinctes s'appliquent en l'espèce. La première norme s'applique aux décisions du ministre fondées sur le para 19(1) de la LACIA. La seconde norme de contrôle s'applique au choix des garanties procédurales applicables.

[23]            Comme la question de l'étendue des garanties procédurales est une question de droit pur, elle n'est sujette à aucune retenue. C'est donc la norme de la décision correcte qui s'applique. Il n'y a pas lieu d'examiner cet aspect plus en détail.

[24]            La question de savoir quelle est la norme de contrôle applicable aux décisions prises par le Ministre en vertu de l'article 19(1) de la LACIA n'a pas à ma connaissance été examinée par les tribunaux. Il faudra donc, dans un premier temps, voir si certaines décisions ministérielles ou administratives ayant fait l'objet d'un contrôle judiciaire peuvent s'apparenter à la décision prise en l'espèce, en vue de faire des comparaisons. Dans un deuxième temps, il faudra recourir à l'analyse pragmatique et fonctionnelle en s'inspirant des arrêts-clés Pushpanathan c. Canada [1998] 1 S.C.R. 982 et Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 S.C.R. 226.

a)         La jurisprudence

[25]               Deux affaires présentées par le procureur des défendeurs lors de l'audience sont pertinentes, à titre indicatif. Il s'agit des affaires BC Landscape & Nursery Assn. c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. No. 1148 et Friends of Point Pleasant Park c. Canada (Procureur général), [2000] A.C.F. No. 2012.

[26]            D'abord, dans l'affaire BC Landscape & Nursery Assn., il s'agissait du contrôle judiciaire de décisions du Ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire de refuser d'exercer le pouvoir discrétionnaire dont il dispose en vertu de l'article 3 du Règlement sur la protection des végétaux, DORS/95-212 ( « RPV » ). Ce pouvoir s'apparente au pouvoir exercé en l'espèce et le para. 19(1) de la LACIA a une certaine ressemblance avec l'article 3 du RPV. Cet article se lit comme suit :

3. Lorsque le ministre ou l'inspecteur, à la suite d'une analyse du risque phytosanitaire, a des motifs raisonnables de croire qu'une chose soit est un parasite, soit est parasitée ou susceptible de l'être, qu'un lieu est infesté ou susceptible de l'être ou que la chose ou le lieu constitue ou peut constituer un obstacle biologique à la lutte antiparasitaire et lorsque le ministre établit que, compte tenu des circonstances, des mesures de la lutte antiparasitaire sont nécessaires et justifiables quant aux coûts, l'inspecteur prend une ou plusieurs des mesures que la Loi ou ses textes d'application l'autorisent à prendre et qui sont indiquées dans les circonstances pour l'élimination des parasites ou pour la prévention de leur propagation.

3. Where, after a pest risk assessment, the Minister or an inspector believes on reasonable grounds that a thing is a pest, or a thing or place is or could be infested or constitutes or could constitute a biological obstacle to the control of a pest, and the Minister determines that, in the circumstances, it is necessary and cost-justifiable to take pest control measures, an inspector shall, as appropriate in the circumstances for the purpose of eradicating the pest or preventing its spread, take one or more of the actions that the inspector is authorized to take under the Act or any regulation or order made thereunder.

[27]            Dans l'affaire BC Landscape & Nursery Assn., le juge Gibson fait une distinction entre la question préliminaire de savoir si le décideur doit ou non agir et la question de savoir quelle mesure doit être prise. Au para. 21, il écrit :

À mon avis, l'article 3 du Règlement sur la protection des végétaux prévoit deux décisions distinctes, mais liées entre elles. La première est une décision préliminaire qui nécessite, d'abord, une "évaluation du risque phytosanitaire". Lorsqu'une évaluation de cette nature est menée, le ministre ou un inspecteur est tenu de décider s'il existe des motifs raisonnables de croire qu'une chose, probablement l'objet de l'évaluation, est un parasite, qu'une chose ou un lieu est infesté ou susceptible de l'être ou que la chose ou le lieu constitue ou peut constituer un obstacle biologique à la lutte antiparasitaire. Une fois que les deux premières étapes du test préliminaire sont franchies et qu'une réponse positive est donnée à chacune des deux questions, le ministre doit, en troisième lieu, décider si, "...compte tenu des circonstances, des mesures de la lutte antiparasitaire sont nécessaires et justifiables quant aux coûts".

[28]            Il est intéressant de noter que les arguments formulés par la demanderesse correspondent à la distinction du juge Gibson. La demanderesse prétend en effet, d'une part, que le Ministre n'avait pas de motifs raisonnables de prendre quelque mesure que ce soit et d'autre part, que même s'il avait eu de tels motifs, la mesure choisie, soit le rappel rapide du miel, était abusive. Cependant, cela n'a pas d'incidence sur la norme de contrôle qui est la même dans les deux cas. Le juge Gibson se livre à l'analyse pragmatique et fonctionnelle de façon globale et conclut que la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Au para. 31, il écrit :

À mon sens, l'article 3 du Règlement sur la protection des végétaux accorde au ministre un pouvoir discrétionnaire considérable en ce qui a trait au test préliminaire. Il lui appartient à lui de décider si, compte tenu des circonstances, des mesures de la lutte antiparasitaire sont nécessaires et justifiables quant aux coûts. Il lui incombe également de décider quelles sont les circonstances pertinentes qui ont des répercussions sur cette dernière question. Les termes utilisés dans cette disposition laissent une grande marge de manoeuvre au ministre. Ce n'est qu'une fois que cette décision discrétionnaire est prise qu'il appartient à un inspecteur de choisir, probablement en se fondant sur son avis, les mesures "qui sont indiquées dans les circonstances" après avoir consulté le ministre. Il n'existe en droit aucune clause privative concernant la décision préliminaire ou le choix parmi les mesures dont un inspecteur dispose. Il faut présumer que tant le ministre que l'inspecteur possèdent une compétence spécialisée dans les domaines relevant de leurs responsabilités. De toute évidence, l'article 3 du Règlement a pour objet de faciliter la tâche du ministre et de ses fonctionnaires en ce qui concerne l'accomplissement de leurs responsabilités en vertu de la Convention internationale pour la protection des végétaux ainsi qu'en vertu de la Constitution du Canada. Dans ces circonstances, une grande souplesse est justifiée à leur endroit et une retenue considérable à l'égard de leurs décisions est indiquée, sous réserve d'un contrôle judiciaire restreint et d'une imputabilité politique plus importante. De par sa nature, le problème en question ne se limite pas en termes géographiques à une seule province ou à l'ensemble du Canada. Il a des incidences internationales importantes, ce qui, là encore, justifie à mon sens une retenue considérable. C'est à la lumière des facteurs énumérés aux paragraphes 57 à 61 de l'arrêt Baker ainsi que des faits mis en preuve en l'espèce que j'en arrive à la conclusion que la norme de révision applicable est celle du caractère manifestement déraisonnable.

[29]            La seconde affaire pertinente en l'espèce est l'affaire Friends of Point Pleasant Park. Il s'agissait dans ce cas de l'exercice d'un pouvoir du même type, soit le pouvoir du Ministre de l'agriculture et de l'agroalimentaire ou d'un inspecteur de l'ACIA de délivrer un Avis d'élimination d'arbres soupçonnés d'être infestés par un parasite. Le pouvoir est prévu au para. 27(1) du RPV, qui se lit comme suit :

27. (1) Lorsque le ministre ou l'inspecteur a des motifs raisonnables de croire qu'une chose soit est un parasite, soit est parasitée ou susceptible de l'être, soit encore constitue ou peut constituer un obstacle biologique à la lutte antiparasitaire, l'inspecteur peut exiger de son propriétaire ou de la personne qui en a la possession, la responsabilité ou la charge des soins qu'il en dispose, notamment par destruction.

27. (1) Where the Minister or an inspector believes on reasonable grounds that a thing is a pest, is or could be infested or constitutes or could constitute a biological obstacle to the control of a pest, any inspector may require the owner or person having the possession, care or control of the thing to dispose of it.

[30]            Au para. 50, le juge Mackay retient lui aussi que la norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable :

La décision de l'inspecteur concernant la mesure à prendre, en l'occurrence la décision de donner et d'exécuter un Avis d'élimination, est de nature discrétionnaire et implique l'exercice de son jugement à la lumière de la preuve connue selon laquelle soit un parasite existe soit une chose est infestée ou susceptible d'être infestée et de la preuve du risque qui peut y être associé. Cette décision en est une envers laquelle la Cour doit faire preuve de retenue, à moins qu'elle soit manifestement déraisonnable, en ce sens qu'il n'existe pas de preuve pour l'appuyer. C'est la norme utilisée par le juge Gibson dans B.C. Landscape and Nursery Association pour évaluer la décision en cause dans cette affaire concernant la mesure à prendre.

[31]            En somme, le point saillant des affaires BC Landscape & Nursery Assn. et Friends of Point Pleasant Park est le suivant. La décision par laquelle le Ministre ou l'ACIA jugent qu'il y a lieu de prendre des mesures dans l'intérêt public, et la décision par laquelle ils choisissent la mesure qui s'impose, sont des décisions discrétionnaires et sujettes à un degré élevé de retenue judiciaire (norme de la décision manifestement déraisonnable). Cela est confirmé par l'analyse pragmatique et fonctionnelle, plusieurs des remarques mentionnées par le juge Gibson dans BC Landscape & Nursery Assn. pouvant d'ailleurs être reprises en les adaptant au para. 19(1) de la LACIA.

b)         L'analyse pragmatique et fonctionnelle

[32]            Il convient de rappeler les facteurs qui doivent être pris en considération pour déterminer la norme de contrôle applicable. Dans Dr. Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 S.C.R. 226, au par. 26, la juge en chef McLachlin écrit:

Selon l'analyse pragmatique et fonctionnelle, la norme de contrôle est déterminée en fonction de quatre facteurs contextuels -- la présence ou l'absence dans la loi d'une clause privative ou d'un droit d'appel; l'expertise du tribunal relativement à celle de la cour de révision sur la question en litige; l'objet de la loi et de la disposition particulière; la nature de la question -- de droit, de fait ou mixte de fait et de droit. Les facteurs peuvent se chevaucher. L'objectif global est de cerner l'intention du législateur, sans perdre de vue le rôle constitutionnel des tribunaux judiciaires dans le maintien de la légalité. Le mérite de l'approche pragmatique et fonctionnelle tient à sa capacité de faire ressortir les éléments d'information pertinents    sur la question de la déférence judiciaire.

[33]            Le premier facteur concerne le mécanisme de contrôle prévu par la Loi. En l'espèce, il n'y a aucune clause privative. Dans Pushpanathan c. Canada [1998] 1 S.C.R. 982, au para. 30, le juge Bastarache écrit cependant que « [l]'absence d'une clause privative n'implique pas une norme élevée de contrôle, si d'autres facteurs commandent une norme peu exigeante » .

[34]            Le second facteur est celui de l'expertise du décideur. L'A.C.A.I. est chargée de l'application de plusieurs lois relatives à l'agriculture, la salubrité, l'élevage, la santé publique et la qualité des aliments. Cependant, ce n'est pas elle qui évalue si des motifs raisonnables de croire qu'un produit présente des risques pour la santé publique existe, mais bien le Ministre lui-même.

[35]            Le troisième facteur, soit celui de l'intention du législateur (objet de la loi), m'apparaît déterminant. Le libellé du paragraphe 19(1) LACIA est général et laisse un vaste pouvoir d'appréciation au Ministre. Il est manifeste à la lecture de cet article et de la loi dans son ensemble que le but du législateur est de donner priorité à la santé publique, en permettant le rappel de produits dès qu'il y a des « motifs raisonnables » de croire qu'il y a un risque pour la santé publique. Le degré de certitude exigé n'est pas élevé: le législateur n'a pas requis l'existence d'une preuve prépondérante. Le pouvoir en cause est discrétionnaire et sujet à la retenue. De plus, je note l'utilisation des expressions « motifs raisonnables de croire » , « risque » , « peut » , qui suggèrent tous un degré élevé de discrétion. Je remarque en outre le libellé du préambule de la LACIA, qui insiste sur l'objectif de santé publique et de protection des consommateurs :

Attendu :

[...]

que le regroupement de ces services sous les auspices d'une agence unique contribuera à la protection des consommateurs et facilitera l'application uniforme et coordonnée des normes de salubrité, de sécurité et de qualité et des méthodes d'inspection fondées sur les risques;

[...]

[...]

WHEREAS the consolidation of those services under a single food inspection agency will contribute to consumer protection and facilitate a more uniform and consistent approach to safety and quality standards and risk-based inspection systems;

[...]

[36]            Finalement, la nature de la question doit être prise en compte. À mon avis, la question est en grande partie factuelle, aucune question de droit n'ayant à être décidée en vertu du paragraphe 19(1) LACIA, sauf l'application de la norme des « motifs raisonnables » .

[37]            L'analyse pragmatique et fonctionnelle me mène donc à la conclusion que la norme de contrôle applicable à une décision rendue par le Ministre en vertu du paragraphe 19(1) de la LACIA est celle de la décision manifestement déraisonnable.

2.         Le Ministre avait-il des motifs raisonnables de croire, au sens du paragraphe 19(1) de la LACIA, que le miel de la demanderesse présentait un risque pour la santé publique?

[38]            Selon la demanderesse, « il n'y avait pas un motif sérieux de danger pour la santé » , et le Ministre ne pouvait « objectivement et raisonnablement croire » que le miel de la demanderesse posait un risque pour la santé. Elle met l'accent, en particulier, sur le passage suivant du Rapport d'évaluation du 26 mars 2004, à la page 7 :

[MA TRADUCTION] Les traces que l'on retrouve dans le miel importé sont très peu importantes, de sorte que les risques associés à la consommation de ce miel sont aussi considérés très peu élevés. Toutefois, le risque pour la santé humaine augmente si le produit est consommé sur une longue période.

[39]            La demanderesse ajoute que le Rapport d'évaluation du 26 mars 2004 indiquait que pour courir un risque, une personne devrait consommer 170 grammes par jour de ce miel. Elle insiste sur le fait que le Rapport d'évaluation du 26 mars 2004 n'indique pas que le miel de la demanderesse a fait l'objet d'une étude.

[40]            De plus, la demanderesse tente de mettre en doute la valeur de la méthode employée par l'ACIA. Elle est d'avis qu'il n'existait pas en 2003 et qu'il n'existe encore aucune méthode fiable et précise de détection des traces de nitrofurane dans les produits alimentaires. Selon l'affidavit de M. Labonté, 17 laboratoires internationaux travaillent à la mise au point d'une telle méthode, et l'ACIA a refusé d'y participer. La demanderesse ajoute qu'une méthode qui pourrait détecter des concentrations de l'ordre de 0,5 p.p.b à 1,0 p.p.b. devrait être considérée comme suspecte, et que la méthode d'analyse de l'ACIA n'est pas publiée. La demanderesse conclut en prétendant que les informations fournies au Ministre étaient incomplètes, non scientifiquement fiables et non contrôlées par l'ACIA, et que les sources scientifiques les plus reconnues sont d'avis que la présence de nitrofurane dans le miel à un niveau de 1 p.p.b. ne présente pas un risque pour la santé justifiant une ordonnance de rappel. Selon la demanderesse, il faudrait consommer une très grande quantité de nitrofurane pour qu'il y ait risque, ou encore en consommer régulièrement sur une très longue période.

[41]            Selon les défendeurs, le Ministre avait des motifs raisonnables de croire que le miel de la demanderesse présentait un risque pour la santé publique. À cet égard, ils s'appuient essentiellement sur le rapport d'évaluation du 26 mars 2004, qui conclut selon eux que la présence de nitrofurane dans les produits du miel constitue un risque pour la santé publique. Les défendeurs insistent sur l'extrait précité du rapport, à la page 7 (voir paragraphe 38 de la présente), ainsi que sur l'extrait suivant, à la page 1 :

[MA TRADUCTION] Tous les nitrofuranes ne peuvent être administrés au Canada à des animaux destinés à l'alimentation puisqu'il a été découvert que les nitrofuranes sont mutagènes et cancérogènes lorsque administrés à des animaux de laboratoire. Ainsi, tout résidu de ces médicaments pouvant être détecté et confirmé par la meilleure méthode disponible est considéré comme une violation de la Loi sur aliments et drogues et son Règlement.

[42]            Les défendeurs s'appuient également sur différents avis de risques pour la santé publique diffusés sur Internet, sur l'Avis à l'industrie de mars 2004 ainsi que sur l'Analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004, qui confirme la présence de nitrofurane dans l'échantillon du miel mis sur le marché par la demanderesse.

[43]               Les défendeurs estiment de plus que la méthode de détection employée est fiable. Les paragraphes 37 et 38 de l'affidavit de Jean-Louis Michaud résument le point de vue des défendeurs à cet égard :

                                [...]

37. Cette méthode est basée sur une méthode développée aux Pays-Bas où un chimiste de l'A.C.I.A. s'est rendu et a reçu une formation. La méthode est en usage en Union Européenne. À l'instar de Santé Canada, tel que mentionné au paragraphe 33 des présentes, les scientifiques de l'A.C.I.A. sont d'avis que si la méthode permet la détection de 5-nitrofurane, alors le résultat doit être rapporté.

38. La méthode ACC-070 est contenue au recueil « Additives and chemical contaminants analytical methods manual » . Elle est publique, disponible sur demande et a été largement diffusée dans l'industrie. Elle a aussi fait l'objet de présentations scientifiques, notamment par la distribution de textes et de présentations audio-visuelles, aux clientèles concernées, dont Miel Labonté Inc.

[...]

La preuve de la publication de cette méthode d'analyse et de la tenue des séances d'information se trouve au dossier (voir p. 63 et suiv. du dossier de la demanderesse). La présentation Powerpoint sur le sujet présentée le 19 mars 2004 à Dorval figure aux pages 72 et suiv. et l'échange de courriels intervenus à ce sujet aux pages 80 et suiv..

[44]            Après avoir passé en revue l'ensemble de la preuve qui était disponible au Ministre au moment de prendre sa décision, je suis d'avis que la preuve lui permettait d'avoir des motifs raisonnables de croire que le miel naturel liquide de fleurs de bleuet portant le code de production 033196 présentait un risque pour la santé publique. L'expression « motifs raisonnables » signifie à mon avis, comme le dit le juge Mackay dans l'affaire Friends of Point Pleasant Park, précitée, au para. 49, qu' « une certaine preuve [...] doit exister à l'appui de [la] décision » . En l'espèce, le Ministre disposait d'une preuve abondante de nature à le convaincre qu'existait un risque pour la santé publique.

                                             

[45]            D'abord, tel qu'indiqué ci-dessus, plusieurs avis ont été diffusés au cours du mois de mars. Ces avis, dont disposait le Ministre au moment de prendre sa décision, témoignent de l'inquiétude réelle de l'ACIA à l'égard de la présence possible de nitrofurane dans le miel, et démontrent que celle-ci a pris des mesures en vue d'en informer l'industrie et le public. Il y a l'Avis à l'industrie de mars 2004 (p. 45 du dossier des défendeurs), l'Avis du 13 mars 2003 et finalement l'Avis du 23 mars 2004. Pris dans leur ensemble, de tels avis peuvent être pris en considération dans la décision du Ministre pour évaluer s'il a des motifs raisonnables de croire que le miel de la demanderesse représente un risque pour la santé publique.

[46]            Par ailleurs, l'élément central sur lequel repose la décision du Ministre est la Requête au Ministre du 3 avril 2004, ainsi que les éléments de preuve au dossier qui, pris dans leur ensemble peuvent donner au Ministre des motifs raisonnables de croire que le miel de la demanderesse présentait un risque pour la santé publique. En particulier, le texte même de cette lettre, au para. 3, dit ceci :

[MA TRADUCTION] Les nitrofuranes sont des médicaments antimicrobiens qu'il est interdit, au Canada, d'administrer aux animaux destinés à l'alimentation. Santé Canada considère que le miel produit pose un risque sérieux aux consommateurs et a donné au produit une cote de risque de Classe I. En particulier, Santé Canada a informé l'ACIA de sa préoccupation concernant les nitrofuranes dans les produits alimentaires compte tenu de leur potentiel cancérogène et génotoxique.

[47]            Le Ministre disposait de plus du Rapport d'évaluation du 26 mars 2004, dont je reproduis ici les grandes lignes (p. 1,5,7 et 8) :

[MA TRADUCTION] (p.1) Tous les nitrofuranes ne peuvent être administrés au Canada à des animaux destinés à l'alimentation en vertu des articles B. 01. 048 et C. 01. 610. 1 du Règlement sur les aliments et drogues puisque ces aliments sont considérés mutagènes et cancérogènes sur des animaux de laboratoire. Ainsi, tout résidu de ces médicaments peut être détecté et confirmé par le meilleur test disponible est considéré comme une violation de la Loi sur aliments et drogues et son Règlement.

[...]

(p. 5) Évaluation du risque

Les risques dans le cas présent pour la santé concernent l'exposition d'êtres humains à des traces de médicaments nitrofuranes qui sont considérés dangereux. Bien qu'il y ait des bénéfices associés à l'utilisation d'agents antimicrobiens à certaines conditions, les résidus de médicaments peuvent impliquer des risques pour la santé en raison de la toxicité inhérente du médicament et son potentiel allergène.

La nitrofurantoine (Macrodantine, furadantine, autres) est employée en médecine (tant chez les adultes que chez les enfants) au Canada, aux États-Unis et dans d'autres pays pour le traitement d'infections urinaires causées par des bactéries. Les effets néfastes les plus communs chez les humains sont liés au système digestif, soit la nausée, les vomissements, et la diarrhée. Plusieurs réactions hypersensibles peuvent survenir. Le risque potentiel chez les humains est lié au potentiel cancérogène et mutagène du médicament.

[...]

(p. 7)Description des risques

Les traces de nitrofuranes dans la nourriture que l'on trouve dans le miel contaminé peuvent représenter un risque pour la santé compte tenu de leur toxicité inhérente et du fait qu'elles peuvent causer des allergies.

Les nitrofuranes constituent un groupe de produits chimiques classifiées comme agents cancérogènes et il est en conséquence interdit de les administrer aux animaux destinés à l'alimentation dans la plupart des pays, incluant le Canada. Cette interdiction complète est conforme à l'opinion de Codex Alimentarius, l'organe de l'Organisation des Nations Unies qui édicte les normes internationales en matière de sécurité alimentaire. La nitrofurazone et la furazolidone ont fait l'objet de discussions au 40ème Comité mixte d'experts FAO/OMS sur les additifs alimentaires (JECFA) et des données complètes étaient disponibles pour évaluer l'un et l'autre de ces additifs. Essentiellement, le JECFA a conclu que la nitrofurazone est cancérogène alors que la furazolidone est génotoxique et cancérogène. De plus, il a été observé que la nitrofurazone cause de l'arthropathie sévère chez les animaux de laboratoire.

Les nitrofuranes sont des médicaments antimicrobiens qu'il est interdit, au Canada, d'administrer aux animaux destinés à l'alimentation et ce, en raison de motifs liés à la santé humaine, notamment le risque de cancer chez les humains en raison d'une consommation prolongée.

Les traces que l'on retrouve dans le miel importé sont très peu importantes, de sorte que les risques associés à la consommation de ce miel sont aussi considérés très peu élevés. Toutefois, le risque pour la santé humaine augmente si le produit est consommé sur une longue période.

Considérant que le Canada a interdit d'administrer des nitrofuranes aux animaux destinés à l'alimentation, toutes traces de nitrofuranes détectées dans de la nourriture enfreignent l'article 4 de la Loi sur aliments et drogues considérant les articles B. 01.048 et C. 01.610.1 du Règlement sur les aliments et drogues.

(p. 8) En reconnaissance du risque pour la santé humaine (même si il est minime) de l'exposition à des composés cancérogènes en raison de l'ingestion de traces de nitrofuranes venant d'Australie, ou de quelqu'autre pays, la vente de miel contaminé devrait être interdite au Canada.

[je souligne]

[48]            Le dossier du Ministre comprend également l'Analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004. Entre autres, cette analyse comprend les mentions suivantes:

AGENCE CANADIENNE D'INSPECTION DES ALIMENTS

RAPPORT D'ANALYSE

FORMULAIRE D'ÉCHANTILLONAGE DE PRODUITS ALIMENTAIRES

[...]

Produit : Miel

Lot : 033196

Unité de mesure : 500g

Nom commun : HONEY FROM BLUEBERRY BLOSSOMS

Marque: Labonté

Méthode: ACC-070

Nitrofurane par dépistage Positive///Positif

Évaluation de l'analyse : Insatisfaisant

Méthode : ACC-070

3 Amino-2-oxazolidinone

(AOZ)     0,5 ppb

Évaluation de l'analyse : Insatisfaisant

Autorisation de la tâche : 2004/04/02                 Autorisateur : Fred Butterworth

Évaluation de la tâche : Insatisfaisant

Commentaire d'évaluation de la tâche : AOZ présent

[49]            La Loi sur les aliments et drogues, L.R. 1985, ch. F-27, le Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870 et le Règlement sur le miel, C.R.C., ch. 287 sont également à considérer. Les dispositions pertinentes de ces textes se lisent comme suit :

Loi sur les aliments et drogues

[...]

2. Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi :

« aliment » Notamment tout article fabriqué, vendu ou présenté comme pouvant servir de nourriture ou de boisson à l'être humain, la gomme à mâcher ainsi que tout ingrédient pouvant être mélangé avec un aliment à quelque fin que ce soit.

[...]

4. Il est interdit de vendre un aliment qui, selon le cas :

a) contient une substance toxique ou délétère, ou en est recouvert;

b) est impropre à la consommation humaine;

c) est composé, en tout ou en partie, d'une substance malpropre, putride, dégoûtante, pourrie, décomposée ou provenant d'animaux malades ou de végétaux malsains;

d) est falsifié;

e) a été fabriqué, préparé, conservé, emballé ou emmagasiné dans des conditions non hygiéniques.

[...]

Règlement sur les aliments et drogues

[...]

B. 01. 048. (1) Il est interdit de vendre :

a) des animaux qui sont destinés à être consommés comme aliments et auxquels a été administré un produit contenant une drogue mentionnée au paragraphe (2);

b) de la viande, des sous-produits de viande, des oeufs ou du lait qui sont destinés à être consommés comme aliments et qui proviennent d'un animal auquel a été administré un produit contenant une drogue mentionnée au paragraphe (2);

c) de la viande, des sous-produits de viande, des oeufs ou du lait contenant des résidus d'une drogue mentionnée au paragraphe (2).

(2) Les drogues visées au paragraphe (1) sont :

[...]

b) un composé de 5-nitrofurane;

[...]

C. 01. 610. 1 Il est interdit de vendre une drogue pour administration aux animaux qui produisent des aliments ou qui sont destinés à être consommés comme aliments si elle contient :

[...]

b) soit un composé de 5-nitrofurane;

[...]

Règlement sur le miel

2. (1) Dans le présent règlement,

« contaminé » Qualifie le miel qui contient un produit chimique, une drogue, un additif alimentaire, un métal lourd, un polluant industriel, un ingrédient, un médicament, un microbe, un pesticide, un poison, une toxine ou toute autre substance qui est interdite sous le régime de la Loi canadienne sur la protection de l'environnement, de la Loi sur les aliments et drogues et de la Loi sur les produits antiparasitaires, ou dont la quantité excède les limites de tolérance prescrites sous le régime de ces lois. (contaminated)

[...]

4. 1 (1) Sous réserve des paragraphes (2) et (3), est interdite la commercialisation--soit interprovinciale, soit liée à l'importation ou l'exportation--du miel en tant qu'aliment, sauf si le miel :

a) n'est pas falsifié;

b) n'est pas contaminé;

c) est comestible;

d) est conditionné hygiéniquement;

e) satisfait à toutes les autres exigences de la Loi sur les aliments et drogues et du Règlement sur les aliments et drogues.

(2) Le miel falsifié ou contaminé peut faire l'objet d'une commercialisation--soit interprovinciale, soit liée à l'exportation--en tant qu'aliment si, avant sa commercialisation, il est conditionné de manière à satisfaire aux exigences des alinéas (1)a) à e).

(3) Il est interdit, aux fins du conditionnement du miel visé au paragraphe (2) de manière qu'il satisfasse aux exigences des alinéas (1)a) à e), de le mélanger avec du miel qui n'est ni contaminé ni falsifié.

(4) Pour l'application de l'alinéa (1)d), « conditionné hygiéniquement » qualifie le miel conditionné de manière que sa manutention soit faite au moyen de matériel nettoyé et assaini régulièrement. DORS/91-524, art. 2.

Food and Drugs Act

[...]

2. In this Act,

"food" includes any article manufactured, sold or represented for use as food or drink for human beings, chewing gum, and any ingredient that may be mixed with food for any purpose whatever;

[...]

4. No person shall sell an article of food that

(a) has in or on it any poisonous or harmful substance;

(b) is unfit for human consumption;

(c) consists in whole or in part of any filthy, putrid, disgusting, rotten, decomposed or diseased animal or vegetable substance;

(d) is adulterated; or

(e) was manufactured, prepared, preserved, packaged or stored under unsanitary conditions.

[...]

Food and Drugs Regulations

[...]

B. 01. 048. (1) No person shall sell

(a) any animal intended for consumption as food if any product containing any drug listed in subsection (2) has been administered to the animal;

(b) any meat, meat by-products, eggs or milk intended for consumption as food and derived from an animal if any product containing any drug listed in subsection (2) has been administered to that animal; or

(c) any meat, meat by-products, eggs or milk that contains any residue of any drug listed in subsection (2).

(2) The drugs referred to in subsection (1) are

[...]

(b) a 5-nitrofuran compound;

[...]

C. 01. 610. 1 No person shall sell a drug for administration to animals that produce food or that are intended for consumption as food if that drug contains

[...]

(b) a 5-nitrofuran compound;

[...]

Honey Regulations

2. (1) In these Regulations,

"contaminated", in respect of honey, means containing a chemical, drug, food additive, heavy metal, industrial pollutant, ingredient, medicament, microbe, pesticide, poison, toxin or any other substance not permitted by, or in an amount in excess of limits prescribed under, the Canadian Environmental Protection Act, the Food and Drugs Act and the Pest Control Products Act; (contaminé)

[...]

4. 1 (1) Subject to subsections (2) and (3), no person shall market honey in import, export or interprovincial trade as food unless the honey

(a) is not adulterated;

(b) is not contaminated;

(c) is edible;

(d) is prepared in a sanitary manner; and

(e) meets all other requirements of the Food and Drugs Act and the Food and Drug Regulations.

(2) Honey that has been adulterated or contaminated may be marketed in export or interprovincial trade as food where the honey, before being marketed, is prepared in such a manner that it meets the requirements of paragraphs (1)(a) to (e).

(3) No person shall, for the purpose of preparing honey referred to in subsection (2) in such a manner that it meets the requirements of paragraphs (1)(a) to (e), mix the honey with other honey that is not adulterated and not contaminated.

(4) For the purpose of paragraph (1)(d), "prepared in a sanitary manner" includes preparation in such a manner that the honey is handled with equipment that is cleaned and sanitized regularly. SOR/91-524, s. 2.

À l'examen de l'ensemble de ces dispositions, il est possible de faire l'observation générale que les composés de nitrofurane sont considérés dangereux par les autorités. Prises dans leur ensemble, ces dispositions prohibent la commercialisation de miel contenant des composés de nitrofurane. Un tel miel est contaminé, selon la définition de l'article 2 du Règlement sur le miel, puisqu'il est interdit d'administrer ce type de composé aux animaux destinés à l'alimentation. L'interdiction de l'emploi du produit, chez les animaux destinés à l'alimentation, est absolue, et non partielle. M. Labonté l'admet d'ailleurs dans son affidavit, au para 13 :

Bien que la loi défende la présence de toute trace de nitrofurane dans un produit alimentaire, il n'existait pas en 2003 et il n'existe pas encore une méthode de détection suffisamment précise et fiable connue dans le monde pour permettre d'atteindre cet objectif.

Dès lors, le miel de la demanderesse ne pouvait être commercialisé en raison du para. 4.1(1) du Règlement sur le miel; a fortiori le Ministre avait-il des motifs raisonnables de croire que ce miel posait un risque pour la santé publique.

[50]            Pour toutes ces raisons, et compte tenu de la retenu judiciaire qui s'impose du fait de la norme de contrôle applicable, je crois que le ministre avait des motifs raisonnables pour décider que le miel de la demanderesse représentait un risque pour la santé publique.

[51]            La demanderesse a beaucoup insisté sur la non fiabilité alléguée de la méthode employée par l'ACIA. Je n'ai pas l'intention de me prononcer sur cette question, puisque la question qui se pose à la Cour est de savoir si le Ministre avait ou non des motifs raisonnables de croire que le produit de la demanderesse représentait un risque pour la santé publique. De toute façon, il n'y a pas de preuve sérieuse au dossier pouvant remettre en question la méthode suivie. Ayant dit ceci, il est normal que le Ministre se fie à l'opinion scientifique de ses fonctionnaires.

[52]            Pour ces raisons, je donne une réponse positive à la première question.

3.         Le Ministre a-t-il erré en ordonnant le rappel du miel de la demanderesse?

[53]            À l'audience, la demanderesse a mis l'accent sur le caractère abusif de la conduite de l'ACIA en l'espèce. Elle plaide essentiellement que l'ACIA et ses préposés ont fait preuve d'un excès de zèle, et qu'il n'y avait pas lieu d'agir avec empressement en l'espèce, qu'il aurait été possible de prendre le temps de discuter des méthodes d'analyse. Cet argument, en un sens, rejoint l'argument d'équité procédurale soulevé par la demanderesse. La demanderesse ajoute qu'il n'y avait pas lieu d'alerter la clientèle et les consommateurs. À cet égard, la demanderesse insiste sur les éléments de preuve au dossier selon lesquels il faudrait consommer une très grande quantité de miel pendant une très longue période pour qu'il y ait des effets néfastes sur la santé, compte tenu de la concentration relativement faible de nitrofurane révélée par l'Analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004. En particulier, la demanderesse souligne le passage déjà cité au paragraphe 38 de la présente.

[54]            De leur côté, les défendeurs maintiennent que le pouvoir du ministre est très discrétionnaire, y compris quant au choix des mesures à prendre.

[55]            Je partage l'opinion des défendeurs. Il faut rappeler que la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable et que le Ministre, lorsqu'il a à prendre une décision en vertu du para. 19(1), est tenu de le faire très rapidement. Il faut éviter à mon avis de juger la décision du Ministre avec un recul qu'il ne pouvait pas avoir dans les circonstances. Comme le démontre le Rapport d'incident, les événements se sont bousculés, et le Ministre avait devant lui une preuve lui donnant des motifs raisonnables de croire qu'un produit qui se trouvait déjà sur les étalages présentait un risque pour la santé publique. Moins de 24 heures se sont écoulés entre la réception par l'ACIA de l'Analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004 et la signature par le Ministre de l'Avis de rappel du 3 avril 2004. Aussi, plusieurs rappels de miel, volontaires ou non, ont été effectués par l'ACIA pendant le mois de mars 2004 (voir p. 50 du dossier des défendeurs). Je remarque de plus que deux de ces rappels ont été faits volontairement par le grossiste, pour des concentrations en nitrofurane de l'ordre de 0,5 p.p.b. et 0,6 p.p.b.. La mesure choisie par l'ACIA en vertu du para. 19(1) ne m'apparaît donc pas manifestement déraisonnable dans les circonstances.

            4.          Le ministre a-t-il violé son devoir d'équité procédurale envers la demanderesse?

[56]            La demanderesse estime que l'obligation d'équité procédurale a été violée à son endroit par les défendeurs, en raison de leur excès de zèle. Elle se fonde essentiellement sur l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 et sur l'affaire Archer (f. a. s. Fairburn Farm) c. Canada (Agence canadienne d'inspection des aliments), [2001] A.C.F. No. 46.

[57]            Dans l'affaire Baker, la Cour suprême du Canada analysait l'étendue de l'obligation d'équité dans le cadre d'une demande de résidence permanente pour des raisons humanitaires, en droit de l'immigration. Les paragraphes 23 à 27 sont pertinents :

La jurisprudence reconnaît plusieurs facteurs pertinents en ce qui a trait aux exigences de l'obligation d'équité procédurale en common law dans des circonstances données.    Un facteur important est la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. [...] Plus le processus prévu, la fonction du tribunal, la nature de l'organisme rendant la décision et la démarche à suivre pour parvenir à la décision ressemblent à une prise de décision judiciaire, plus il est probable que l'obligation d'agir équitablement exigera des protections procédurales proches du modèle du procès.

[...]

Le deuxième facteur est la nature du régime législatif et les "termes de la loi en vertu de laquelle agit l'organisme en question" [...] Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d'appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu'il n'est plus possible de présenter d'autres demandes

[...]

Le troisième facteur permettant de définir la nature et l'étendue de l'obligation d'équité est l'importance de la décision pour les personnes visées.    Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses.

[...]

Quatrièmement, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l'obligation d'équité exige dans des circonstances données.

[...]

Si le demandeur s'attend légitimement à ce qu'une certaine procédure soit suivie, l'obligation d'équité exigera cette procédure [...]. De même, si un demandeur s'attend légitimement à un certain résultat, l'équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés [...].

[...]

Cinquièmement, l'analyse des procédures requises par l'obligation d'équité devrait également prendre en considération et respecter les choix de procédure que l'organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l'organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances [...].

Bien que, de toute évidence, cela ne soit pas déterminant, il faut accorder une grande importance au choix de procédures par l'organisme lui-même et à ses contraintes institutionnelles [...].

Je dois mentionner que cette liste de facteurs n'est pas exhaustive.    Tous ces principes aident le tribunal à déterminer si les procédures suivies respectent l'obligation d'équité.    D'autres facteurs peuvent également être importants, notamment dans l'examen des aspects de l'obligation d'agir équitablement non reliés aux droits de participation.    Les valeurs qui sous-tendent l'obligation d'équité procédurale relèvent du principe selon lequel les personnes visées doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et ont droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d'un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision.

[...]      

[58]            Dans Archer, la Cour d'appel fédérale devait déterminer l'étendue de l'obligation d'équité dans le cas de l'ordonnance de renvoi à l'étranger de buffles en vertu de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21. La demanderesse cite le paragraphe 38 de cette affaire dans son mémoire des faits et du droit :

Afin de déterminer le contenu de l'obligation d'équité, il faut effectuer une autre analyse. La décision ici en cause comporte l'examen d'un certain nombre de facteurs, allant des intérêts privés des Archer à l'intérêt public, qui exige une industrie des productions animales sûre et rentable. À mon avis, la diversité des intérêts en cause donnerait à entendre qu'il existe un droit de consultation visant à assurer aux Archer la possibilité de traiter des facteurs militant à leur encontre. Le fait que la décision a été prise dans le contexte d'une obligation continue destinée à empêcher la propagation de la maladie donne à entendre qu'il existe un droit moindre de participation en ce sens que l'existence de la maladie n'est en général pas une question qui se prête à un débat. Le fait que les conséquences de la décision seront catastrophiques pour les Archer milite fortement en faveur de droits de participation plus étendus. Dans l'arrêt Baker, supra, il a été dit que l'importance de la décision pour la personne en cause indiquait fortement l'existence de droits de participation. Enfin, l'octroi de droits de participation n'obligerait pas l'Agence à modifier les procédures existantes si ce n'est de fournir aux personnes touchées une copie de l'évaluation du risque avant qu'une décision soit prise et de leur permettre de répondre à l'évaluation. Cela nuit fort peu, et ne nuit peut-être pas du tout, aux procédures existantes, du moins lorsqu'il n'y a pas d'urgence. Dans les cas où le temps entre en ligne de compte, le droit de participation pourrait être modifié de façon à répondre aux circonstances. Compte tenu de toutes les remarques qui précèdent, je conclus que les Archer avaient le droit, selon l'équité procédurale, d'avoir la possibilité de participer au processus décisionnel et que cette possibilité leur a été refusée. Ils avaient le droit de recevoir une copie des évaluations du risque sur lesquelles le représentant du ministre s'était fondé et d'avoir la possibilité d'y répondre avant que la décision soit prise.

[59]            De leur côté, les défendeurs sont d'avis que l'équité procédurale ne crée pas de droits de participation pour l'intéressé lorsque, comme en l'espèce, la sécurité publique exige une intervention urgente et immédiate de l'État. Selon eux, les facteurs de l'arrêt Baker mènent à la conclusion que l'équité procédurale ne comporte pas de droits de participation. Ils insistent sur le caractère discrétionnaire du pouvoir prévu au para. 19(1) de la LACIA, et sur l'urgence de la décision prise en l'espèce. Selon eux, imposer au Ministre une obligation d'équité procédurale reviendrait à paralyser sa capacité à prendre des mesures jugées nécessaires en vue de protéger la santé de la population. Ils ajoutent que les termes de la LACIA prévoient des sanctions en cas de non-respect d'une ordonnance de rappel et invitent à conclure qu'une ordonnance prononcée en vertu du para. 19(1) doit être immédiatement respectée. Il s'agit selon les défendeurs d'un acte de puissance publique, et que l'État doit pouvoir jouer un rôle prépondérant en matière de protection de la santé publique. Les défendeurs cherchent également à distinguer les faits de l'affaire Archer de ceux de l'espèce. Selon eux, les délais additionnels qu'engendrerait l'octroi de droits de participation mettraient temporairement en suspens la protection de la santé publique. En somme, les défendeurs estiment qu'aucun droit de participation n'existe au profit des administrés visés par une ordonnance de rappel prise en vertu du para. 19(1) de la LACIA, et ajoutent que même si de tels droits existaient, la demanderesse y a renoncé par les gestes qu'elle a posé.

[60]            Pour déterminer l'étendue de l'obligation d'équité procédurale, il faut reprendre les facteurs de l'arrêt Baker. Les parties s'entendent à cet égard.

[61]            D'abord, concernant la nature de la décision et le processus suivi pour y parvenir, il faut dire que la décision prise d'ordonner le rappel d'un produit en vertu de l'article 19(1) s'éloigne très clairement d'une décision de type judiciaire. Cela invite à faire une application moins stricte de l'obligation d'équité.

[62]            Quant au régime législatif et aux termes de la loi, il m'apparaît clair que la LACIA vise à limiter au maximum les droits de participation. En effet, le Ministre, dès lors qu'il a des motifs raisonnables de croire qu'un produit présente un risque pour la santé publique, peut choisir la mesure à prendre, soit le rappel ou l'envoi du produit à un endroit qu'il désigne. Il s'agit de mesures radicales, mais qui doivent être comprises dans un contexte où il peut y avoir urgence d'agir.

[63]            Troisièmement, la décision est importante pour les personnes visées, comme la demanderesse l'a fait valoir. Une décision de rappel affecte certainement la personne visée tant du point de vue de sa renommée qu'au point de vue financier.

[64]            Quant au facteur des attentes légitimes, je vois mal en quoi la demanderesse aurait pu avoir pareilles attentes, compte tenu du régime législatif et des communications intervenues entre les parties.

[65]            Cinquièmement, la Cour doit respecter les choix de procédure faits par l'organisme.

[66]            La Cour suprême précise, dans Baker, que la liste des facteurs à prendre en considération n'est pas exhaustive. L'affaire Archer permet d'ajouter un sixième facteur qui, en l'espèce, apparaît déterminant. Dans cette affaire, il s'agissait d'une ordonnance de renvoi à l'étranger de buffles en provenance du Danemark en vertu de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21, au motif que ceux-ci auraient pu être porteurs du virus de la vache folle. Le juge Pelletier se livre à l'analyse de l'ensemble des facteurs de l'arrêt Baker, et en vient à la conclusion qu'en considération des faits qui sont devant lui, le devoir d'équité procédurale n'a pas été respecté. L'arrêt Archer est en l'espèce utile en ce qu'il permet de faire ressortir les facteurs de l'arrêt Baker dans le contexte de l'exercice d'un pouvoir visant un objectif de santé publique par l'A.C.I.A. Cependant, le passage suivant de l'extrait précité, au para. 38, permet de mettre en évidence une différence fondamentale entre Archer et la présente affaire :

Enfin, l'octroi de droits de participation n'obligerait pas l'Agence à modifier les procédures existantes si ce n'est de fournir aux personnes touchées une copie de l'évaluation du risque avant qu'une décision soit prise et de leur permettre de répondre à l'évaluation. Cela nuit fort peu, et ne nuit peut-être pas du tout, aux procédures existantes, du moins lorsqu'il n'y a pas d'urgence. Dans les cas où le temps entre en ligne de compte, le droit de participation pourrait être modifié de façon à répondre aux circonstances [je souligne].

Dans Archer, la viande des buffles n'était pas encore sur les étalages, disponible aux consommateurs. Dans la présente affaire, c'est tout le contraire : les contenants de miel étaient dans les supermarchés, accessibles aux consommateurs. Dans Archer, la Cour d'appel fédérale a clairement envisagé qu'en situation d'urgence, les droits de participation pourraient être moindres.

[67]            La demanderesse est d'avis qu'il n'y avait pas d'urgence réelle en l'espèce. À cet égard, je crois qu'il faut laisser au Ministre une marge de manoeuvre importante pour évaluer le degré d'urgence et décider s'il y a lieu ou non de mettre entre parenthèses les garanties procédurales applicables. Cela ne signifie pas que le Ministre peut à sa guise écarter le devoir d'équité procédurale alors qu'il n'y a pas urgence. Dans Archer, le comportement même de l'ACIA démontrait qu'elle considérait qu'il n'y avait pas urgence, puisqu'il s'est écoulé plus de 6 mois entre le moment où les intéressés ont été informés qu'un cas de maladie de la vache folle avait été découvert au Danemark et le moment où le premier avis de renvoi a été envoyé. En pareilles circonstances, il est évident qu'il ne serait pas loisible au Ministre ou à l'ACIA d'invoquer l'urgence de la situation alors que leur comportement montre qu'eux-mêmes considéraient qu'il n'y avait pas urgence. Je suis d'accord que le fait que le produit soit hors de circulation est tout à fait pertinent pour évaluer les garanties procédurales; en pareil cas, des garanties procédurales plus étendues devraient certainement être données. En l'espèce cependant, le Ministre et l'ACIA ont agi rapidement parce que le produit était disponible en épicerie et parce qu'ils avaient des motifs raisonnables de croire que le produit de la demanderesse représentait un risque pour la santé publique.

[68]            De toutes ces considérations, je conclus que l'obligation d'équité procédurale est très limitée en l'espèce, et que la démarche suivie par l'ACIA est correcte. Dans un contexte où la santé publique est en jeu, on devrait donner à la personne intéressée l'occasion de collaborer, l'informer de la nature de la décision envisagée et lui transmettre le résultat des analyses et des raisons justifiant cette décision. C'est ce qui a été fait en l'espèce, tel qu'il ressort du Rapport d'incident (p. 9 et suiv.). Le 2 avril 2004, en début de soirée, plusieurs occasions de collaborer ont été données à la demanderesse, mais celle-ci a en tout temps refusé et a persisté à vouloir présenter une preuve pour contredire celle de l'ACIA ou mettre en doute les méthodes employées par l'ACIA.

[69]            À 20h20 le 2 avril 2004, M. Labonté était informé qu'un rappel pourrait être ordonné. M. Labonté prétend, au para. 22 de son affidavit, que « l'Agence demanda à Miel Labonté Inc. de rappeler immédiatement ses employés et d'alerter tous les commerces afin de retirer ce produit des étalages [...] à défaut de quoi le Ministre l'ordonnerait » . La version des défendeurs m'apparaît plus conforme à la réalité, puisque je vois mal comment un agent de l'ACIA aurait le pouvoir de déterminer ce que le Ministre déciderait lorsqu'il aurait le dossier en main. Il appert du Rapport d'incident (p.10) que copie de l'Analyse du produit de la demanderesse du 2 avril 2004 a été envoyée à M. Andrew Bond, représentant de la demanderesse, à 21h27 le jour même. La demanderesse a donc eu droit de connaître la nature de la décision envisagée avant que celle-ci ne soit prise, les motifs la justifiant ainsi que les résultats d'analyse. Cela m'apparaît suffisant compte tenu des facteurs de l'arrêt Baker et des précisions du juge Pelletier dans l'affaire Archer.

[70]            Dans Baker, au para. 28, la Cour suprême du Canada a pris la peine de dire que « les décisions touchant [les] droits, intérêts ou privilèges [des personnes visées doivent être] prises à la suite d'un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal, institutionnel et social de la décision [je souligne] » . Compte tenu de l'importance de l'objectif de la santé publique et de l'urgence d'agir réelle qui peut exister, on ne peut assujettir le pouvoir d'ordonnance à des garanties procédurales strictes. Il serait sans doute pensable, en théorie, de moduler les garanties procédurales en fonction du degré de risque et d'urgence, de sorte qu'il puisse être possible dans certains cas de faire de représentations ou de contester les conclusions du Ministre. En pratique cependant, imposer pareil devoir au Ministre, avant l'exercice de son pouvoir d'ordonner le rappel d'un produit, aurait pour effet de laisser sur les étalages des produits posant un risque pour la santé publique et ce, pendant un laps de temps indéterminé. Le Ministre devrait en effet, dans chaque cas, soupeser la preuve qui est devant lui pour déterminer l'étendue des garanties procédurales applicables, à la manière d'un tribunal administratif. Une fois pareille démarche complétée, il devrait ensuite donner à l'intéressé les garanties correspondantes. Si le risque et l'urgence sont suffisants pour justifier de procéder de façon expéditive, le Ministre aurait alors perdu un temps précieux et il est facile d'imaginer que même s'il déterminait au terme de son analyse qu'il y a urgence, il pourrait déjà être trop tard pour ordonner le rappel, puisque certains produits alimentaires peuvent disparaître très vite des étalages. L'objectif de la santé publique est trop important, tel qu'il ressort du préambule de la LACIA (voir para. 35 de la présente décision), pour permettre l'écoulement du temps et prendre le risque de faire jouer au public le rôle de cobaye.

[71]            Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les dépens sont demandés par les défendeurs. Compte tenu de mes conclusions et des circonstances particulières de ce dossier, les dépens seront taxés utilisant le minimum de la Colonne III.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE :

-           La demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens (selon le minimum de la Colonne III) en faveur des défendeurs.

« Simon Noël »

JUGE


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                       

                                                                       

DOSSIER :                                  T-1847-04           

INTITULÉ :                                 MIEL LABONTÉ INC.

                                                                                                                              demandeur

et                                  

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

ET

L=AGENCE CANADIENNE D=INSPECTION DES ALIMENTS     

                                                                                                                              défendeurs

LIEU DE L'AUDIENCE :          Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :         le 2 février 2006

MOTIFSDE L=ORDONNANCE ET ORDONNANCE:

                     L=HONORABLE JUGE SIMON NOËL

DATE DESMOTIFS :               le 14 février 2006

COMPARUTIONS:

Me IRVING GAUL                                                POUR LE DEMANDEUR

Me GUY M. LAMB                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me IRVING GAUL                                                            POUR LE DEMANDEUR           

Sherbrook (Québec)

JOHN M. SIMS                                                                 POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)


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