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Date : 20241029


Dossier : IMM-13900-23

Référence : 2024 CF 1719

Ottawa (Ontario), le 29 octobre 2024

En présence de l'honorable madame la juge Ngo

ENTRE :

CHARLES BIGIRIMANA

HUGUETTE KANEZA

PEACE SHEIKINA UWIKUNDA

CARMELLE NDAMWISENEZA

LEWIS ARAKAZA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Charles Bigirimana [demandeur principal], Huguette Kaneza, Peace Sheikina Uwikunda, Carmelle Ndamwiseneza et Lewis Arakaza [demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada rendue le 18 octobre 2023, rejetant la demande de visa de résidence permanente aux termes de l’application de l’article 35 (1) (a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LIPR], qui avait conclu que le demandeur principal a commis, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre [LCCHCG] [Décision]. Étant donné que le demandeur principal a été déterminé être interdit de territoire, tous les membres de la famille sont également interdits de territoire.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie comme il y a eu un manquement à l’équité procédurale.

II. Faits

[3] Le demandeur principal, citoyen du Burundi, est marié à Peace Bukeyeneza. Ils sont les parents de Carmelle Ikorineza, Peniel Ndamwiseneza, Peace Shikina Uwikunda, Hugette Kaneza et de Lewis Arakaza. Les six membres de la famille mentionnés dans cette demande constituent les demandeurs en l’espèce. Mme Bukuyeneza a fait une demande d’asile au Canada et a ensuite entamé la demande de regroupement familial pour les six membres de sa famille.

[4] Le 5 juin 2019, les demandeurs ont déposé leur demande de résidence permanente. Le 11 octobre 2021, le demandeur principal a reçu une lettre demandant des documents supplémentaires pour traiter sa demande. Il a fourni les documents demandés indiquant qu’il était affecté au nord du pays de 2008 à 2015 (et non à Bujumbura) et expliquant ces antécédents professionnels et ses tâches dans les différents rôles.

[5] Le 30 janvier 2023, le demandeur principal a passé une entrevue avec un agent d’immigration [Agent] afin de donner des explications sur ses antécédents professionnels. Le demandeur principal était membre de l’armée burundaise de 1983 à 1989, et ensuite membre de la police judiciaire de 1990 à 2015. Cette entrevue s’est déroulée par l’entremise d’un traducteur qui communiquait avec le demandeur en Kirundi et avec l’Agent en anglais.

[6] Au cours de l’entrevue, le demandeur principal a répondu à plusieurs questions de l’Agent notamment en ce qui concerne son rôle au sein de la police nationale et ce qu’il a fait durant les manifestations contre le troisième mandat de Pierre Nkurunziza. Plus particulièrement, l’Agent a posé des questions portant sur la participation du demandeur principal à l'arrestation de manifestants durant les troubles civils qui ont duré de 2015 à 2017 et s’il était au courant que des manifestants avaient été tués par les services de renseignement après leur arrestation, entre autres.

[7] À la suite de l’entrevue, le 27 juin 2023, dans une lettre d’équité procédurale [Lettre] conforme, l’Agent résume ses inquiétudes quant à la possibilité que le demandeur ne réponde pas aux exigences du visa de résident permanent au Canada et qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il pourrait être interdit de territoire. L’Agent réitère que le demandeur principal aurait été membre des forces armées et de la police burundaise lors de la période de troubles civils de 2015 à 2017, qu’il aurait déclaré avoir participé à l’arrestation de manifestants et qu’il était au courant que ces manifestants avaient été tués par les services de renseignement. L’Agent a indiqué qu’en vertu de sa propre recherche, de nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité, aux termes de l’alinéa 35 (1) (a) de la LIPR tel que défini au paragraphe 6 (3) de la LCCHCG, ont été commis au Burundi par les forces armées du Burundi lors de la guerre civile et pendant les manifestations de 2015 à 2017 par la police burundaise. L’Agent a offert trente jours au demandeur pour répondre à ses inquiétudes avant une décision finale.

[8] Le demandeur a fourni une lettre datée du 25 juillet 2023. Dans sa réponse à la Lettre, le demandeur a nié sa participation aux arrestations. Le demandeur a ajouté qu’il était en congé de maladie pendant la période en question. Il ajoute également ses inquiétudes que la traduction de l’entrevue n’avait pas été fidèle. Le demandeur dit avoir été interviewé dans une langue qu’il ne comprenait pas, en anglais avec un interprète Kirundi, et qu’il ne pouvait valider la traduction. Étant donné ces craintes quant à l’exactitude de l’entrevue, le demandeur principal a demandé une copie de l’enregistrement ou la transcription de l’entrevue pour qu’il « puisse vérifier si ce qu’il a dit est exactement ce qui a été compris ».

[9] Le 18 octobre 2023, l’Agent a conclu que le demandeur ne respectait pas les exigences d’obtention d’un visa de résident permanent parce qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il faisait partie des personnes considérées interdites de territoire aux termes de l’article 35(1)(a) LIPR. Les raisons, ainsi que les notes de l’entrevue se retrouvent dans le système de gestion des cas [SMGC].

III. Questions en litige et normes de contrôle

[10] Les questions en litige que je dois considérer sont s’il y a eu un manquement à l’équité procédurale et si la Décision est déraisonnable.

[11] Une allégation d’équité procédurale est déterminée sur la base ressemblant à la décision correcte. La Cour doit analyser si la procédure était équitable en considérant toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-56; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14).

[12] La question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre. L'obligation d'agir équitablement comporte deux volets: 1) le droit à une audience équitable et impartiale devant un décideur indépendant et 2) le droit d'être entendu (Fortier c Canada (AG), 2022 CF 374 au para 14; Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Chacun a droit à une possibilité complète et équitable de présenter sa cause (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 au para 28 [Baker]).

[13] La nature et l’étendue de l’obligation sont éminemment variables. C’est ainsi que la question de savoir si une décision respecte les principes d’équité procédurale doit être tranchée au cas par cas (Baron c Canada (Procureur Général), 2023 CF 1177 aux para 22-24).

[14] S’il ne s’agit pas d’une question d’équité procédurale, les parties s’entendent que la Cour doit réviser le bien-fondé de la Décision en appliquant la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17, 25 [Vavilov]). Je suis d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire quant aux motifs de la Décision.

[15] En contrôle judiciaire, la Cour doit faire l’analyse et déterminer si une décision fait preuve des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). Une décision raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision faisant l'objet du contrôle (Vavilov au para 90). Une décision pourrait se qualifier de déraisonnable, si le décideur administratif a mal interprété la preuve au dossier (Vavilov aux para 125, 126). La partie qui conteste la décision a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100).

IV. Analyse

[16] Le demandeur soutient qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale lorsque l’Agent a refusé de lui fournir une copie de l’entrevue écrite avant de prendre sa Décision. Sans pouvoir examiner les notes de l’entrevue, le demandeur principal ne pouvait pas savoir si ses propos ont été mal traduits. De plus, la documentation contenue au dossier avant l’entrevue contredisait les conclusions de l’Agent qui n’a aucunement mentionné ces documents dans son analyse.

[17] Le défendeur pour sa part fait valoir que l’Agent a raisonnablement déterminé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était complice de crimes contre l’humanité. Le défendeur fait valoir que la Lettre a suffisamment résumé les inquiétudes de l’Agent découlant de l’entrevue. Le demandeur connaissait la preuve à réfuter et il avait eu la possibilité complète et équitable d’y répondre. D’après les notes SMGC, le demandeur principal n’a pas indiqué éprouver des problèmes de traduction lors de l’entrevue.

[18] Les parties ont cité l’affaire (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 809 [Kaur]) pour différentes propositions. Le défendeur fait valoir que les droits procéduraux dans le cas des demandes de visas se retrouvent au point le plus bas de la gamme ou à l’extrémité inférieure du spectre (Kaur au para 38).

[19] Or, les demandeurs soulignent que le Juge Norris dans Kaur a aussi décrit que lorsque les préoccupations sont liées à une fausse déclaration, l’importance d’avoir une véritable possibilité de les dissiper est encore plus évident compte tenu les conséquences des fausses déclarations (Kaur au para 39). Le même principe s’appliquerait à une conclusion que les demandeurs sont interdits de territoire.

[20] Je suis d’avis qu’en l’espèce, la Décision a plus d’impact sur la vie des demandeurs – soit le demandeur principal et ses enfants - que d’autres types de demandes de visa. Ceci justifie un degré plus élevé d’équité procédurale (Darwisheh v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 98 au para 15 [Darwisheh], citant Ha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CAF 49 au para 61). Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses (Baker au para 25).

[21] Dans ce cas, la conséquence d’une conclusion d’interdiction de territoire quant aux demandeurs est beaucoup plus grave qu’un simple rejet de leur demande de visa de résidence permanente.

[22] Dans l’affaire Darwisheh, le juge Grammond souligne que l’équité procédurale n’exige pas toujours que les notes d’entrevue soient divulguées à un demandeur. Par contre, le facteur important en l’espèce s’agit du rôle que cette preuve a joué au sein du processus décisionnel (Darwisheh au para 24, citant Guerrerro v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1048 au para 40).

[23] Je note que dans sa réponse, datée du 25 juillet 2023, à la Lettre, le demandeur principal avait souligné ses inquiétudes concernant la traduction et a demandé une copie de transcription de l’entrevue afin de répondre aux inquiétudes résumées dans la Lettre. Dans les notes SMGC, l’Agent a reconnu cette demande, mais a seulement noté « This to be provided in refusal letter. »

[24] Avec tout respect, je conclus qu’il s’agit d’un manquement à l’équité procédurale. En l’espèce, les demandeurs n’ont pas eu la possibilité complète et équitable de présenter leur cause.

[25] Dans les notes SMGC, l’Agent cite les questions et réponses de l’entrevue verbatim à plusieurs endroits dans son analyse du dossier. Les admissions du demandeur principal lors de l’entrevue étaient donc assez importantes pour les mentionner spécifiquement afin de motiver la Décision. Par contre, si le demandeur n’a pas fait de tels aveux ou s’il y avait eu un malentendu, il n’aurait pas pu répondre aux passages cités par l’Agent vu que le demandeur n’avait pas accès aux notes de l’entrevue.

[26] Ce manquement à l’équité procédurale est déterminant à mon avis.

[27] Le manquement à l’équité procédurale a maintenant été corrigé comme les demandeurs ont maintenant les notes de l’entrevue en main. La réparation appropriée serait de permettre aux demandeurs de répondre aux questions soulevées dans la Lettre. Par conséquent, un agent différent réexaminera la demande de visas sur la base des éléments de preuve déjà au dossier, sans autre entrevue, mais avec des prestations écrites supplémentaires répondant à la Lettre du 27 juin 2023 (Darwisheh au para 34).

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accordée, car il y a eu manquement à l’équité procédurale. Ce manquement étant déterminant, je ne trancherai donc pas les questions concernant le caractère raisonnable de la Décision.

[29] Le dossier sera renvoyé à un agent différent pour un réexamen en vertu du dossier existant et des prétentions écrites supplémentaires des demandeurs.

[30] Il n’y a pas de questions à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-13900-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le dossier sera renvoyé à un agent de visas différent qui réexaminera le dossier. Il n’y aura pas d’autre entrevue des demandeurs. Les demandeurs peuvent présenter des prétentions écrites supplémentaires répondant aux questions soulevées dans la lettre d’équité procédurale du 27 juin 2023. Leur demande sera analysée par l’agent sur la base de la preuve déjà au dossier et des prétentions écrites supplémentaires des demandeurs.

  3. Il n’y a pas de questions à certifier.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-13900-23

INTITULÉ :

CHARLES BIGIRMIMANA, ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 SEPTEMBRE 2024

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

LE 29 OCTOBRE 2024

COMPARUTIONS :

Me Anabella Kananiye

Pour leS demandeurS

Me Dylan Smith

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kananiye Law Office

Avocat(e)s

Ottawa (Ontario)

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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