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Date : 20240911


Dossier : T-722-24

Référence : 2024 CF 1424

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 septembre 2024

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

DIKLA MIZRACHI, IRIS WEINSTEIN HAGGAI, JACQUELINE VITAL,

RACHEL OHNONA et CENTRE CONSULTATIF DES RELATIONS JUIVES ET ISRAÉLIENNES

demandeurs

(partie intimée)

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

(requérant)

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demande concerne une décision rendue par le ministre du Développement international [le ministre] le 8 mars 2024 [la décision], qui a rétabli le financement de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies [UNRWA]. La décision a été rendue publique par la voie d’un communiqué de presse produit par Affaires mondiales Canada. Les demandeurs affirment que la décision est déraisonnable compte tenu des liens historiques existants entre l’UNRWA et le groupe extrémiste islamique Harakat al-Muqawama al-Islamiya [Hamas] et du cadre juridique présenté ci-dessous. Le Hamas est une organisation terroriste étrangère au sens de l’article 83.05 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

[2] Le défendeur, le procureur général du Canada [le procureur général] a déposé la présente requête en radiation [la requête] de l’avis de demande de contrôle judiciaire des demandeurs [la demande] sans autorisation de le modifier, conformément à l’article 359 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Le défendeur demande également que la demande soit rejetée en invoquant l’article 4 des Règles des Cours fédérales, le paragraphe 18.1(1) et l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, et la compétence résiduelle de la Cour. Dans l’avis de requête, il est demandé de prononcer une suspension des délais en attendant que soit tranchée toute instance prévue à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, et la présente requête.

[3] Les quatre demandeurs individuels sont des citoyens ou résidents canadiens qui ont perdu des membres de leur famille le 7 octobre 2023, lors de l’attaque du Hamas en Israël [l’attaque du 7 octobre]. Le demandeur, le Centre consultatif pour les relations juives et israéliennes [CCRJI], est le porte-parole des fédérations juives du Canada et a pour mission de préserver, de protéger et de faire avancer la vie juive au Canada au moyen d’activités de défense des intérêts.

[4] Dans la demande, les demandeurs font état de faits tragiques survenus lors de l’attaque du 7 octobre et formulent plusieurs allégations concernant l’UNRWA et le ministre, notamment celles-ci :

  • 327 employés de l’UNRWA sont membres de la branche militaire du Hamas;
  • 1 650 employés de l’UNRWA sont membres d’une organisation terroriste;
  • 15 employés de l’UNRWA ont volontairement participé à l’attaque du Hamas du 7 octobre;
  • les écoles de l’UNRWA sont situées à proximité de tunnels utilisés par les terroristes, et les institutions de l’UNRWA ont été utilisées comme bases de lancement de roquettes;
  • l’attaque du Hamas a été financée et soutenue par l’UNRWA;
  • l’UNRWA a exprimé à plusieurs reprises sa solidarité avec le Hamas;
  • le 26 janvier 2024, le ministre a temporairement suspendu le financement de l’UNRWA dans l’attente des conclusions de deux enquêtes indépendantes menées par les Nations Unies sur l’UNRWA et l’attaque du 7 octobre;
  • En février 2024, le CCRJI a envoyé une lettre au ministre pour exprimer ses préoccupations concernant le soutien du Canada à l’UNRWA et pour expliquer en détail les liens entre l’UNRWA et le Hamas;
  • le 8 mars 2024, sans attendre les rapports d’enquête définitifs des Nations Unies, et même s’il avait connaissance des allégations susmentionnées, le ministre a rétabli le financement de l’UNRWA.

[5] Le défendeur affirme qu’il est clair et évident que la demande n’a aucune chance d’être accueillie et qu’elle comporte des vices fondamentaux et manifestes qui minent le pouvoir de la Cour de l’accueillir.

[6] Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente requête en radiation.

II. Requêtes en radiation

[7] Dans le cas des requêtes en radiation, la question est de savoir s’il est « évident et manifeste », en supposant que les faits sous-jacents sont avérés, que les revendications soulevées « n’ont aucune chance raisonnable de succès » (La Rose c Canada, 2023 CAF 241 au para 18 [La Rose]; Atlantic Lottery Corp Inc c Babstock, 2020 CSC 19 au para 14).

[8] Lors de l’évaluation d’une requête en radiation, ce sont les faits sous-jacents allégués dans l’avis de demande qui sont tenus pour avérés (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 au para 52 [JP Morgan]).

[9] Le seuil à franchir pour qu’une requête en radiation d’une demande soit accueillie est élevé (Hewage c Canada (Premier ministre), 2024 CF 901 au para 12). La partie qui demande la radiation doit établir l’existence d’un « vice fondamental » au cœur même de l’affaire, d’un « élément qui rend la requête d’une “efficacité assez radicale” » ou d’un autre type de circonstance qui indique que le recours est voué à l’échec (Bernard c Canada (Procureur général), 2019 CAF 144 au para 33, autorisation de pourvoi à la CSC refusée 38884 (20 février 2020); JP Morgan, au para 47).

[10] Il existe trois types de vices fondamentaux qui peuvent vouer à l’échec une demande de contrôle judiciaire (JP Morgan, au para 66). Dans la présente requête, les parties se sont concentrées sur le premier de ces vices :

  • l’avis de demande ne révèle aucune action recevable en droit administratif qui peut être introduite devant la Cour fédérale;

  • l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ou quelque autre principe juridique interdit à la Cour fédérale de se prononcer sur le recours en droit administratif;

  • la Cour ne peut pas accorder la mesure demandée.

[11] Pour déterminer si une demande de contrôle judiciaire révèle une cause d’action, la Cour doit faire une lecture libérale de l’avis de demande, « de manière à saisir la véritable nature de la demande » (JP Morgan, au para 49). Afin de comprendre la « nature essentielle » de la demande, la Cour doit « en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme » (JP Morgan, au para 50).

[12] Dans l’arrêt La Rose, au paragraphe 19, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la loi évolue pour tenir compte des situations nouvelles et émergentes; « le juge saisi des requêtes doit permettre l’instruction des revendications inédites, mais soutenables » (citant R. c Imperial Tobacco Canada Ltd, 2011 CSC 42 au para 21; Mohr c Ligue nationale de hockey, 2022 CAF 145 au para 48, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 40426 (20 avril 2023).

III. Question en litige

[13] La Cour est appelée à décider s’il est clair et évident que la demande n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie. Plus précisément, les parties sont en désaccord quant aux affirmations que voici :

  1. les questions soulevées dans la demande sont justiciables;

  2. la décision sous-jacente à la demande est susceptible de faire l’objet d’un contrôle;

  3. la décision est sujette à un examen constitutionnel fondé sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte].

IV. Arguments

A. Procureur général

[14] Le procureur général soutient que la décision n’est ni justiciable ni susceptible de faire l’objet d’un contrôle; il s’agit plutôt d’une mesure politique purement discrétionnaire dont seul le Parlement peut connaître, comme le prévoit la législation examinée ci-dessous. Plus précisément, il affirme que les décisions gouvernementales concernant la fourniture d’une aide humanitaire à l’étranger sont des choix politiques discrétionnaires du pouvoir exécutif, qui supposent un examen minutieux des préoccupations politiques, diplomatiques, sociales, morales et humanitaires. En conséquence, le procureur général soutient que la décision du ministre ne relève pas des attributions institutionnelles et de la légitimité des tribunaux.

[15] Selon le procureur général, le premier vice manifeste qui entache la demande réside dans le fait qu’il ne révèle aucune action recevable en droit administratif. Puisque la décision du ministre de rétablir le financement ne porte pas atteinte à des droits reconnus par la loi, n’impose pas d’obligations juridiques, ou ne cause pas directement d’effets préjudiciables, elle ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire (Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347 aux para 28-29 [Administration portuaire de Toronto]). Le procureur général affirme que la fourniture d’une aide humanitaire n’est pas fondée sur une obligation juridique (il s’agit d’un effort humanitaire volontaire) et que ni la Loi sur le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement, LC 2013, c 33, art. 174 [LMAECD], ni la Loi sur la responsabilité en matière d’aide au développement officielle, LC 2008, c 17 [LRADO] [les Lois], ne créent de droits ou d’obligations particuliers.

[16] En second lieu, le procureur général affirme que la demande n’est pas justiciable parce que les questions d’ordre public ne se prêtent pas à une décision, notamment dans les cas où le pouvoir exécutif tient compte de considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques (voir Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 au para 34 [Highwood]). Il rappelle les facteurs considérés dans les arrêts Tanudjaja v Canada (Attorney General), 2014 ONCA 852 aux para 22, 27, 33-34 [Tanudjaja]; Operation Dismantle c La Reine, [1985] 1 RCS 441 aux para 471-472 [Operation Dismantle]; et Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 RCS 49 au para 90. Ces arrêts établissent une distinction entre les décisions ayant une composante juridique suffisante pour justifier une intervention judiciaire et celles qui sont soumises à un simple examen parlementaire.

[17] Selon le procureur général, la décision implique l’allocation de fonds publics et l’exercice de la prérogative de la Couronne en matière d’affaires étrangères. L’allocation de fonds publics est une décision politique discrétionnaire, qui ne peut être mesurée à l’aune d’aucune norme juridique. En outre, l’exercice de la prérogative en matière d’affaires étrangères implique de soupeser diverses considérations et de faire des choix politiques, un exercice qui ne peut faire l’objet d’un examen judiciaire.

[18] Le procureur général fait valoir que ni la LMAECD ni la LRADO n’imposent au ministre de restrictions substantielles exécutoires de la part des tribunaux. Il renvoie à l’interprétation judiciaire, dans la LMAECD et la LRADO, respectivement, des expressions « veillant à » et « faire en sorte que » et, en ce qui concerne la LRADO, fait remarquer que l’« aide au développement officielle » est démocratique et parlementaire (citant Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en Conseil), 2008 CF 1183 aux para 34, 42-44 [Ami(e)s de la Terre], conf. par 2009 CAF 297). Le procureur général fait également remarquer que les consultations bisannuelles menées au titre de la LRADO pèsent contre la justiciabilité de l’instance (LRADO, au para 4(2)).

[19] En outre, les considérations figurant dans la LRADO susceptibles d’être pertinentes, notamment les « valeurs canadiennes », sont définies de manière vague [traduction] « et plaident davantage en faveur de la tenue d’un dialogue politique et démocratique ». Par conséquent, la présente instance se distingue de l’affaire La Rose, dans laquelle les choix politiques ont été cristallisés dans la loi, créant ainsi un point d’ancrage juridique suffisant. En somme, le procureur général soutient qu’il n’existe pas de norme juridique objective similaire ni dans la LMAECD ni dans la LRADO permettant d’apprécier la décision du ministre.

[20] En ce qui concerne les arguments des demandeurs fondés sur la Charte, le procureur général reconnaît que les revendications fondées sur la Charte peuvent conférer à une instance sa justiciabilité; toutefois, les demandeurs n’ont pas contesté la constitutionnalité d’une loi particulière, ne cherchent pas à obtenir des réparations fondées sur la Charte et n’ont pas prétendu qu’il y avait eu violation directe d’un quelconque droit particulier garanti par la Charte. Bien que les demandeurs invoquent l’article 7 de la Charte, le procureur général affirme qu’ils n’ont pas établi de relation de cause à effet entre la décision de financement du ministre et tout effet préjudiciable éventuel sur leurs droits. Selon le procureur général, même si les demandes de nature constitutionnelle sont théoriquement justiciables, elles devraient être rejetées, car l’article 7 n’est pas invoqué de manière précise.

B. Demandeurs

[21] Les demandeurs affirment que, bien que les décisions de principe ou de politique ne soient pas en elles-mêmes justiciables, dès que ces décisions deviennent des mesures législatives ou des actes de l’État, elles peuvent faire l’objet d’un examen judiciaire (Canada (Procureur général) c PHS Community Services Society, 2011 CSC 44 au para 105). Bien que la décision de fournir une aide internationale pour une cause ou une autre puisse être une décision politique ou non justiciable, une fois cette décision prise, elle doit être conforme à la LRADO, à la LMAECD et à la Charte. En conséquence, les demandeurs affirment que l’instance est justiciable puisqu’elle est directement liée à l’application de lois et de la Charte.

[22] Les demandeurs soutiennent que, compte tenu du fait que les décisions discrétionnaires sont toujours soumises à des limites juridiques, ils ne demandent pas simplement à la Cour de [traduction] « remettre en question la sagesse d’une décision politique ». Ils demandent plutôt un contrôle judiciaire pour s’assurer que le pouvoir discrétionnaire du ministre de rétablir le financement a été exercé dans les limites de sa compétence. Bien que le ministre n’ait pas eu à motiver sa décision, les demandeurs font remarquer que des obligations juridiques lui sont tout de même imposées. En particulier, les expressions « veillant à » et « faire en sorte que », qui figurent dans les Lois, ne visent pas simplement à circonscrire la responsabilité du ministre en matière de prise de décision. Au contraire, lorsque le ministre prend une décision touchant l’allocation de fonds publics, il est attendu de lui qu’il le fasse en conformité avec la loi. En outre, les demandeurs font remarquer que la Cour interprétera la loi nationale d’une manière compatible avec les obligations internationales du Canada, en particulier lorsque la loi habilitante incorpore des [traduction] « normes internationales en matière de droits de la personne » en tant que condition préalable à l’action gouvernementale. Ils affirment que les normes énoncées dans l’arrêt Nevsun Resources Ltd c Araya, 2020 CSC 5, lient le gouvernement.

[23] Enfin, bien que les demandeurs concèdent qu’il n’y a pas eu de violation directe de l’article 7, ils affirment que le ministre n’a pas veillé à ce que les valeurs canadiennes, y compris les valeurs de la Charte, soient respectées. Ils soutiennent qu’il existe de nombreux éléments de preuve des crimes commis par le Hamas le 7 octobre 2023, et que ces crimes ont été commis avec le soutien de l’UNRWA. Ils déclarent que ces actes, parmi lesquels le meurtre et l’enlèvement de civils, sont contraires aux valeurs canadiennes et aux droits énoncés à l’article 7 de la Charte. Ils invitent la Cour à établir que les actes de terreur et le financement d’une organisation qui a soutenu ces activités sont contraires aux valeurs canadiennes. L’expression « valeurs canadiennes » est contenue dans les deux Lois et, comme les demandeurs l’ont soutenu lors de l’audience relative à la requête, elle soulève la nouvelle question de savoir si son examen fait intervenir la Charte, en particulier l’article 7.

V. Analyse

[24] Les observations écrites des parties sont détaillées; dans certains passages, elles traitent du bien-fondé de la demande sous-jacente. Malgré la longueur des observations, les parties se sont surtout concentrées sur l’interprétation juridique de plusieurs dispositions des Lois. D’autres questions préliminaires n’ont pas été abordées et devront être examinées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[25] Il ressort des documents et des observations que j’ai examinés que la présente demande pose plusieurs difficultés. Toutefois, dans le cas d’une requête en radiation, ce n’est pas là la norme qu’il convient d’appliquer.

[26] Pour les besoins de la présente requête, il suffit, selon moi, de conclure que l’argument général des demandeurs, à savoir que la décision était déraisonnable à l’aune du libellé de la LRADO et de la LMAECD. Cet argument général est le suivant : [traduction] « le fait que, le 8 mars 2024 ou avant cette date, le ministre disposait de renseignements confirmant les liens historiques entretenus par l’UNRWA avec le Hamas et le fait que l’utilisation que faisait l’UNRWA des fonds qui lui étaient alloués ne respectait pas les valeurs canadiennes ou n’y correspondait pas » ne permettent pas de conclure que l’affaire est « manifestement » non justiciable ou n’est « manifestement » pas susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire « au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie » (JP Morgan, au para 47).

A. Justiciabilité

[27] Lorsqu’il évalue la justiciabilité, « [l]e tribunal qui est appelé à le faire doit se demander s’il dispose des attributions institutionnelles et de la légitimité requises pour trancher la question » (La Rose, au para 24, citant Highwood, au para 34, et Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, 2e éd., Toronto, Carswell, 2012, p. 7 et 294).

[28] La question des attributions institutionnelles porte sur ce que le tribunal peut faire, tandis que la question de la légitimité porte sur ce que le tribunal devrait faire. (La Rose, au para 24). Un tribunal ne devrait pas trancher une question qui exige qu’il aille au-delà de ses attributions institutionnelles ou de sa légitimité.

[29] Au paragraphe 25 de l’arrêt La Rose, la Cour d’appel fédérale a reconnu que cette analyse repose sur deux considérations, l’une constitutionnelle et l’autre pragmatique. La première concerne le rôle du pouvoir judiciaire au sein d’un système où prévaut la séparation des pouvoirs, y compris la question de savoir si un tribunal doit trancher une question ou s’en remettre à un autre organe de gouvernement; la seconde « découle des limites imposées à la capacité d’un tribunal à créer et à mettre en œuvre des réparations » (La Rose, aux para 26-27).

[30] La justiciabilité d’une question n’est pas toujours évidente à établir. La Cour, dans l’arrêt La Rose, a fait remarquer que le point en litige « se limite souvent à une seule question : la revendication comporte-t-elle un aspect juridique suffisant sur lequel un tribunal peut se prononcer? » (La Rose, au para 28). Cependant, cette question peut elle-même être obscurcie par les dimensions morales, sociales ou politiques de l’affaire (La Rose, au para 28, citant les conclusions opposées dans Tanudjaja, au para 33, et Operation Dismantle, au para 472; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 RCS 525 aux para 545-546 [Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada].

[31] Une affaire qui soulève des questions complexes ou controversées ne sera pas systématiquement non justiciable (La Rose, au para 29). Les considérations politiques sont inhérentes à toute mesure gouvernementale (La Rose, au para 36). Par conséquent, pour apprécier la justiciabilité d’une question, il convient de se demander si le tribunal peut trancher les questions au regard d’un aspect juridique objectif (La Rose, au para 36; Operation Dismantle, au para 472; Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, au para 545-546).

[32] Les demandeurs affirment que le ministre était tenu de se conformer à la LRADO et à la LMAECD pour fournir l’aide publique au développement. La question est de savoir si les lois prévoient un contrôle judiciaire. Il s’agit d’une question d’interprétation des lois qui vise à cerner l’intention du législateur (voir Ami(e)s de la Terre, au para 31). Elle suppose d’examiner le contexte du texte législatif tout entier et d’évaluer tous les indicateurs pertinents et admissibles de l’intention du législateur (Ami(e)s de la Terre, au para 22).

[33] L’ensemble des textes législatifs régissant cette question n’a pas encore été soumis à un tribunal afin qu’il décide de sa justiciabilité. À première vue, les articles législatifs concernés comportent certaines conditions préalables, ainsi que des termes permissifs dans d’autres. Le sens véritable de ces articles ne peut être clairement défini. La Cour d’appel fédérale, comme nous l’avons indiqué, a expliqué, dans La Rose, que les requêtes en radiation ne doivent pas être utilisées pour empêcher la loi d’aborder des situations nouvelles et émergentes; « le juge saisi des requêtes doit permettre l’instruction des revendications inédites, mais soutenables » (La Rose, au para 19). Il semblerait que l’on soit, en l’espèce, en présence d’une situation de ce type.

[34] Par exemple, l’article 14 de la LMAECD indique que le ministre favorisera « le développement international durable et la réduction de la pauvreté », en partie, en « en veillant à ce que la contribution du Canada à l’égard du développement international et de l’aide humanitaire soit conforme aux valeurs et aux priorités canadiennes. » (LMAECD, al. 14c) [Soulignement ajouté.]). De la même manière, le paragraphe 2(1) de la LRADO contient l’expression « faire en sorte que » pour décrire la distribution de l’aide :

La présente loi a pour objet de faire en sorte que toutes les activités canadiennes d’aide au développement officielle menées à l’étranger soient axées sur la réduction de la pauvreté et exercées d’une manière qui est compatible avec les valeurs canadiennes, la politique étrangère du Canada, les principes de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement, du 2 mars 2005, le développement durable et la promotion de la démocratie et qui fait la promotion des normes internationales en matière de droits de la personne. [Soulignement ajouté.]

[35] En outre, le paragraphe 4(1) de la LRADO revêt un caractère facultatif avec l’emploi du terme « peut » pour décrire les responsabilités du ministre, dont le respect entraîne plusieurs obligations procédurales mentionnées dans le reste de la Loi (voir, par exemple, la LRADO, para 4(3)). Voici le libellé du para 4(1) :

4. (1) L’aide au développement officielle ne peut être fournie que si le ministre compétent est d’avis qu’elle : a) contribue à la réduction de la pauvreté; b) tient compte des points de vue des pauvres; c) est compatible avec les normes internationales en matière de droits de la personne.

[Soulignement ajouté.]

[36] Je conclus cependant que les termes qui suivent, à savoir « que si », pourraient également donner lieu à l’interprétation selon laquelle il s’agit là d’une condition obligatoire pour satisfaire aux facteurs des alinéas a) à c) avant que toute aide humanitaire ne soit fournie. Le dossier ne permet pas de déterminer si la décision peut être considérée comme une aide au développement non « officielle » et échapper ainsi aux exigences du paragraphe 4(1) (bien que je prenne note de l’opinion d’un universitaire qui conclut que le ministre pourrait disposer d’une certaine marge de manœuvre) : Derek McKee, The Official Development Assistance Accountability Act: Global Justice and Managerialism in Canadian Law (2015) 48:2 UBC L Rev 447 aux pages 481-482. Quoi qu’il en soit, les parties n’ont pas indiqué que la fourniture d’une aide humanitaire, qui se trouve au cœur de la décision, était une forme d’aide autre qu’une « aide au développement officielle ».

[37] Au paragraphe 4(1.1) figure une exception à cette condition préalable : « l’aide au développement officielle peut être fournie » dans une situation d’urgence ou de catastrophe survenant à l’extérieur du Canada, que les critères du paragraphe 4(1) soient établis ou non. Cependant, encore une fois, je conclus qu’il n’appartient pas au tribunal saisi d’une requête de décider de la nature de cette exception et de son applicabilité aux faits de l’espèce, d’autant plus que les parties n’ont pas abordé cette question de façon significative.

[38] Sans approfondir l’analyse de ces arguments et d’autres arguments relatifs aux motifs précis avancés quant au caractère déraisonnable de la décision et à la question d’une possible atteinte à des droits protégés par la Charte, il devient évident que la présente demande ne saurait, à cette étape préliminaire, être radiée au motif qu’elle est non justiciable. La « catégorie des affaires non justiciables est très restreinte » (Première nation Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4 au para 67 [Hupacasath]). Les parties soulèvent des arguments juridiques complexes et nouveaux qui devraient être examinés de manière approfondie.

[39] Néanmoins, conformément à l’arrêt La Rose, je reconnais, dans une analyse succincte, l’existence d’une question relative aux réparations, la « considération pragmatique » mentionnée par la Cour d’appel fédérale (La Rose, aux para 25, 27 et 47).

[40] Les demandeurs demandent une déclaration de caractère déraisonnable et une ordonnance de certiorari. Pour le moment, je me borne à faire remarquer que notre Cour est, en théorie, en mesure d’accorder aux demandeurs les réparations qu’ils demandent. Comme l’a écrit le juge Rennie dans l’arrêt La Rose, « les réparations, du moins au début du litige, ne sont pas nécessairement déterminantes de la justiciabilité d’une revendication » (La Rose, au para 48). Voir également Mathur v Ontario, 2020 ONSC 6918 aux para 155-159). Je fais également remarquer que les parties n’ont pas soulevé cette question dans leurs observations écrites. Par conséquent, je laisse au juge saisi de la demande le soin d’examiner les réparations, le cas échéant.

[41] Enfin, les questions soulevées se recoupant en partie, je me penche ci-dessous sur la question de savoir si les questions soulevées dans la demande portent effectivement atteinte aux droits individuels des demandeurs. Il s’agit là d’une analyse plus étroitement liée à la question de savoir si la décision est susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

B. Possibilité de contrôle judiciaire

[42] Si la question de la possibilité d’un contrôle judiciaire a été soulevée en plus de celle de la justiciabilité dans les observations du procureur général, aucune des parties n’a clairement fait la distinction entre ces deux questions préliminaires. Par exemple, dans son mémoire, le procureur général affirme que la décision [traduction] « n’est ni fondée sur une obligation juridique ni soumise à des contraintes juridiques » et [traduction] « n’est donc pas justiciable » [Non souligné dans l’original.]. Il déclare également : [traduction] « [a]u nombre des questions qu’il convient de trancher dans le cadre d’une requête en radiation figurent celles qui visent à déterminer si une question n’est pas justiciable ou susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire » (citant l’arrêt Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 au para 36), et enfin, [traduction] « un tribunal ne saurait connaître d’une affaire non justiciable. »

[43] À l’audience, les observations des parties ont surtout porté sur la question de savoir si les Lois créent une norme juridique objective (un « point d’ancrage ») permettant à notre Cour d’évaluer le caractère raisonnable de la décision. Comme nous l’avons indiqué, cette question est à tout le moins susceptible d’être débattue.

[44] À mon avis, l’analyse de la possibilité d’un contrôle judiciaire est une composante de l’analyse de la justiciabilité, du moins en l’espèce. Pour que la décision soit susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire et que les questions sous-jacentes soient justiciables, il doit être porté atteinte aux droits conférés par la loi aux demandeurs. C’est là le facteur distinctif qui pourrait empêcher un « ingéreur officieux » de contester des questions par ailleurs justiciables (Moresby Explorers Ltd c Canada (Procureur général), 2006 CAF 144 au para 17; Dow c Commission canadienne de sûreté nucléaire, 2020 CF 376 aux para 8-9 [Dow]).

[45] Le libellé du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales est le suivant : « Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande. »

[46] La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Administration portuaire de Toronto, aux paragraphes 28 et 29, a établi le critère permettant de déterminer si une demande contient une revendication juridique recevable : le droit de présenter une demande de contrôle judiciaire ne naîtra pas si « la conduite attaquée dans une demande de contrôle judiciaire n’a pas pour effet de porter atteinte à des droits, d’imposer des obligations juridiques ni d’entraîner des effets préjudiciables. »

[47] En d’autres termes, si une personne demande au tribunal de procéder au contrôle judiciaire d’une mesure administrative, mais que cette mesure administrative ne porte pas atteinte aux droits du demandeur ou n’entraîne pas de conséquences juridiques, celle-ci ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire (Démocratie en surveillance c Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, 2009 CAF 15 au para 10 [Démocratie en surveillance 2009]; Administration portuaire de Toronto, au para 26 et 32; Air Passenger Rights v Canada (Attorney General), 2024 FCA 128 au para 16). La question de la possibilité d’un contrôle judiciaire en l’espèce consiste effectivement à déterminer si les demandeurs ont qualité pour agir (Dow, au para 8-11; Kurgan c Canada (Procureur général), 2021 CF 1084 au para 37 [Kurgan]).

[48] La question de la qualité pour agir offre une certaine souplesse puisque « le contrôle judiciaire est l’un des remparts contre l’exercice abusif ou arbitraire du pouvoir étatique » (Kurgan, au para 43). Voir aussi Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des Pilotes du Saint-Laurent Central Inc, 2019 CAF 83 au para 32). En règle générale, « ce n’est que “dans les cas les plus évidents” qu’un tribunal devrait accepter de mettre fin à une demande de contrôle judiciaire à l’étape d’une requête préliminaire en radiation pour défaut de qualité pour agir » (General Motors du Canada limitée c Canada (Revenu national), 2013 CF 1219 aux para 48-51. [Renvoi omis.] Voir également Friends of the Canadian Wheat Board c Canada (Procureur général), 2011 CAF 101 aux para 26-27). Parallèlement, les demandeurs doivent présenter des éléments de preuve qui révèlent « davantage que [leur] simple intérêt dans l’affaire » (Canadian Frontline Nurses c Canada (Procureur général), 2024 CF 42 au para 159. Voir aussi Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada c Canada, 2010 CAF 307 au para 58; George c Première nation Heiltsuk, 2023 CF 1705 au para 36).

[49] Je fais remarquer que les demandeurs n’ont pas invoqué la qualité pour agir dans l’intérêt public, bien qu’ils aient qualifié la présente demande d’affaire d’intérêt public. Par conséquent, ils doivent être « directement touchés » par la décision pour avoir gain de cause dans le cadre du contrôle judiciaire. La décision ne met pas explicitement en cause les droits conférés aux demandeurs par la loi. Les demandeurs affirment que les questions soulevées [traduction] « concernent directement les droits et les attentes légitimes des demandeurs qui comptent sur le gouvernement fédéral pour agir conformément aux lois adoptées par le Parlement, y compris la Charte. »

[50] À mon avis, la question des droits individuels ne peut être résolue qu’à l’aune d’observations complètes et d’un dossier complet. À titre d’exemple, la question des droits individuels renvoie à la question de la justiciabilité et exige un examen plus approfondi de l’interprétation législative et des principes de la Charte que celui que je suis en mesure d’entreprendre à l’étape de la requête préliminaire.

[51] Je tiens à rappeler la mise en garde du juge de Montigny (alors juge à la Cour fédérale) contre le fait qu’un tribunal des requêtes décide du bien-fondé de chaque question dans le cadre d’une instance judiciaire. Le juge de Montigny a indiqué ceci : « le caractère justiciable consiste seulement à savoir si une question donnée peut être tranchée par les tribunaux. […] [L]e tribunal n’est pas appelé à trancher un argument sur le fond, mais simplement à décider si cet argument peut être soulevé dans une instance judiciaire » (Black c Conseil consultatif de l’Ordre du Canada, 2012 CF 1234 au para 65 [Black]).

[52] Je ne souhaite pas lier le juge qui instruira le contrôle judiciaire au fond. La possibilité d’un contrôle judiciaire sera vraisemblablement une question centrale qu’il appartiendra au juge saisi de la demande de trancher. Pour les besoins de la présente requête, je conclus qu’il suffit que les demandeurs fassent valoir certains éléments de preuve à l’appui de leurs allégations selon lesquelles la décision leur a causé un préjudice et a porté atteinte à leurs attentes légitimes.

[53] Par exemple, l’avocat des demandeurs a pendant l’audience mis l’accent sur le préjudice subi par les demandeurs individuels à titre de membres de la famille des victimes perdues au cours de l’attaque du 7 octobre. En effet, leur dossier repose foncièrement sur les intérêts et les attentes des demandeurs canadiens, qui soutiennent être touchés de manière particulière par les agissements continus du Hamas en Israël. Le procureur général ne réfute pas cet aspect de la demande.

[54] Le procureur général n’aborde pas non plus la question de savoir si les demandeurs peuvent légitimement s’attendre à ce que le ministre suive les procédures de prise de décision définies dans les Lois. Sur ce point, l’un des demandeurs, le CCRJI, a envoyé au ministre des lettres expliquant ses préoccupations concernant les liens entre l’UNRWA et le Hamas et [traduction] « exposant des solutions de rechange pour fournir de l’aide aux Palestiniens de Gaza ».

[55] Ainsi, la question de la justiciabilité et les arguments du procureur général se chevauchent en ce qui a trait à la question de savoir si les Lois créent un fondement juridique permettant de faire valoir les droits individuels des demandeurs. En d’autres termes, il s’agit de savoir si les droits et les préoccupations des demandeurs sont suffisamment importants pour transcender la dimension politique de la présente affaire.

[56] Cela ne signifie pas que la question des droits ou obligations juridiques ou des effets préjudiciables et la question de savoir si l’affaire repose sur un fondement juridique objectif en constituent une seule. Il reste que les parties n’ont pas clairement exposé leurs arguments sur cette question. Les décisions soumises conjointement indiquent qu’une décision autrement [traduction] « prérogative », limitée par des exigences législatives substantielles ou procédurales, peut créer des droits susceptibles de fonder une demande de contrôle judiciaire (Black, au para 48-62; Canadian Frontline Nurses c Canada (Procureur général), 2024 CF 42 aux para 207-211). Bien sûr, la question de savoir si l’atteinte aux droits conférés par la loi aux demandeurs est distincte de l’atteinte aux droits des autres membres du public. Cette question pourrait être difficile à résoudre, mais je ne peux pas dire qu’elle voue la demande à l’échec à cette étape-ci.

C. Charte

[57] En ce qui concerne l’article 7 de la Charte, les demandeurs ont précisé à l’audience qu’ils s’appuient sur le cadre des valeurs de la Charte établi dans les arrêts Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, Loyola High School c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, et Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest c Territoires du Nord-Ouest (Éducation, Culture et Formation), 2023 CSC 31 [Commission scolaire].

[58] Le procureur général maintient que les demandeurs n’ont pas établi de lien de causalité entre la décision du ministre et toute atteinte potentielle à un droit ou à une valeur garantis par la Charte. Le procureur général fait remarquer que les demandeurs n’ont pas satisfait aux règles élémentaires relatives à la présentation d’une demande fondée sur la Charte.

[59] Sur la base des documents dont je dispose, je me range plutôt à l’avis du procureur général et je doute que les demandeurs ont correctement présenté leur argumentation fondée sur la Charte. Au paragraphe 126 de l’arrêt La Rose, la Cour d’appel fédérale a indiqué que « [l]es revendicateurs au titre de la Charte doivent invoquer une mesure législative ou une conduite du gouvernement qui est inconstitutionnelle. La contestation d’une mesure législative particulière, l’application de cette mesure législative ou la conduite du gouvernement est en effet une caractéristique par excellence de la jurisprudence portant sur la Charte. »

[60] Dans leur avis de demande, les demandeurs n’invoquent aucune disposition législative ou conduite gouvernementale et n’établissent pas non plus de lien de causalité entre l’acte ou la loi et le préjudice qu’ils ont subi (Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72 au para 75). Ils se contentent d’affirmer que [traduction] « les valeurs canadiennes sont au moins celles de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne, qui sont protégées par la Constitution ». Cela ne suffit pas pour faire valoir une demande fondée sur la Charte (La Rose, para 22).

[61] En vertu de l’article 7 de la Charte, « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Pour établir qu’il y a eu violation de l’article 7, le demandeur doit démontrer que « la loi porte atteinte à [sa] vie, à [sa] liberté ou à [sa] sécurité » et que cette privation « n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale » (La Rose, au para 89, citant Carter c Canada (Procureur général), 2015 CSC 5 au para 55; Chaoulli c Québec (Procureur général), 2005 CSC 35 au para 109).

[62] En ce qui concerne les valeurs protégées par la Charte, dans l’arrêt Commission scolaire, au paragraphe 64, la Cour suprême du Canada a fait remarquer qu’« il est de jurisprudence constante que le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré s’applique non seulement lorsqu’une décision administrative porte atteinte de manière directe aux droits garantis par la Charte, mais aussi, dans les cas où la décision administrative ne fait que mettre en jeu une valeur sous‑tendant un ou plusieurs droits de la Charte, sans pour autant restreindre ces droits. »

[63] La Cour suprême du Canada a ajouté :

Le décideur doit tenir compte des valeurs pertinentes de la Charte, lesquelles constituent des contraintes encadrant l’exercice des pouvoirs délégués au décideur administratif […] Une décision ne peut être déraisonnable parce que le décideur a omis de tenir compte d’une valeur de la Charte qui n’était pas pertinente aux fins de sa décision. En revanche, dans la mesure où le décideur tient compte d’une valeur pertinente dans sa décision, tout en choisissant de prioriser un autre objectif, il faut conclure que sa décision fait intervenir la Charte.

(Commission scolaire au para 66.)

[64] Le procureur général soutient que les demandeurs n’ont pas avancé l’argument de l’existence d’une relation de cause à effet entre la décision de rétablir le financement de l’UNRWA et les effets préjudiciables éventuels sur leurs droits protégés par l’article 7. Cependant, comme cela a été précisé à l’audience, les demandeurs n’invoquent pas nécessairement une violation directe de leurs droits, ce qui les obligerait à démontrer une privation correspondante. Plutôt, comme dans l’arrêt Commission scolaire, ils invoquent des valeurs garanties par la Charte, dont il convient de tenir compte dans toute décision discrétionnaire. Néanmoins, je suis d’accord pour dire que les demandeurs n’ont pas clairement plaidé l’existence d’un lien entre les Lois ou la décision et une atteinte correspondante à une valeur garantie par la Charte (Commission scolaire, aux para 66-67).

[65] Comme je l’ai souligné, la possibilité pour les demandeurs d’obtenir gain de cause dans la présente requête ne dépend pas de l’existence d’un argument fondé sur la Charte. Par ailleurs, une lacune dans les actes de procédure peut être corrigée (La Rose, aux para 20, 91). Par conséquent, je ne partage pas forcément l’avis du procureur général selon lequel la demande devrait être radiée pour ce motif.

[66] Enfin, le procureur général soutient que le simple fait d’invoquer la Charte n’élargira pas la compétence des tribunaux, car la demande peut toujours être non justiciable si elle implique de « remettre en question les priorités politiques ». Pour cette proposition, il se réfère à Tanudjaja, arrêt dans lequel il a été conclu que, en partie, en raison de l’absence d’une [traduction] « norme pouvant être découverte et contrôlée par les tribunaux », la demande n’était pas susceptible de faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte (Tanudjaja, au para 33). Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a déterminé qu’une évaluation de la politique de logement ne pouvait pas être résolue en recourant à la loi, car il s’agissait d’une question qui engageait la responsabilité du pouvoir législatif.

[67] Je partage l’avis du procureur général selon lequel la question soulève plusieurs choix politiques. Je suis sensible à la crainte que les demandeurs ne tentent de porter des questions purement politiques devant les tribunaux en recourant à des formulations créatives qui font intervenir la Charte de manière superficielle (Démocratie en surveillance 2009, au para 15). Cependant, comme je l’ai souligné, les Lois n’empêchent pas explicitement les tribunaux d’examiner des fondements juridiques défendables régissant la fourniture de l’aide au développement officielle (La Rose, au para 118).

VI. Conclusion

[68] L’affirmation du procureur général selon laquelle [traduction] « personne ne jouit d’un droit conféré par la loi de recevoir de l’aide humanitaire » est vraie. Toutefois, en ce qui a trait à la norme à appliquer, le procureur général ne parvient pas à établir un lien entre les principes de prérogative de la Couronne qu’il invoque et le contexte de la présente affaire, dans laquelle on peut soutenir que les Lois limitent les pouvoirs du ministre en ce qui a trait à l’« aide au développement officielle ».

[69] Bon nombre des décisions présentées par les parties sont utiles mais, en fin de compte, elles ne suffisent pas à me permettre de trancher cette question dans le cadre d’une requête préliminaire. Elles ne présentent pas une analogie suffisante avec les faits de l’espèce pour que la demande des demandeurs soit radiée (voir par exemple Tanudjaja, aux para 27-30, qui souligne l’importance de la composante législative d’une décision pour déterminer sa justiciabilité). En effet, la plupart des affaires traitent de demandes de contrôle judiciaire complètes, et non de requêtes préliminaires en radiation (voir par exemple Hupacasath, aux para 28-30). À cet égard, la différence en matière de norme de preuve est conséquente.

[70] Les arguments de fond soulevés par les demandeurs présentent plusieurs difficultés. Il est possible que le fondement juridique objectif soit insuffisant pour contester la décision et que celle-ci ne puisse pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Cependant, on ne peut pas dire que les arguments du procureur général constituent clairement le type de « demande d’une efficacité assez radicale » nécessaire pour rejeter la demande à cette étape (JP Morgan, au para 47). Les dispositions législatives que j’ai mentionnées ne sont pas simplement secondaires; elles sont essentielles à l’opportunité d’un litige en l’espèce et, à supposer que cette question soit justiciable, pourraient fonder les arguments de fond des demandeurs. Je ne suis pas persuadé que la nature des Lois et de la décision interdise clairement l’intervention judiciaire au point de justifier la radiation de la demande. Compte tenu des motifs susmentionnés, il n’est pas non plus approprié d’accorder la réparation de rechange qui consiste à rejeter l’affaire en vertu de l’article 4 des Règles des Cours fédérales, du para 18.1(1) et de l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales, et de la compétence résiduelle de la Cour.

VII. Gestion de l’instance

[71] L’intimée demande à la Cour de suspendre les échéanciers relatifs à la demande. Je n’accorderai pas cette réparation parce que j’estime que l’affaire devrait faire l’objet d’une gestion de l’instance. Le juge responsable de la gestion de l’instance peut traiter toute question relative à l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada et aider les parties à fixer un échéancier en vue de la tenue d’une audience complète. Par conséquent, j’ordonne que la présente affaire se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale confiée à un juge responsable de la gestion de l’instance, conformément aux articles 383 et 384 des Règles des Cours fédérales.

VIII. Dépens

[72] Les parties sont parvenues à un accord selon lequel aucune d’entre elles ne demanderait de dépens. Compte tenu de la sagesse de ce compromis, il sera décidé que chaque partie assume ses propres dépens.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-722-24

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée;

  2. L’instance doit faire l’objet d’une gestion de l’instance;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-722-24

 

INTITULÉ :

DIKLA MIZRACHI, IRIS WEINSTEIN HAGGAI, JACQUELINE VITAL, RACHEL OHNONA et CENTRE CONSULTATIF DES RELATIONS JUIVES ET ISRAÉLIENNES c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AOÛT 2024

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

LE 11 SEPTEMBRE 2024

 

COMPARUTIONS :

Lawrence Greenspon

Hannah Drennan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jillian Siskind

 

POUR LES DEMANDEURS

Sandy Graham

Sanam Goudarzi

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Greenspon Granger Hill

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Siskind Doyle LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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