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Date: 20060720

Dossier : IMM-48-06

Référence : 2006 CF 906

ENTRE:

ARLETTE SALIBY ET JOSEPH JREIJ

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

Partie défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

HARRINGTON J.

[1]                Le 31 juillet 2002 est une date qui restera a jamais gravée dans la mémoire de Joseph Jreij. Un incident sur la route l'a laissé avec un dossier criminel au Liban et a mené le gouvernement canadien à refuser la résidence permanente à lui et à sa femme. La présente demande est une révision judiciaire de cette décision.

                                 

[2]                Alors qu'il se rendait en voiture à son bureau à Beyrouth, M. Jreij a été pris dans un embouteillage causé une manifestation ouvrière contre certaines décisions du gouvernement libanais.

[3]                Les forces de sécurité étaient en train de disperser la foule et de rouvrir les routes. Prenant apparemment M. Jreij pour l'un des manifestants, ils ont cogné sa voiture avec leurs fusils et l'ont insulté. Ensuite, selon M. Jreij :

Contre ma dignité, j'ai dû répondre à leurs actes par des actes semblables. Ils m'ont alors retenu sous prétexte de résistance contre les forces de sécurité, alors que je ne suis qu'un civil sans armes, n'ayant qu'eux et ma foi en dieu pour me protéger.

[4]                Le résultat de cette altercation est que M. Jreij a été accusé et condamné comme étant un criminel. La condamnation a été prononcée une première fois en son absence le 14 juin 2003, puis une deuxième fois devant lui le 11 août 2003. La sentence lui imposait le paiement d'une amende. La Cour a deux documents devant elle au sujet de cette condamnation: l'un s'intitule « Résumé de jugement émis par le tribunal militaire » et l'autre « Casier judiciaire » .

[5]                Dans le résumé on peut lire :

Type de crime               : résistance contre les membres de sécurité - Résistance passive et les insulter

Date et lieu du crime      : Dekwaneh - 31/7/2002

Articles de droit             : 380-383-254

[6]                Le casier judiciaire pour sa part ne mentionne pas les dispositions législatives pertinentes mais décrit la nature du crime de la façon suivante :

Date du jugement

Le tribunal émettant le jugement

Type du crime

Type et durée de la peine

11/8/2003

Tribunal Militaire Délictueux

Résistance aux éléments de sécurité, résistance passive et avilissement desdits éléments

100.000 amende

LA DÉCISION À L'EXAMEN

[7]                Dans une lettre datée du 16 novembre 2005, le deuxième secrétaire de l'ambassade canadienne à Damas a écrit à Arlette Saliby, l'épouse de M. Jreij, pour l'informer qu'elle était inadmissible au Canada en vertu de l'article 42(a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27(LIPR) parce que son mari appartenait à une classe d'individus inadmissibles. La lettre expliquait que Mr Jreij tombait dans la catégorie définie à l'article 36(2)b) de la LIPR, qui se lit comme suit :

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

[...]

(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants :

[...]

b) être déclaré coupable, à l'extérieur du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions qui ne découlent pas des mêmes faits et qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à des lois fédérales;

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

...

(2) A foreign national is inadmissible on grounds of criminality for

...

(b) having been convicted outside Canada of an offence that, if committed in Canada, would constitute an indictable offence under an Act of Parliament, or of two offences not arising out of a single occurrence that, if committed in Canada, would constitute offences under an Act of Parliament;

[8]                Il s'ensuivait de cette conclusion qu'aucun visa ne pouvait être délivré à Mme Saliby et à M. Jreij, conformément à l'article 11 de la LIPR.

[9]                Le deuxième secrétaire a décrit le crime de M. Jreij de la façon suivante :

Le 11 août 2003, Joseph Jreij a été déclaré coupable au Liban d'une infraction, à savoir résistance contre les membres de sécurité. Commise au Canada, cette infraction serait punissable en vertu de l'article 129 du Code criminel du Canada et serait punissable par mise en accusation.

[10]            Les passages pertinents de l'article 129 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, se lisent:

129. Quiconque, selon le cas :

a) volontairement entrave un fonctionnaire public ou un agent de la paix dans l'exécution de ses fonctions ou toute personne prêtant légalement main-forte à un tel fonctionnaire ou agent, ou lui résiste en pareil cas;

[...]

d) soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de deux ans;

e) soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

129. Every one who

(a) resists or wilfully obstructs a public officer or peace officer in the execution of his duty or any person lawfully acting in aid of such an officer,

...

(d) an indictable offence and is liable to imprisonment for a term not exceeding two years, or

(e) an offence punishable on summary conviction.

NORME DE CONTRÔLE

[11]            Il est clair que la décision du deuxième secrétaire ne doit pas être révisée quant à une question de fait, à moins que sa conclusion sur cette question soit manifestement déraisonnable. Cependant, l'interprétation du Code criminel est une question de droit. L'application des faits de la présente cause à une telle question est sujette à la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter.

ANALYSE

[12]            Tous les documents mentionnés jusqu'à présent ont été fournis à la Cour par l'ambassade canadienne à Damas, tel que prévu en vertu des Règles des cours fédérales en matière d'immigration et de protection des réfugiés, D.O.R.S./93-22 :

17. Dès réception de l'ordonnance visée à la règle 15, le tribunal administratif constitue un dossier composé des pièces suivantes, disposées dans l'ordre suivant sur des pages numérotées consécutivement :

[...]

b) tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif,

17. Upon receipt of an order under Rule 15, a tribunal shall, without delay, prepare a record containing the following, on consecutively numbered pages and in the following order:

...

(b) all papers relevant to the matter that are in the possession or control of the tribunal,

[13]            Dans toutes les causes qui concernent l'application de la LIPR, la révision judiciaire se fait en deux étapes. À la première étape, le demandeur doit obtenir l'autorisation de la Cour pour soumettre sa demande. Lorsque l'autorisation est accordée, les parties ont l'opportunité de soumettre des affidavits supplémentaires. Dans la présente cause, le Ministre a fourni à la Cour un affidavit auquel était rattaché le texte des trois articles du Code pénal libanais qui sont mentionnés dans le résumé du jugement du tribunal militaire qui a condamné M. Jreij. Il est important de noter, cependant, qu'il n'est nulle part indiqué si le deuxième secrétaire de l'ambassade avait accès à ces dispositions lorsqu'il a refusé d'émettre les visas. S'il n'avait pas ces textes devant lui, il aurait certainement dû les avoir (Association des crabiers acadiens c. Canada (Procureur général), 2006 CF 222, [2006] A.C.F. No. 294).

[14]            L'article 254 du Code pénal libanais se rapporte à la réduction des peines pour causes atténuantes et n'est donc pas pertinente en l'occurrence.

[15]            L'article 380 prévoit ce qui suit :

Tout acte de résistance active ou passive entravant l'activité légale d'une des personnes de la qualité exprimée en l'article précédent, sera puni d'un mois d'emprisonnement au plus et d'une amende pouvant aller jusqu'à 50 livres.

[je souligne]

[16]            Le passage pertinent de l'article 383 indique que cette disposition se rapporte à :

L'outrage par paroles, gestes ou menaces adressés à un fonctionnaire dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice des ses fonctions, ou parvenus à sa connaissance par la volonté de l'auteur.

[17]            Il y a différentes façons de s'assurer s'il existe une équivalence entre les crimes qui sont prévus dans le droit canadien et ceux qu'on retrouve dans le droit d'un autre état. Dans Hill c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1987), 73 N.R. 315, 1 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.), le juge Urie a décrit trois méthodes pour établir l'équivalence qui me semble applicable en l'occurrence:

...[T]out d'abord, en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois par un examen documentaire et, s'il s'en trouve de disponible, par le témoignage d'un expert ou d'experts du droit étranger pour dégager, à partir de cette preuve, les éléments essentiels des infractions respectives; en second lieu, par l'examen de la preuve présentée devant l'arbitre, aussi bien orale que documentaire, afin d'établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l'infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères, que les mêmes termes soient ou non utilisés pour énoncer ces éléments dans les actes introductifs d'instance ou dans les dispositions légales; en troisième lieu, au moyen d'une combinaison de cette première et de cette seconde démarches.

[18]            Il n'est pas clair si le deuxième secrétaire a comparé le libellé précis du Code criminel et celui du Code pénal libanais. On m'a invité à prendre pour acquis qu'il l'avait fait puisque le Ministre a fourni le texte de la législation libanaise. J'accepte cette hypothèse dans la présente cause parce qu'elle ne favorise pas les prétentions du Ministre.

[19]            Ce qui est certain, c'est que le deuxième secrétaire n'a donné aucun signe d'avoir bénéficié de l'opinion d'un expert en droit libanais. Si le secrétaire avait effectivement le texte de la législation libanaise devant lui et qu'il l'a comparé à l'article 129 to Code criminel, il aurait dû se rendre compte qu'au Liban la résistance aux forces de sécurité peut être de nature active ou passive, tandis qu'au Canada la loi requiert clairement que la résistance ne soit pas simplement passive (R. v. Whatcott, [2005] S.J. No. 450 au para. 23 (Sask. Q.B.); R. c. Ahooja, [2004] J.Q. no 4925 (C.M.); R. c. Bouchard, [1999] R.J.Q. 2165 (C.M.); R. v. Sortini (1978), 42 C.C.C. (2d) 214 (Ont. Prov. Ct.).

[20]            Par contre, si le deuxième secrétaire s'est contenté de regarder la preuve, cela signifie qu'il n'avait devant lui que les deux documents à propos de la condamnation de M. Jreij, ainsi que les deux déclarations rédigées par ce dernier. La première déclaration de M. Jreij faisait simplement référence à la manifestation sans donner suffisamment de détails et était donc clairement inadéquate. Il a fournit une autre déclaration que le deuxième secrétaire semble avoir cru satisfaisante. En effet, si le secrétaire trouvait que cette déclaration lui laissait des doutes quant à ce qui s'était passé entre M. Jreij et les forces de sécurité, il avait l'obligation de les mentionner afin qu'on puisse lui fournir des précisions (Khwaja v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2006 FC 522, [2006] F.C.J. No. 703).

[21]            Comme je l'ai mentionné, en vertu de l'article 129 du Code criminel, la résistance aux autorités doit être plus que passive. En l'occurrence, rien ne suggère que M. Jreij ait fait autre chose que de lancer des insultes aux forces de sécurité. Il n'y a pas d'indication qu'il ait agi violemment. Toute conclusion allant dans ce sens serait de nature purement théorique et conjecturale et serait donc manifestement déraisonnable (Isse c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1020 au para. 14).

[22]            Le Ministre a également suggéré que les activités de M. Jreij pourraient être décrites comme une entrave au système judiciaire. L'article 129 inclue en effet deux crimes distincts, la résistance et l'entrave. La jurisprudence les traite différemment (R. v. Pittoors, [2000] A.J. No. 1400 au para. 16 (Alta. Prov. Ct.); Sortini, supra). Ceci dit, le fait est que Mr Jreij n'a pas été condamné pour entrave et les visas n'ont pas été refusés sur la base d'une telle accusation.

[23]            Étant donné que le deuxième secrétaire a eu tort d'assimiler le crime décrit à l'article 129 à celui pour lequel M. Jreij a été condamné et que, à la lumière des faits, il serait manifestement déraisonnable de conclure que ce dernier a opposé autre chose qu'une résistance passive aux forces de sécurité, je conclus que la demande de révision judiciaire devrait être accordée. La demande de visa devra être réentendue par une personne n'ayant pas été impliquée dans l'évaluation du dossier de Mme Saliby et de M. Jreij. Le Ministre aura jusqu'au 26 juillet 2006 pour proposer des questions de portée générale qui pourraient justifier un appel et les demandeurs auront jusqu'au 31 juillet pour lui répondre.

"Sean Harrington"

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 20 juillet 2006


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-48-06

INTITULÉ :                                        ARLETTE SALIBY ET JOSEPH JREIJ

                                                            et

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 12 JUILLET 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                       LE 20 JUILLET 2006

COMPARUTIONS:

Me Annie Kenane

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me François Joyal

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Étude Kenane

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

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