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Date : 20060809

Dossier : IMM-6246-05

Référence : 2006 CF 955

OTTAWA (ONTARIO), LE 9 AOÛT 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

 

ENTRE :

GEORGES ASSOUAD (alias Georges Rizkall Assouad)

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

APERÇU

[1]       La Commission est tenue de justifier ses conclusions concernant la crédibilité en invoquant des éléments de preuve clairs et précis, surtout lorsque ces preuves sont solides et pertinentes quant aux allégations du demandeur : Armson c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. no 800 (QL). Cette obligation est particulièrement importante lorsque les conclusions de la Commission concernant la vraisemblance du récit du demandeur ont une incidence sur sa crédibilité. Dans la décision Leung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 774 (QL), la Cour a déclaré au paragraphe 15 de ses motifs :

Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels qu'en l'espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non‑crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d'invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l'idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l'à-propos d'une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions.

Ce n'est donc que dans les cas les plus évidents que l'on doit conclure à l'invraisemblance du récit du demandeur, c'est-à-dire si son exposé des faits n'a rien de raisonnable : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), [2001] A.C.F. no 1131 (QL).

 

Comme l'a déclaré le juge Edmond Blanchard dans le jugement Mahmood c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1526, [2005] A.C.F. no 1883, au paragraphe 16 (QL).

 

PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]        La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, d'une décision en date du 22 septembre 2005 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

 

CONTEXTE

[3]        Le demandeur, M. George Assouad, est un Libanais de confession chrétienne âgé de 66 ans. En 1959, il a joint de son plein gré les rangs de l'armée libanaise au sein de laquelle il a servi jusqu'en 1963. Il s'est marié en 1964 et lui et sa femme ont eu six enfants. M. Assouad était un membre ordinaire de la Phalange qui travaillait  comme garde du corps durant la guerre civile.

 

[4]        M. Assouad raconte qu'après le retrait des troupes israéliennes du sud du Liban en mai 2000, son frère a reçu un appel téléphonique de son fils (le neveu de M. Assouad) l'informant qu'il se trouvait en Israël avec d'anciens membres de l'Armée du Liban du Sud (ALS). M. Assouad affirme qu'il a également parlé à son neveu, qui l'a remercié de lui avoir envoyé de l'argent.

 

[5]        M. Assouad relate qu'après cette conversation téléphonique, des membres du Hezbollah ont enlevé son frère. Suivant M. Assouad, son frère est décédé des suites des blessures subies au cours de son enlèvement.

 

[6]        M. Assouad soutient aussi qu'il a été agressé après les funérailles de son frère. Il a été tabassé et il a dû consulter un dentiste. On l'a accusé d'être un agent d'Israël et il estimait que sa vie était en danger. Il a également reçu de nombreuses menaces, par écrit et au téléphone.

 

DÉCISION À L'EXAMEN

[7]        La Commission a estimé que M. Assouad ne se classait dans aucune des catégories dites à risque au Liban aujourd’hui. Bien qu'il existe des éléments de preuve selon lesquels plusieurs arrestations de militants politiques ont eu lieu, M. Assouad n'a pas établi qu'il se trouvait dans une situation semblable à la leur. Qui plus est, la Commission n'était pas convaincue que l’avancée importante du Hezbollah aux dernières élections changerait la situation de M. Assouad.

[8]        La Commission a conclu que M. Assouad n'avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu'il était recherché par le Hezbollah ou par les autorités libanaises. Elle a par conséquent déclaré qu'elle ne croyait pas qu'il existait une possibilité sérieuse que M. Assouad soit persécuté au Liban ou qu'il soit personnellement exposé au risque d’être soumis soit à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[9]        Dans son mémoire, M. Assouad affirme que la présente demande soulève les trois points litigieux suivants :

1.      La Commission a-t-elle commis une erreur en n'évaluant pas les éléments de preuve propres à M. Assouad, en l'occurrence le rapport dentaire et le certificat de décès?

2.      La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que M. Assouad ne répondait pas au profil de quelqu'un qui était en danger au Liban et en estimant que la sécurité dont bénéficiaient ses fils au Liban rendait peu plausible sa crainte objective d'être persécuté?

3.      La Commission a-t-elle commis une erreur en n'évaluant pas le témoignage de M. Assouad pour déterminer si sa crainte était justifiée?

 

ANALYSE

            Régime législatif

[10]      Suivant l'article 96 de la LIPR, a qualité de réfugié la personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96.     A qualité de réfugié au sens de la Convention – le réfugié – la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96.     A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

[11]      Le paragraphe 97(1) de la LIPR dispose :

97.     (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i)                  elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii)                elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii)               la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes – sauf celles infligées au mépris des normes internationales – et inhérents à celles-ci ou occasionnées par elles,

 

(iv)              la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97.     (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i)                  the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country;

 

(ii)                the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country;

 

(iii)               the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards; and

 

 

(iv)              the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Norme de contrôle

[12]      Les conclusions que la Commission tire au sujet de la crédibilité appellent la plus grande retenue de la part de notre Cour, car c'est la Commission qui est la mieux placée pour évaluer la crédibilité du demandeur d'asile. Les questions de fait, telles que celles concernant la crédibilité et l'évaluation de la preuve, doivent être examinées en fonction de la norme de la décision manifestement déraisonnable (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), [1993] A.C.F. no 732 (QL), au paragraphe 4; Umba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 25, [2004] A.C.F. no 17 (QL), au paragraphe 31; Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 39, [2003] A.C.F. no 108 (QL), au paragraphe 14).

 

            Omission d'évaluer certains éléments de preuve

[13]      M. Assouad affirme que la Commission a commis une erreur en ignorant certains éléments de preuve, en n'analysant pas et en ne citant pas certains des éléments de preuve propres au demandeur, en l'occurrence le certificat de décès de son frère et le rapport dentaire faisant état des blessures subies lors de l'agression dont il affirmait avoir été victime.

 

[14]      Ainsi que la Cour l'a affirmé dans le jugement Kouassi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1199 (QL), aux paragraphes 13 et 14 :

De plus, dans ses motifs le tribunal ne fait aucune référence au rapport médical déposé en preuve [Voir Note 3 ci-dessous].  Ce rapport est daté du 16 juillet 1996 et fut préparé par le docteur Pierre Dongier qui a examiné le requérant ici au Canada. Le rapport corrobore jusqu'à un certain point les allégations du requérant. En effet, le docteur Dongier déclare que le requérant « présente les marques physiques, ainsi que des symptômes psychologiques compatibles avec sa description des violences qu'il aurait subies ».

 

Bien que le tribunal n'avait pas à commenter toute la preuve au dossier il devait à mon avis traiter de ce rapport et expliquer pourquoi il ne lui attribuait pas de poids. Comme l'affirmait le juge Gibson dans Atwal c. Canada (Secrétaire d'État) :

 

Il va sans dire qu'un Tribunal n'est pas tenu de parler, dans ses motifs de décision, de tous les éléments de preuve portés à sa connaissance. Le fait qu'un tribunal omette de le faire ne permet pas, dans les circonstances normales, de conclure qu'il n'a pas tenu compte de toute la preuve produite. J'arrive toutefois à la conclusion que ce principe ne s'applique pas au défaut de faire mention d'un document pertinent qui constitue une preuve directement applicable à la question, fondamentalement traitée dans la décision du Tribunal.

 

[15]      Le principe suivant, qui a été posé dans le jugement Min c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1676, [2004] A.C.F. no 2028 (QL), aux paragraphes 5 à 9, s'applique ici :

La Commission n'est pas tenue de faire allusion à tous les documents dont elle dispose. Toutefois, plus le document est important, plus l'obligation de la Commission de le mentionner expressément est contraignante : Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.) (QL). Dans la mesure où elle tire des conclusions quant à la crédibilité fondées sur des éléments à l'égard desquels ils sont pertinents, la Commission doit tenir compte de rapports médicaux et de rapports de psychologues : Bernardine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 1187, [2002] A.C.F. no 1590 (C.F. 1re inst.) (QL).

Par exemple, avant de tirer une inférence défavorable du comportement d'un demandeur, la Commission doit prendre en considération l'avis d'un spécialiste qui peut aider à expliquer le comportement en question : Sanghera c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 87 (C.F. 1re inst.) (QL). Par ailleurs, si la Commission estime que l'avis du psychologue n'explique pas le témoignage du demandeur, il lui est loisible de lui accorder un poids minime, voire nul : Dekunle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1112, [2003] A.C.F. no 1403 (QL).

Le psychologue qui a évalué M. Min a conclu que celui-ci avait du mal à se concentrer et souffrait de problèmes de mémoire. Il avait parfois de la difficulté à comprendre les questions. Il [traduction] « ne supporterait pas d'être interrogé à l'audience » parce qu'il avait des flashbacks et était saisi par un stress extrême lorsqu'on l'interrogeait.

La Commission a écarté le témoignage de M. Min parce qu'il avait donné des versions incompatibles de la façon dont il s'était procuré ses pièces d'identité. Elle a jugé que certaines de ses explications étaient invraisemblables, surtout étant donné son niveau d'instruction. Dans l'ensemble, elle a conclu que le témoignage de M. Min « dépasse les limites de la crédibilité » et qu'on « ne peut aucunement lui faire confiance ». De plus, elle a qualifié M. Min de « manipulateur » et a dit qu'il essayait de « tromper » le tribunal.

La Commission a de toute évidence évalué de façon très négative le témoignage de M. Min. Cependant, étant donné la teneur du rapport du psychologue, la Commission devait à tout le moins se demander si les éléments mentionnés dans ce rapport expliquaient, en tout ou en partie, les anomalies relevées dans le témoignage de M. Min. En fait, la Commission n'a pas du tout fait mention du rapport, et ce, malgré que l'évaluation du psychologue occupait une place importante dans les observations écrites que M. Min lui avait soumises.

 

 

[16]      La Commission n'a pas tiré de conclusions négatives au sujet de la crédibilité en ce qui concerne la mort du frère de M. Assouad ou l'agression dont ce dernier a par la suite été victime et elle a donc implicitement jugé son témoignage crédible au sujet des faits en question sur lesquels il faisait reposer sa demande d'asile. Les éléments de preuve susmentionnés, à savoir le certificat de décès et le rapport dentaire, fournissent ainsi des preuves corroborantes indépendantes de la crainte de M. Assouad au sujet de l'Hezbollah et de son risque objectif. La Commission a commis une erreur en omettant de les évaluer :

La demanderesse soutient entre autres que le tribunal a ignoré le rapport médical du médecin canadien qui corroborait ses allégations de mauvais traitements que celle-ci allègue avoir subis. En effet, le tribunal est silencieux sur ce point. Pourtant le rapport médical est un élément de preuve important qui peut avoir une incidence sur l'appréciation que fait le tribunal de la revendication d'un demandeur et de la crédibilité de ses allégations.

Dans l'arrêt Mahanandan, la Cour fédérale d'appel indique que lorsqu'il y a une preuve documentaire qui pourrait influer sur la façon dont le tribunal traite la revendication, le tribunal doit indiquer son incidence sur la revendication du demandeur.

          

[traduction] C'est aussi notre avis. Lorsqu'une preuve documentaire comme celle en cause est admise en preuve à l'audience, et pourrait vraisemblablement influer sur l'appréciation, par la Commission, de la revendication dont elle est saisie, il nous semble que plus qu'une simple constatation de son admission, la Commission doit indiquer dans ses motifs l'incidence, si elle existe, de cette preuve sur la revendication du requérant. Comme je l'ai déjà dit, la Commission ne l'a pas fait en l'espèce. À notre avis, cette omission équivalait à une faute irréparable, et il s'ensuit que la décision de la Commission ne peut être maintenue.

           

Dans l'affaire Soma, le juge Cullen a spécifié que le tribunal doit commenter la preuve documentaire lorsqu'elle va directement à l'encontre de la décision rendue.

           

Même s'il serait préférable que la Commission examine les éléments de preuve documentaires défavorables, elle n'est tenue de le faire que si ces éléments de preuve contredisent directement la conclusion de la Commission.

           

En l'espèce, il s'agit d'une lettre d'un médecin qui note, entre autres, la présence de deux cicatrices : une sur le genou droit de la demanderesse et l'autre sur la cuisse gauche, « que la patiente attribue à un coup de ceinture ». En conclusion, il constate que « les deux cicatrices observées sont compatibles avec sa description des violences qu'elle a subies ».

Bien sûr comme le souligne la procureure du défendeur l'appréciation de la preuve relève de la juridiction du tribunal. Cependant, celui-ci doit d'abord considérer cette preuve au dossier et la commenter lorsqu'elle peut avoir un impact sérieux sur la revendication d'un demandeur. S'il décide de l'écarter, il doit indiquer clairement les motifs de son rejet.

 

(Berete c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 359 (QL), aux paragraphes 4 à 8).

 

[17]      Même si elle a estimé que M. Assouad n'était pas crédible au sujet de la blessure subie par son frère et de sa mort subséquente ainsi qu'en ce qui concerne l'agression qu'il a lui-même subie et sa crainte du Hezbollah, la Commission avait l'obligation de tenir compte du rapport dentaire corroborant l'agression et du certificat de décès de son frère. En omettant de le faire, la Commission a commis une erreur qui justifie l'annulation de sa décision :

La Commission avait devant elle deux rapports médicaux délivrés par une polyclinique municipale de Kharkov, en Ukraine, qui se rapportaient aux sévices prétendument subis par la demanderesse après 1986. La Commission n'a pas ajouté foi aux rapports médicaux parce que, à son avis, la demanderesse n'avait pas apporté une preuve crédible ou acceptable des sévices en question. Une lecture attentive des rapports médicaux montre que nombre des mentions qu'ils contiennent font état de lésions qui s'accordent avec des violences physiques (lésions à la partie gauche du thorax, lésions aux parties molles du visage et nombreux hématomes dans la région des extrémités supérieures). Il était manifestement déraisonnable pour la Commission de rejeter purement et simplement les rapports médicaux, sans se demander s'ils renforçaient la crédibilité du témoignage de la demanderesse touchant les présumés sévices ou s'ils attestaient de manière impartiale un préjudice équivalant à persécution. Ainsi que l'a jugé la Cour dans l'affaire Vijayarajah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 731 (1re inst.) (QL), dans l'affaire Seevaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 167 F.T.R. 130 et dans l'affaire Baranyi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. n987 (QL), 2001 CFPI 664, même si la Commission estime qu'un revendicateur n'est pas crédible, elle doit néanmoins tenir compte de la preuve documentaire. Ici, la Commission a commis une erreur parce qu'elle a usé de sa conclusion défavorable sur la crédibilité de la demanderesse comme motif pour n'accorder aucune valeur à une preuve documentaire qui pouvait être d'une importance cruciale, vu la nature de la revendication et du témoignage de la demanderesse.

 

(Voytik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 66, [2004] A.C.F. n50 (QL), au paragraphe 20).

 

Évaluation de la crainte objective

[18]      La Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur ne répondait pas au profil de quelqu'un qui était en danger au Liban et en estimant que la sécurité dont bénéficiaient ses fils au Liban rendait peu plausible sa crainte objective d'être persécuté. Dans son analyse de cette question, la Commission a tenu compte de facteurs dénués de pertinence.

 

[19]      En premier lieu, M. Assouad ne se trouve pas dans une situation semblable à celle des anciens membres de l'ALS du Liban qui sont maintenant en sécurité. Il n'a jamais fait partie de ce groupe. Il craint le Hezbollah parce qu'il est soupçonné d'avoir collaboré avec Israël après le démantèlement de l'ALS en 2000. M. Assouad n'a pas demandé qu'on lui « pardonne » d'avoir communiqué avec son filleul en Israël ou d'avoir aidé financièrement ce dernier. Il ne fait donc pas partie du groupe de personne qui « ne sont pas en danger » au Liban. Qui plus est, les liens que ses fils entretenaient avec l'ALS et l'ex-président du Liban sont des éléments qui n'ont aucun rapport avec le risque auquel M. Assouad est présentement exposé.

 

[20]      La Commission a également commis une erreur en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve documentaires portant sur le sort réservé aux personnes soupçonnées de « collaboration » avec Israël. Dans le jugement Raveedran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 49, [2003] A.C.F. no 116 (QL), au paragraphe 54, la Cour fédérale met en garde contre l'utilisation des profils de risque pour apprécier la crainte objective :

 

La conclusion de la formation selon laquelle les demandeurs ne « répondaient pas au profil » des supporters des LTTE a relativement peu de sens si elle n'est pas accompagnée à tout le moins d'une forme d'explication pour savoir à quoi ressemble ce « profil », de l'avis de la formation. En outre, la preuve laisse entendre que les autorités sri-lankaises n'ont pas fait de tentative concertée d'établir le « profil » de ceux qui appuient ou n'appuient pas les LTTE. La preuve documentaire démontre que des personnes qui sont simplement soupçonnées d'appuyer les LTTE d'une manière ou d'une autre ont été arrêtées. Aucune référence dans ces rapports n'est faite à un quelconque profil.

 

 

[21]      La Commission est tenue de justifier ses conclusions concernant la crédibilité en invoquant des éléments de preuve clairs et précis, surtout lorsque ces preuves sont solides et pertinentes quant aux allégations du demandeur : Armson c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. no 800 (QL). Cette obligation est particulièrement importante lorsque les conclusions de la Commission concernant la vraisemblance du récit du demandeur ont une incidence sur sa crédibilité. Dans la décision Leung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 774 (QL), la Cour a déclaré au paragraphe 15 de ses motifs :

Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels qu'en l'espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non-crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d'invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l'idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l'à-propos d'une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions.

Ce n'est donc que dans les cas les plus évidents que l'on doit conclure à l'invraisemblance du récit du demandeur, c'est-à-dire si son exposé des faits n'a rien de raisonnable : Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 1131 (QL).

(Paragraphe 16 du jugement Mahmood, précité.)

 

[22]      Ainsi qu'il a été précisé, les conclusions tirées au sujet de la crédibilité doivent reposer sur des éléments de preuve clairs et précis qui sont pertinents quant aux allégations du demandeur.  On ne peut se contenter de les écarter sans formuler à tout le moins certaines observations :

 

[traduction] Le Hezbollah est un groupe chiite radical qui s'est formé au Liban et qui est voué à la création, au Liban, d'une république islamique inspirée du modèle iranien et à la suppression de toute influence non islamique dans la région. Très hostile à l'Occident et à Israël. Étroitement lié à l'Iran, qui influence souvent ses décisions [...] 

 

Affidavit de Sujani Widyaratne, annexe H, Rapport de la CPI sur la situation au Liban, mai 2003, p. 66, 1er paragraphe.

 

On est sans nouvelles de Ramzi Irani depuis qu’il a quitté son travail pour se rendre chez lui dans le centre Beyrouth, le 7 mai. Cet homme travaille sur les questions estudiantines pour les Forces libanaises (FL) et Amnesty International craint qu’il ne soit détenu au secret et peut-être torturé pour le contraindre à fournir des informations sur les activités des FL [...]

 

En août et septembre 2001, les forces de sécurité ont arrêté des centaines de membres des FL, dont des étudiants, dans tout le pays. La plupart ont été libérés mais certains ont été détenus au secret au centre de détention du ministère de la Défense où ils auraient été torturés et maltraités. Parmi eux figurait un membre éminent de l’organisation, Tawfiq al Hindi, condamné à trois ans d’emprisonnement en mars 2002 à l’issue d’un procès inique devant le tribunal militaire pour plusieurs infractions dont celle d’entretenir des « contacts » avec Israël. Tawfiq al Hindi était le conseiller politique du dirigeant incarcéré des FL, Samir Geagea.

 

Affidavit de Sunjani Widyaratne, annexe L, Amnesty International, Action urgente, 10 mai 2002, non souligné dans l'original, p. 77, 1er et 4e paragraphes.

 

[traduction] Le 16 avril 2002, le site Internet Lebanon.com relatait que trois accusés anti-syriens, dont Toufic Hindi, conseiller politique du parti interdit chrétien Forces libanaises (FL), auraient à subir un nouveau procès en raison de présumés contacts avec l'« ennemi », Israël. Les trois hommes avaient été arrêtés au cours des manifestations anti-syriennes en août 2001 [...]

 

Affidavit de Sujani Widyaratne, pièce I, Réponse à la demande d'information LBN 39107. E de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, non souligné dans l'original, p. 69, 3e paragraphe.

 

Tawfiq al Hindi, responsable du parti interdit Al Quwat al Lubnaniyya (Forces libanaises, FL), a été condamné à une peine de quinze mois d'emprisonnement par la Cour d'appel militaire le 11 juillet. Dans le cadre d'un autre procès, le 10 juillet, le Tribunal militaire de Beyrouth a acquitté Nadim Latif, responsable du Courant national libre, de toutes les charges retenues contre lui, notamment du chef de « diffamation de l'armée syrienne ».

 

Au terme d'un procès inique, en mars, le Tribunal militaire avait déclaré Tawfiq al Hindi coupable de « contacts » avec Israël et de « transmission à l'ennemi d'informations préjudiciables aux relations du Liban avec ses voisins ». D'après les informations recueillies, on l'avait soumis à la torture et à d'autres formes de mauvais traitements pour le contraindre à « avouer » les faits qui lui étaient reprochés, faits qu'il a ensuite niés devant la Cour d'appel militaire.

 

Dans un communiqué de presse, Amnesty International s'était déclarée préoccupée par les allégations selon lesquelles Tawfiq al Hindi et ses coaccusés Antoine Bassil et Habib Younès, tous deux journalistes, avaient été victimes d’actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements tandis qu'ils étaient détenus au secret dans l'attente de leur jugement [...]

 

Affidavit de Sunjani Widyaratne, annexe M, Amnesty International, Action urgente, 15 juillet 2002, non souligné dans l'original, p. 78, 1er et 3paragraphes.

 

[traduction] […] Le gouvernement n'a pas essayé de désarmer le Hezbollah, une organisation terroriste exerçant ses activités dans la région [...]

 

Le gouvernement et les services de renseignements syriens ont recouru à des réseaux d'informateurs et à l'écoute téléphonique pour recueillir les renseignements sur leurs adversaires présumés. Le Service de renseignement de l'armée a surveillé les déplacements et les activités des groupes d'opposition (voir Section 2.b). Le gouvernement a admis que les services de sécurité avaient procédé à de l'écoute téléphonique mais il a affirmé que cette mesure n'avait été prise qu'après avoir reçu l'autorisation des autorités judiciaires compétentes [...]

 

           

            Crainte justifiée

[23]      Enfin, la Commission a commis une erreur en n'évaluant pas le témoignage de M. Assouad pour déterminer si sa crainte était justifiée. Ainsi qu'il a déjà été mentionné, la Commission a implicitement jugé crédible son témoignage au sujet de son agression, de l'enlèvement et du décès de son frère à la suite des blessures infligées par le Hezbollah. La Commission était donc tenue d'expliquer pourquoi le témoignage de M. Assouad n'appuyait pas sa crainte objective. Comme elle n'a pas fourni ces explications, la Commission a commis une erreur qui donne ouverture à l'annulation de sa décision :

En outre, la Commission a fondé sa décision sur la preuve documentaire des conditions du pays, en disant que « [...] la preuve documentaire de sources désintéressées indique que les demandeurs ne risquent pas une probabilité raisonnable ou une possibilité sérieuse de persécution [...] à cause de leur appartenance ethnique ».

Dans l'affaire Coitinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1037, madame la juge Snider examine ce genre de raisonnement, en déclarant :

La Commission tire ensuite une conclusion très troublante. Sans affirmer que la preuve présentée par les demandeurs n'est pas crédible, la Commission accorde plus de poids à la preuve documentaire parce qu'elle provient de sources connues, informées et qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de la présente audience. Cela revient à dire qu'on devrait toujours privilégier la preuve documentaire aux dépens de la preuve présentée par le demandeur d'asile parce que ce dernier a un intérêt dans l'issue de l'audience. Si on l'acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d'asile. La décision de la Commission ne fait pas état des raisons pour lesquelles la preuve présentée par les demandeurs, bien qu'elle fût censée être présumée véridique (Adu c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1995] A.C.F. no 114 (C.A.F.)), a été jugée suspecte.

La Commission a fait une erreur semblable dans la présente affaire. En outre, en l'espèce, la Commission ne s'est pas simplement abstenue de conclure à l'absence de crédibilité en préférant la preuve documentaire indépendante. La Commission a en fait conclu expressément que M. Ramsaywack est un témoin crédible et digne de foi, puis passé sous silence ou rejeté sa preuve sur ce point en faveur de la preuve documentaire, sans explication. Dans ces conditions, la décision de la Commission ne saurait être maintenue. (Passage souligné par la Cour.)

 

(Ramsaywack c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 781, [2005] A.C.F. no 999 (QL), aux paragraphes 13 à 15).

 

CONCLUSION

[24]      Comme elle ne semble pas reposer sur les éléments de preuve dont disposait la Commission et comme certains éléments de preuve semblent avoir été ignorés, la présente décision ne peut être confirmée. Il y a lieu de renvoyer l'affaire à la Commission pour qu'elle soit jugée de nouveau par un tribunal différemment constitué.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à la Commission pour être jugée de nouveau par un tribunal différemment constitué.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6246-05

 

INTITULÉ :                                       GEORGES ASSOUAD

                                                            (alias Georges Rizkall Assouad)

                                                            c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               LE 18 JUILLET 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 9 AOÛT 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Ronald Shacter

 

POUR LE DEMANDEUR

Me A. Leena Jaakkimainen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Ronald Shacter

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, C.R.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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