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Date : 20060816

Dossier : IMM-6240-05

Référence : 2006 CF 977

Ottawa (Ontario), le 16 août 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

FELICIANO CARRILLO BOCANGEL

RITHA GLADYS ZEBALLOS DE CARRILLO

ENRRIQUE ANTONIO CARRILLO ZEBALLOS

(alias ENRIQUE ANTONI CARILLO ZEBALLOS)

CARLA BIANCA CARILLO ZEBALLOS

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sont des membres d’une famille bolivienne qui ont demandé l’asile au début d’octobre 2003. L’audition de leur demande par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a duré quatre jours entre le 27 septembre 2004 et le 13 juillet 2005. La Commission a rejeté la demande le 21 septembre 2005 parce qu’elle a tiré des conclusions défavorables concernant la crédibilité et la vraisemblance du témoignage du demandeur principal, Feliciano Carrillo Bocangel (M. Carrillo). 

 

Le contexte 

[2]               À l’appui de sa demande d’asile, M. Carrillo invoquait ses années de participation aux activités de soutien de groupes d’opposition politique en Bolivie. Le dossier renferme de nombreux éléments de preuve non contredits confirmant son profil politique. La preuve révèle clairement qu’il s’est intéressé activement à la politique dès le début de ses études à la fin des années 1960. En 1984, il a fondé avec d’autres personnes un parti politique de gauche appelé le Front révolutionnaire de gauche (FRI). Au début de 2000, il a joué un rôle important dans la formation d’une coalition entre le FRI et un autre parti d’opposition de gauche, le Movimiento al Socialismo (MAS). 

 

[3]               Selon M. Carrillo, le MAS est arrivé deuxième lors des élections nationales de 2002. Le chef du MAS était alors, et est toujours, Evo Morales. M. Morales a ensuite été élu président de la Bolivie aux élections de 2005.

 

[4]               Le statut de M. Carrillo au sein du MAS a été corroboré par une preuve documentaire abondante apparemment digne de foi, qui démontrait notamment qu’il avait des liens étroits avec M. Morales. Le dossier contenait également des éléments de preuve indiquant que M. Morales aurait pu être la cible de menaces motivées par des raisons politiques, y compris des menaces de mort.

 

[5]               Il ressort clairement de la preuve non contredite contenue dans le dossier que M. Carrillo a joué un rôle politique important dans le mouvement d’opposition en Bolivie et qu’il a défendu avec force les droits de la population indigène de ce pays.

 

[6]               La demande d’asile de M. Carrillo était fondée principalement sur trois incidents de persécution à caractère politique. Il prétendait que sa maison avait été incendiée le 10 décembre 2002, que les autorités boliviennes l’avaient battu et avaient tiré sur lui au cours d’une manifestation violente tenue dans les rues de La Paz le 12 février 2003 et que l’armée bolivienne l’avait battu à son tour le 15 juin 2003 alors qu’il assistait à une assemblée politique à San Carlos. Il prétendait également que lui et d’autres membres de sa famille avaient reçu maintes fois des menaces à cause de son opposition politique au gouvernement bolivien.

 

La décision de la Commission

[7]               La Commission a rejeté la demande d’asile des demandeurs en raison de ses conclusions défavorables concernant la crédibilité. Elle a conclu que M. Carrillo n’était pas un témoin crédible vu les invraisemblances et les contradictions contenues dans son témoignage, en particulier celles qui suivent :

a)             il était invraisemblable que, comme M. Carrillo l’a dit dans son témoignage, la police bolivienne attende que les groupes d’opposition politique parviennent à leurs destinations avant de les affronter; il était plus probable qu’elle les intercepte avant qu’ils arrivent à destination;

b)             la preuve n’indiquait pas que des membres du parti d’opposition ou son chef, M. Morales, avaient été persécutés par les autorités;

c)             le fait que M. Carrillo n’a pas mentionné dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que les autorités avaient été informées de l’incendie de sa maison était une omission importante qu’il a été incapable d’expliquer de manière appropriée. La Commission a considéré que la preuve à cet égard avait été « inventée » pour étayer la demande d’asile;

d)             le témoignage de M. Carrillo concernant le soulèvement violent au cours duquel les autorités l’auraient battu à La Paz le 12 février 2003 contenait plusieurs divergences et invraisemblances et cet aspect de son histoire avait aussi été « inventé » en fonction de la preuve documentaire corroborante. De plus, la Commission n’a pas cru M. Carrillo quand il a dit qu’il avait déposé une plainte concernant cet incident auprès de l’ombudsman;

e)             il était invraisemblable que la police judiciaire n’ait pas tenu compte de la preuve de M. Carrillo concernant les mauvais traitements infligés par les autorités boliviennes;

f)               le témoignage de M. Carrillo sur les obstacles empêchant la population indigène de participer à la vie politique était incompatible avec la preuve documentaire et n’était donc pas digne de foi.

 

[8]               En fin de compte, la Commission n’a pas cru M. Carrillo lorsqu’il affirmait, dans son témoignage, avoir été persécuté par les autorités boliviennes. Elle a rejeté le récit important qu’il a fait de l’incendie de sa maison et des mauvais traitements et de la blessure par coup de feu qu’il aurait subis lors d’un soulèvement politique violent survenu à La Paz le 12 février 2003, parce qu’il n’était pas crédible.

 

La question en litige

[9]               Quelle est la norme de contrôle qui s’applique et la décision de la Commission satisfait‑elle à cette norme?

 

Analyse

[10]           Je conviens que c’est la norme de la « décision manifestement déraisonnable » qui s’applique aux conclusions de fait et d’invraisemblance tirées par la Commission. La Cour ne peut pas substituer sa décision à celle de la Commission, sauf si les demandeurs peuvent établir que la décision de la Commission était fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans qu’il soit tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait : voir R. K. L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. no 162, 2003 CFPI 116, aux paragraphes 7 et 8. 

 

[11]           Malgré la grande retenue que la Cour doit manifester à l’égard des conclusions de fait de la Commission, il y a plusieurs aspects de son traitement de la preuve qui soulèvent des questions. Le problème le plus grave réside dans le traitement très sélectif que la Commission a fait de la preuve et dans le fait qu’elle n’a pas examiné une grande partie de cette preuve dans le contexte plus large, et essentiellement non contesté, de la participation politique de M. Carrillo à une époque de sérieuses tensions politiques et sociales en Bolivie. En particulier, la Commission n’a quasiment rien mentionné dans sa décision au sujet des activités politiques de M. Carrillo ou de son profil en tant que leader de l’opposition politique en Bolivie, ni au sujet d’aspects importants du rapport du département d’État américain pour 2003 qui décrivait en détail le contexte des tensions et de la violence politiques qui ont secoué la Bolivie en 2002 et en 2003. Ce rapport, qui est apparemment fiable, mentionne que la Bolivie est une démocratie respectant traditionnellement les droits de la personne, mais il confirme également que des douzaines de protestataires ont été tués et des centaines blessés au cours d’au moins trois épisodes majeurs d’agitation sociale violente, que la force excessive a été employée, que des arrestations et des détentions arbitraires ont eu lieu, que des personnes ont été battues et qu’il existe une culture d’impunité.

 

[12]           Il est difficile de concilier la conclusion de la Commission selon laquelle M. Carrillo n’était pas exposé à plus qu’un risque généralisé de préjudice en Bolivie avec la preuve non contredite concernant son profil politique et les troubles politiques et sociaux qui sévissaient dans ce pays en 2002 et en 2003. Le défaut de la Commission de procéder à une analyse contextuelle appropriée de cette preuve rend cette conclusion manifestement déraisonnable : voir Menjivar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 5, 2006 CF 11.

 

[13]           La Commission a rejeté le témoignage de M. Carrillo selon lequel il aurait été attaqué par l’armée bolivienne à La Paz le 12 février 2003, pendant une manifestation politique bien documentée. M. Carrillo a déclaré dans son témoignage qu’il se rendait à une assemblée politique lorsque la police l’a reconnu et l’a accusé d’incitation à la violence. Il aurait reçu une balle dans la jambe et il aurait été battu et détenu brièvement par les autorités. Lorsque la Commission a attiré son attention sur ce qui semblait être une contradiction concernant l’endroit où il aurait été battu par la police ou par l’armée, M. Carrillo a reconnu qu’il n’était pas certain de ce qui s’était passé parce qu’il avait reçu un coup sur la tête. C’est sur cette contradiction que la Commission s’est fondée pour dire qu’elle ne croyait pas la partie du témoignage de M. Carrillo qui avait trait à l’attaque dont il aurait été victime. Par ailleurs, la Commission n’a pas véritablement tenu compte d’un rapport médical confirmant que les blessures de M. Carrillo avaient été causées par [traduction] « un affrontement avec l’armée, la police et la population » et décrivant les blessures suivantes :

-                contusions au front, dans la région pariétale du crâne et aux deux paupières;

-                conjonctivite traumatique affectant l’œil droit;

-                blessure par balle à la jambe gauche, dont les points d’entrée et de sortie étaient visibles;

-                contusions à la mâchoire.

 

Bien qu’elle ait fait brièvement allusion à cet élément de preuve corroborant important, la Commission n’a tiré aucune conclusion concernant son authenticité ou la façon dont les blessures auraient pu être infligées autrement. Une preuve de blessure par balle est généralement difficile à falsifier. Il est donc peu probable que cette preuve ait été produite de manière frauduleuse. Le silence de la Commission sur cette question laisse croire qu’elle aussi a eu de la difficulté à concilier ces blessures particulières et les actes de violence commis le 12 février 2003, lesquels sont bien documentés, avec ses conclusions selon lesquelles M. Carrillo avait tout inventé. Des omissions importantes de ce genre dans le processus menant à une décision exigeront habituellement que celle‑ci soit infirmée : voir Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, au paragraphe 17.

 

[14]           En rejetant le témoignage de M. Carrillo selon lequel il aurait été attaqué le 12 février 2003, la Commission s’est également appuyée sur l’impression erronée que ce dernier avait omis de mentionner dans son FRP qu’il avait été détenu à la suite de cet incident. La Commission a de nouveau commis la même erreur lorsqu’elle a interrogé M. Carrillo. Il est vrai que le FRP n’est pas très détaillé, mais il indique clairement que M. Carrillo a été arrêté et détenu ensuite par les autorités. Ces critiques de la Commission concernant le FRP de M. Carrillo étaient parfaitement injustifiées, tout comme sa conclusion selon laquelle le témoignage de ce dernier sur ce point était vague et imprécis.

 

[15]           Un aspect important de l’allégation de persécution de M. Carrillo était l’agression par des membres masqués de l’armée bolivienne dont il aurait été victime pendant la nuit du 15 juin 2003. M. Carrillo a fait état de cet incident dans son FRP et a été interrogé à ce sujet à l’audience devant la Commission. Un certificat médical corroborant son témoignage a été produit en preuve devant la Commission. Chose étonnante, il n’est question ni de l’incident ni du rapport médical dans la décision de la Commission. Il s’agissait pourtant d’un élément de preuve important présenté par M. Carrillo au soutien de sa demande, et la Commission avait l’obligation d’en tenir compte. La Commission a agi de manière manifestement déraisonnable en ne le faisant pas.

 

[16]           Il existe plusieurs autres problèmes en ce qui concerne le traitement de la preuve par la Commission. Par exemple, sa conclusion selon laquelle les tactiques de la police bolivienne pour affronter les groupes d’opposition étaient invraisemblables ne constitue pas un motif raisonnable de rejeter le témoignage de M. Carrillo sur ce point. Ce témoignage n’a pas moins de valeur que l’opinion de la Commission et il ne s’agit pas d’une question à l’égard de laquelle la Commission pourrait revendiquer une expertise particulière. Il s’agit du type de conclusion d’invraisemblance qui va bien plus loin que l’évaluation du comportement humain normal et rationnel et que la Commission doit généralement éviter de tirer en l’absence d’une preuve à l’appui.

 

[17]           La conclusion de la Commission selon laquelle la preuve ne démontrait pas que le chef du MAS, M. Morales, avait été persécuté aurait pu être correcte en droit, mais le fait que la Commission a omis de traiter de la preuve documentaire démontrant qu’il aurait pu être la cible d’un assassinat est un autre exemple de son traitement sélectif de la preuve. La preuve que les autorités boliviennes auraient pu s’en prendre à M. Morales était d’autant plus importante que M. Carrillo prétendait que lui et M. Morales étaient étroitement liés sur le plan politique. Si M. Morales était en danger, il y a de bonnes chances que les personnes avec qui il avait des liens politiques étroits le soient également. La Commission aurait dû tenir compte de cette preuve.

 

[18]           En outre, la manière dont la Commission a décrit la Bolivie – une démocratie où la liberté d’association et la liberté de réunion sont généralement respectées – ne tient pas compte de la preuve. En 2003, la situation politique en Bolivie était loin d’être stable et les atteintes aux droits de la personne étaient courantes, comme l’indique la preuve, notamment le rapport du département d’État américain pour 2003.

 

[19]           En ce qui concerne l’allégation de M. Carrillo selon laquelle sa maison aurait été délibérément incendiée en 2003, la Commission semble avoir été préoccupée par des divergences relativement mineures entre son FRP et son témoignage. Le simple fait que des détails puissent avoir été omis dans le FRP de M. Carrillo n’est pas une raison particulièrement valable de conclure que toute sa description de cet incident était « inventée ». La Commission n’a tiré en l’espèce aucune conclusion relativement à la principale allégation selon laquelle la maison de M. Carrillo aurait été incendiée par ses adversaires politiques et elle n’a accordé aucune attention à la preuve qui corroborait certains aspects de ce témoignage. En effectuant une analyse fragmentée de la preuve, la Commission n’a pas soupesé le témoignage de M. Carrillo dans son ensemble ou dans son contexte. À cet égard, la décision de la Commission n’est pas conforme aux directives énoncées par la Cour d’appel fédérale dans Djama c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 531 (C.A.F.). 

 

[20]           En résumé, l’analyse et le traitement de la preuve effectués par la Commission comportent tellement de lacunes importantes que sa décision ne peut être maintenue. Ces lacunes satisfont clairement à la norme de la décision manifestement déraisonnable. Par conséquent, la décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin que celui‑ci la réexamine et rende une nouvelle décision sur le fond.

 

[21]           Aucune partie ne m’a demandé de certifier une question et aucune question ne sera certifiée.

 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la décision de la Commission est annulée et que l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin que celui‑ci la réexamine et rende une nouvelle décision sur le fond.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Lynne Davidson-Fournier, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                        IMM-6240-05

 

INTITULÉ :                                                       FELICIANO CARRILLO BOCANGEL

                                                                            ET AL.

                                                                            c.

                                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                               LE 27 JUIN 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                             LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :                                     LE 16 AOÛT 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt                                                    POUR LES DEMANDEURS

 

Linda Chen                                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Patricia Ann Ritter                                                POUR LES DEMANDEURS

Czuma, Ritter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

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